Le défi à la mort
par
François MAURIAC
Si le Seigneur n’était sorti vivant du tombeau, si Marie ne l’avait reconnu dans le jardin, s’il ne s’était manifesté à Céphas, s’il n’avait marché au crépuscule sur une route avec deux disciples jusqu’à cette auberge où il entendit la parole la plus douce que l’Humanité lui ait jamais adressée : « Reste avec nous, car le jour baisse... », si Thomas n’avait mis les doigts dans les plaies qui ne saignaient plus, si le Christ, enfin, ne s’était manifesté à plus de cinq cents frères dont la plupart vivaient encore lorsque Paul écrivit sa première lettre aux Corinthiens, et si Paul lui-même n’avait pas été ébloui et terrassé, au tournant d’un chemin, moins par une lumière aveuglante que par l’intolérable douceur de ce Nom : « Je suis Jésus que tu persécutes... », si toute cette histoire n’était pas l’Histoire, nous ne serions pas, ce matin, une foule innombrable autour de ce tombeau vide où repose notre espérance.
Et c’est justement parce qu’il n’existe pas à nos yeux de fait plus certain, plus attesté que la Résurrection, qu’il nous répugne d’y chercher un symbole, comme font les hommes de peu de foi, aux yeux desquels les choses ne se sont jamais passées telles que les rapportent les témoins.
Et pourtant aucun trait de cette vie du Christ qui ne se reflète dans la nôtre, aussi misérable qu’elle soit. De chacun de ses enfants, l’Église catholique exige qu’il ressuscite lui aussi, en ce saint jour radieux. Il nous est défendu d’être des morts, parce qu’il nous appartient de redevenir des vivants.
Je crois qu’on a changé la forme naïve du précepte que nous ânonnions autrefois sur les bancs du catéchisme : « Ton Créateur tu recevras au moins à Pâques humblement... » Mais le commandement reste immuable : Tu recevras ton Créateur en dépit de tes crimes, si du moins tu consens à déposer ce fardeau immonde. Au lieu de s’achopper à l’évidence terrible de l’enfer, pourquoi tant de créatures ne contemplent-elles pas cette autre évidence ineffable : tant qu’elles sont dans la vie, tout pouvoir leur est donné sur la miséricorde ; le moindre mouvement du cœur les arrache à l’espèce de mort que leur est propre, les ressuscite de l’abîme qui leur est familier.
Cette merveille que chacun de nous n’est séparé de la paix et de la joie que par un soupir, nous ne pouvons nous en rassasier. Rimbaud qui avait cru s’enfoncer si avant dans le mal parle de cette vérité « qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant »... Elle fait mieux qu’entourer le pécheur : elle le presse, le harcèle avec une fureur monotone d’océan. Chacun peut lire sur ce sujet des pages sublimes, entre beaucoup d’autres, dans un livre que vient de nous apporter la Sainte Semaine et qui, pour une fois, mériterait la seule épithète que nos enfants semblent connaître aujourd’hui, l’adjectif par lequel ils remplacent tous les autres ; un livre à la lettre « formidable » : je veux parler du roman de Bernanos, Journal d’un curé de campagne.
Quel signe de résurrection qu’un tel ouvrage, pour le peuple d’où il est sorti ! Dans cette France, que de jeunes catholiques belges traitaient récemment d’aventurière et de prostituée, non sans quelque pesanteur ni quelque légèreté (cet alliage dont là-bas ils ont le secret...) le vieil arbre de Péguy, de Jammes, de Bloy, de Claudel n’a pas fini de donner ses fruits ; et le moins nourri de suc n’est sans doute pas le dernier cueilli. De quelle autre Chrétienté dans le monde, en cette aube de la Résurrection, pourrions-nous recevoir un message qui vaille ce Journal ?
Et sans doute ce n’est qu’un livre ; un livre de plus, la belle affaire ! Mais s’il est vrai que ce qui paraît d’habitude ne pèse guère, il est vrai aussi qu’un seul livre comme celui-là suffit, ou plutôt devrait suffire, à rendre circonspects ceux qui prophétisent notre mort : car c’est une prise de sang que ce Journal, du plus riche sang dont un pays se puisse enorgueillir. Je compte revenir ailleurs sur l’œuvre de Bernanos, non pour la juger, mais pour faire l’inventaire des richesses qu’elle nous apporte. Il nous faut retrouver des raisons de croire en nous. Écrivain, je cherche un signe annonciateur du côté des lettres dans le coin de notre ciel qui m’est familier. Que chaque Français, aujourd’hui, cherche de son côté : nous avons besoin d’espérance ; le jour de Pâques, nous devons faire notre provision d’espérance – non certes, pour toute l’année : les fêtes de la liturgie jalonnent la piste comme des points d’eau, comme des sources vives ; et notre caravane n’a pas à peiner longtemps pour atteindre le jeudi radieux de l’Ascension, ni pour se reposer dans l’herbe en fleurs de la Pentecôte, à l’ombre des ailes frémissantes de la Colombe.
Mais aujourd’hui, la mort a été vaincue : pour chaque homme, pour chaque famille, pour chaque nation, c’est le jour du défi à la mort.
François MAURIAC.
Recueilli dans Suites françaises,
Brentano’s, 1945.