La littérature et le péché

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François MAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le 21 décembre dernier, la chaire de l’église Saint-Roch à Paris retentissait de paroles redoutables : « À Dieu ne plaise, s’écriait l’évêque du Mans, à Dieu ne plaise que je propose de briser l’envol du génie ! Mais sous prétexte de liberté d’inspiration, est-ce que des écrivains et des artistes ne prétendent pas concilier l’audace des descriptions et des peintures et la pratique des sacrements ? » Et Mgr Grente n’hésitait pas à dénoncer avec une tout apostolique violence : « Ces hommes qui se félicitent d’être pieux pendant qu’ils troublent et pervertissent les autres. »

Hâtons-nous de rassurer les personnes dont le zèle dévorant m’a fait parvenir ce texte, et aussi le rédacteur de la Semaine religieuse de Coutances, qui rappelle à ce propos les pieux conseils qu’André Chaumeix voulut bien me prodiguer quand il me reçut sous la Coupole. J’apporte à ces bonnes âmes une nouvelle dont leur charité se réjouira : la mercuriale de Saint-Roch ne s’adressait pas à ma chétive personne. Je le tiens de la meilleure source ; durant les quelques rencontres que l’évêque du Mans voulut bien me ménager vers le temps où il ne dédaignait pas de jeter les yeux sur notre Compagnie, j’eus la consolation d’apprendre de sa bouche que non content d’être charmé par mes ouvrages, il en était aussi grandement édifié.

Mais cette flèche qui ne m’était pas destinée, oserai-je nier que tout de même elle m’a atteint ? Et quel écrivain catholique, s’il est romancier et homme de théâtre, n’a dû souvent l’arracher de sa chair ? Sans l’avoir voulu, l’évêque du Mans a touché une blessure mal cicatrisée, une plaie inguérissable. Rien ne pourra faire que le péché ne soit l’élément de l’homme de lettres et les passions du cœur le pain et le vin dont chaque jour il se délecte. Les décrire sans connivence, comme nous y invitait Maritain, est sans doute à la portée du philosophe et du moraliste, non de l’écrivain d’imagination dont tout l’art consiste à rendre visible, tangible, odorant, un monde plein de délices criminelles, de sainteté aussi, nous ne l’ignorons pas. C’est le roc où nous nous accrochons, que nous embrasserons jusqu’à notre dernier souffle ; puisse du moins la Grâce demeurer présente dans notre œuvre ; même méprisée et en apparence refoulée, que le lecteur sente partout cette nappe immense, cette circulation souterraine de l’amour.

Mais il reste qu’en dépit de cette présence, nos romans et nos pièces de théâtre eussent fait horreur ou pitié à la plupart des saints que nous vénérons. Si de pieux vivants nous montrent plus d’indulgence, ils cèdent, je le crains, à une sympathie personnelle. Nous savons bien que nous sommes la faiblesse de plusieurs religieux, de saints prêtres, de grandes âmes. Ce n’est pas l’amour qui est aveugle (la plus lucide des passions, au contraire) mais cette amitié un peu éblouie, dont les auteurs ont parfois le bénéfice, et qui, je le crois fermement, est d’une portée spirituelle assez grande pour les aider à ne pas perdre cœur ; car, même imméritées, ces affections les suivront au delà de la tombe.

Un romancier chrétien a d’ailleurs d’autres raisons de demeurer confiant ; peut-être est-ce donner trop d’importance à ces œuvres d’imagination que l’Église a toujours traitées avec plus de dédain que de crainte ? Il me semble pourtant que la Grâce utilise parfois cette trouble matière, ces faibles poisons. Ceci n’est pas une opinion en l’air et nous pourrions la soutenir de plus d’un exemple, s’ils ne touchaient à l’intime des cœurs. Une personne malade et très près de Dieu et qui aide de ses lumières et de ses souffrances un grand nombre d’âmes, confiait à un romancier que son œuvre lui avait donné du péché la connaissance nécessaire pour atteindre certains pécheurs, pour descendre jusqu’au secret de leur pauvre vie. Une science théorique des vices et des passions, telle qu’on la dispense aux diacres dans les séminaires, l’eût épouvantée et ne lui eût servi de rien pour aider les âmes. Mais le romancier, sans lui ouvrir les yeux sur nos souillures, la guidait cependant à travers les ténèbres de la créature possédée et déchirée. Ceux qu’elle avait vus se débattre au cours d’une histoire inventée, elle les reconnaissait dans la vie, à un cri, à un regard. Une âme héroïque et sainte bénéficiait ainsi de la triste expérience d’un faiseur de romans.

À quoi un théologien nous répondra que même si la Grâce utilise le mal en vue d’un grand bien, le mal n’en est pas excusé pour autant, ni rendu légitime. Le chrétien n’étudie, il n’observe ses passions que pour les vaincre ; il ne s’y arrête que dans la mesure où cette attention est nécessaire à cette victoire. Nous nous flattons qu’une peinture fidèle et véridique et qui montre l’horreur du péché, en devient inoffensive. La passion telle qu’elle est, l’étalage de ses hontes, de ses suites les plus tristes a-t-elle jamais détourné personne de s’y abandonner ? S’il est vrai, d’une vérité presque inavouable tant elle est amère, que nous ne commettons jamais un acte mauvais, fût-ce avec horreur, sans désirer tôt ou tard de le commettre une fois encore (car l’habitude commence avec le premier acte), la peinture même impitoyable de certains désordres en nous en rendant complices par l’imagination, risque de nous inciter à une expérience plus concrète, car l’image amorce, elle aussi, une habitude, une accoutumance.

Un seul roman est proposé au chrétien, un seul drame : le sien une seule histoire, un seul débat, qui se joue entre lui et son Créateur, et dont toute expression littéraire ne saurait être qu’à base de délectation et de complaisance. Ne vous pressez pourtant point, chers adversaires, de vous jeter sur les armes que je vous livre. Ce qui me choque dans une publication par ailleurs excellente, comme la Revue des Lectures de M. l’abbé Bethléem, c’est bien moins ce qu’elle condamne que ce qu’elle recommande. J’approuverais qu’avec Port-Royal et Saint-Sulpice, avec Bossuet et même Fénelon, elle eût le courage de rejeter toute la littérature d’imagination, si par ailleurs elle n’en défendait une de la pire espèce – la seule qui soit justement sans excuse. Car une peinture fidèle de l’homme, toute périlleuse qu’elle soit, a du moins le mérite de cette fidélité. C’est toujours par là que la Grâce se fraie une route pour s’emparer d’une œuvre même trouble mais véridique, et pour la faire servir à ses desseins. Ceux de mes romans qui ont fait le plus crier ont orienté certaines vies. En revanche, une falsification du réel, une peinture menteuse de l’homme est mauvaise absolument et ne profite qu’au démon de la niaiserie, celui qui parfois ouvre à tous les autres démons la porte mal verrouillée de Clara d’Ellébeuse.

Et par exemple, dans un grand effort de vertu, j’arrive à trouver fort bon que la Revue des Lectures inscrive ma pièce, Asmodée, sous cette rubrique : « Pour les adultes avertis qui pour des raisons (par exemple pour raison de concorde familiale) ne peuvent pas, dans une circonstance donnée, s’interdire le théâtre... » En revanche, quel scandale que de voir proposé au choix et à l’admiration des jeunes lectrices un roman que la revue de l’abbé Bethléem résume ainsi : « Monique de la Vauvize veut d’un amour ailé qui s’élance sur elle comme sur une proie. Mais aussi l’amour secret qu’elle nourrit pour son cousin Bernard de Samereuse ne peut qu’être ailé parce que Bernard est aviateur. Le symbole et la réalité se trouvent un temps gênés, du fait que Monique, par compassion, s’est laissé fiancer à Jean-Loup Derblay. Heureusement rien ne résiste à Bernard, vainqueur de l’Atlantique-Nord. Il foncera sur la proie. Jean-Loup, qui a voulu le tuer et se tuer avec lui, en sabotant l’avion de Bernard, a aidé au résultat : Monique verra son rêve pleinement réalisé... Si les parents n’ont pas peur de romans d’amour pour leurs filles, ils pourront leur confier cette idylle, par instants un peu brûlante. »

Il existe une certaine obscénité, à base de nigauderie et de mensonge, pire que l’autre peut-être, parce qu’elle s’attaque exclusive-nient aux jeunes filles chrétiennes. Quelle tristesse que la possession de la Vérité condamne nos enfants, seules parmi toutes les autres, à ces basses nourritures, à ces dégradantes pauvretés !

À cette jeunesse, ne pourrions-nous du moins préparer des aliments substantiels ? Rien de moins fade que la vertu ; et la plus grande aventure sera toujours la sainteté. Mais il y a loin de l’hagiographie au roman. Nous pouvons écrire une vie de saint si nous en avons le goût ; nous ne pouvons imaginer le roman d’un saint, créer un saint : la Grâce ne s’invente pas. Seul, Bernanos a su tirer de lui-même, et sans rien emprunter à l’hagiographie, tous ses prêtres crucifiés. Mais justement parce qu’il est romancier, le pied de leur croix s’enfonce en pleine boue. J’ignore ce que la Revue des Lectures a pensé de Mouchette et de la faune inquiétante qui rampe dans l’Imposture, mais il est évident que le seul romancier de la sainteté que nous possédions est aussi engagé qu’aucun de nous dans l’ordure du monde. Le gibet où il cloue son curé de campagne se détache sur des ténèbres pleines de crimes.

J’ai quelquefois songé à ce que pourrait être le roman d’un jeune homme qui choisit de devenir un saint. Duhamel a créé son inoubliable Salavin ; mais Salavin évolue en dehors de l’Église. J’imagine une âme dont l’ambition serait de se conformer au Christ selon les méthodes consacrées par l’expérience des grands mystiques. Il me semble que dans la mesure où le romancier dépasserait les apparences et saurait atteindre profondément l’homme intérieur, bien loin d’éviter de peindre la nature déchue, il toucherait là une région peu connue de notre misère. Ce serait l’histoire des passions qui se masquent pour que l’homme, épris de sa propre perfection, ne les reconnaisse pas. La seule luxure, incapable de déguisement, serait par lui dominée et vaincue. Mais des autres péchés capitaux, et surtout de l’orgueil, il ne reconnaîtrait jamais le visage, parce qu’ils auraient su revêtir un aspect édifiant, et rivaliseraient d’ardeur et de zèle jusqu’à ce que leur victime se considère comme un Dieu. Peut-être, le véritable saint est-il un homme qui ne s’arrête pas de démasquer en lui et d’authentifier à chaque instant toutes ces passions à la face voilée. D’où cette humilité qui nous étonne, ces abîmes d’humilité chez des êtres déjà dans le ciel. Mais eux, ils voient ce que nous ne voyons pas, ils savent que durant toute leur vie ils n’ont cessé d’arracher leur couteau et leur masque aux vices qui se déguisent en vertus.

 

 

François MAURIAC.

 

Recueilli dans Suites françaises,

Brentano’s, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

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