Si Péguy était là

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri MASSIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Charles Péguy est tombé à Villeroy, le 5 septembre 1914, au point extrême de l’avance allemande, au lieu même où s’opéra le redressement de la France. Sa mort fut à l’image de son destin : il avait réappris la vertu d’espérance aux hommes de sa génération, et l’espérance de la victoire éclaira l’aube de sa dernière journée.

Dix années ont passé, depuis la bataille de la Marne où Péguy s’offrit en holocauste 1. Son souvenir restera éternellement lié à celui de cette victoire qui fut la victoire française par excellence, la seule qui ait un nom – un nom, c’est-à-dire un titre, une inscription historique précise, la seule dont on puisse honorer le visage charnel. Car, plus tard, nous n’avons eu qu’un armistice, une chose qui, pour l’imagination, n’a pas de figure et qui, en fait, ne conclut pas, parce qu’elle ne définit rien et laisse place à la contestation, à la querelle... On l’a bien vu depuis.

Ah ! Péguy, que n’êtes-vous là pour nous dire ce que c’est qu’une victoire, – et tous les sens, toutes les formes, tous les synonymes français, latins, chrétiens, humains, classiques et romantiques aussi, de ce beau mot que vous n’eussiez pas voulu qu’on dérobât à ce pays ? Contre tous ceux qui, à la faveur du désarroi engendré par une mauvaise paix, affirment que la victoire n’en est pas une, contre ceux qui prétendent qu’il n’y a rien de changé dans notre âme, dans notre race, dans le goût de la vie, inlassablement vous l’auriez répété, ce mot – et ils auraient bien fini par comprendre de quoi il s’agissait.

Pendant des pages et des pages, au long de dix Cahiers tout entiers, les séries s’ajoutant aux séries, et sans jamais vous essouffler, vous lui auriez restitué tout son suc, toute sa chair, toute sa réalité. Vous auriez appelé tous nos saints à la rescousse, sainte Geneviève et saint Louis et sainte Jeanne d’Arc, remué toute notre histoire, tout le passé de la France, réveillé tous nos morts, les soldats de nos rois et les volontaires de la République et les vétérans de l’Empereur, cité Corneille, Hugo et vous auriez conclu : « Voilà ce que c’est, mes enfants, qu’une victoire... »

Vous n’eussiez pas laissé s’obscurcir cette claire évidence sous les piperies et les mensonges. Vous eussiez dénoncé toutes les équivoques, tous les faux semblants de la paix, de cette paix traduite, qui n’a pas été rédigée dans le même style que la victoire. Vous nous eussiez montré que la langue dans laquelle a été écrit le plan d’attaque de 1918 n’est pas celle qui a conclu le traité de paix de 1919, et que cela explique bien des choses... Vous nous en auriez dit – que n’eussiez-vous pas dit ? – et nous vous aurions cru.

 

*

 

Nous et nos cadets, ceux qui nous suivent et qui ne peuvent nous comprendre quand nous nous écrions : Ah ! si Péguy était là... Car, ce nom, nous ne le prononçons plus sans aussitôt le faire suivre de cet amer regret. Nulle absence, entre tous les morts de la guerre, ne nous a laissé un pareil vide. Nous le cherchons sans cesse : nous en aurions un tel besoin !... Ceux qui ont connu Péguy, qui ont vécu dans son amitié, que sa ferveur a éveillés, m’entendront. Mais les autres ? comment leur expliquer cela, leur faire sentir ce que pouvait une telle présence, ce qu’elle pourrait encore ?

Des anecdotes n’y suppléent point ; et puis c’est déjà de l’histoire, une histoire que nos successeurs ne connaissent plus – la nôtre. L’histoire, au reste, ne nous livre rien sur les réalités profondes ; elle n’a la certitude d’aucune réalité. Elle retient des événements, des faits, des dates ; mais la substance mystérieuse qui les lie, ces subtiles accointances, échappent à son regard de perspective. De Péguy, que fait-elle ? Un petit paysan orléanais, le fils d’une chaisière de la paroisse Saint-Aignan ; puis un normalien, un socialiste patriote, un dreyfusiste qui ne fut pas dreyfusien, un polémiste qui se convertit au catholicisme, batailla contre la Sorbonne, prit, vers 1905, une part originale au réveil de la conscience française ; un bizarre poète enfin, l’auteur du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, que Barrès admirait, et que l’éclat de son sacrifice a fait entrer dans la gloire. Pour le reste, un écrivain singulier qui touchait quelques centaines de lecteurs, une figure solitaire entourée d’amis fidèles, Romain Rolland, Suarès, Benda, les Tharaud, François Porché, Daniel Halévy, Georges Sorel – compagnie disparate dont les controverses emplissaient le jeudi une étroite et sombre arrière-boutique du Quartier Latin. L’étonnant assemblage ! bien propre à la troubler, à défaire les rubriques où déjà elle nous classe, nous, nos idées, nos actes. Mais le secret de cette amitié qui sut réaliser de telles rencontres, qui attira, retint des personnes si diverses ; mais les mouvements de cette âme passionnée, frémissante, qui vivait devant nous notre propre destin, voilà ce qu’elle ne peut saisir. Et l’intérieur de cet homme, la dureté de son existence d’éditeur harcelé sans cesse par le besoin d’argent, les angoisses du père de famille accablé de soucis de toutes sortes, la pauvreté de sa vie, cette éminente vocation de pauvreté où s’alimenta son génie et qui donne à sa figure quelque chose de saint, comment l’histoire nous le montrerait-elle ?

 

*

 

Interroge-t-elle son œuvre – ces séries de Cahiers aujourd’hui introuvables – son désarroi augmente encore. Elle n’y discerne rien qu’un fastidieux amas verbal. Il lui manque pour l’animer, pour lui restituer la chaleur, la prodigieuse vie qui le sous-tend, d’avoir entendu le son de la voix de cet étonnant petit homme. Car Péguy n’a pas laissé de système, une certaine théorie qu’elle puisse étudier, définir. Il n’était qu’un témoin, un témoin du plus profond passé, une référence unique sur la plus vieille race française, un paysan de chez nous que le hasard avait fait vivre au lieu même où s’élaboraient les idées qu’universitaires, intellectuels, politiciens, jetaient dans le monde – aux heures les plus confuses de notre histoire morale. Placé dans un milieu de déperdition, il se découvrit ce qu’il était resté au fond de lui-même : nationaliste et catholique, homme des plus hautes cultures et des plus énergiques conversations. Ah ! le précieux individu, et que ses réactions, ses fièvres, nous ont donc enseignés ! Après cela, étonnez-vous que lorsque des idées fausses, des erreurs mortelles et sans cesse renaissantes, nous menacent nous regardions instinctivement « du côté de Péguy ». Dans l’incertitude où nous sommes, nous cherchons à imaginer son sursaut, sa colère, le parti immédiat qu’il aurait pris – car il était de ceux dont l’évidente supériorité naturelle nous oblige à les écouter, à les suivre. En ces jours d’incohérence, de stupeur, on voudrait pouvoir réentendre des mots comme ceux-ci, ces mots directs, nécessaires, qui ne savent ni l’argutie ni la feinte : « Une capitulation est essentiellement une opération dans laquelle on se met à expliquer au lieu d’agir. Et les lâches sont des gens qui regorgent d’explications... » Voilà le ton, un ton qui n’appartenait qu’à lui et dont nous subissions l’ascendant singulier, comme avertis qu’il ne se trompait pas, qu’il ne pouvait pas se tromper...

 

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Péguy, c’était l’homme des crises, celui qu’au tournant on interroge, le paysan qui sait son pays, le nom des choses et des gens. Les tempéraments de cette espèce, dont les vibrations semblent accordées aux réalités de la race, à cette morale qui fit l’être de l’ancienne France, quels guides irremplaçables ! Cet honneur, cette fierté, ce bon sens, ce courage, où les trouverons-nous ?

Et nous voilà replongés dans les mêmes embarras, dans les mêmes difficultés, sous la même domination qu’il a dénoncée, impitoyablement flétrie. Nous croyions que c’était fini, que la tâche était faite, bien faite, par un bon ouvrier. Tout est à reprendre, tout est à recommencer. Mais Péguy n’est plus là. Non, mon cher Thibaudet, nos vœux sont chimériques ; nous n’aurons pas, cet automne, un Cahier sur Léon Blum, un Cahier sur Herriot : nul ne les écrira, parce que nul ne connaît ces hommes-là, comme Péguy les connaissait, comme il les avait vus, observés au découvert, dès l’origine, dès l’École normale, dès le début de leur carrière. Il faudra nous contenter, le jour où l’on portera les cendres de Jaurès au Panthéon, de reprendre le cinquième Cahier de la troisième série et de relire le récit de la muette rupture. Vous savez bien : c’était quelques jours avant la fondation de l’Humanité. Péguy avait, une dernière fois, tenté de retenir Jaurès au nom de la fidélité ancienne ; il l’avait adjuré, mais Jaurès déjà ne s’appartenait plus. Frappé d’une grande tristesse, il assistait à sa propre déchéance, non jans un dernier regard, « un dernier voyage aux anciens pays : de la véritable amitié ». Les deux hommes se quittèrent sans prononcer un mot ; ils n’avaient plus rien à se dire. Et le fiacre qui emporta Jaurès, « ce fiacre baladeur » où il monta, lourd, écroulé, nous le voyons encore, au coin d’une rue de Passy ; nous évoquons le silencieux colloque, les événements, qui ont suivi, la capitulation de Jaurès, puis sa complicité dans la démagogie combiste...

 

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Les jeunes gens d’aujourd’hui ne savent plus ce que tout cela veut dire. Nous souhaitions qu’ils n’eussent pas à l’apprendre. Nous avions travaillé pour qu’ils fussent plus heureux. L’important, désormais, c’est qu’il reste encore des témoins parmi nous pour qui la dureté de ces souvenirs signifie quelque chose. Pouvons-nous, en effet, oublier que c’est sur notre génération – celle qui eut ses vingt ans vers 1905, l’année où parut Notre Patrie – que Péguy avait reporté toute son espérance ? C’est pour nous qu’il avait travaillé, pour que nous nous installions dans son travail, pressentant quelle serait la mission de notre jeunesse, et qu’il fallait lui déblayer la route, lui découvrir le dépôt sacré et français. « Il ne faut pas désespérer, écrivait-il en 1913, à son ami Lotte. Notre pays a des ressources inépuisables. La jeunesse qui vient est admirable. » Cette confiance, ce crédit qu’il nous avait ouvert, éternellement nous engage. Nous appartenons à la dernière promotion de ceux qui ont connu Péguy, qui ont reçu son investiture, qui ont été ralliés, « ordonnés » par lui. Cela, c’est une certitude, c’est une réalité, la « certitude d’une réalité ». Elle nous impose de faire front à nouveau contre tous les détracteurs de la patrie, de dénoncer sans relâche ceux qui démoralisent notre peuple comme les auteurs directs des désastres qui peuvent – une fois encore – arriver à ce peuple. Telle est la leçon de Péguy : c’est par là qu’il fut et qu’il reste le conducteur de nos âmes, le directeur de nos pensées.

 

 

Henri MASSIS.

 

Paru en 1926 dans Le Roseau d’or.

 

 

1. Pour le dixième anniversaire de la mort de Péguy.

  

 

 

 

 

 

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