Samsara bouddhiste ou Providence chrétienne

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Augustin MAUNG MAUNG

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Birmanie était en 1886 sous la domination anglaise. (605 000 km2 et 16 millions d’habitants.) Plusieurs révoltes sanglantes pour retrouver la liberté restèrent sans succès. Ce ne fut que dans la tourmente de la deuxième guerre mondiale qu’ils purent obtenir un statut national indépendant.

Maung Maung, aujourd’hui colonel d’état-major, a vécu et combattu comme jeune officier pour la liberté de sa patrie. Au milieu de ces évènements si troubles, la grâce l’a conduit à l’Église catholique, sa patrie spirituelle. Fils d’un professeur d’université et élevé dans le plus strict bouddhisme, il avait choisi l’étude de la médecine. Lors de l’invasion japonaise, puis anglaise, il se rallia aux autorités national-socialistes. Après la libération, en 1948, il se battit contre les communistes révoltés, puis de nouveau contres les Cares. Les Cares sont une tribu baptiste qui avait pris les armes contre l’Union burmésienne d’une façon très peu chrétienne. Maung Maung devint leur prisonnier et ce fut là le grand tournant de sa vie. Il apprit à connaître l’Église catholique par des livres. Après de longues réflexions et de durs combats intérieurs, l’officier bouddhiste âgé de trente ans se trouva, lors de la libération, en 1951, si avancé dans son étude qu’il put tout de suite s’annoncer pour recevoir le baptême.

À la messe de mariage, prenaient part le Président de l’État et cinq ministres ; c’est dire la place importante que Maung Maung tient dans son pays.

 

 

 

 

Je suis né de parents bouddhistes très stricts. Mon père et ma mère faisaient partie de la classe moyenne et avaient quelque teinte de culture occidentale. Dès ma première enfance, j’ai été élevé selon la méthode bouddhiste, et j’ai entendu à satiété les légendes bouddhistes burmésiennes, les mythologies, les croyances culturelles. Mon peuple était alors sous la domination des Blancs et de vagues idées sur la supériorité de l’homme blanc faisaient partie de l’atmosphère que je respirais dans mes jeunes années. Oui, je voyais alors la vie d’une façon bien étrange, lorsque j’y songe, maintenant que mon pays a retrouvé sa liberté. En fait, mon éducation avait été un mélange de fidélité patriotique à notre culture ancienne, aux traditions de nos ancêtres, et d’admiration naïve des mœurs, traditions, travaux des blancs et de leur pensée essentiellement matérialiste.

Alors déjà s’enracinait en moi la conviction que le progrès matériel et l’avance de la civilisation occidentale sont un fait indubitable, mais que notre ancienne culture et théologie sont au fond l’absolue vérité de notre monde. Si notre culture, notre théologie n’avaient pas tant de succès maintenant, ce n’était pas leur faute, mais celle de la décadence de ce monde où les choses matérielles et le mal font de grands progrès et sont si facilement acceptés.

Le bouddhisme enseignait formellement que les siècles après Bouddha verraient la dégradation progressive du monde, puis sa totale destruction : avec les éléments de l’ancien monde surgirait alors un nouvel univers. Le monde serait alors prêt pour recevoir un nouveau Bouddha qui redonnerait à l’humanité le Dhammapada, c’est-à-dire les lois et les principes de la justice sociale et du salut définitif, en somme le retour de l’âge d’or du bouddhisme pour le monde entier. Ce cycle de dégradation, de destruction, de reconstruction et de bonheur doit se répéter sans cesse : tel est l’enseignement du Samsara 1. Le Samsara, c’est la conception orthodoxe bouddhiste de la vie et de l’existence dans l’univers matériel et spirituel, univers qui ne peut pas être détruit, ni absolument changé. Pourtant, grâce au Dharma (Enseignement) ou grâce au « petit canot » (Hînayâna) 2, on peut échapper à ces horribles « cycles éternels », à condition que chaque individu s’efforce, pendant les nombreuses formes d’existence de son cycle, de parfaire son âme pour parvenir enfin à la plus haute forme d’être. Ce serait là une Sphère, une sorte de Limbes, ou d’état de nature où il n’y aurait plus d’existence selon notre manière de penser, plus de changement, plus de Samsara. Douleurs, soucis, joies, plaisirs, qui sont des manifestations essentielles de notre vie d’ici-bas, ne doivent plus exister là-haut. Il ne reste plus qu’un univers statique, sans couleur, sans forme, sans vie, où la pensée, où le logos est aussi vague que chez les Grecs dans son acception primitive. Tous les Bouddhistes fervents désirent atteindre cet état. C’est le Nirvana, le pays de Bouddha et la patrie des saints.

Lorsque je fus en âge d’aller à l’école, mes parents m’inculquèrent les prescriptions religieuses avec plus de sévérité. Tous les jours sacrés des Bouddhistes comprenaient des exercices religieux auxquels je devais prendre part, alors que d’autres enfants de mon âge s’adonnaient à des amusements plus agréables, leurs parents étant moins soucieux des âmes qui leur étaient confiées. Mon père et ma mère me firent remarquer comme il était injuste de profaner ces jours « saints » par des fêtes et réjouissance « païennes », au lieu de conserver les usages religieux si vénérables des vrais croyants.

 

Préjugés            

 

Le bouddhisme devint plus tard une branche obligatoire d’enseignement dans les écoles officielles de mon pays ; seuls les enfants d’une autre croyance en étaient dispensés. Je considérais alors le christianisme comme un article d’importation. C’était un préjugé de plus que j’ajoutais à la masse de ceux que j’avais collectionnés pendant ces années contre l’intrusion des hommes blancs destructeurs de notre ancien royaume. Les discussions avec les grandes personnes, les légendes de notre histoire renforçaient encore ces préjugés. Devenir chrétien, pensais-je alors, équivaut à perdre son âme et à quitter sa caste. Le christianisme était pour moi un mystère et une chose étrangère que je devais détester. On nous enseignait ces vues étroites, on nous présentait le christianisme comme un épouvantail, dans une école moderne où l’enseignement se donnait en anglais et d’une manière occidentale !

 

Novice bouddhiste            

 

À quinze ans, on m’amena dans un couvent bouddhiste où, selon l’usage du pays, je devais être un jeune novice pendant neuf jours. Tous les garçons bouddhistes reçoivent vers le temps de la puberté de sérieux conseils religieux, et entrent, pour sept jours au moins, dans le clergé bouddhiste. C’était une occasion de joie pour les parents, les amis et pour l’aspirant moine lui-même. Le candidat était assuré de pouvoir passer toute sa vie dans cet état, s’il parvenait à surmonter ces jours d’épreuves. Ceux qui en avaient les moyens organisaient alors de grandes fêtes avec des plaisirs folâtres, des représentations, des processions. Les impressions des gens étaient très différentes. Les rares parvenus en profitaient pour renforcer leur position sociale. Les simples gens, saisis par le sérieux de l’évènement, pensaient à l’immense bienfait qui allait enrichir leur âme et s’en réjouissaient ; ils étaient consolé à cause de la riche et éternelle récompense, fruit du saint état et des sentiers du Nirvana où ils allaient entrer.

Pour moi, la cérémonie d’entrée ne fut pas compliquée, car j’appartenais à un groupe plus discret ; et surtout mon père regrettait toujours que sa propre cérémonie d’entrée ait été une affaire plus commerciale que spirituelle. Dans mon nouvel état, je fus instruit par les prêtres des aspects plus profonds, plus sérieux des exigences du Bouddhisme. J’ai essayé loyalement d’accomplir les devoirs religieux et les exercices imposés aux jeunes novices, bien qu’ils aient été réellement durs pour un garçon de mon âge ; mais je n’étais pas à même d’observer intégralement les dix abstentions du « Sabbath » imposées aux novices. Après les neuf jours de noviciat, je quittai le couvent pour retourner dans la vie traditionnelle, libre et heureuse des jeunes garçons.

J’avais dix-sept ans lorsque ma mère mourut. Elle avait été très conséquente dans sa religion. Mon père, par contre, s’adonnait totalement à sa profession, à la littérature, à l’étude des mœurs et des sciences de l’Occident. Il regrettait maintenant d’avoir négligé sa religion. Il partit dans un couvent pour plus d’un mois, voulant approfondir sa religion et la mettre en pratique. Il nous fit étudier la partie la plus difficile, la moins compréhensible du bouddhisme, la métaphysique. J’étais encore dans la deuxième classe de l’école moyenne et ma sœur aînée fréquentait l’université. Nous pouvions comprendre jusqu’à un certain point les théologiens bouddhistes, mais je ne fus pas emballé. La métaphysique, les arguments, les théories du bouddhisme n’étaient pas vraiment scientifiques, ni philosophiques, et surtout ils n’étaient pas édifiés sur une base qui pouvait prétendre obliger un homme scientifique à s’y rallier.

 

Jeune sceptique            

 

J’avais alors assez de formation moderne pour reconnaître que l’enseignement des prêtres bouddhistes avait vraiment trop peu de solidité logique pour justifier leur prétention. Au fond, leur doctrine n’était qu’une contamination de mots propres à la caste sacerdotale avec des concepts qui, tirés d’axiomes métaphysiques grecs et hindous, avaient fini par se fixer en dogmes. Elle consistait, en fait, dans l’exposition et l’explication d’un ensemble d’opinions d’où ils tiraient le Dharma, le dogme et la morale. Des probabilités étaient pour eux des vérités. Voulait-on chercher à approfondir ou à tirer les dernières conséquences de chaque dogme, on trouvait des contradictions et même des dogmes absolument opposés. J’assistais donc à contrecœur à cet enseignement métaphysique et, autant que possible, je me plongeais dans la lecture du livre de John Gunther Inside Europe (À l’intérieur de l’Europe), ou bien dans les romans à la mode et les magazines. Pourtant, j’avoue que j’appris alors beaucoup sur ma religion. Je retournais à l’école pour préparer et réussir honorablement mon examen d’admission à l’université.

Je m’inscrivis à la Faculté des sciences naturelles, car je voulais devenir médecin. Les cours sur les principes généraux de la biologie ont renforcé mon scepticisme à l’égard de la religion et ma tendance à l’athéisme. Quelques arguments scientifiques (au sens large) des théologiens bouddhistes restèrent intacts et me préoccupèrent surtout depuis que je fus plus familier avec les sciences naturelles et que j’eus connu leurs limites. Je lisais alors comme un fou les traités et les romans de H. G. Wells, T. H. Huxley, Julien S. Huxley, J. B. S. Haldane, G. B. Shaw et autres écrivains de tendance sociale et scientifique. Leurs livres m’ouvrirent tout un monde de possibilités de bien-être matériel et social ; mes pensées allaient du renouveau de notre nation au monde idéal d’un royaume millénaire où régneraient la science, les sciences naturelles et le progrès.

Je lus aussi les livres d’autres chrétiens, apologistes du protestantisme. Leurs arguments me parurent toujours un peu pauvres, tels ceux de J. M. Robertson. La lecture du Nouveau Testament et d’autres livres bibliques ne me livra pas, dans l’état où j’étais, le message du Seigneur.

J’attendais mon admission à la Faculté de médecine, j’en profitais pour approfondir certains livres. C’étaient surtout des livres d’histoire comparée des religions d’auteurs anglicans, puis des livres d’exégètes anglais et burmésiens sur le bouddhisme, livres d’adeptes de Ramakrisna sur l’hindouisme, livres de sciences naturelles et de critique sociale. L’impression des livres religieux fut durable. J’aimais surtout les écrits de Swami Vivekananda, plus mystiques que ceux de l’hindouisme ou du bouddhisme, qui n’étaient guère que des essais de philosophie sociale. En tout cas, je commençais à étudier la religion plus à fond. Je me mis aussi avec sérieux et avec constance à pratiquer certains exercices bouddhistes qui, à ce que l’on disait, devaient fortifier l’âme et la préparer à l’illumination. Je n’ai rien obtenu par cette voie, bien que je me sois exercé pendant plus de deux mois.

 

Étudiant en médecine et en politique            

 

À la Faculté de médecine, j’oubliai de nouveau ma religion. Ayant beaucoup de temps libre, je lus divers livres politiques de tendances socialistes et marxistes. Mon intérêt pour la politique me fit élire dans le comité de l’union des étudiants de notre université. Cet organisme ne s’occupait pas de questions d’étude, il voulait plutôt être un foyer de matérialisme et une pépinière de futurs chefs enthousiastes et épris de la liberté de notre pays. C’était une société hardie, révolutionnaire, dynamique au possible, qui avait pour but de promouvoir chez les intellectuels des activités antibritanniques. Le but principal était d’entreprendre une action de fond pour arracher la liberté de notre pays aux griffes de l’impérialisme britannique. Le mouvement se développa bientôt en une puissante organisation de jeunesse et devint le centre de l’unité nationale dans le combat pour l’indépendance. C’est de cette organisation que sont sortis tous les chefs de la Birmanie devenue libre, c’est là qu’ils se sont formés, alors qu’à la tête du mouvement des étudiants ils s’adonnaient tout entiers au mouvement politique de caractère révolutionnaire

 

Dans le creuset de la guerre            

 

1941, la guerre éclate en Birmanie. J’étais nationaliste enragé : je me joignis aux éléments antibritanniques pour la révolte. Le pays fut occupé par les Japonais. J’avais un but tout à fait nationaliste lorsque je fis partie de l’armée burmésienne de défense que les Japonais venaient de constituer et d’exercer. Tous ou presque tous les membres de cette armée, inscrits comme s’ils voulaient aider les Japonais, avaient en fait auparavant conspiré contre eux. Notre seul but était la liberté et nous savions pertinemment que les Japonais n’étaient pas moins impérialistes que les Anglais. Comme militaristes fascistes, ils étaient, si cela est possible, encore pires que les soldats anglais. Nous attisions la révolte dans l’armée et parmi la population. Nous étions si infatigables, nous avons eu tant de succès que nos anciens chefs nous traitèrent de cervelles vides et sans frein.

 

Contact avec les communistes            

 

Le temps de guerre nous mit en contact avec les communistes de notre pays. Ils étaient alors très peu nombreux. Quelques-uns d’entre eux se présentèrent comme les nationalistes d’autrefois avec qui nous nous étions soulevés contre le joug britannique ; dans le secret, ils étaient adhérents du parti communiste. Ils répandirent partout dans le pays leur message de salut et proclamaient que les Anglais en tant que démocrates seraient des maîtres meilleurs et des amis plus agréables que les inhumains Japonais. Il faut ajouter que la Russie était devenue entre-temps l’alliée de l’Angleterre ! Pour nos patriotes, les Anglais étaient aussi ennemis que les Japonais. Nous ne pouvions pas avaler cette propagande basse et complaisante. Nous avons décidé de mener la petite guerre contre les communistes à l’intérieur de notre organisation secrète antijaponaise. Ils nous offrirent des compromis et partagèrent vraisemblablement nos vues. N’ayant pas réussi à entraîner le peuple, ils se montrèrent plus abordables. Pour nous, nous étions prêts à la révolte contre le Japon avec une armée préparée par les Japonais. Nos éléments appartenaient à la classe intellectuelle et à la classe supérieure ; les paysans nous ont admirablement secondés dans la campagne et les villages. Les communistes n’avaient jamais réussi à monter une organisation chez les paysans, ou à leur inculquer leur « évangile ». Quelques partisans communistes devaient distribuer des tracts polycopiés dans les maisons des paysans ; or les feuilles furent volées, lues et détruites avant qu’elles aient pu être répandues.

On comprend pourquoi les communistes se rapprochèrent de nos patriotes. Nos chefs décidèrent de fonder une organisation antijaponaise, s’étendant à toute la nation et comprenant tous les partis politiques, même les Cares baptistes et les communistes. Ce fut l’origine du parti politique dominant aujourd’hui, le AFPFL.

Nous avions souvent alors des explications avec les communistes. Les marxistes ne jouèrent jamais franc-jeu, ils essayèrent tous les trucs et toutes les intrigues pour jeter le discrédit sur nous. C’est par intérêt pour la nation que nous leur sommes restés fidèles, c’est-à-dire ne les avons pas combattus. Ce fut alors aussi que je participai avec quelques amis à des cours sur les théories communistes. Nous étions loyaux et nous voulions savoir ce que contenait leur politique égocentrique. Ils se donnèrent toujours des rôles de prophètes infaillibles, même lorsque nous pouvions leur prouver qu’en certains points ils avaient tort. Que se passa-t-il après avoir étudié plus à fond le marxisme et le léninisme ? Je fus aveuglé par leurs théories. Je savais que tout n’était pas sans défaut chez eux et pourtant, je croyais que le marxisme nous offrait une bien meilleure base philosophique et scientifique que n’importe quelle autre théorie sociale actuelle. Je connaissais pourtant pas mal de ces théories par les penseurs anglais et européens.

Je fus tellement secoué par cette nouvelle « idéologie », – mot par lequel ils désignent leurs dogmes politiques, – que j’étais sur le point de devenir communiste. Après avoir étudié plus à fond leurs affirmations et leur pratique, je jugeai autrement. Je vis que leur conception matérialiste, leurs méthodes chauvinistes, ou simplement l’affirmation suivante, « la fin justifie les moyens », étaient inconciliables avec une œuvre qui se voulait une refonte de la société pour le bien du peuple. Je ne pouvais pas admettre ce manque de loyauté et de profondeur dans le domaine moral. Lorsque je connus leur tactique et leurs manœuvres hypocrites, je compris que leur prétention de travailler au bien du peuple et au progrès de notre état était un mensonge infâme. Nous ne fûmes pas longs à concevoir une telle antipathie et répugnance pour le communisme que la décision suivante s’imposait : si notre pays doit une fois retrouver sa liberté, nous sommes tenus par notre parole d’honneur de le protéger contre ces hommes pris de la folie des grandeurs et qui se nomment communistes, sauveurs des opprimés et des pauvres.

 

Contre les missions chrétiennes            

 

Lorsque les Anglais envahirent à nouveau la Birmanie, nous étions en pleine révolte contre les Japonais. Plus tard, nous nous sommes réconciliés avec les Anglais et pendant deux ans, nous avons vécu sous leur régime despotique, non pas que nous ayons recherché leur sympathie : nous gardions nos distances. C’étaient eux qui maintenant étaient l’objet de notre répulsion. Tous les étrangers nous semblaient suspects, et tout ce qui avait la moindre liaison avec les Anglais nous paraissait traître, faux ou mauvais, ennemi de notre peuple et adversaire de notre liberté. Nous ne pensions pas autrement des chrétiens et nous voyions en eux des traîtres possibles de notre pays, sinon déjà des traîtres réels.

En 1948, nous étions enfin libres. Nous restions méfiants et aigris envers les missions chrétiennes, parce qu’elles travaillaient toujours parmi nous alors que nous avions réussi à secouer le joug étranger dans les affaires politiques. La situation encore peu stable de notre jeune État et les révoltes successives des communistes, des Cares durcirent notre hostilité envers le christianisme. Nous soupçonnions toutes les missions chrétiennes d’être en accord avec les rebelles cares. Nous n’étions pas à même alors de faire la moindre distinction entre protestants et catholiques, et je n’étais pas exempt d’une telle confusion.

Ce fut une époque très défavorable pour ma vie spirituelle. Je ne croyais presque plus à rien, je vivais sans religion, je n’admettais plus que les principes sociaux et éthiques les plus élémentaires. La rude vie militaire m’avait corrompu à tel point que je méprisais le mode de vie de mes parents. Je fis un voyage en Angleterre et les observations de la vie sociale anglaise me donnèrent la conviction que la culture occidentale est immorale, irréligieuse, si ce n’est hypocrite et dégénérée. Je m’accommodais pourtant avec moins de scrupule qu’auparavant de ce mal de la société moderne.

 

Changement de direction            

 

La révolte des Cares en 1949 fut l’évènement qui m’éclaira enfin sur moi-même. La situation n’était pas brillante en Birmanie après la déclaration d’indépendance en 1948 ; c’était le résultat de la double invasion dévastatrice des Anglais et des Japonais. Des éléments de la classe dominante et des collaborationnistes avaient semé la discorde, l’anarchie. Les communistes gagnaient du terrain. Beaucoup de Cares baptistes, soutenus par des étrangers sans conscience, préparaient une révolte avec des armes laissées dans le pays par les forces anglaises.

Les communistes ouvrirent les premiers le combat et, lorsque les troupes gouvernementales les eurent presque soumis, c’est les Cares qui voulurent tenter leur dernière chance.

J’étais un officier enthousiaste des forces gouvernementales. Nous étions en train de défendre Meiktila contre les révoltés Cares et Cachins. Je rejoignais un jour le poste de compagnie, qui défendait un pont contre les hordes sauvages, lorsque je fus attaqué et fait prisonnier. C’était le dimanche 20 février 1949. J’eus vraiment la chance de n’être pas tout simplement abattu. Les révoltés, qui étaient auparavant des hommes craignant Dieu, avaient maintenant perdu tout équilibre humain et se montraient plus barbares que les Japonais sadiques de l’invasion. De fait, les rebelles ont fusillé de sang froid plusieurs de mes camarades et officiers qui s’étaient rendus.

Je fus d’abord conduit en prison à Meiktila avec un camarade. Lorsque les Cares durent battre en retraite, ils nous amenèrent à Toungoo dans la prison centrale.

 

Retraite en prison            

 

Dès le début de ma captivité, je me préoccupais de ma vie spirituelle ; avec ces hommes si versatiles, qui rendaient civilisation et christianisme méprisables, on se voyait tout près de la mort. Nous étions pour la plupart des bouddhistes. Trois seulement se déclaraient chrétiens et l’un deux, Maj Dawson, catholique. Nous, non-chrétiens, nous nous sommes montrés très durs, voire méprisants pour le soi-disant christianisme des Cares. Quelques-uns attaquèrent aussi la foi chrétienne en tant que telle, mais par ignorance. Pour ma part, je décidais dès lors de vivre sérieusement ma religion bouddhiste, non pas seulement pour la récompense, mais aussi pour parvenir à un état réel d’illumination. Le ciel me donna l’occasion de recommencer ce que je n’avais pas réussi autrefois malgré mes efforts, c’est-à-dire les exercices spirituels recommandés par les maîtres hindous et bouddhistes. Le bouddhisme permet en effet à ses membres de choisir ces exercices comme moyen de parvenir à l’illumination. Ils doivent augmenter les forces physiques et psychiques par lesquelles on entre plus avant dans la connaissance de la vérité et on monte peu à peu jusqu’à la totale illumination. L’idée centrale est la conception fausse que les forces physiques et psychiques ont en soi une valeur spirituelle plus haute et qu’elles peuvent être comparées aux forces surnaturelles des saints. D’autre part, cette ascension spirituelle est réservée exclusivement à une classe spéciale de bouddhistes et souvent aux plus mondains. Je n’étais moi-même qu’un croyant tout simple. J’accomplissais donc les exercices, observant tous les « Sabbath » et les commandements bouddhistes, mais sans succès appréciable.

Je réussis à obtenir un livre bouddhiste. J’essayais à nouveau d’en saisir la métaphysique. N’enseignait-elle pas que l’on pouvait, même sans forces supérieures, par la seule connaissance et compréhension de la métaphysique, parvenir au grade de sainteté ? De plus, je priais chaque jour et même plusieurs fois par jour les litanies et le rosaire bouddhistes. Je n’obtins pas d’autre résultat qu’une certaine paix du cœur et un apaisement, effets de ma discipline spirituelle. J’avais du moins l’assurance que si j’allais mourir, je n’irais pas dans cet enfer bouddhiste dont j’avais une angoisse mortelle. Les dogmes bouddhistes donnaient peu de fondement pour la foi et l’espérance. Aussi dans mes prières quotidiennes, j’incluais une demande aux Forces spirituelles supérieures, quelles qu’elles aient pu être, pour qu’elles m’obtiennent la vraie lumière et la véritable foi.

 

Une Bible            

 

Les Cares permettaient à certains hommes de culture religieuse ou sociale de nous rendre visite. Ils nous apportèrent des livres, des revues, surtout de tendance baptiste. Auparavant, des amis nous avaient fait parvenir des livres, dont une Bible, la traduction anglaise de King James. J’avais toujours été un lecteur vorace et un affamé de savoir. J’avais autrefois, au temps de mes études à l’université, essayé en vain de comprendre le Nouveau Testament. Je pris cette fois la décision de lire la Bible en entier. Il y avait des faits qui, à première vue, me déroutaient totalement. Je ne pouvais pas m’imaginer qu’aux temps bibliques, le peuple ait été si rude ; je ne pouvais pas me familiariser avec sa langue rauque, avec les terribles menaces des prophètes, avec les mœurs d’apparences perverses. Je me disais : un Dieu qui ordonnait de telles choses et les exigeait de la part des Israélites, n’était pas le Dieu d’amour et de pitié comme Bouddha, ce devait être un dieu d’une tribu, dieu de la guerre et de la cruauté. Je voyais dans l’Ancien Testament une mythologie généralisée. Certaines parties me paraissait être tout au plus des rudiments de religion qui s’étaient développés au cours des âges. Je me figurais qu’à l’origine elles avaient été des préceptes d’ordre social de tribus nomades qui commençaient à se fixer et à devenir cultivateurs. Je voyais bien que différents oracles des prophètes se réalisèrent à l’Incarnation du Christ, mais je n’ajoutais pas d’importance à ce fait. Ce sont surtout les oracles des prophètes sur la fin du monde qui m’ont touché et effrayé. J’étais alors très sensible et je me demandais ce que pourrait être la fin du monde ou de la civilisation, ou simplement la fin de la prochaine guerre mondiale. Les écrits bouddhistes contiennent aussi des oracles sur les fins dernières de notre siècle, sur les douleurs indescriptibles pour l’humanité entière, sur la destruction totale de l’univers, puis avec la venue du prochain Bouddha, la constitution d’un univers nouveau et plus pur. Ces oracles concordent jusqu’à un certain point avec ceux des prophètes, surtout avec ceux de Daniel, puis avec les prophéties sur la fin du monde chez Matthieu et dans l’Apocalypse de saint Jean. Les passages apparemment semblables et complémentaires de la Bible et de la mythologie bouddhiste m’incitèrent alors à étudier la Bible plus profondément. Jugeant de mon point de vue bouddhiste, la Bible ne pouvait pas avoir complètement tort. Que le Seigneur me pardonne ces appréciations issues de mon ignorance ! J’assimilais les béatitudes elles-mêmes et les commandements de la Bible au « Mingalathoke » bouddhiste et au « Sabbath » des dix commandements. Ces révélations sur le ciel et l’enfer me paraissaient, par leur contenu et leur intention, être plus ou moins semblables.

Voilà l’impression que j’avais du Dieu de l’Ancien Testament. Après les peintures ardentes des temps antérieurs, après les prédictions de vengeance des Prophètes, si terribles et percutantes, après leurs menaces, le contenu religieux et spirituel des Évangiles me parut par trop simple, maigre et dénué de force. Mon impression générale de la Bible fut alors semblable au ravissement poignant d’un enfant qui jette un regard dans le pays magique des contes, mais je passais à côté du message profond. Il me semblait que la Bible n’était qu’une forme de culte rendu à Dieu par une tribu et appartenait donc aux premiers temps de la civilisation, non à notre temps de découvertes scientifiques et d’évolution sociale.

Je ne connaissais pas encore la différence entre catholicisme et protestantisme. La lecture de quelques essais d’exégèse baptistes excita mon intérêt pour les questions controversées. Je repris la Bible pour relire les Évangiles. Je commençais à apercevoir que certaines doctrines du Christ exigeaient, comme base de la foi, de sérieuses considérations. Pourtant je concluais que le christianisme de la foi, sans celui de la raison, ne pouvait pas être comparé avec le bouddhisme, car ce dernier se définissait, selon les paroles de son fondateur, comme une religion de la raison et de la logique.

Les jours passèrent et ma foi au bouddhisme persistait. Mon égoïsme et ma vanité étaient si grands que je voyais dans le christianisme une foi étrangère qui ne me concernait pas et qui n’était pas digne d’un homme possédant une formation scientifique moderne. Mon ignorance était si grande que je ne reçus pas la « Bonne Nouvelle ». Je n’écoutais pas la voix persistante que le Seigneur nous adressait à nous, pauvres pécheurs, qui pensions avoir atteint les limites de la connaissance pour diriger et transformer l’avenir de l’humanité et de la civilisation.

Grande était ma confusion spirituelle ! Je n’étais pourtant pas matérialiste, ni communiste, ni adorateur de la science. En 1945 déjà, j’avais commencé à perdre foi à la science matérialiste et aux théories communistes. Je reconnaissais, il est vrai, que la science matérialiste, pragmatiste avait contribué au bien-être de l’humanité et réellement fait avancer les connaissances de l’homme sur lui-même et la société. J’accordais aussi à contrecœur que les efforts du communisme et de leurs alliés avaient été un plus grand bien et paraissaient une forme meilleure d’organisation sociale que tout ce que j’avais connu jusque-là ; ils avaient obtenu dans le domaine matériel des succès considérables. Mais je ne pouvais en aucun cas être un avec eux dans la sphère de la morale et du spirituel. J’étais absolument convaincu que le manque ou la négation de n’importe quel principe philosophique transcendantal ne laisserait pas d’amener l’humanité à son déclin, à sa déchéance, à sa totale destruction même, malgré les réalisations scientifiques et sociales. Sur cette question, je n’étais d’accord avec aucun des novateurs optimistes à outrance ou avant-gardistes. C’est précisément le souci du moral et du spirituel qui m’a empêché de perdre toute foi en une religion. Je pensais réellement que l’homme n’a pas seulement besoin de bien-être matériel, mais aussi du bonheur spirituel plus fin et plus élevé que seule la religion peut assurer.

Nous étions détenus dans des cellules individuelles. J’en profitais pour étudier plus à fond la Bible. Je commençais enfin à comprendre le message des Évangiles. C’était le temps où mon état d’âme prenait une tournure plus sérieuse, quoique sans espoir. Je m’étais appliqué à tous les exercices spirituels, j’avais observé les commandements bouddhistes, mais mon cœur était en révolte, ne voyant aucun progrès réel. Je passai des heures sombres à me tourmenter avec cette idée : puisque de tels tourments et le calme relatif des dix mois de solitude en prison ne m’avaient pas fait accéder à une spiritualité plus élevée qui me permettrait d’envisager ma vie après la mort avec plus de sérénité, il ne me restait plus aucun espoir. La crainte pour mon avenir était d’autant plus décourageante que, d’après la doctrine bouddhiste, le moindre péché condamne l’homme à souffrir pendant d’innombrables vies sur la roue du destin, c’est-à-dire le Samsara. Le fait d’écraser une fourmi par inadvertance, ou l’attachement tout à fait insignifiant à des choses nécessaires, nourriture, vêtement suffiraient à nous condamner. J’étais sans cesse torturé par de telles pensées. Isolé en cellule il n’y avait pas d’autre possibilité que de se parler à soi-même, la plus grande partie du jour.

 

Dans le rayonnement d’un prêtre            

 

Mon camarade et ami catholique Maj Dawson vécut alors un évènement particulièrement heureux. Jusque-là, il n’avait jamais pu recourir au prêtre pour les besoins de son âme. Après de multiples réclamations, les chefs Cares permirent, mais à contrecœur, à un prêtre catholique de le visiter une fois par semaine. C’était le P. Ziello, curé et administrateur de la Mission Apostolique de Toungoo, poste qu’il occupe encore aujourd’hui. Il nous apportait des livres religieux, sur le dogme catholique, livres d’apologétique et d’intérêt général. Dawson me les faisait parvenir – nous étions dans des cellules séparées – car il savait que je m’intéressais vivement au christianisme et aux questions religieuses.

 

Livres catholiques            

 

Je lus d’abord ces livres pour tuer le temps, puis par curiosité, par faim de science. Si mon souvenir est exact, le premier livre catholique que je lus était une vie de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, connue surtout sous le nom de « Petite Fleur » ; le deuxième était « Le Sauveur » : une harmonie des Évangiles dans la traduction de Mgr Knox. La volonté de sacrifice et la profonde sincérité de la petite sainte française m’impressionnèrent profondément. Les explications simples, mais précises de Mgr Knox me captivèrent encore plus. J’essayais de comprendre en profondeur le mystère de la Rédemption. Je n’étais pas encore convaincu. L’offre du salut du Christ m’apparaissait trop simple, trop belle pour être vraie. Le livre de Knox était, selon moi, trop pauvre en détails biographiques et en preuves historiques. Je pensais qu’il aurait dû donner ce que je ne pouvais trouver moi-même dans la Bible. Les dogmes eux aussi semblaient trop simples pour moi qui avais tellement été emballé par les affirmations abstruses et les théories aberrantes de la métaphysique bouddhiste, de la philosophie grecque et de la dialectique marxiste. Est-ce qu’une foi si simple avait quelque chose à me révéler par rapport aux choses de ce monde qui étaient si embrouillées dans leur origine et tellement diverses dans leurs effets ? Et pourtant l’offre de la rédemption ne me lâchait plus. Le temps et surtout beaucoup de souffrances devraient m’éprouver avant que j’arrive à la foi en la divinité de Notre-Seigneur et que je reconnaisse la vérité de son Évangile.

 

Le scandale numéro un : les chrétiens désunis            

 

À mieux connaître le christianisme, j’appris qu’entre la confession catholique et la confession protestante, il y a une grande différence. Ce fait que je considérais comme une tache et un outrage, je le mettais à la charge du christianisme tout entier. J’étais renforcé dans mon opinion : un tel pullulement de sectes ne pouvait pas être le signe de la vraie religion. Le christianisme divisé en lui-même, me disais-je, n’est pas pour un homme cultivé que la religion de ses ancêtres ne satisfait plus. Et pourtant la religion bouddhiste reposait, d’après leur témoignage, sur les déductions logiques auxquelles était parvenu l’homme le plus intelligent de tous les temps. Je tins sur ce sujet une petite controverse avec mon ami catholique et codétenu : Maj Dawson ; nous faisions parvenir nos billets par les gardiens. C’était une entreprise dangereuse, car Dawson se trouvait dans un bloc tout à l’opposé du mien. Terribles auraient été les conséquences si nous avions été découverts. On ne nous laissait aucun matériel à écrire, craignant une correspondance secrète avec les troupes gouvernementales.

Dawson resta ferme dans sa foi catholique. Il me fit parvenir d’autres livres, les Confessions de saint Augustin, une vie du saint curé d’Ars, de sainte Bernadette, des récits sur saint François d’Assise, Notre-Dame de Lourdes et Fatima. Les théories des grands Docteurs catholiques me firent une profonde impression. Il était impossible que l’effet de ces lectures ne se fît pas sentir. Les miracles de Lourdes et de Fatima appuyés par des témoins compétents me faisaient dire : il doit y avoir là quelque chose de vrai. Je ne pouvais pas simplement mettre de côté les déclarations précises de si grands penseurs, de savants et de saints.

Tandis que je ruminais la question de la crédibilité du christianisme, je me trouvais plus en accord avec la prétention des catholiques à être les possesseurs de la vraie foi, de la vérité, de la perfection, qu’avec les affirmations des protestants. Je dois le dire, je commençais à sentir une aversion bien déterminée pour les protestants, peut-être parce que depuis longtemps je ne lisais plus que de la littérature catholique, mais surtout à cause de leurs déclarations insolentes et de leur attitude hypocrite, dans le passé et dans le présent. Je pensais surtout aux Baptistes et à leurs conseillers spirituels, les missionnaires protestants américains ; ils voyagent dans le luxe, le confort et prêchent l’Évangile de la simplicité, de l’humilité et de la pauvreté. J’avais observé bien souvent la foi vacillante, le manque de sincérité du clergé anglican de Birmanie. Ces clercs étaient parmi les plus favorisés. Ils semblaient n’être là que pour justifier dans leurs sermons le joug qui pesait sur nous. Je vis comment ces missionnaires s’allièrent ouvertement avec les Cares révoltés qui commençaient à avoir du succès et comment ils se réjouirent malicieusement lorsque la situation du gouvernement légitime devint critique. Les Cares ne cessaient de commettre les crimes les plus odieux et les plus révoltants contre la société ; ils ne se contentaient pas d’abattre les gens au moindre soupçon de sympathie pour le gouvernement, ils anéantissaient des villages entiers, hommes, femmes et enfants, pour imposer la crainte au reste de la population ou pour se venger d’une défaite. Ces « nobles » inspirateurs des Cares venaient parfois nous rendre visite en prison, ils pouvaient prendre la mine la plus innocente et verser des larmes sur nos souffrances et sur celles du peuple birman. Si nous avions eu un gouvernement à la hauteur, disaient-ils, la paix et le bien-être régnaient dans le pays ; naturellement, quand notre pays se serait plié à leurs exigences perverses et injustes ! Intérieurement, nous étions furieux contre cette hypocrisie sans vergogne et ce manque de perspicacité politique. On le comprend, notre mépris ne s’est pas arrêté à leurs personnes, mais a passé jusqu’à leur foi chrétienne. Leur foi nous scandalisa, car tout en la prêchant, ils affirmaient que Dieu était toujours de leur côté parce qu’ils étaient chrétiens.

Ces expériences me retardèrent énormément dans mon progrès spirituel. Même si le christianisme avait la vraie foi, je ne pouvais pas m’y rallier à cause d’adhérents si mauvais et hypocrites. Non, je ne me voyais pas baptiste un jour ! Je me repens maintenant d’avoir consenti à une si profonde aversion pour mes ennemis.

Au plus profond de mon cœur s’enracinait, inconsciente encore, la conviction que la foi chrétienne, telle que le catholicisme l’annonce au monde, contenait vraiment les vérités fondamentales. Elle était enseignée sans restriction et proclamée sans compromis, de sorte qu’il n’y avait pas d’échappatoire : on devait la rejeter sans raison valable, ou laisser tomber toutes les restrictions intellectuelles, morales, traditionnelles et s’y engager.

La lutte intérieure devenait chaque jour plus violente. Je lus et relus mes livres pour y découvrir des points faibles. En vain. Je me trouvais devant des raisons impérieuses d’accepter la foi. Je reçus alors le livre – cité plus haut – de l’anglais Francis Thompson « The Hound of Heaven : Le Lévrier du ciel ». Je fus captivé par la profondeur des sentiments, la beauté et le message profond de ce livre. Vraiment je sentais que la grâce de Dieu me poursuivait comme un lévrier, mais je ne me rendais pas encore.

Je ne vis pas que ces préjugés étaient témérité de ma part. Je n’avais pas seulement l’audace de vouloir contrôler les témoignages de la vérité de Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, je voulais encore, comme les Juifs d’autrefois, mettre le Christ au banc des accusés et le juger. Aurais-je eu la foi toute simple – la foi d’un enfant, comme dit le Seigneur – j’aurais évité toutes ces tribulations. Je reconnaissais tous les dogmes du catholicisme, sans y ajouter foi. Je reconnaissais que l’existence de Dieu, que l’acte tout-puissant de la création et que la générosité sans pareille de la Rédemption par le sacrifice suprême du Fils étaient l’unique réponse et l’espérance unique pour nous, pécheurs. Je savais aussi que Dieu seul peut nous indiquer le chemin sûr pour le ciel et que, si nous sommes livrés à nos seules forces, nous n’avons plus aucun espoir. J’étais sûr qu’à chaque action de quelque importance spirituelle, nous commettons de nombreux péchés et imperfections. En quoi pouvait donc consister le salut pour les hommes si ce n’était dans la grâce et la miséricorde de Dieu ? Je reconnaissais que l’enseignement catholique de la présence réelle du Christ dans le sacrement de l’autel, du pardon des péchés dans la confession, du culte de la sainte Vierge et des saints, et que tous les autres dogmes étaient une conséquence nécessaire, une fois que l’on croyait en Jésus le Fils de Dieu incarné pour nous racheter.

J’avais une dernière objection : une religion aussi raisonnable et apparemment juste que le bouddhisme ne pouvait pas être mise de côté, face à la foi toute simple répandue par des pêcheurs et des esclaves. Je trouvais la réponse chez les apologistes catholiques. Je voyais l’Évangile dans une nouvelle lumière, j’en étais saisi. Le passage où le Seigneur exhorte son peuple : puisse-t-il avoir un peu de foi, afin que le royaume de Dieu arrive, a trouvé un écho au fond de mon cœur. Comme il les aimait ! L’appel du Christ : « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses petits sous ses ailes, mais tu n’as pas voulu ! », et cette autre parole du Christ au sujet des pierres qui crieraient de joie, si elles le pouvaient, parce que le Fils de l’homme est venu, ces passages, dis-je, m’ont toujours ému jusqu’aux larmes.

 

Marchandage            

 

Il y avait presque une année que nous étions en prison. Noël approchait. J’écrivis à mon ami catholique et codétenu Maj de prier Notre-Dame de Fatima pour demander notre libération au commencement de la nouvelle année que le Pape avait déclarée année sainte. Si nous allions être libérés, je croirais. J’avais décidé que cette épreuve devait être la dernière confirmation. Je promis moi-même à Notre-Dame de me convertir à la foi catholique, si le miracle de notre libération avait lieu. Quel marchandage avec Dieu !

Au lieu d’exaucer tout de suite notre vœu téméraire, la Providence m’envoya des souffrances encore plus dures. Les Cares perdirent la bataille de Toungoo et nous traînèrent dans la région des collines où ils se replièrent après de graves pertes et où ils se retrouvèrent en sécurité. Notre nouvelle prison se trouvait à Kawthedo, à plus de cent milles à l’est de Toungoo et à plus de quatre mille pieds au-dessus de la mer. C’était le village d’une tribu, petit et primitif. Il y avait peu de véritables maisons, mais en grand nombre de misérables huttes en bambous, adossées à la pente d’une colline. Notre prison n’était autre qu’une hutte en bambous, rude et aménagée de façon à rendre toute fuite impossible. C’était un espace malsain, étroit, misérable, guère préférable aux étables à cochons que les villageois installent sous leurs huttes. De plus, les habitants des collines avaient été trompés et se montraient méchants à notre égard. Ils nous croyaient pires que les bandits les plus endurcis et nous regardaient comme des bêtes sauvages ou comme des tigres ou des lions échappés de leur cage. Notre surveillant général, le commandant du village comme on l’appelait, et tous les gardiens nous traitaient de façon très rude et sadique.

Voulais-je mettre ma situation en rapport avec Dieu et la religion, je devais reconnaître que je n’avais pas à récriminer, puisque j’avais combattu l’autorité de Dieu et que j’avais voulu le mettre à l’épreuve par mes exigences. De plus, aurais-je dû me convertir à cause de l’accomplissement d’un désir vain ? L’accomplissement n’aurait-il pas pu être l’effet du hasard ? Je me mis à réfléchir.

Nous vivions en commun dans la nouvelle prison. Je pus discuter avec Maj Dawson et mes amis bouddhistes en toute liberté sur le christianisme, le catholicisme et le bouddhisme. Je lisais chaque jour « l’Imitation de Jésus-Christ » de Thomas a Kempis, livre que j’avais déjà eu en main autrefois pour peu de temps. Maintenant, je pouvais le lire chaque jour et méditer sa haute doctrine, ce qui était une consolation dans mes épreuves.

 

Les adventistes et la « Vérité »             

 

Je reçus une Scofield-Bible et des revues adventistes. Ils avaient tiré certaines passages de Daniel hors de leur contexte et les avaient tellement falsifiés qu’ils présentaient la religion chrétienne dans un sens totalement « sioniste ». Les explications réduisaient à néant tout ce que le Sauveur avait établi au prix de sa vie et de son sang. Après avoir relu le livre de Daniel et d’autres prophètes, après avoir réfléchi sur les explications adventistes, je conclus qu’ils n’étaient que la forme la plus réactionnaire du protestantisme et qu’ils ne pouvaient pas donner la moindre justification de leur position. Ils se nomment chrétiens et rejettent du christianisme ce que même les protestants ordinaires ne songeraient pas à mettre en doute. Par contre, ils reprennent des usages religieux, des traditions en valeur chez les Juifs avant le Christ. Ils se justifient en faisant appel aux prophètes au lieu de s’appuyer sur le Christ et les Évangiles. Ils nient l’authenticité de l’Écriture et combattent consciemment les catholiques et leurs doctrines. Ils forment une secte d’extrémistes endurcis, non pas sans ressemblance avec les Pharisiens fanatiques du temps de Jésus.

Tout autre était la doctrine religieuse que je trouvais dans les Psaumes et dans l’Imitation de Jésus-Christ. Elle eut sur moi une influence directe et durable et une importance incommensurable pour ma pensée et mon évolution. Enfin mon âme trouvait un peu de paix et de sûreté. Jusque-là, je m’étais tellement battu avec des arguments, des questions controversées, avec des dogmes et des axiomes métaphysiques contradictoires, que je n’étais jamais arrivé à la vérité fondamentale de la nature de Dieu et à la vérité de ses paroles divines. J’avais voulu sonder Dieu, l’analyser et en faire l’objet de mes expériences.

 

Questions historiques            

 

J’avais lu un petit exposé catholique d’histoire en le comparant avec l’histoire telle qu’elle nous avait été enseignée à l’école. J’admis la persécution cruelle et sauvage de l’Église, dès le début, au temps des Romains. J’admis le triomphe de l’Église sur les rois et les empereurs ennemis, au moyen-âge. Par contre, je ressentis un certain malaise à la période de la Réforme. À l’aide d’auteurs jésuites et d’autres, j’étudiais l’histoire des Papes, de Luther, d’Henri VIII et des grands saints catholiques d’avant la Réforme (Bernard, Catherine de Sienne, François, saint Louis.) Je fus persuadé que chez certains catholiques, jusque dans la hiérarchie la plus haute, il y avait eu des fautes et de la mauvaise conduite. Mais ni la foi ni les dogmes n’avaient été souillés ou interprétés dans un sens hérétique, jusqu’au moment où Luther et ses partisans commencèrent à vouloir changer l’ordre divin. Alors avait commencé la deuxième tour de Babel et le recul de la civilisation dans les déserts des sectes. Dieu seul sait quand toutes ces âmes égarées retrouveront la vraie foi et la maison paternelle. Mon estime pour le protestantisme baissait rapidement tandis que la lecture de la vie des saints ravivait ma foi dans la religion catholique.

À part Dawson, il y avait deux autres chrétiens parmi les captifs, un baptiste et un anglican. Je déclarais à mon ami anglican que si j’étais chrétien, je passerais directement au catholicisme. J’étais absolument convaincu : être chrétien cent pour cent, c’est être catholique. J’appris à connaître le chapelet et les prières de la messe. Ces dernières sont de si belles expressions d’adoration et d’amour de Dieu que je ne pus pas y résister. J’adorais le Dieu des chrétiens.

Un grand malheur nous atteignit encore : un prisonnier commerçant, qui avait été transporté de Toungoo et qui était captif avec nous, avait essayé de s’évader, alors qu’on l’avait fait sortir pour le bain. Les gens du village le saisirent et l’assommèrent. Non content de ce crime, ils s’en prirent à nous autres et avec quelle méchanceté ! Ils décidèrent de nous laisser périr de faim. Ayant renoncé à cette atrocité, ils ne nous donnèrent plus qu’un maigre repas par jour. Un ordre de la hiérarchie supérieure du commandement des rebelles rétablit deux repas par jour, assez maigres aussi. C’était du riz à moitié cuit, moisi et rongé par la vermine, avec du poivre, du sel et quelques feuilles comestibles ou quelques bananes. Pour obtenir quelque supplément de nourriture, nous vendions des pièces de nos vêtements, des couvertures ; après dix mois, nous n’avions plus rien à vendre ! Je suppliais Dieu d’avoir pitié de nous et de nous aider. Je rêvais que j’étais libre et devenu chrétien. Oui, mon âme appartenait déjà au Seigneur.

 

Libération            

 

Mai 1951. – Après ces alternatives de souffrances et d’allégements, je pensais que le temps de notre libération devait arriver. J’avais trouvé la foi au Christ, j’avais prié longtemps afin d’être libéré pour recevoir le baptême et servir Dieu ; je décidai alors de faire une neuvaine à Notre-Dame pour notre prochaine libération. Je me tournais vers Dieu par l’intermédiaire de Marie et je priais plusieurs chapelets par jour. Le quatrième ou cinquième jour de la neuvaine, deux messagers de nos troupes de Toungoo apparurent déguisés en colporteurs. Nous fîmes alors des plans pour notre évasion. Ils revinrent avec plusieurs aides. Vers la fin du mois, nous avons tenté notre chance et nous avons réussi à nous échapper. Mais la suite fut malheureuse, trois d’entre nous furent tués sur place et plusieurs autres moururent des suites de la cruauté des Cares. Les habitants des villages tuèrent nos amis et leurs libérateurs. Parmi eux se trouvait aussi mon seul ami catholique, Maj Dawson. Je le recommandais à la miséricorde divine et je prie encore chaque jour pour que Dieu le prenne dans son ciel. C’est à lui et non pas à un autre que je dois directement, après Dieu, ma conversion.

Je fus repris par les Cares. Et voilà qu’ils m’ont bien traité au lieu de m’abattre sur place avec mes compagnons d’évasion. Ils réparèrent quelque peu leur injustice. Ils nous amenèrent à l’hôpital, où l’on soigna nos blessures et donna une bonne nourriture. J’avais prié intensément le Sacré-Cœur et le Cœur Immaculé de Marie. C’est ce qui a soutenu mon moral dans ma nouvelle captivité. Je savais que par là s’accomplissait la volonté de Dieu. On nous ramena de l’hôpital à la prison. Je redoublais mes prières pour que le Seigneur nous vienne en aide, même par un miracle, à cause de son Cœur sacré, dont je portais toujours l’effigie sur mon cœur.

Le sixième jour de la neuvaine, un des mes amis vint en toute hâte au village, avec cette nouvelle étonnante : « Les troupes du gouvernement viennent vous délivrer, préparez-vous. » Il fit porter nos affaires par des gardes et nous conduisit sur une place près de l’hôpital, où nous devions attendre l’arrivée des troupes. Avant la tombée de la nuit, la colonne de libération arriva. Bien que les soldats aient été fiers de leur victoire, ils n’infligèrent aucune punition aux habitants du village. Après une marche de trois jours dans la jungle, et après quelques combats avec les Cares embusqués, nous sommes arrivés sains et saufs à Toungoo. C’était exactement le dernier jour de la neuvaine et aussi l’heureuse fin de ce temps de ma vie si épineux, si plein de souffrances, presque sans espérance. Temps enfin de souvenirs affreux rougis par le sang de mes meilleurs amis fidèles et désintéressés comme Dawson.

Nous pouvions à peine croire à la réalité de notre libération tant elle avait été soudaine. Quand l’heure de Dieu a sonné, le succès est assuré, définitif.

Arrivé à Toungoo, j’allais trouver le P. Ziello, curé de la paroisse catholique. C’est lui qui autrefois nous avait secourus en prison et apporté l’Évangile. Je lui racontai toute mon histoire et je lui fis part de mon désir du baptême. Il me donna encore quelques livres, me fit connaître un directeur spirituel et me trouva un parrain. Après un mois d’enseignement, je fus baptisé dans l’église de saint Augustin à Rangoon et reçu dans la sainte Église ; c’était au mois d’octobre 1951.

Gloire à Dieu pour sa miséricorde !

 

 

 

Augustin MAUNG MAUNG, dans Les pourchassés de la grâce,

témoignages de convertis de nos jours,

rassemblés et présentés par Bruno Schafer,

Apostolat de la presse, 1962.

 

 

 

 

 

 



1 Samsara : « Cycle », expression hindoue employée aussi pour désigner la migration des âmes.

2 Canot qui sur le fleuve des renaissances et des douleurs conduit au Nirvana.

 

 

 

 

 

 

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