Paul Valéry et sa pensée

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri MASSIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les premières pages de Paul Valéry que j’ai lues, mon premier contact avec sa pensée, ce fut le pathétique fragment sur la Crise de l’Esprit, qui parut au lendemain de la guerre. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles... », phrases où se sont accordées les plaintes d’une génération que hante un catastrophique destin et qui ont retenti, d’un bout à l’autre d’une Europe blessée dans son esprit et dans sa chair, comme un écho de son propre tourment.

Singulière fortune de ces pages qu’une ligne de points vient soudain interrompre quand l’esprit anxieux interroge à son tour, demande, exige, du scrutateur lucide qui lui montre son mal, qu’il l’apaise, le conseille, le conduise quelque part, n’importe où, mais à un point où se forme et se noue la conviction, sa délivrance... Et depuis cinq années qu’elle est là, suspendue sur ce vide qu’aucune barrière ne protège, devant ce lumineux paysage de chaos et de ruine, décrit et peint dans une atmosphère effrayante de pureté et de calme, notre interrogation demeure sans réponse. Comme ce silence me semble révélateur ! Car seul celui qui l’a tracé et que semble surprendre l’extraordinaire destin d’un tel tableau (non moins que le trouble, l’étrange fièvre de ceux qui le regardent), seul Paul Valéry ne songe pas à jeter un pont – fût-il de fortune – sur le gouffre devant quoi il nous a conduits. Il se tient là solitaire, indifférent, sans angoisse, à ce point d’arrêt, de suspension, que sa pensée ne saurait franchir qu’en anticipant, en demandant à autre chose qu’à elle-même une certitude, une espérance, dont il semble qu’elle n’ait pas besoin.

Nul, en effet, n’est moins hanté que Valéry par ces abîmes qu’un Pascal voyait s’entrouvrir à ses côtés. Devant le vide, l’auteur de Charmes n’a point d’effroi ni de vertige ; il ne regarde que l’entre-deux, et il s’y meut avec l’aisance, le détachement d’un pur esprit que ses propres girations intéressent assez pour qu’il n’ait pas souci de rechercher d’où lui vient son mouvement, ni quel peut ou doit être le but final de sa course. Il est en mouvement, dans un incessant mouvement d’explications, de traductions, de symboles, de mythes, et il ne songe qu’à la justesse, au parfait engrenage des causes secondes, dont son génie décèle la naissance, l’union, la rupture, les accords, l’emmêlement, selon les lois des qualités et des nombres, tout l’admirable mélange de déterminisme et de liberté.

Ces grands jeux spirituels ne sont pas d’un dilettante ; rien de plus sérieux, de plus appliqué, de plus méditatif qu’un tel esprit et jusqu’à son indiscernable humour. Les créations de la mathématique ou de la poétique, il y porte un regard d’autant plus grave que le mystère de leurs combinaisons semble le consoler de ne point scruter le mystère inviolable de la Création, de la Cause première, et qu’elles ont une absence de finalité bien propre à l’en distraire. Rien qu’un plaisir et de l’espèce la plus rare. L’étonnant cartésien ! Ni l’x initial du problème, ni l’y terminal de l’équation à résoudre ne l’intéressent par eux-mêmes, mais seulement l’innombrable variété des démonstrations intermédiaires qu’y décèle aussitôt un esprit ingénieux et fertile.

Point de tête plus mathématique et moins métaphysicienne. Mais nul autre ne chérit si amoureusement les multiples formes où se groupent, se combinent, se coordonnent les irréductibles inconnues, et c’est pour les parer, les gonfler de la beauté des signes que sont les mots, – les mots arrachés par l’esprit à la chair et auxquels la prose « la plus parfaite d’aujourd’hui » restitue l’originelle magie de leur sensualité. Leur doux éclat, tout humide de la fraîcheur première, point entre deux « pensées », abstraites comme l’épure, mais, comme elle, ténues. Car l’abstraction, chez Valéry, n’est pas l’étreinte suprême, le plus haut point où, dans son effort à posséder, à saisir la Vérité, l’intelligence s’élève par degrés au-dessus de l’impensable matière : elle n’est encore qu’une figure plus transparente, plus lucide, où il entre peut-être davantage de cette grâce que la Poésie fait miraculeusement jaillir, mais aussi contingente, aussi mortelle, aussi trompeuse que l’humble rose saisonnière. Et c’est ainsi que le plus intellectuel de nos poètes me semble aussi le plus profondément sensuel : sensualité de l’esprit, sensualité quasi mystique dont la tristesse a le son mat de ces instruments d’or qui ne chantent plus d’hosannah !

 

 

Henri MASSIS.

 

Paru en 1926 dans Le Roseau d’or.

  

 

 

 

 

 

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