Jérôme Savonarole 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Albert MATTHIEU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si féconde en hommes illustres que soit l’histoire de l’Italie au XVesiècle, il n’en est aucun, je pense, qui puisse disputer à Jérôme Savonarole la palme de l’éloquence et la gloire du législateur. Adversaire ardent de la tyrannie élégante des Médicis, défenseur courageux des droits du peuple, champion intrépide de certaines tendances réformatrices, ce dominicain célèbre fournit une carrière politique dont le souvenir ne s’est pas encore entièrement perdu.

L’histoire du prieur de Saint-Marc soulève des questions, douteuses encore aujourd’hui, et qui resteront peut-être insolubles, à raison de l’influence qu’exercent sur nos esprits certains bouleversements politiques. Ce n’est toutefois pas à tort que les catholiques de notre époque s’attachent à disculper la mémoire de ce religieux de certains griefs qu’ont articulés contre lui les écrivains protestants de l’Allemagne gibeline. Plus les travaux de la critique se multiplient, plus aussi se confirme l’opinion que M. Gustave Gruyer formule en ces termes : Jamais Savonarole ne fut pas un réformateur hérésiarque cherchant à renverser les fondements du catholicisme. Dans toute l’existence de ce moine, il n’est aucun fait qui puisse nous porter à croire qu’il fut le précurseur de Luther, ni l’adhérent déguisé mais adroit des doctrines qu’avait prêchées Jean Huss, un siècle auparavant. Toute la vie, tous les écrits du Frère protestent contre ces calomnies, malheureusement trop accréditées de nos jours. Pour avoir toujours combattu le pouvoir de Laurent-le-Magnifique et de ses successeurs, pour avoir su résister quelque temps aux attaques d’une faction puissante, pour avoir établi à Florence un gouvernement démocratique modéré, ce novateur fut signalé à la haine et à la vengeance de ces princes de la Renaissance, dont la politique se résume en ce principe digne de Machiavel, leur contemporain : confier à quelque spadassin le soin de rétablir par l’assassinat une autorité qui allait s’affaiblissant de jour en jour. D’ailleurs, l’ascendant qu’avait su prendre sur la population de la Toscane le véhément et éloquent prédicateur, était plutôt l’engouement d’un instant que l’effet d’une conviction profonde. Certes ce serait témérité que de juger les résultats de la réforme des mœurs par quelques faits isolés, par quelques-unes de ces manifestations théâtrales, que Florence vit maintes fois se reproduire. Pour frapper l’imagination d’un peuple, aussi léger que les Athéniens de l’antiquité, le Frère pouvait bien ordonner un bruciamento delle vanita 2, il pouvait enjoindre à ses auditeurs de renoncer à des usages immoraux et à des pratiques païennes, mais aussi rapide qu’avait été la réforme, aussi prompte devait être la révolution politique et sociale, qui se préparait à Florence sous l’influence de deux pouvoirs distincts. Toutefois, on ne saurait le méconnaître, en portant un jugement impartial sur cette époque agitée : Savonarole fut entraîné par l’ardeur de son zèle à commettre deux fautes qui provoquèrent sa chute. Au lieu de restreindre son action dans le cercle d’exhortations pieuses et de prédications évangéliques, il aspira à la popularité facile du novateur et pour n’avoir pas su rester prêtre du Seigneur, il devint tribun du peuple et défenseur ardent d’un système politique dont les tendances répugnaient à certaines classes de la société.

Peu à peu, enorgueilli par les triomphes de sa parole, fasciné par l’éclat d’une gloire plus grande encore, il prit sur lui d’apporter un changement dans l’Église, comme il venait d’en consommer un dans l’État. Nourrissant depuis longtemps un projet qu’il n’avait pas conçu, il voulut en appeler de l’autorité du pape à celle du concile et convoquer de son propre chef ces grandes assises de la chrétienté. Pareille tentative n’aurait de nos jours aucune chance de succès. Mais lorsque les mœurs étaient corrompues sans que l’indifférence eût gagné les esprits, chacun se croyait appelé à remplir une mission aussi auguste : rassembler un concile sans le pape ou malgré le pape, ce n’était pas, aux yeux des contemporains de Savonarole, un acte d’audacieuse insubordination. Suivant les décisions du Concile de Constance, le pape était lui-même tenu de réunir un concile tous les dix ans ; s’il négligeait ce devoir, les princes pouvaient convoquer les membres épars de la chrétienté pour que ceux-ci représentassent l’Église universelle. Charles VIII, qui s’était toujours montré favorable à l’idée d’un concile et qui, poussé par Savonarole, par le cardinal de St-Pierre-aux-liens et par d’autres cardinaux, avait été plusieurs fois sur le point de prendre l’initiative, voulut interroger solennellement les docteurs de la Sorbonne, afin de savoir s’il devait aborder une pareille entreprise. Le 7 janvier 1497, ceux-ci se prononcèrent pour la réunion du concile 3.

Au surplus la croisade de ce nouveau Pierre l’Ermite allait se heurter à des obstacles nouveaux. La chaire de Saint-Pierre était occupée dès l’année 1492 par Alexandre VI, prince espagnol, mais qui avait adopté les mœurs et les idées de l’Italie, sa seconde patrie. À sa cour s’étaient réfugiés les princes de Médicis, honteusement chassés de Florence, et se tramaient toutes les conspirations, s’ourdissaient toutes les intrigues qui vinrent saper la nouvelle république de Florence. Pontife et prince temporel, le successeur de Sixte IV mit trop souvent au service de ses intérêts et de ses passions la haute influence dont il disposait en raison de ses éminentes fonctions. Ce fut ainsi que, descendu de la chaire sur la place publique, le prieur de Saint-Marc voulut, dans l’intérêt de tous, accepter une participation dans la gestion des affaires publiques, et lorsqu’il vit le Souverain Pontife soutenir la cause de Pierre de Médicis, oubliant le respect qu’il lui devait, il s’éleva avec force contre certains abus et certains scandales : ce généreux effort devait le perdre, et Jérôme Savonarole, l’orateur le plus puissant et le plus écouté de l’Italie entière, prépara à son insu les éléments du bûcher sur lequel il devait expirer au milieu des malédictions de la plèbe et des vociférations d’une vile soldatesque.

Ce ne fut sans doute pas sans avoir à triompher de longues hésitations que l’éloquent dominicain se décida à se lancer dans l’arène politique. Il voulait rester ce que sa vocation apostolique l’avait fait, il voulait accomplir l’œuvre qu’il avait entreprise et qu’il définissait lui-même en ces termes : « Je cherche à remplir l’office d’un prêtre en vous expliquant les Livres Saints (Ve Sermon sur la première épître de St-Jean). » Améliorer les mœurs, réveiller la foi, tel était le but qu’il se proposait. Ces saints désirs une fois exaucés par le Seigneur, l’ardent dominicain comptait partir avec ses frères les plus courageux pour porter en Orient la religion du Christ. Constantinople à cette époque était le point de mire des esprits politiques. On voulait humilier l’ennemi de l’Europe et reconstituer l’empire latin ; les religieux aspiraient à convertir les infidèles et à remettre Jérusalem aux mains des croyants ; un grand nombre de personnes pensaient avec Savonarole que le temps était proche, où, selon les prophéties, il n’y aurait enfin qu’un seul troupeau et un seul pasteur.

À ces progrès moraux et religieux eût dû se borner l’ambition du sage ; mais vivant sous un régime de compression et de corruption, le Père crut à l’impuissance de toute réforme qui ne confondrait pas une révolution politique avec une rénovation sociale. Depuis le jour où il avait ordonné à Laurent de Médicis de rendre la liberté au peuple de Florence, il rêvait sans doute d’apporter quelque changement dans les institutions de cette cité fameuse. La constitution mi-oligarchique et mi-républicaine de Venise lui semblait un idéal à poursuivre et, dans ses discours au peuple, il parut toujours se souvenir de la fière réponse qu’il adressa aux émissaires du grand-duc : « Dites à votre maître qu’il s’apprête à faire pénitence de ses péchés, car le Seigneur n’épargne personne et il n’a pas peur des princes de la terre. » Cette audace généreuse parut lui servir quelque temps et certes il trouva dans les évènements politiques un auxiliaire d’autant plus précieux qu’il semblait imprévu et inattendu. Le Père Jérôme avait prédit en termes éloquents qu’une longue suite de calamités viendrait fondre sur l’Italie. Dans ses visions prophétiques, il voyait la désolation et la guerre succéder à une prospérité factice et à une paix trompeuse. « Bientôt, disait-il en 1494, tu verras tous les tyrans renversés, tu verras toute l’Italie couverte de honte et d’opprobre, accablée de maux ; le temps est court et chaque jour s’envole rapidement. »

Le 21 septembre, la cathédrale de Florence pouvait à peine contenir la multitude qui, pleine d’une nouvelle et prodigieuse anxiété, attendait depuis plusieurs heures. Enfin l’orateur monte en chaire : le silence était plus grand que de coutume. Après avoir promené ses regards autour de lui, après avoir considéré l’attente inquiète, inusitée, qui se peignait sur tous les visages, il s’écria d’une voix terrible : « Ecce ego adducam aquas super terram ! » On eut dit que la foudre éclatait alors dans le temple, et ces simples paroles commencèrent à frapper d’épouvante l’âme de chacun : Savonarole lui-même n’était pas moins ému que ses auditeurs.

D’où naissait cette profonde agitation ? La cause en était réellement très grave. On venait d’annoncer qu’une horde de soldats étrangers traversait les Alpes et s’avançait avec l’impétuosité d’un torrent à la conquête de l’Italie. La renommée grossissant la vérité multipliait à l’infini le nombre de ces envahisseurs, leur attribuait une taille gigantesque, un caractère féroce, et leur prêtait des armes invincibles. Cette nouvelle n’avait pas été prévue ; aucun de ces princes italiens n’y était préparé ; les armées nationales n’existaient plus, les mercenaires étrangers étaient hostiles, la terreur dominait les esprits ; on croyait voir couler déjà des ruisseaux de sang. Aussi la foule s’empressait-elle autour de Savonarole comme pour implorer du secours. Toutes les paroles du prédicateur s’étaient vérifiées ; les princes, dont il avait prédit la mort, étaient déjà descendus dans la tombe ; l’épée de Dieu s’était abattue sur la terre, les châtiments commençaient à frapper l’Italie. Lui seul avait annoncé ces maux et vu l’avenir, lui seul devait connaître le remède à tant de malheurs. Son nom vola de bouche en bouche à travers la Péninsule, tous les yeux se tournèrent vers lui ; par la force inévitable des choses il se trouvait être un homme politique.

Telle était la haine que le prieur de St-Marc avait vouée à la maison de Médicis, qu’il fut entraîné à saluer l’invasion de Charles VIII comme un évènement heureux, comme une faveur céleste implorée depuis longtemps. « Le Seigneur, dit-il en s’adressant au peuple de Florence, a exaucé tes prières, il a fait venir pacifiquement une grande révolution. Lui seul est venu en aide à cette cité quand tous l’avaient abandonnée. »

Bientôt déçu dans ses espérances, le peuple apprit que ce n’est jamais en vain que l’intervention étrangère prétend résoudre des questions intérieures. Savonarole retrouva son énergie et s’en vint trouver le roi de France : « Ô prince très-chrétien, dit-il, ton séjour cause de grands dommages à la ville et nuit à ton entreprise. Écoute la voix du serviteur de Dieu. Poursuis ta route sans retard. Ne cause pas la ruine de cette cité, et n’excite pas contre toi la colère du Seigneur. » Charles VIII comprit et quitta Florence le 28 novembre, abandonnant la Toscane au désordre et à l’anarchie. Pierre de Médicis comptait encore de nombreux partisans, le parti populaire était fort et puissant. Il fallait éviter de sanglantes représailles et de regrettables bouleversements. Tous les yeux se tournèrent vers l’éloquent prédicateur de San la Reparata pour lui demander une organisation nouvelle, des lois transitoires, de sages ordonnances enfin pour concilier l’ordre et la liberté. Au début de cette carrière nouvelle le Père se trouble, il hésite et éprouve le besoin de puiser dans quelque démonstration philosophique la raison d’une mission qu’il n’a point recherchée et qu’il n’accepte qu’à regret : « Ô mon peuple, dit-il dans son XIIIe sermon sur Job, tu sais que je n’ai jamais voulu m’immiscer dans les affaires de l’État ; crois-tu que je m’en occuperais maintenant, si je ne croyais pas que cette intervention est nécessaire au salut des âmes ? Il faut, si vous désirez un bon gouvernement, que vous le rameniez à Dieu. Je ne voudrais certes pas me mêler des affaires de l’État, s’il n’en était pas ainsi. »

Comme mesures politiques, Jérôme conseillait une amnistie générale et l’institution d’un gouvernement fondé sur de larges bases (governo universale) et comprenant tous les citoyens qui, d’après les anciennes lois de la ville, pouvaient exercer des droits politiques. Le conseil de Venise était, suivant le Père, la meilleure forme de gouvernement et devrait seulement être un peu modifié d’après le caractère du peuple florentin 4.

L’intervention dans les affaires publiques fut une première faute que commit le prieur de Saint Marc. Après avoir prêché la réforme des mœurs, après avoir réussi dans cette mission difficile, il eut dû rentrer dans le silence du cloître, abandonner aux puissants du jour la gestion des intérêts généraux et ne plus faire entendre sa voix que pour bénir la Providence divine. Il ne le fit point, et dans la suite, il dut regretter amèrement de n’avoir pas su résister au courant qui le poussait dans des voies inconnues.

En acceptant les fonctions de législateur de Florence, le célèbre Dominicain allait rompre ouvertement avec Alexandre VI, protecteur et allié de la maison de Médicis. De là une certaine animosité dans ses rapports avec le Souverain Pontife, de là une attitude suspecte à l’égard de certains dignitaires de la cour de Rome, de là enfin une situation difficile pour le religieux qui pouvait être soupçonné de demander la réforme de l’Église plus par intérêt politique que par zèle évangélique. Il serait assez difficile de déterminer avec précision le résultat des menées secrètes de Pierre de Médicis, toujours enclin à représenter Savonarole comme un esprit inquiet, ennemi de toute hiérarchie et rebelle à toute autorité. À Rome d’ailleurs, se trouvait un autre persécuteur non moins passionné, c’était un prédicateur que Jérôme avait jadis confondu dans une dispute théologique, fra Mariano. Nul ne travaillait plus activement que lui à la restauration des Médicis et à la perte de Savonarole. Il ne reculait devant aucune calomnie, il appelait son ancien rival un instrument du diable et lui attribuait les plus odieuses machinations contre le pape même.

Alexandre VI voulut s’éclairer sur les doctrines du Dominicain et le manda à Rome. En raison d’une maladie grave, le père s’excusa de ne pouvoir entreprendre un voyage difficile. Le Pontife admit ses raisons, mais lui interdit momentanément l’accès de la chaire évangélique. Peu de temps après, lorsque Pierre de Médicis eut échoué dans une tentative de restauration, Savonarole fut soupçonné, mais à tort, d’avoir contribué à la perte de quelques conjurés de race illustre. Le 26 février 1497, fut publié un bref plus impérieux que le premier, enjoignant au Frère de cesser sur le champ le cours de ses prédications. Pour être une mesure politique, la décision n’en restait pas moins souveraine : Savonarole se soumit quelque temps, mais usant d’une permission nouvelle, il fit profession de doctrines qui, plus tard, furent déclarées suspectes d’hérésie. En dévoilant sans nécessité les désordres du clergé, il fournit aux ennemis de l’Église le sujet de maintes déclamations contre le dérèglement des mœurs de certains dignitaires ecclésiastiques, Que son intention fût pure, je n’en disconviendrai pas ; mais on ne saurait approuver la conduite d’un prêtre qui déverse le blâme sur toute la hiérarchie, qui se prend d’admiration pour un régime nouveau et prêche la réforme en excitant la rébellion.

À la lecture des sermons sur Amos et Zachée, se révèle le trouble auquel était en proie l’âme de Savonarole et, pour n’en donner qu’un exemple, je citerai un fragment de l’allocution prononcée le dimanche de Quasimodo. Tout le discours justifiait sa résistance à certains ordres venus de Rome : « Qui ne sait, dit-il, que le bref n’a été envoyé que pour seconder les efforts de mes ennemis, pour favoriser ces hommes qui répandent partout la calomnie et le mensonge ? Je dois donc croire que le Souverain Pontife a été trompé par les fausses accusations de mes détracteurs. J’obéis plutôt à l’intention que je dois lui attribuer qu’à la lettre même de son bref, car je ne veux pas supposer qu’il veuille la perte de tout un peuple. »

Dès lors les deux causes se confondent : Alexandre VI et Pierre de Médicis s’unissent pour renverser la puissance de ce religieux qui osait braver les interdits et les excommunications. Savonarole, de son côté, en appelle au prochain concile, exhorte les princes à en provoquer la réunion, défend ses doctrines avec emportement, se laisse entraîner à de violentes attaques contre la cour de Rome. Il multiplie en même temps les preuves de dévouement à l’égard de Florence, repousse les troupes impériales qui assiégeaient Livourne, prodigue les secours pendant la peste qui vint décimer la population en 1497.

Ainsi, pour n’avoir pas su s’arrêter, Savonarole fut en butte aux attaques d’un parti puissant, il osa même discuter les motifs et les raisons de la sentence qui venait de le frapper 5. Cette conduite ne peut trouver d’excuse que dans le dépit qu’éprouvait le Père en voyant le sort réservé à la république de Florence, l’œuvre de sa vie entière. Les ennemis s’élevaient de toutes parts : Louis le More, duc de Milan, était devenu l’allié des Médicis, et entre Florence, Rome et Milan, des intelligences secrètes avaient été nouées ; les espions du parti aristocratique étaient nombreux et adroits. On était arrivé à un de ces moments où l’aspect d’un peuple se modifie comme par enchantement. Les partisans de Savonarole avaient disparu ou s’étaient cachés, il semblait que le Père ne comptait que des ennemis parmi les Florentins ; car elle avait sonné pour Savonarole, cette heure où le cours des choses se modifie profondément, où une influence irrésistible et cachée semble convertir tous les évènements en malheurs et en calamités.

La conduite d’un prédicateur franciscain précipita le dénouement de la crise. Prédicateur du carême à Santa-Croce, le père Francisco de Puglia attaquait sans relâche Savonarole avec une violence et un acharnement extraordinaires. Il l’appelait hérétique, schismatique, faux prophète, et non content de cela il le défiait d’entrer dans le feu pour prouver la vérité de sa doctrine. Fra Dominico, religieux du couvent de St-Marc, releva le gant et accepta de subir l’épreuve pour prouver à tous l’orthodoxie des doctrines de son maître.

Les partis politiques intervinrent sur le champ dans la querelle théologique qui divisait ces deux ordres. Au milieu d’une société policée, dans la ville des Politien et des Fici, en un temps où chacun se piquait d’érudition et de savoir, la cité florentine allait donc voir se renouveler la coutume barbare du jugement de Dieu. Les adversaires du Prieur y trouvaient un moyen sûr de perdre leur ennemi dans l’esprit de tous : Savonarole, faut-il le dire, avait plusieurs fois répété que des signes surnaturels viendraient un jour confirmer ses paroles.

Après une longue discussion, il fut convenu que si fra Dominico brûlait, le frère Jérôme aurait trois heures pour quitter le territoire de Florence. Le 7 avril 1498, s’élevait sur la place de Florence un bûcher gigantesque. Il y avait été ménagé un passage pour les deux champions. L’épreuve allait avoir lieu et les massiers de la Seigneurie vinrent annoncer aux religieux que tout était prêt. Aussitôt les frères de Saint Marc se mirent en marche processionnellement. Fra Dominico s’avançait entre deux prêtres. Vêtu d’une longue chape de velours couleur de feu, portant une croix dans sa main, il précédait les autres moines du couvent. Savonarole le suivait en chape blanche portant le Saint Sacrement. Derrière lui venaient tous les frères au nombre de deux cents environ. Ils chantaient d’une voix sonore le psaume : Exsurgat Dominus et dissipentur inimici ejus.

Des discussions théologiques s’engagèrent au pied du bûcher ; l’épreuve fut ajournée, mais le complot dirigé contre le Père avait réussi. La ville entière semblait devenue hostile à Savonarole et à son couvent. Le menu peuple ne pouvait pardonner au Père de n’être pas entré dans le feu, même sans le franciscain, afin d’imposer silence à des ennemis sans droiture. Ses partisans ne comprenaient pas toutes ses subtiles distinctions sur la bonne ou la mauvaise foi de ses adversaires, sur l’inopportunité du moment, sur l’obligation de ne pas tenter le Seigneur. Ils commençaient à mettre en doute le pouvoir surnaturel du prieur de St-Marc, à prêter l’oreille aux suggestions et aux calomnies de ses ennemis. Ceux-ci déployèrent alors une incroyable activité. Ils étaient sans cesse en pourparlers avec les Seigneurs et avec les chanoines de la cathédrale. En même temps, les partisans du Frère, qui auraient dû dévoiler et déjouer les manœuvres de ces factieux, se trouvaient trop faibles et trop peu nombreux pour soutenir leur cause ; aussi les traitait-on partout d’hypocrites ; ils ne pouvaient plus se montrer sans péril dans les rues de Florence.

Deux jours après, le 7 avril, la lie du peuple assaillit le couvent des Dominicains. Faiblement défendus et vigoureusement attaqués, ces prêtres ne purent guère opposer de résistance à l’invasion des satellites de Pierre de Médicis et de Louis le More. Le prieur lui-même leur ordonna de ne pas repousser la force par la force et vint se constituer prisonnier entre les mains des massiers de la Seigneurie. Le surlendemain de la mort de Charles VIII, son suprême et son plus solide appui, Savonarole entra dans une phase fatale ; les évènements et les hommes semblaient conspirer contre lui ; le malheureux Frère n’avait plus rien à espérer sur cette terre.

On vit alors, dit Cantú, éclater la joie des mauvais prêtres à la pensée que la parole du père ne les censurerait plus, celle des Compagnacci débauchés, qui n’avaient plus à craindre ses reproches, celle de certains patriotes, qui se vantaient d’avoir fait disparaître le perturbateur de la paix publique. Ses adversaires devenus ses juges voulurent examiner la cause et comme ils ne trouvaient pas de motifs pour une condamnation, il y en eut un qui s’écria : « Un moine de plus ou moins, en quoi cela importe-t-il 6 ? »

Une question plus grave se posa bientôt : Quel devait être le juge de cet accusé dont le crime n’était prévu par aucune loi ? Le bras séculier pouvait-il frapper un religieux que l’opinion publique réputait coupable d’hérésie ? Ne fallait-il pas réserver au Souverain Pontife la connaissance de cette cause ? La Pratica résolut d’instruire le procès et ordonna de mettre le Père à la torture. Le bourreau infligea donc à l’accusé le supplice de l’estrapade, et lorsque la violence des tourments eût causé une prostration complète, les juges se présentèrent pour poser au prévenu mille questions captieuses. Les réponses de Savonarole furent toujours calmes et fermes. Interrogé sur la fin qu’il s’était proposée, il indiqua avec netteté la raison de son intervention : « Mon but était d’encourager le gouvernement libre et les lois capables de l’améliorer. »

Toutefois la rage des ennemis du religieux s’épuisait en vains efforts, leur malice ne trouvait aucun moyen de convaincre de révolte celui dont ils avaient juré la perte. Ce fut alors que messire Ceccone, notaire florentin, entendant parler de ces embarras par l’un des examinateurs, s’écria avec un sourire impudent : « Quand il n’existe aucun moyen de condamnation, il faut en créer un », et il ajouta qu’il se faisait fort de mener à bonne fin l’entreprise.

La sentence était demandée par cette maîtresse en tyrannie qui alors comme aujourd’hui s’intitulait l’opinion publique et qui auparavant demandait l’apothéose du Frère. Un ennemi mort ne fait plus la guerre : ce fut l’enseignement de Machiavel et la pratique de Saint-Just.

La condamnation fut prononcée le 22 mai par la Pratica et confirmée sur-le-champ par les commissaires apostoliques. Savonarole fut placé vivant sur le bûcher avec deux de ses frères devant le Palais Vieux, dont la façade porte encore gravé sur la pierre le décret par lequel il avait fait déclarer Jésus-Christ seul roi de Florence.

Le pape avait envoyé aux condamnés l’absolution, et par suite l’assistant lui dit : « Il a plu à Sa Sainteté de vous libérer des peines du purgatoire et de vous accorder l’indulgence plénière de tous vos péchés, l’acceptez-vous ? » Les trois condamnés inclinèrent la tête et dirent oui.

Pendant quelque temps un vent impétueux éloigna les flammes. Reculant d’épouvante, une foule de personnes cria : « Miracle, miracle ! » Cependant le vent cessa bientôt, les flammes entourèrent les trois moines et la multitude s’approcha de nouveau. En ce moment les cordes qui attachaient les bras de Savonarole tombèrent consumées et ses mains s’agitèrent sous l’action du feu, les fidèles crurent remarquer que le frère au milieu des flammes et de la fumée levait sa main droite, pour bénir le peuple qui le brûlait 7.

Ce fut ainsi que, le 25 mai 1498, mourut le frère Jérôme, poursuivi par les insultes de la foule, qui se disputait pour mettre le feu au bûcher, comme jadis pour cueillir les fleurs du rosier sous lequel il prêchait. Il fut outragé même par le bourreau, qui, en le souffletant, provoqua les applaudissements de l’assistance. La Seigneurie informa les princes étrangers que « ces trois moines ont eu une fin digne de leurs détestables séditions ». Mais, presque aussitôt après, Savonarole fut proclamé un saint et un martyr ; les tisons de son bûcher, les parcelles de ses ossements étaient conservées, on les montrait à ceux qui témoignaient du respect à sa mémoire, et à chaque anniversaire de sa mort, la jeunesse, pour expier son supplice, semait des fleurs à la place où il avait été immolé.

Ce trépas honteux fut le résultat déplorable d’une intervention trop active dans les affaires politiques d’une population remuante. En devenant l’adversaire ardent des Médicis, Jérôme Savonarole oublia le caractère auguste de la carrière qu’il avait embrassée. Témoin attristé de certains scandales, il lança les foudres de son éloquence contre un supérieur dont il eut dû respecter les éminentes fonctions. Jamais il ne songea à s’insurger contre un pouvoir dont il reconnaissait la plénitude, tout en s’élevant contre la conduite de son représentant.

L’histoire rapporte que Sainte Catherine de Ricci, religieuse au couvent de Saint Vincent à Prato, gardait comme de précieuses reliques le cercle de fer qui soutint la corde de la potence, ainsi que l’image du Père peinte par fra Bartolomeo. Saint Philippe de Neri, fondateur de l’Oratoire et de l’hospice de la Trinité des pèlerins à Rome, se plaisait à contempler dans son oratoire l’image de Savonarole. Il lisait avec enthousiasme les œuvres du Frère et les recommandait aux fidèles dont il dirigeait la conscience, persuadé qu’aucun livre ne pouvait élever davantage les âmes vers Dieu et leur inspirer une dévotion plus éclairée.

La réputation de Savonarole, dit Cantú, se balance en quelque sorte entre le ciel et la terre, mais sa fin fut déplorée par tout le monde, et ceux-là mêmes qui l’avaient provoquée donnèrent l’exemple de ce retour à la justice. À Santa Maria Novella et à San Marco, il a été peint avec les attributs de la sainteté, et Raphaël l’a placé dans les chambres du Vatican au milieu des docteurs de l’Église.

Si le philosophe Naudet l’appelait l’Arius et le Mahomet moderne, le pieux P. Touron l’appelait un envoyé de Dieu, Saint Philippe de Néri et Sainte Catherine de Ricci le vénéraient comme un bienheureux, et Benoît XIV le disait digne d’être canonisé. En résumé il fut un croyant du Moyen-Âge et non un rationaliste du quinzième siècle. Il représente l’élégie du passé, plutôt que la trompette de l’avenir, mais quant au dessein d’associer la morale avec la politique, ses disciples vivent encore aujourd’hui et ils combattent un bon combat 8.

Savonarole, dit l’historien Balbo, est pour les uns un saint, pour les autres un hérétique précurseur de Luther, pour d’autres encore un héros de liberté ; il ne fut rien de tout cela ; les véritables saints ne profanent pas le temple en y agitant des intérêts humains ; les véritables hérétiques ne meurent pas dans le sein de l’Église, comme, tout persécuté qu’il fût, y mourut Savonarole ; les véritables héros de la liberté sont plus graves et plus sûrs d’eux-mêmes et ne s’égarent pas comme lui dans des désordres déplorables. Savonarole fut simplement un enthousiaste de bonne foi, qui eût pu rendre des services si, se tenant dans son rôle ecclésiastique, il se fut contenté de prêcher contre la corruption qui envahissait l’Italie en démence 9.

Si Savonarole n’est pas un saint, ajouterons-nous avec M. Villari, s’il partagea trop les passions de son époque pour être l’homme de tous les temps, il fut du moins un grand et vaillant champion de la foi catholique. Sa sincérité n’est pas douteuse ; il croyait parler au nom de Dieu, et les idées qu’il cherchait à propager pacifiquement étaient conformes aux traditions de l’Église comme aux enseignements de l’Évangile. L’heureuse influence qu’avait exercée sa mâle éloquence survécut à son martyre. Savonarole mort, ses sermons et ses écrits continuèrent à sanctifier les fidèles. Aujourd’hui encore, aujourd’hui autant que jamais, ils peuvent être utiles à l’humanité, en relevant les caractères affaiblis, en communiquant aux âmes une indomptable énergie, en inspirant la passion du bien, en faisant, dans la plus haute acception de ce mot, des hommes et des chrétiens 10.

 

 

 

 

Albert MATTHIEU.

 

Paru dans la Revue générale en 1874.

 

 

 

 



1 Jérôme Savonarole et son temps d’après de nouveaux documents, par Pasquale Villari, traduit par Gustave Gruyer, 2 volumes in-12, CXX 418 p. – 616 p. Paris, Didot, 1874.

2 Voici les détails que nous fournit M. Villari à ce sujet : Ayant fait réunir tout ce que les Florentins appelaient des vanités ou des anathèmes, c’est-à-dire les dessins et les livres obscènes, les costumes et les masques de carnaval, le Père y fit mettre le feu le dernier jour du carnaval 1497, et ce fut en raison de ce fait que les historiens modernes accusèrent Savonarole de superstition, de barbarie, et lui reprochèrent d’avoir fait disparaître les titres de la gloire de l’Italie. Autant de griefs imaginaires et dénués de fondements sérieux !

3Ouvrage cité, II, p. 309.

4Voici l’appréciation que porte sur le rôle politique de Jérôme Savonarole un contemporain, juge éclairé et perspicace : « Florence, dit Guicchardin, était divisée ; les partisans de l’ancien état se voyaient en grande haine et en grand péril, malgré la protection de Francesco Valori et de Pierro Caponi ; il paraissait impossible de les sauver, et cela au grand détriment de la cité, car il se trouvait parmi eux des gens estimables, prudents et riches, de grande naissance et d’illustre parenté. Les violences qu’on craignait eussent engendré la désunion des gouvernements, les révolutions, les exils et peut-être pour dernière extrémité la restauration de Pierre de Médicis, avec une ruine complète de la cité. Père Jérôme seul empêcha ces redoutables désordres, il fit décréter la paix universelle, qui, en coupant court à toute recherche du passé, détourna la vengeance dont étaient menacés les partisans des Médicis. Véritablement les œuvres de cet homme furent excellentes » On ne saurait que se ranger à l’opinion de Guicchardin.

5  Voir son Épître à tous les chrétiens et à tous les fidèles aimés de Dieu contre l’excommunication subreptice. Juin 1497.

6 CANTÚ. La réforme en Italie. – Les Précurseurs.

7 VILLARI, II, 433.

8 CANTÚ, ouv. cité, p. 463.

9 BALBO, Histoire de l’Italie.

10 VILLARI, Introduction.

 

 

 

 

 

 

 

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