Une gorgée de poison

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François MAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au-dessus de la cuve obscure où naît la musique de Tristan, Furtwängler tourne sa fine petite tête de serpent sacré : le serpent charmeur d’hommes. Il n’est rien au monde qui oppose à la musique une résistance aussi puissante que l’étui des fracs, la carapace des plastrons empesés, si ce n’est la nudité savante des femmes, un soir de gala. Mais les nappes de violons, les cordes à l’unisson, les cuivres, avec une douceur terrible, en quelques secondes, ont déjà réduit ces hommes et ces femmes à n’être plus qu’eux-mêmes.

Le silence de cette foule ne trompe pas. Hors l’immense plainte de l’orchestre, je n’entends rien qu’un léger bruit de déglutition : c’est mon voisin dont la gorge se contracte. Dans le sombre d’une loge, un bras pur de femme se lève : la main, sans précaution, défait un peu l’arrangement des cheveux.

Tous ils ont été, ils veulent avoir été, à une minute de leur vie, cet homme et cette femme confondus, sur ce banc de pierre, dans la nuit assoupie. De ce groupe humain pétrifié, une voix double monte, mais on n’entend qu’une seule voix. Et chacun des milliers d’êtres qui se taisent, ce soir, dans cet Opéra de velours fané et d’ors éteints, s’efforce de découvrir ce que recèle sa pauvre histoire, qui lui puisse donner le droit de se dire : « Moi aussi ! moi aussi ! ».

Pour la plupart, ce qui s’éveille dans leurs ténèbres, ce qui surgit à l’appel de ce chant – non certes céleste, mais trop humain ! – ce sont des larves d’amour, des ébauches de tendresse. Car le miracle accompli par le philtre de Brangaine, cette égalité dans l’ardeur, cet équilibre de la passion exactement partagée, combien peu l’ont connu ! Ils ont aimé sans être aimés, ils ont été aimés sans aimer. S’ils touchèrent jamais à cet accord sublime qui, au second acte, interrompt la durée autour du couple humain anéanti, ils n’effleurèrent qu’un instant cette certitude ; car il n’existe aucune méthode pour connaître l’amour que nous inspirons. À quoi se mesure-t-il, sinon aux pleurs que nous faisons couler ?

Et sans doute étaient-ils nombreux, ce soir-là, qui dans ces loges, dans ces baignoires propices, faisaient de cette musique la voix même de la passion dont ils se sentaient consumés, à cette minute précise de leur vie. Peut-être, tandis que Melchior et Mme Leider s’étreignaient sur le banc de pierre, leur Iseult, auprès d’eux, retenait-elle son souffle ; peut-être cherchaient-ils sa main brûlante.

Pourtant ce n’était pas ceux-là dont le cœur devait battre avec le plus de violence, mais les hommes et les femmes au tournant de l’âge, qui ne trouvaient rien dans leur vie de comparable à cette fureur. Grâce à Wagner, et à ses interprètes, il leur était donné de s’en faire une idée : c’est là le plus grand miracle du génie humain, que des créatures à qui l’amour n’a pas été accordé puissent, au second acte de Tristan, verser les mêmes larmes qu’ils eussent répandues dans une nuit pareille, s’ils l’avaient connue ; mais ils ne la connaîtront jamais.

Qu’ils se consolent ! l’amour de Tristan et d’Iseult va à la mort, il est déjà la mort. Ce chant d’amour, le plus sublime que l’humanité ait arraché de sa chair, ne cesse à aucun moment d’être un chant funèbre. Il dépasse même en horreur la plupart des chants funèbres où, malgré tout, palpite toujours quelque espérance. Mais à peine le philtre bu, et dès le premier regard qu’ils échangent, Tristan et Iseult savent où leur nef les emporte, et qu’ils cinglent vers le néant.

Le pire est que dans le réel, Iseult ni Tristan ne meurent de leur passion ; presque toujours ils lui survivent ; et sans doute, entre les mille petits drames muets qui se jouaient, ce soir-là, dans la sombre salle dorée, un des plus tristes tenait tout entier dans le regard vite détourné qu’une créature jette sur le visage qu’elle a chéri, à une époque de sa vie, et qui n’éveille même plus en elle une ombre d’émotion. Ce que Tristan et Iseult fuient dans la mort, c’est l’horreur de s’aimer moins, c’est la honte de ne plus s’aimer.

Et tandis qu’Iseult mourant, poussait son dernier cri sur la mer, que les vagues successives de l’orchestre se retiraient de nous comme une marée, et que nos cœurs n’étaient plus que sable aride, varechs pourris, méduses mortes, je songeais à ceux et à celles qui ne se trouvaient pas dans cette foule luxueuse, mal réveillée de son triste enchantement, à ceux et à celles qui chantent une musique d’adoration et de louanges, pour qui l’amour est Dieu, pour qui Dieu est Amour. Sur le péristyle de l’Opéra, la poitrine gonflée, respirant la nuit qu’avait rafraîchie une pluie d’orage, je m’appliquais la parole d’Une Saison en Enfer : « J’ai avalé une fameuse gorgée de poison. »

Oui, ce soir-là, se trouvait une fois de plus vérifiée la parole d’André Gide qu’aucune œuvre d’art ne s’accomplit sans la collaboration du démon. Était-il un seul cœur de cette foule désenchantée qui se répandait dans Paris, pour douter que Tristan et Iseult fussent innocents ? Mais c’est dans la mesure où nous croyons à cette innocence que nous sommes perdus. Et quel homme n’y a cru, à une heure de sa vie ? Même Pascal qui a écrit : « Quoi qu’on fasse, on aime toujours. » Et Jean Racine... Car s’il n’y avait, pour nous en persuader, que les romantiques et leurs ineptes revendications, nous ne serions pas convaincus : ils plaident avec une trop mauvaise conscience. Mais je redoute Phèdre aux cris mesurés, et qui porte au flanc cette plaie nettement circonscrite. La musique de Tristan confirme l’innocence de Phèdre. « Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée... » Cette ardeur cachée se fraie une route lente à travers la créature et jaillit enfin, source trouble, que Richard Wagner capte, encore toute souillée de terre et de sang.

En même temps qu’il nous force de croire à l’innocence des amants, l’enchanteur de Tristan nous oblige à nous attacher, dans la créature, à ce qu’elle a d’éphémère. L’enfer n’a rien gagné sur un homme s’il ne le rend sensible à la dissolution de l’être chéri : c’est là le plus sûr chemin pour lui inspirer l’amour de la mort. Toute-puissance de la musique et de la poésie sourdement inspirées par le triste archange ! Nous-même qui aspirons à la vie éternelle, nous qui en avons reçu l’espérance, un chant humain suffit pour nous forcer d’aimer, pendant quelque instants, le désespoir, et pour que, l’espace d’un soir de gala, une promesse d’anéantissement fasse battre notre cœur.

 

 

François MAURIAC.

 

Recueilli dans Suites françaises,

Brentano’s, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net