La leçon de Mistral
par
Charles MAURRAS
Frédéric Mistral 1 : ce nom est d’une pureté absolue. Rien ne souille le merveilleux tortil littéraire qui couronne les armes de cette lignée de grands paysans provençaux dont l’antique devise, Tout ou Rien, éloigne aucune idée de pacte avec ceux que le poète a magiquement appelés li chin gasta de la democracio, les chiens enragés de la démocratie... Il a fallu faire pour Hugo bien des restrictions et des réserves. Elles sont inutiles pour la noblesse de Mistral, en qui l’on eût pu rappeler que, depuis Sophocle sans doute, jamais le type humain ne concilia mieux la magnificence physique et le trait divin du génie.
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Mistral n’isole aucun des principes du monde. Ce que Sophocle appelle « les grandes lois », amour, joie, infortune, crainte, ces mouvements de l’âme, ces vicissitudes du sort sont honorés ensemble, dans l’ordre simultané et successif qui les distribue ; Mistral dit bien chaque élément, mais fait entendre leur suite qui les accorde, délivre de tous maux et pacifie la pensée.
Religieuse ou patriotique, humaine ou divine, la pensée de Mistral, toujours mêlée à la vie réelle dont elle part pour y revenir sous la forme de l’action, ressemble à cette « Idée » de Joachim du Bellay et de Platon, qui ennoblit les choses et retient l’homme dans un état de fidélité si constante qu’il se reconnaît éternel. Dès lors, le découragement ne signifie plus rien, l’erreur n’est qu’une exhortation à se relever. Le mirage du ciel ou celui de la mer n’est pas sans bienfaisance pour une âme instruite à s’aider, sans trop s’y confier, des substances de l’illusion.
Ceux qui plaignent notre génération de n’avoir eu pour maîtres que des désespérés oublient les Français du Midi qui subirent, plus ou moins, l’influence de cette poésie et de ce poète, conseiller de courage optimiste et de mâle persévérance.
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Je crois avoir eu à le confesser plusieurs fois : durant les quelques mois qui suivirent la chute du poète et son entrée dans le légendaire tombeau, sa poésie subit dans ma pensée une sorte d’éclipse étrange. Lorsque j’essayais de me la réciter, ce qui arrivait à peu près chaque matin et chaque soir, je ne la reconnaissais plus, décolorée, pendante et dérythmée. Je m’aperçus ainsi que dans leur bercement délicieux, les strophes des Îles d’or et des Olivades avaient continué de m’emporter régulièrement jusqu’à la personne du grand vieillard ami ; ma récitation solitaire s’accompagnait d’un signe dans la direction de l’aède sacré, et peut-être que, par quelque radiogramme idéal dont je ne pouvais avoir que le rêve obscur, il m’en venait une réponse qui fortifiait, scandait, magnifiait, de l’effort d’une voix mortelle, le chant du poème immortel. Il n’était plus ! L’appui cessait. Je me sentais livré à moi-même pour l’intelligence et l’interprétation des poèmes parfaits. Je me sentais un enfant perdu dans la nuit.
... Il fallut l’émotion violente de la guerre, l’énergique besoin de tous nos conseillers moraux pour retrouver enfin l’esprit substantiel de cette lyre sainte, avec ses cadences, ses vigueurs et ses voluptés. Mais cette espèce de renaissance n’a jamais restitué telles quelles les joies profondes du mistralisme primitif. L’éternité a peut-être ajouté à la beauté proprement dite ; le son paternel, le son direct de cet évangile historique, littéraire, patriotique n’est plus absolument le même depuis qu’il me vient du tombeau.
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La longue vie que Mistral avait dévouée à une œuvre unique était d’un poète, d’un moraliste, d’un citoyen. Mais elle était aussi d’un savant et d’un sage. Sagesse et science, service civique, philosophique, des mœurs et des vertus, poésie, ce qui dort dans l’élégante petite tombe du cimetière de Maillane nous perpétue dans un langage d’une inexprimable douceur le verset de la liturgie qui court sur le bandeau de pierre : – Non nobis Domine, non nobis, sed nomini tuo et Provincæ nostræ da gloriam. Il voulait toute sa gloire pour son pays. Et cette volonté suprême exprimait son action constante qui fut d’un puissant bienfaiteur.
Seul un Mistral pourrait nous dire tout ce que la Provence doit à Mistral. Mais beaucoup de Français originaires de nos autres provinces se sont rendu compte des avantages que l’ensemble de la nation a retirés de cette brillante prédication nationaliste et patriote développée en vers de flamme par le plus éloquent, par le plus orateur de tous les lyriques, mais qui, s’il le voulait, se faisait conteur familier, tragique populaire, élégiaque plein d’émotion ou de passion. La grandeur de son nom et la majesté de son œuvre rendirent peu à peu l’influence, le culte et l’autorité qui conviennent aux idées fondamentales de tout agrégat humain, bien amoindries par la révolution et le romantisme. Il releva dans les esprits les murailles de la cité que les lyres barbares avaient ébranlées ou détruites. Il enseigna à ne pas rougir du visage de la patrie devant les malheureux qui parlaient plus ou moins harmonieusement d’anarchie cosmopolite ou universelle ; il montra que l’espèce de hardiesse impudente avec laquelle on savait s’enrôler chez les Amis de l’Ennemi ne valait pas le mâle dévouement aux autels, aux foyers et aux tombeaux. Toute la poésie divine qui sort des choses de la terre et des humbles rites de la vie domestique devint par Mistral manifeste, et tous ceux qui l’ont lu, tous ceux qui ont subi même indirectement le doux ascendant de cette pensée demeurent imprégnés dans leur intimité du bel honneur rendu à tout ce qui assemble et civilise l’assemblage élémentaire des hommes.
Ainsi se firent, de la fin du XIXe siècle au commencement du XXe, d’intéressants progrès moraux par tout le Midi de la France. Si le vœu élevé par la grande âme de Lamartine n’a pas été exaucé, si Mireille n’a pas été tirée à un million d’exemplaires pour être distribuée dans toutes les écoles de nos villages et de nos hameaux, l’effet plus lent de ce poème et des poèmes qui suivirent n’en a été que plus sûr peut-être. Provence, Dauphiné, Languedoc, Roussillon, Auvergne, Gascogne, Béarn et Limousin, toutes celles de nos provinces où retentit la langue d’oc, toutes celles qui ont pu lire ou entendre lire ses vers sauront un jour qu’elles lui durent le meilleur de leur âme de guerre et que, de 1914 à 1918, Mistral a été l’une des hautes sources d’où coulèrent non seulement les actes de vaillance opiniâtre ou brillante qui eurent part à la victoire, mais aussi, loin du champ de bataille, les patiences modestes, les résignations douloureuses, les espérances invincibles auxquelles les cercles de famille se sont attachés. Provinces éloignées situées en apparence à l’abri du péril, travaillées par d’indignes propagandes que d’autres régions ont moins connues, ces pays du Midi avaient besoin d’un supplément de réconfort et d’énergie morale. L’action d’un poète l’aura donné.
Cette signification de son œuvre n’avait pas échappé en 1914. Elle apparut et rayonnait en 1915 et les années suivantes. S’il y a dans l’œuvre de Mistral un juste et puissant bréviaire de guerre, les travaux de la douce paix y sont aussi réglés par un chant délicieux avec art et avec sagesse, comme toute chose. Remercions, félicitons les bons Français qui nous aideront à l’inscrire entre les bons génies de la Cité sauvée, lui qui peut la défendre de tant d’autres maux à venir !
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Au soubassement général de l’œuvre de Mistral courent en lettres d’or et de feu deux mots-clefs qui en découvrent le sens profond :
Multa renascentur.
Le monde est fait, inspiré, excité et comme nourri d’une renaissance perpétuelle : c’est de la cendre des empires et de la poussière des civilisations que sortent les progrès dignes de ce nom. La vie mourrait si elle n’était soutenue, stimulée et alimentée par les morts... Il n’y a pas de futurisme qui tienne ! Les germes du futur sont dans la religion des biens du passé.
Voilà pourquoi le souvenir de Mistral, pour nous inséparable de tous nos projets d’avenir, contient et suppose une élévation préalable aux idées-mères et aux substances-mères de la patrie. Le principe pieux qu’il a retrouvé et qu’il a confié à quelques disciples, comme le blé divin, dans le bas-relief d’Éleusis, est celui qui anime les belles strophes invocatrices qu’il a placées au début de son Calendal :
Âme sans cesse renaissante,
âme joyeuse, fière et vive qui hennis dans le bruit du Rhône et de son vent,
âme des sylves harmonieuses
et des golfes pleins de soleil,
de la Patrie âme pieuse, je t’appelle, incarne-toi dans mes vers provençaux.
Âme de mon pays,
toi qui rayonnes, manifeste,
et dans sa langue et dans son histoire...
Qu’ajouter à la leçon sublime ?... Tout au plus des hommes d’action devraient-ils insister sur cette vérité que le génie durable du pays et de la race a besoin d’être servi par la vertu des éphémères qu’il anime et conduit ! Mais, fataliste en apparence, Mistral savait du reste que rien ne se fait tout seul : il y faut l’énergie et la volonté ! Comment, s’il l’avait ignoré, aurait-il consacré et sacrifié une vie, et quelle vie ! à ce beau service ?
Nul labeur, même ingrat, ne l’avait pu rebuter ni lasser.
Je ne parle pas de son œuvre proprement apostolique de chef du Félibrige. Il menait son peuple d’une main légère, avec des paroles souriantes, dût-il les prononcer en fronçant un peu le sourcil. Je ne parle pas non plus de son action de grammairien et de linguiste, bien qu’elle ait été assez mal récompensée par certains fanatismes dialectaux : il en avait le goût, et l’on peut dire que le travail du Dictionnaire, si consciencieux, si attentif, si long, fut fait en se jouant, comme tous les autres travaux de cet homme magnifiquement doué. Je songe à l’espèce de suite logique et d’itinéraire inflexible imposé à sa vie, et dont aucune fantaisie ne le fit dévier, bien que la fantaisie lui fût naturelle et qu’il y cédât avec la docilité du véritable poète. Celui de ses ouvrages qui a le moins bien réussi et qui n’en est pas moins un chef-d’œuvre, la Reine Jeanne, cette « tragédie en chansons », dans laquelle il est vrai que les belles chansons ne manquent pas, lui était apparue comme un des points fixes et marqués de la glorieuse carrière par lesquels il était de son devoir de passer.
Il n’estimait point qu’il lui fût possible de se dérober au devoir d’écrire une Reine Jeanne : « Un jour, me disait-il encore, si les Provençaux ont besoin d’une tragédie, la Reine Jeanne sera là. » Mais il n’est pas utile d’attendre cet appel des nécessités nationales. La Reine Jeanne est là pour être lue, relue, apprise par cœur : quelques-uns des plus nobles charmes du Maître, quelques-uns de ses vers les plus puissants s’en inscriront d’eux-mêmes dans l’attention de tout digne lecteur.
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Il ne se leurrait d’ailleurs pas. Un fonds de grandes œuvres poétiques est indispensable à un peuple. Elles font partie de sa mémoire et président à l’éducation de ses fils. Quand Nisard parlait du petit volume de La Fontaine que l’on trouve dans le plus humble logis de France, presque aussi fréquent et populaire que le catéchisme, Nisard collaborait et, de fort près, à une définition de l’esprit français. Or, ce qui est commun au génie des Fables, à celui de Ronsard et de Villon, de Malherbe et de Corneille, de Racine et de Molière, d’André Chénier et de Lamartine, ce point, ce lieu d’identité, de commune incidence entre ces Champenois et ces Normands, ces Bourguignons, ces Parisiens et ces Tourangeaux, se raccorde avec une aisance remarquable aux traits généraux de Mistral. D’une autre langue ou, comme le veut Daudet, d’un autre accent, Mistral est du même chœur, et du même plan sur lequel un Aubanel rejoint naturellement Musset et Gautier en les dépassant l’un et l’autre. C’est une espèce de merveille en même temps qu’un chef-d’œuvre d’histoire de France, que le flambeau rallumé de nos traditions méridionales ne soit pas venu contrarier, mais, au contraire, confirmer le lyrisme, l’intellectualisme et (si l’on nous permet cet affreux mot) le naturisme de l’antique veine classique. Sous les dissidences apparentes, une convergence nouvelle, plus profonde, du goût et de l’esprit se sera affirmée.
Combien elle est précieuse, ne craignons pas de le marquer. Frédéric Le Play aimait à redire le proverbe des pêcheurs de la mer d’Azov : C’est par la tête que pourrit le poisson. Un peuple abandonné par sa poésie ou qui abandonne ses poètes est un peuple qui meurt. La France des derniers cent ans a donné bien des signes de défaillance, mais non pas celui-là.
L’écrivain qui fera l’histoire raisonnée, l’histoire philosophique du progrès et de la décadence des poètes dits Parnassiens en 1850 et 1890 dira sans doute que l’esprit national dans cette période, fut tenté de quitter sa route, de s’oublier lui-même pour suivre, à l’éblouissante clarté du mirage hugolien, une direction qui l’eût dénaturé. De l’aveu des hugoliens les plus sérieux, de Gautier comme de Renouvier, il n’y a rien, en effet, qui nous éloigne plus complètement de nos voies que celles des directions de Hugo qui sont proprement, systématiquement hugoliennes, celles-là mêmes que les poètes du « Parnasse » adoptèrent à l’envi. Ils n’allèrent pas loin. Leur échec instructif ramena très promptement la génération qui suivit au sentiment de l’esprit de notre art et de notre poésie. Cela ne se fit point sans douleur ni bataille, il faudrait raconter et analyser Baudelaire et Rimbaud, Verlaine et Mallarmé, pour donner l’idée juste de la tragique réaction constamment soutenue par les décadents, par les symbolistes, par tous les divers types de Renaissants qui s’embranchèrent à l’École romane pour refleurir dans le valérysme. Parce que l’âme du pays, l’esprit de son esprit, le cœur de son langage y étaient engagés, cette réaction a tiré quelques-unes de ses forces des modèles souverains dont la maison de Maillane retentissait.
Charles MAURRAS,
Maîtres et témoins de ma vie d’esprit,
Flammarion, 1954.
1 Écrit en 1919. Pour Mistral il faudrait tout un volume si l’on voulait recueillir à la suite du grand texte que Maurras mit au point dans les derniers mois de sa vie tout ce qu’il avait eu auparavant l’occasion d’en écrire. On s’est borné ici à donner sur Mistral une suite de pages qui éclairent le dernier essai de Maurras sur le maître de Maillane. (Note de l’Éditeur.)