Entre Bainville et Baudelaire
par
Charles MAURRAS
On me dit que la fleur de la jeunesse cultivée d’une belle ville française se divise en deux camps : camp Bainville, camp Baudelaire. Les journaux périgourdins ont fait écho à ces débats de l’intelligence, du patriotisme et du goût. Personne ne croira à quelque schisme des esprits. Il doit être question d’une simple variété de tendances, et cela n’est point si mauvais
Il ne faut pas souhaiter aux jeunes esprits de sortir de leur école ou de leur collège tout faits, ou comme disaient nos pères, tout cuits et découpés sur quelque beau « patron » magistral. Ce sont les atomes des corps sans âme qui peuvent se répéter ainsi les uns les autres. Il serait bien absurde de cultiver des oppositions mais il serait plus que stupide de souhaiter à la jeunesse une morne conformité. Que les natures se révèlent ! Que leur vie soit libre, pour être forte, et sans concordances artificielles, – réserve faite du petit nombre des principes très généraux qui ne peuvent pas varier.
L’ingénieuse et spirituelle dispute est donc la bienvenue. Si elle n’est pas éteinte, qu’elle dure ! Ou qu’elle se ranime ! Qu’il soit cherché et qu’il soit trouvé pour l’alimenter des raisons belles et nombreuses et surtout neuves, sur les aversions et les préférences, sur les goûts et sur les dégoûts.
Après quoi, quelque vétéran chevronné pourra s’approcher des combattants pour leur dire :
– Tout beau, Messieurs, les deux grands noms que vous brandissez comme des drapeaux ennemis, sont-ils tellement différents ? Ces deux maîtres ont-ils même été des étrangers l’un pour l’autre ? Nés en des temps divers, ils n’ont pas pu se fréquenter que diriez-vous pourtant s’il existait entre eux un rapport de filiation ?
Les interlocuteurs pourraient répondre :
– Mais Bainville, c’est la Politique, l’Économie, la Finance ; Baudelaire, l’Esthétique, la Morale, la Poésie. Et leur art, leur action se développaient sur des rives distantes, seulement réunies çà et là par de petites levées de la terre commune. Nous savons que Bainville a fait de beaux vers, dont le mystère est plein de sens, ils sont en très petit nombre. Mais Baudelaire n’a guère politiqué. Quelle part aurait-il pu avoir à la formation de Bainville ?
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Or, c’est là ce qui trompe, Baudelaire est pour quelque chose dans la genèse des idées politiques de Jacques Bainville.
Sur le seuil du XXe siècle, des hommes qui allaient de la vingtième à la trentième année étaient devenus très attentifs aux écrivains que l’on qualifiait maîtres de la contre-révolution, et dont l’auteur du Pape était le type et le chef. Or, Baudelaire avait, en son temps, beaucoup lu et admiré Joseph de Maistre. Tout l’y menait, l’y inclinait : surtout son humeur de poète et d’artiste, hostile à ce profane vulgaire qu’il dénommait le « petit public ».
Dans la faible mesure de l’attention donnée à la vie civique, son parti était pris contre tout ce qui ressemblait à la voix du peuple et au suffrage universel. Chrétien bizarre, tourmenté, dissident, il n’en professait pas moins les dogmes les plus opposés à ceux du Vicaire savoyard, tels que la bonté naturelle de l’homme ou l’utilité publique d’une volonté générale. Esprit très ouvert, homme de haute intelligence, il savait aimer un chansonnier révolutionnaire comme Pierre Dupont, un prophète de la démocratie comme Hugo, sans se complaire à leurs triviales chimères.
Baudelaire tient de plus près encore à la famille d’esprits où s’est placé Jacques Bainville. Baudelaire a contribué personnellement à la renaissance des vérités de principe que notre ami devait adopter. C’est de Baudelaire que nous tenons la plus importante des traductions d’Edgar Poe, c’est grâce à Baudelaire que furent lus en français, – Bainville n’apprit l’anglais que beaucoup plus tard, – les aphorismes politiques du maître américain, tels qu’on les voit dans la fable des Chiens de prairie, dirigée contre le régime électif, et dans l’admirable Colloque entre Monos et Una, critique de l’égalité.
Une phrase lapidaire de ce Colloque est inscrite sur la pierre angulaire et fondamentale des premiers travaux de Bainville et de ses amis1. Elle est ainsi conçue : « En dépit de la voix haute et salutaire des lois de gradation qui pénètrent si vivement toutes choses sur la terre et dans le ciel, des efforts insensés furent faits pour établir une démocratie universelle. » Hautes paroles, pures, claires, riches de foi tranquille et d’espoir certain, auxquelles Baudelaire avait imprimé le sceau magique de sa langue. Bainville et ses compagnons aimaient à les redire et à les écrire. Ils se les récitaient comme une formule d’incantation.
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Les idées de Poe ne se bornent donc pas à frapper d’une censure à l’eau de rose ce que l’on appelle « démagogie », l’excès ou l’abus de la démocratie ! Poe vise la démocratie elle-même. L’aristocrate virginien proclame la contradiction radicale et complète entre toute démocratie et les archétypes supérieurs auxquels le monde doit sa vie, sa durée, son progrès, sa beauté. La loi du Bon et du Meilleur tient à ces gradations, à ces hiérarchies de la vie publique et privée. On présente parfois l’inégalité comme un mal inhérent à la vie. Pas du tout. C’est la condition de tout bien. Les parents peuvent nourrir l’enfant parce qu’ils sont plus grands et plus forts que lui. Le maître peut enseigner parce qu’il en sait plus long que l’élève. Le guide peut conduire, le chef commander, le riche entreprendre et payer, pour les mêmes raisons. L’égalité n’est mère que de luttes, d’incertitudes ou de stérilité.
Cette idée de hiérarchie, salutaire et nourricière, a été reprise, longtemps plus tard, par les Italiens du fascisme, – Gerarchia, – selon les purs échos de Baudelaire et de Poe, déjà sensible dans la belle préface de La Vierge aux rochers de Gabriel d’Annunzio2.
Dante ou Platon auraient certes suffi à leur enseigner cette vérité toute vive : elle est née, elle a été professée sur tout le pourtour de la mer helléno-latine, c’est la doctrine naturelle du monde classique, mais nos peuples l’avaient un peu désapprise à la fin du Stupide XIXe siècle, comme disait hier Daudet. Il a fallu qu’elle leur revînt d’Amérique, dans la belle prose de son traducteur parisien, et telle que Poe l’avait recueillie, déjà presque telle quelle, dans le Troïlus et Cressida de Shakespeare, telle que Shakespeare l’avait tirée de ce beau chant de l’Iliade où Homère montre son cher Ulysse argumentant à coups de bâton sur l’échine d’un anarcho-démocrate, le nommé Thersite, ennemi des peuples et des rois.
Baudelaire et Poe ayant donc rétabli cette chaîne sacrée, Bainville s’est inséré dans leur dynastie ; le jeune homme de 1900 a trouvé dans l’œuvre de son aîné de 1860 ce qu’avoue, ce qu’ordonne, dans ses grandes lignes, l’expérience du genre humain. Peu de rencontres ont le sens et la vertu de celles qui se font ainsi sur les sommets : tout le domaine inférieur en est affecté, les menues différences ne comptant presque plus en comparaison des beaux traits d’une parenté générale.
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Ici, quelque objecteur ingénieux, comme il doit y en avoir dans la jeunesse cultivée du Périgord, peut très bien nous répondre :
– Soit ! les esprits de Baudelaire et de Bainville ont bien été engendrés dans la même pourpre, et le premier avait contribué à perfectionner le second. Mais leurs goûts se trouvaient-ils établis dans le même accord ? Bainville a-t-il participé au goût baudelairien ?
On n’a guère connu d’intelligence variée, souple, étendue comme celle de Jacques Bainville.
Un de ses amis nous disait :
– Donnez-lui un journal, il l’écrira en entier, il en fera tout seul tous les articles, chaque matin, de bout en bout : la Politique intérieure, la Politique extérieure, les Chambres, la Bourse, le Marché, la Mode, le Théâtre, les Mots Croisés, sans oublier la Chronique locale et les Nouvelles à la main...
Et ce journal au complet ne l’eût certes pas empêché d’écrire des livres aussi divers que l’Histoire de deux peuples, le Napoléon, le Bismarck et la France, l’Histoire de France, et ces admirables contes moraux, dont Jaco et Lori est le plus important, mais qui gonflent de leur sève chaude et limpide deux ou trois petits livres, tels que Filiations, et qui portent fort loin. Les vers d’Apax nous ont proposé des arcanes dignes de Gérard de Nerval et de Stéphane Mallarmé. Et l’éloge rimé de la poutargue de Martigues faisait venir l’eau à la bouche à Léon Daudet :
Pierre Varillon, je me targue
D’être assez gourmand de poutargue...
Gloire à qui sur ma table met
Ce mets digne de Mahomet,
Essence marine et féconde.
Sa pulpe de Vénus est blonde ;
Deux œufs, rien que deux, eut Léda
La poutargue, mille, oui da !
Les héros doivent leur naissance
À cet élixir de laitance.
Sorti des flots mélodieux
Il rend l’homme semblable aux Dieux...
Et la poutargue éveille un paysage de songe, les oliviers lunaires les lagunes en damiers.
Ô temps ! Ô jours ! Ô pures nuits !
Vous revoir chasse mes ennuis.
Il n’est sur la terre importune
Qu’une douce et rare fortune.
Si mon vers était immortel
Je graverais sur un autel :
À la déesse qui mesure
Ce qui s’écoule et ce qui dure ;
À la stable fidélité
De l’homme, unique éternité !
Étant comme Voltaire, attentif à tout ce qui se faisait ou se pensait de son temps, Bainville n’en oubliait rien, il savait apposer partout la vive signature de son esprit, avec une égalité de force et de lumière à laquelle le démon de Voltaire, dans une vie, hélas ! plus longue, n’a sans doute jamais atteint.
Quel était donc sur Baudelaire, l’avis de ce puissant esprit ? Il serait difficile de le définir en deux mots. Mais on peut le décrire.
Jacques Bainville n’était pas né comme Villon « à Paris, près de Pontoise », mais, tout près de Paris, dans cette ville de Vincennes, qui a eu, de son vivant, une avenue Jacques Bainville. Quiconque voudra le comprendre aura soin de placer son berceau dans cette ville de saint Louis, celui de ses parents ou grands-parents étant au Valois et au Parisis, centre et cœur de la terre et de la langue de France : c’est un Français de langue d’oïl, et qui portait le goût des plus subtiles beautés de l’Île royale et de l’art tout racinien, si loin, si haut et si profond que l’art d’écrire chez Anatole France lui paraissait un peu trop appuyé – et comme trop oriental – dans l’expression du plaisir, ou de l’ironie, ou de l’éloquence : il y préférait le dépouillé, la vitesse, l’élégante et sèche maigreur de Jules Lemaître.
Rappelons-nous ce que pour l’amour du babil des deux dames françaises Bainville faisait dire à ses perroquets sur le Marché aux oiseaux brésilien :
« ... Nous eûmes la surprise d’entendre des sons qui n’avaient jamais frappé nos oreilles. Au cours de notre voyage, nous avions rencontré des hommes de divers pays. Ils parlaient des idiomes différents par le vocabulaire, semblables par une sorte de chant dû à l’accentuation de certaines syllabes, semblables aussi par des aspirations qui appelaient des efforts de gorge et des grimaces de la bouche. LES PAROLES COULAIENT DES LÈVRES DE CES FEMMES SANS ALTÉRER LEURS TRAITS. Leur phrase était VIVE, HARMONIEUSE ET NETTE. La musique en était comme intérieure et spirituelle et ne tenait pas à la gamme montante et descendante, mais à une intonation donnée PAR LE SENS DES MOTS. Bref, ce langage aussi différent des autres que peut l’être des grognements d’animaux la voix des oiseaux parleurs. Nous ne tardâmes pas à savoir que c’était celui des Français et nous eûmes aussitôt le désir de nous exprimer comme eux. »
Voilà qui dit assez jusqu’à quel point Jacques Bainville a senti la douceur du langage aux douceurs souveraines, qu’était le verbe de sa patrie, ce qu’il a de vif, d’harmonieux, de net. Or, par un paradoxe qui atteste une très large liberté d’esprit, un attrait non moins vif l’inclina au chant mistralien. Bien avant l’autre guerre, il avait appris la langue d’oc, pour lire dans le texte le poète divin. Quand il apporta à la future Mme Bainville sa bague de fiançailles, il lui fit le présent du Poème du Rhône... Si la jeunesse intellectuelle de Périgueux l’avait consulté, Jacques Bainville n’eût pas manqué de l’orienter vers l’Attique de Maillane, de préférence à un Parisien dévoyé comme Baudelaire.
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Car Baudelaire est un poète très composite.
Il restera toujours beaucoup à dire sur ses Fleurs du Mal, tant elles imposent de réserves, et ces réserves de nuances ! Les plus grands et les plus petits, les meilleurs et les pires l’ont béni et maudit.
Jules Lemaître l’avait en horreur. Paul Bourget assurait qu’il serait sauvé par sa langue. Un sénateur républicain qui eut sa réputation d’homme d’esprit, nommé Alcide Dussolier, n’avait pas raté la bonne épigramme, il nommait Baudelaire un Boileau hystérique : ce qui n’est pas si mal trouvé ! Sainte-Beuve faisait à ce chanteur essentiellement oblique et nocturne le reproche bizarre qui a sa vérité secrète, de ne pas nager « au soleil » et « en plein courant ». Cependant Victor Hugo lui avait écrit qu’il avait doté le ciel de l’art d’un frisson nouveau. Que d’opinions ! Qu’en reste-t-il ?
À bien des écrivains de ma génération qui surent Baudelaire par cœur, il a toujours paru inexact de parler du « frisson nouveau ». Le frisson baudelairien se décompose en deux frissons connus et qui avaient déjà beaucoup servi... L’un venu de Lamartine et l’autre de Hugo ; le pittoresque de celui-ci, affiné, serré, précisé, rapproché des maîtres classiques, Boileau, Régnier, Villon ; l’émotion du premier, son rythme, son large chant. Mais toutes les peintures de Baudelaire ne chantent pas. Ses plus beaux chants ne portent pas tous des images définies et colorées. Entre ces deux veines sensiblement distinctes, il n’en est pas une troisième, dont on puisse dire qu’elle n’est que de lui.
Ce qu’il introduit de neuf est tout différent, et n’est pas un frisson, mais une matière, un ensemble de thèmes spéciaux qu’il a choisis seul : le thème des parfums : il est des parfums frais comme des chairs d’enfants... – Comme d’autres esprits voguent sur la musique, – le mien, ô mon amour, nage sur ton parfum ; le thème des Femmes damnées, à peine moins neuf, renouvelé de la grande Sapho, et dont l’inflexion suave et violente rejoint, fort au delà de Lamartine, la force d’impression dont le seul Racine avait su charger les mots de la langue : à la pâle clarté des lampes languissantes – sur les profonds coussins... Et encore, et enfin, le thème de l’angélisme de notre corps (dans la brute assoupie...) et du débordement démoniaque de l’esprit et de l’âme (chez Satan, le rusé doyen...).
Il n’existe en français que fort peu d’exemples d’un si grand nombre de choses nouvelles, et si rares, venues toutes ensemble d’un seul recueil, et dans un si faible nombre de poèmes. Cela suppose une nature exceptionnelle, et prodigieusement douée. Mais, faute d’équilibre ou plutôt de santé, ses plus belles pages sont contradictoires, elles font rayonner les enthousiasmes de la lumière et de la vie, les salubres ravissements de l’ordre et de l’amour, en même temps qu’elles déposent dans les mémoires les matières souillées du Vampire ou de la Martyre, savamment apprêtées par ce cuisinier aux appétits funèbres – qui fait bouillir et qui mange son cœur.
Une beauté formelle peut être tirée de tout et pétrie de tout : marbre et fange, or ou excrément. Mais Baudelaire et la lignée des poètes qui tiennent de lui ont uniformément tendu à demander la fleur du beau aux fruits du mal. C’est de toutes leurs singularités exceptionnelles, et même contre-nature, c’est de la honte, du trouble ou de l’horreur, qu’ils aimaient à faire jaillir leurs nouvelles « sources d’enchantements »...
Ils en avaient le droit. Nous avons le droit opposé, et c’est assurément à cette manie obsédante que répliquait Bainville, c’est contre elle qu’il réagissait quand il se prononçait pour Mistral et qu’il y préférait tout ce que comporte ce grand nom : quelque chose d’aussi beau que n’importe quoi, plus beau même que tout, égal aux cimes les plus hautes de l’éternelle poésie, mais emportant une matière qui égalât la plus parfaite des formes, en naturel, fraîcheur, dignité, hauteur, pureté ; bref, alliant au Beau tout le meilleur du Bien, de sorte que le jeune cœur qui en est gonflé et ému, le jeune sang qui en est fouetté, les jeunes yeux qui en sont baignés y retrouvent sans cesse une transposition des plus nobles éléments de la vie.
– La seule vie heureuse, alors ?
– Pas précisément. Mistral n’en est pas à de fades et de vulgaires édulcorations. Saintement, dignement, à la manière d’un Sophocle, il sait toucher aux dures souffrances, exprimer l’amère douleur. Le fond de son âme, comme de sa poésie, était sombre. Son optimisme ne valait qu’en raison du Bien suprême, dont le reflet seul le rassurait, le consolait et lui permettait de se reposer dans la réalité normale et saine, il osait dire : « ouneste », « honnête ». Le classicisme mistralien illustre en perfection le grand mot de Goethe : j’appelle classique ce qui est sain, et romantique ce qui est maladif.
Supérieur par le génie et l’art, Mistral a constamment ouvré les matières prises au sublime du Bien.
Oui, notre génération baudelairisa avec une passion presque folle, au point de ne s’en être jamais déprise tout à fait, mais elle a dû formuler de bonne heure l’aveu d’une vieille déception, non morale, et tout esthétique : presque aux premiers contacts avec ce maître dangereux, il a fallu douter de sa perfection. Par ses beautés, il nous avait rendus difficiles. Par ses faiblesses, par d’inimaginables chutes, il devait nous désespérer.
Pourquoi nous entraînait-il au septième ciel avec des vers comme ceux-ci :
La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant...
et terminait-il son quatrain par ces bouts rimés : allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète – de plonger dans un ciel au reflet alléchant, – qui ne feraient même pas de la bonne prose ?
Est-il bien possible d’avoir chanté :
Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
pour gribouiller à la suite : par votre main montés ne pouvaient pas suffire – à ce beau diadème éblouissant et clair ?
Et, quand on a sonné cette douce chanson d’amour :
Tes beaux yeux sont las, pauvre amante !
Reste longtemps sans les rouvrir...
avec la divine reprise :
Ô toi que la nuit rend si belle...
est-il possible de récrire par trois fois l’inepte refrain superflu, sur le bassin du Jet d’eau où les grosses joues de Phoebé réjouie viennent se réfléchir, et mettre leurs « couleurs », encore !
Cela est douloureux. Le renchéri des renchéris, Fénelon reprochait à Corneille d’avoir fait succéder au « qu’il mourût » de son Horace, un vers estimé inégal et faible « ou qu’un beau désespoir alors le secourût ». Et, faible ou non (je crois que non), cette suite n’en est pas moins digne, pour le rythme, le style, le ton, du mot sublime qui précède. Quand on monte au sublime, il faut en redescendre, cela est dans l’ordre. Ce qu’on note chez Baudelaire est tout autre chose : c’est une chute verticale du sens, du ton, du choix des mots. Cette baisse soudaine, ridicule, est d’autant plus sensible que l’auteur, s’étant déclaré dégoûté des développements et des relâchements oratoires familiers aux poètes du romantisme, s’est appliqué à condenser et à concentrer son lyrisme ; il a voulu produire de véritables « comprimés » de poésie.
Or, ce qui vaut ou prétend valoir par l’intensité, ne supporte pas l’imperfection, ni moins encore des boiteries scandaleuses. Là, toujours, Mistral est maître et modèle. Qu’il se resserre ou se relâche, il reste simple, libre et aisé, à toutes les hauteurs du récit ou de la tragédie, à tous les paliers du lyrisme ou du conte : les vers sublimes sont suivis, comme il le faut, de vers qui ne le sont pas, jamais de vers plats, ni de vers nuls, ni, comme ici, burlesques.
On aurait vite fait de compter chez Baudelaire les pièces dont le souffle et la voix se soutiennent jusqu’à la fin. Il n’a pu achever la jolie odelette, qui monte si droit dans le ciel : à la très chère, à la très belle, sans mêler à l’expression de sa joie des nouvelles de sa « santé ». Le magnifique début des Femmes damnées aboutit à une insupportable déclamation. La splendide et pénétrante invocation de l’Amour du mensonge s’éteint au vers final qui la caricature. La torrentielle Chevelure de la négresse est peut-être le seul morceau que l’on puisse achever sans encombre : ajoutez quelques autres poèmes d’un moindre sens, cela n’ôte rien à l’aveu de débilité que cette poésie fait à toute page, peut-être en conséquence de sa morbidité.
Qu’en retirer pour la nourriture de la jeunesse ? Le cas de conscience est assez épineux. Mieux eût valu peut-être qu’il ne se posât, ni pour les nôtres, ni pour nous, dans cette poésie de malheur et de péché !
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– Ô jeunes gens et jeunes filles, comme chantait le vieil évêque, entre Baudelaire et Bainville, entre Baudelaire et Mistral, il ne faut plus que vous hésitiez.
Sans vous rien ravir de l’honneur de la décision, que, du moins l’expérience de vos anciens vous éclaire ! Elle vous montrera qu’il y a deux chemins, celui qui pend et mène aux lieux inférieurs, chez de lamentables victimes, et celui qui monte, celui des hommes, des citoyens, des pères et des mères de la patrie, tous et toutes fort bons lettrés, mais non décadents : renaissants.
Jeunes gens, jeunes filles, choisissez entre les Maîtres et les Idées, et plus encore entre les Goûts, en tant qu’ils expriment la qualité de vos natures et qu’ils peuvent la corriger et la perfectionner.
Bainville avait élu de bonne heure les cercles éloignés de la perfection et il n’a cessé d’y marcher, d’y monter... Vous reconnaîtrez cette ascension régulière à un signe très beau. Le rare adolescent dont on disait avec un sourire : « Jacques Bainville est un impie », a tenu à laisser tomber, au testament de sa suprême pensée publique, l’éloge de « la foi », l’hommage à « la fidélité ». Car il pensait à vous, jeunes filles et jeunes gens !
NOTES
1. La première des brochures strictement imputables à l’Action française naissante, Trois idées politiques, Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve, porte en épigraphe cette phrase de Poe.
2. En novembre 1894, j’adressai à Gabriel d’Annunzio mon livre du Chemin de paradis. En janvier suivant, il m’envoya, dans une revue romaine il Convito, cette belle préface conçue, elle aussi, m’écrivait-il, « pour la défense des pénates intellectuelles de l’esprit latin ».