Mistral l’altissime

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles MAURRAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a de longues années que le grand poète a pris place dans ce « collège des Princes du Chant sublime » où Dante avait compté quatre ou cinq grandes Ombres. On peut supposer que le nombre s’en est un peu accru depuis le XIVe siècle, mais il n’a point passé la dizaine : il faut bien classer Mistral comme l’une des rares voix où se sont rassemblés la chair et l’esprit du genre humain 1.

 

 

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Avant de le louer, même de le commémorer, un devoir presque humiliant doit être rempli. Né dans le pays que Mistral honora de sa présence, je suis bien obligé de dire que ceux de ses compatriotes qui furent ses contemporains ne lui firent ni l’accueil ni les fêtes que l’on peut imaginer. On avait commencé par le méconnaître, on s’est mis à le combattre, et c’est très lentement que sa gloire s’est imposée à nos Provençaux.

Eussiez-vous interrogé un jeune homme de dix‑sept ou dix-huit ans, né là-bas, de mon temps, et lui auriez-vous demandé comment il est allé, je suppose, d’Aix ou de Marseille ou de mon Martigues, au village de Mistral : neuf fois sur dix, il vous eût répondu, comme moi, qu’il n’a pas pris le train d’Aix ni de Marseille pour s’arrêter à Arles ou à Tarascon ; il lui a fallu faire le circuit de Paris. C’est de Paris que j’allai voir Mistral pour la première fois. Sa gloire nous était venue de Paris.

Un système d’éducation assez singulier ne m’avait pas laissé ignorer Mistral : je le connaissais assez bien.

Moins bien sa langue. Il y a une cinquantaine d’années, on se heurtait en Provence à un état de choses très particulier. La classe moyenne n’y parlait plus que le français, le provençal étant considéré avec un peu de défiance parce qu’il était suspect de donner ou de conserver aux enfants une intonation vicieuse. Cette fameuse affaire de l’accent faisait même interdire aux domestiques de parler provençal devant les fils de la maison. La même défense s’étendait aux paysans. Inutile de dire si la défense était violée : et comment ! La nécessité s’en mêlait. De bric et de broc, ce que j’avais appris du provençal me permettait de lire très couramment Mireille vers l’âge de douze ou de treize ans.

En ce temps-là, d’ailleurs, les messieurs, bourgeois ou autres, non seulement comprenaient le provençal, mais le parlaient avec les inférieurs. Les dames l’entendaient fort bien, mais se défendaient de le parler jamais. Il n’était pas commun de voir les vraies dames parler provençal en Provence, malgré tout ce qui a été fait pour leur gloire par Mistral et les mistraliens. Le régime auquel leurs admirables mères ont soumis soit le poète Folco de Baroncelli-Javon, soit le poète Joseph d’Arbaud, est tout à fait exceptionnel.

Les professeurs du collège catholique où j’ai fait mes études étaient en partie recrutés dans la vieille paysannerie arlésienne, forte et fidèle. Habillés en prêtres, ces « princes paysans », comme l’a dit Léon Daudet, nous parlaient volontiers de Mistral. Un jour, en sixième, le futur archiprêtre d’Aix, le chanoine Léopold Reynaud, nous lut le chant des Magnanarelles de Mireille, où nous connûmes la limite du ravissement. Cependant nos maîtres n’étaient pas tous d’accord. Les uns avaient pris parti pour la pérennité du provençal. D’autres jugeaient que, si l’on s’y mettait, le provençal monterait dans la chaire chrétienne, et que cette langue du peuple, parfois un peu grossière, ôterait de leur majesté aux choses sacrées.

Celui d’eux tous qui eut le plus d’influence sur moi, Mgr Penon, avait trop de goût littéraire pour rester sans admiration ni amour devant Mistral. Il ne faisait point de réserve, mais restait pessimiste sur l’avenir du provençal. Son cœur penchait pour le français. Quand il fut nommé curé du Doyenné de Saint-Rémy, qui est tout proche de Maillane, il courut chez Mistral. Ils furent vite amis, mais parfois comme chien et chat, et à cause du provençal. Dans leurs discussions à n’en plus finir, il était un point d’accord, quand il s’agissait de dire du bien de leur commun disciple. Encore, ne s’entendaient-ils pas toujours ! Si, par exemple, il arrivait à Mistral de regretter que j’eusse si peu écrit en langue provençale, le curé de Saint-Rémy levait les bras au ciel : la dispute recommençait.

Cependant (et c’est là que jouent ce qu’on peut appeler les idées-mères du destin) vers 1911, l’abbé Penon fut nommé évêque de Moulins, diocèse de langue d’oïl. Ce qui devait arriver, arriva. Le nouveau prélat se reprit d’amour pour le parler de sa Provence abandonnée, et il évolua dans le sens le plus mistralien.

Tous ceux qui s’en vont de Provence font comme lui et deviennent vite des mistraliens fieffés. Je l’ai observé dans le cas des coloniaux. De nombreux Provençaux, qui se sont expatriés dans le dernier demi-siècle, sont revenus félibres ardents, de Madagascar, de l’Indochine ou du Sénégal ; ils ne pouvaient se séparer des livres de Mistral et de ses principaux disciples. On a chanté les beaux Noëls de Saboly au fond de toutes les brousses de notre Empire. Deux Français, ennemis chez eux, ne se retrouvent pas sans plaisir à l’étranger ; mais quand la rencontre a lieu entre Provençaux, s’il en est un d’initié au mistralisme, l’adhésion de l’autre ne traîne pas et cela fait un lien personnel qui s’ajoute aux plus forts et aux plus sacrés.

... Non, cela n’a rien de nouveau ; cela est vieux de trois mille ans. Le poème de la patrie perdue et retrouvée s’appelle l’Odyssée, histoire générale des retours de toutes les guerres de Troie. L’absence ou le souvenir de l’absence imprime au sens de la patrie ses formes les plus vives. L’œuvre de Mistral regorge d’indications très curieuses sur la conscience qu’il en a prise. L’homme qui n’a point bougé de Maillane fait au Chant du soleil cette strophe :

 

            Le soleil, amis, procrée

            Le travail et ses chansons,

            Et l’amour de la patrie...

 

Mais qu’imagine-t-il d’ajouter à l’amour de la patrie ?

 

            ... et ses douces nostalgies !

 

Dans un autre poème, c’est un renégat qui au bord de la mer entend un équipage « chanter marseillais » :

 

            Comme l’eau jaillit sur un coup de rame

                        Un flot de larmes

                        Creva son cœur dur.

            Le dépatrié songe à la patrie

                        Et se désespère

                        D’être chez les Turcs !

 

Telle est cette poésie du lointain qui fait reprendre l’exilé par la terre natale.

Exactement comme le renégat, Jean de Gonfanon, ou comme Mgr Penon exilé, je subis le même phénomène lorsque ma grande flamme mistralienne s’éveilla à Paris.

Paris, un exil ? Il ne faut pas exagérer. L’exil parisien est fort agréable. Ville charmante et belle, admirablement habitée, le goût et l’esprit de Paris sont délicieux ; nos pères, les Méridionaux du Moyen Âge et de tous les temps, l’ont toujours beaucoup aimée. Les raisons de s’en plaindre ne seraient pas dénuées de frivolité.

N’écoutez pas ceux qui vont lamentant l’absence du soleil. Le soleil est un astre intérieur et subjectif. À mon avis, il a mis le monde en chemin une fois pour toutes. Depuis que les planètes tournent et que les cœurs battent, il suffit de penser à lui et de le concevoir avec quelque vivacité.

Un autre plaisir de Paris tient à ce qu’on y trouve en grand nombre les gens du Midi. Dans ma jeunesse, quand je passais ma vie à philosopher en me promenant avec des amis de Cannes, de Marseille ou de Nîmes, on était obligé, pour moi, d’élever la voix. Alors, pour ne pas être compris, nous parlions souvent provençal. Quelle erreur ! Vingt fois il arrivait qu’un passant nous interrompît pour nous donner la réplique ! Cela rendait plus vives nos douces nostalgies...

Les Méridionaux de Paris avaient fini par sentir leur nombre et leur puissance. On a cru pouvoir soutenir qu’il y avait un rapport entre les premières années de la IIIe République et l’afflux des Méridionaux à Paris. À Paris une seconde fois les Latins ont conquis la Gaule, disait une épigramme fameuse d’Alphonse Daudet. Mais la conquête s’est dessinée en dehors de toute politique et s’il nous eût manqué un Gambetta, avec son Midi un quart du Quercy, nous aurions eu comme ministre de Henri V Numa Baragnon, qui était du Midi et demi de Nîmes. Les partis n’y étaient pas pour grand-chose.

Dès 1875 les Méridionaux de Paris s’étaient réunis dans une société qu’ils avaient appelée « la Cigale » : artistes, gens de lettres et hommes politiques. Elle n’était pas spécifiquement de langue provençale. Entre les membres de la Cigale comptaient néanmoins quelques zélateurs de Mistral ; quatre ans plus tard, en 1879, ceux-ci fondèrent, au Café Voltaire, place de l’Odéon, une société dite du Félibrige de Paris.

Ce Félibrige n’a jamais été reconnu officiellement en Provence ; il était toléré et même vu d’assez bon œil pour les services qu’il rendait, et dont le principal était de grouper les jeunes gens venus de Provence et qui pouvaient avoir plaisir à parler ou à lire du provençal.

Pendant mes deux premières années de Paris, toutes les fois que je trouvais le ciel un peu gris, le soleil un peu jaune ou voilé, je quittais mes livres de philosophie et me précipitais sur les félibres. Ainsi, avais-je lu à la file de très près, au-delà de Mireille et de Calendal, la partie lyrique de l’œuvre de Mistral, et senti où allait le mistralisme essentiel.

Je vis comment le grand poète avait éprouvé une émotion mêlée d’angoisse, en découvrant que sa langue, méprisée et laissée au peuple, oubliée des lettrés, méconnue des chefs de sa race, avait joué un rôle immense en Europe, à l’aurore du Moyen Âge. Dans une mesure certaine, bien qu’on l’ait toujours discutée, les lyriques de langue d’oc ont enseigné la France et une partie de l’Europe du nord et du centre : Angleterre, Allemagne, Bohême. Quant aux Italiens du Trecento, ils ont constamment reconnu nos poètes pour modèles immédiats. Chez Dante, cela est manifeste. Et Pétrarque, après Dante, les confesse pour ses maîtres d’amour. Le patriotisme historique déchaînait donc au cœur de Mistral une autre nostalgie, celle de l’époque où sa langue illustre et aulique n’était pas encore tombée aux sujets inférieurs, ni roulée à des grossièretés souvent obscènes, dans un patois sans race, sans discipline supérieure, elle qui avait été impératrice du monde !

Dès lors dans l’humiliation, la colère et la foi, dans l’amour et dans l’espérance, le travail de Mistral a bien été ce qu’il a dit : « Nous avons trouvé la langue provençale vêtue comme une paysanne ou comme une bergère, nous l’avons habillée à son dû, comme une demoiselle. » Œuvre visée dès sa jeunesse, œuvre faite quand je le connus.

Or, voilà qu’à l’hiver du bel an de Dieu 1888, quand les Félibres de Paris mirent au concours un Éloge d’Aubanel, je gribouillai quelques pages, les envoyai : on eut la bonté de les couronner. Plusieurs d’entre mes juges vinrent me le dire ; j’allai les voir : ce fut notre premier lien.

L’été suivant avait lieu un de ces voyages collectifs que le Félibrige de Paris organisait à travers le Midi. Ils avaient pour cela de précieuses facilités. Les chefs du groupe appartenaient à la République avancée : radicaux ou, plus rarement, opportunistes, débris du gambettisme ; ministres déchus ou en fonction – notamment ce Granet, député d’Arles, qui, aux Postes, faisait inscrire la langue provençale entre celles où il est permis de télégraphier en clair – puis des sénateurs, des députés, quelques grands électeurs, signe et matière, organe ou moyen d’une certaine influence chez les Puissants du jour. Aussi obtenaient-ils des subsides et des commandes de plaques ou de statues. Ainsi influaient-ils sur leur propre pays. Des fêtes officielles étaient organisées d’accord avec les conseils des villes, ceux-ci ayant déjà beaucoup évolué vers la gauche. Certaines influences maçonniques pouvaient s’y faire sentir. On en était à la quinzaine d’années qui suivit la suppression des processions dans nos villages. Le parti dirigeant se demandait comment il ferait pour remplacer par des solennités purement civiles les fêtes religieuses que le peuple aimait. Ces promenades et défilés, statufications et discours, pouvaient jouer un bout de rôle à cette occasion. Mais l’ensemble créait un certain mouvement dans le sens du désir et des vœux de Mistral.

À la même époque, Mariéton et quelques Provençaux et Provençales collaboraient à la transformation du théâtre d’Orange, entreprise de Michel d’Orange et de leur chef connu sous le pseudonyme d’Antony Real. On a donné là quelques représentations dont quelques-unes firent courir. Ce but avait été marqué aux pèlerins. Je me joignis à eux.

Et c’est ainsi que, revenant à Paris, j’eus l’occasion de voir Mistral.

Je l’aperçus d’abord au Banquet de la Barthelasse, île du Rhône, au flanc d’Avignon, mais ne fus présenté à lui que le lendemain ou le surlendemain, à la Fontaine de Vaucluse.

 

 

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Vers la fin du XIXe siècle, tous les intellectuels de France et de Navarre avaient mis sur leur table de travail une image de Goethe en contemplation devant la campagne romaine. Rappelez-vous e grand corps étendu, le profil attentif et pur, un accent général d’intelligence unie à la force et (détail qui semble être venu rassembler et, pour ainsi dire, timbrer le chœur des analogies diffuses) le vaste feutre clair de l’espèce qui est dite, aujourd’hui, mistralienne, telle qu’on la fabriquait à Aubagne et que devaient porter, fin du XVIIIe siècle, début du XIXe, les bourgeois campagnards de tous les pays : un portrait de mon bisaïeul, petit percepteur de village, arbore le chapeau de Goethe et de Mistral.

À la Fontaine de Vaucluse, un beau jour d’août 1888, le grand poète rhodanien est donc assis, couché, à peu près de la même manière que l’illustre Rhénan visiteur de Rome, mais tourné de façon à laisser derrière lui le grand ciel et la petite Sorgue qui fuit vers la plaine : au figuier légendaire s’arrête son regard, quand il a cessé de flotter sur le menu peuple de poètes et de pèlerins qui l’environnent de leur cour. Les uns, entre lesquels cinq ou six Parisiennes aux fraîches ombrelles, sont venus assister au spectacle d’Orange. D’autres accourus seulement pour voir et revoir l’Homme qu’ils appellent le chef, le maître, le père...

Je n’étais ni des uns ni des autres, connaissant à fond Mireille et Nerte, Calendal et les Îles d’or, mais ne sachant trop que penser encore de Mistral et du Félibrige, n’y ayant guère réfléchi qu’avec une cervelle de vingt ans : pour être exact et juste, vingt ans et quatre mois.

Jour digne de mémoire ! Oui, j’admirais beaucoup la langue, je comprenais l’immense mélancolie de ce rénovateur, sa volonté de renaissance, mais je me demandais s’il n’avait point affaire à une condamnation sans appel, et c’était à cela que je pensais de toute mon âme en le regardant, lui.

Paul Arène, habituellement plus replié, m’avait promis de me présenter à Mistral. Au moment critique, lorsque je le cherchai des yeux, mon bizarre parrain avait disparu, comme une simple chèvre d’or, et ce fut un autre félibre, Maurice Faure, député de la Drôme, plus tard ministre de l’Instruction publique, qui me présenta, qui se chargea de moi.

Il me donna pour un jeune homme de beaucoup de talent – ce qui ne tira pas Mistral de son rêve – mais de naissance provençale – ce qui me valut aussitôt un regard plein d’intérêt, avec la question :

Mais de quel endroit de Provence ?

Je le dis. L’intérêt s’accrut. Mon pays jouit en Provence d’une belle réputation de bêtise. Mistral n’a jamais voulu y croire. Son œuvre est animée à notre égard d’une bienveillance qui tient du miracle. Tout de suite, le grand poète me parla de mon Martigues, îles et ponts, canaux et lagunes, et du parler de nos pêcheurs, caboteurs, même long-courriers...

Savez-vous, me dit-il, qu’au bout du monde, en Chine, votre Martigues est en train de devenir synonyme de la Provence ? Un jour que je visitais un paquebot des Messageries à Marseille, le portefaix chinois, m’entendant parler provençal, me dit à bout portant : ALORS SABÈS LOU MARTEGAU ?

Un long usage de l’intimité de Mistral me révéla plus tard bien d’autres traits de sa curieuse prédilection pour ma petite ville...

Il n’y était jamais venu.

Je lui dis : Venez la voir, il n’y a pas mieux en Provence. Trois ans plus tard, quand j’eus la grande joie d’y organiser une réception à sa gloire, la Salle Verte du banquet qu’il présida était ornée de cartouches portant des fragments de ses vers, tous plus beaux les uns que les autres, où le nom de Martigues et de ses habitants est mentionné avec la considération et l’honneur dont ils restent dignes :

 

            Es un Martegau qu’a la vesperado

            A fa la cansoun en calant si tis...

            C’est un pêcheur de Martigues qui à la vêprée

            a fait la chanson en calant ses filets...

            

            Un de mi grand (devans Dieu siègue)

            Ero esta conse d’où Martègue...

            Un de mes aïeux (devant Dieu soit-il)

            Avait été consul de Martigues...

 

Il y en avait quatorze ou quinze comme cela.

Plusieurs de ces cartouches de 1891 sont encore gardés à notre musée du Vieux Martigues.

Plus tard, après les élections de 1893, déplorant dans une épigramme la victoire de Camille Pelletan sur un candidat du pays, il avait commencé par écrire :

 

            ... Seloun demoro, soun pategue

            Mai an vouta per èu li mujou doù Martègue

            ... Salon demeure son pâturage

            Et ils ont voté pour lui les muges de Martigues !

 

Mais une jeune fille de chez nous, qui passait par Maillane, lui remontra avec colère que c’était tout le contraire ; les électeurs du canton avaient mis Pelletan en minorité.

Docile à la jeune grâce irritée, Mistral se corrigea pour nous donner le pas sur Salon :

 

            Mai an vouta countre eù lis ome doù Mortègue

            Ils ont voté contre lui les hommes de Martigues.

 

... Où m’emporte le souvenir ? Il faut revenir à Vaucluse.

Dans la brillante après-midi que je conte, Mistral ne se contentait pas de me parler « bourdigue » et « poutargue », il s’informait avec beaucoup de soin de la santé de ceux de mes pays et payses qu’il connaissait. Mes nouvelles n’étaient pas fraîches. Je n’en venais pas, j’y allais...

En répondant tant bien que mal à ses questions, j’éprouvais jusqu’au fond du cœur le charme de la bonhomie et le bienfait de la simplicité du beau prince.

Barrès devait me dire, quelques années plus tard, comme nous quittions le toit royal et papal de Maillane :

Il a bien le génie de l’hospitalité !

N’avait-il pas aussi celui de l’accueil ? L’articulation de sa voix, très nette, n’exigeait de ma surdité qu’un effort d’attention presque insignifiant.

Un sentiment de discrétion m’avait fait faire un geste rapide, pour le saluer, le quitter. Il me retint, en s’appliquant à me mettre à l’aise. Et j’y fus vite, et trop : toute fantaisie qui me chanta en tête me vint naturellement à la bouche.

Il ne s’agit bientôt plus d’exprimer mon admiration pour la sublime liberté de sa poésie ni pour le naturel de sa noble pensée. Un garçon de vingt ans court à l’essentiel, qui est de contredire. Toutes les objections qui, depuis quatre ou cinq ans d’études, me venaient à l’esprit contre le multa renascentur, fondement de l’art mistralien, toutes les difficultés qu’opposait ma pensée critique au « paradoxe » de son action, tous les faits dont je me figurais avoir tiré comme une limite d’airain à sa volonté de héros, je n’eus aucune crainte de les exposer devant lui, qui ne sourcillait pas, et de les présenter comme autant de « fatalités » qu’il lui serait impossible de rompre. J’évoquais la rapidité et la fréquence des communications établies par le moyen nouveau, dit moderne, des conquêtes de la science ; je notais le contact et le mélange des races ; je disais la sensible mort de tous les caractères et insignes locaux... Enfin, la déesse Évolution était à l’honneur.

Mistral ne passait pas pour très endurant. J’ai vu, depuis, l’impatience que lui donnaient de telles sornettes, et ainsi, à distance, ne puis-je m’empêcher d’admirer que, dans cet ancien jour, il ait tout écouté d’un sourire paisible, sans hauteur, ni même résignation apparente. Comme j’en ai honte ! Et que je me sens humilié par la mémoire de cette attention généreuse accordée par un si grand homme à de plates banalités !...

Mais le sujet brûlant finit par être touché quand je dis que le provençal était moins menacé de disparaître que de se corrompre, en se francisant.

Ainsi, fis-je...

À ce point, sa bouche dessina quelque chose comme la flèche d’une riposte. Je m’arrêtai. Mais, arrêté plus fermement encore, il répéta mon mot :

Ainsi ?...

Je me taisais par respect, il insista, je repris :

Eh bien ! Nous avons une langue dont tous les radicaux sont en train de périr, remplacés par des radicaux étrangers. Les terminaisons en o ou en a, c’est-à-dire l’accent, subsiste seul. Dans mon enfance, il n’y a pas très longtemps, j’entendais dire paire et maire, et j’ai entendu pèro et mèro, à mon dernier retour de Paris...

Mais, dit Mistral, les deux ont couru de tout temps, en Provence. « Pèro » n’est pas un gallicisme.

Soit, repartis-je avec audace, mais prenons cadiéro. Tout le monde disait cadièro, et l’on commence à dire chaizo qui n’est que la chaise française avec un accent du Midi.

Ceci, dit Mistral, est un peu plus grave.

Alors ? Si le radical indigène tombe, s’il est remplacé par le radical extérieur et que la terminaison seule reste, est-ce que cette chute, si elle est générale, ne condamne pas à mort notre langue ? Le destin s’en mêle. C’est ce qui arrive de plus en plus. N’est-ce pas ce qui est rationnel et fatal ?

Au fur et à mesure que sourdaient ces bêtises dignes de la philosophie de ce triste temps, le beau front de l’Altissime se déridait, les yeux clairs répandaient une flamme plus fine, et il finit par éclater, mais sans élever la voix.

Nos radicaux ? dit-il, mais que faisons-nous, du matin au soir, nous, les félibres, si ce n’est de changer les radicaux intrus, à peine dignes d’un patois, afin de rétablir les autres, les vieux et les bons ? Le Félibrige n’a été fondé que pour cela. En cette épuration consiste notre restauration de la langue ! La renaissance provençale n’est pas autre chose...

Ainsi s’affirmait et se dressait devant moi la belle et noble image du retour offensif de l’esprit de l’homme et de sa volonté réfléchie, concentrée et disciplinée, quand il lui plaît de s’opposer à quelque flux d’évènements inférieurs à l’humanité.

Ainsi avait-il plu à Ronsard.

Ainsi avait-il plu à Dante.

Ainsi plaisait-il à l’homme qui me disait : – Nous sommes là pour empêcher ce mélange.

L’idée n’en eût certes pas germé toute seule dans un esprit aussi embrumé que le mien de déterminisme historique et brutal. La vie des mots, disait-on : leur vie fatale ! Oui, mais sans le goût et sans la raison, sans la conscience et la volonté : sans l’Homme. Tous les facteurs de l’univers raccolés et recensés, fors le nôtre : l’humain. Les choses marchent toute seules... Et nous n’y pourrions rien !

Même s’il était possible de supposer ce principe juste, connaissions-nous toutes les causes en travail ? Saisissions-nous tout ce qui était ou tendait à être, quand nous nous amusions à décerner nos brevets de fatalité ? Il eût fallu se poser cette question supplémentaire ! J’en étais loin.

La déesse Évolution m’avait fait apostasier toutes les lumières de la raison... Et j’avais surtout oublié, pour ma part, dans le phénomène des langues, cette action de l’esprit des hommes et surtout des grands hommes, lorsqu’ils combattent ces destinées dont ils sont aussi les ministres.

Or, l’un d’eux était devant moi !

Si bien que sa présence me faisait ressentir, comme un blasphème ou un sacrilège, l’avantage que je donnais tout de go à la populace de l’Être, et la vertu que je refusais au Bon, au Meilleur. Quel sophisme que ce défaitisme préalable ! Parler du combat en suspens comme d’une bataille déjà perdue ! Se figurer comme impossible tout engagement de l’homme contre la vie !

Sans s’empêtrer de généralités et d’abstractions fort arbitraires, celui que Mme Mistral, dans un discours à Cannes, a si justement qualifié de « philosophe » s’était mis à rêver silencieusement, et son silence semblait dire au raisonneur en herbe :

Ma foi, petit bonhomme, vous n’aviez oublié que moi !

Mais la semence était jetée. Il vit ma conviction faite. Il n’insista point. L’entretien creusé de légers silences continua de se dérouler en paix, devant le jour ardent qui s’éteignait dans la profonde cuve glauque, où le fantôme de Pétrarque aspirait avec nous des fraîcheurs embaumées.

D’autres idées traversèrent la conversation. Mistral déplora que le Théâtre romain ne portât point le nom que lui donnaient les gens du pays, lou Cièri : ce qui dispenserait de le dire « d’Orange ». Ainsi l’Alhambra dispense de nommer Grenade. Puis il revint à mon grand sujet de Martigues. Mais – je l’avoue – il ne put me tirer de l’océan des réflexions où venait de me perdre la solution rapide de mes Nuées.

Belle heure de ce jour, si beau, du matin de ma vie d’esprit ! Avais-je jamais reçu une plus belle leçon de philosophie ? Avais-je été jamais mieux mis en garde contre la thèse des courants qu’on ne remonte pas ?

Je ne pus jamais me défendre de me reporter à cette journée toutes les fois qu’il m’arriva, vingt ou vingt-cinq ans plus tard, de recevoir de Maillane la carte ou la petite lettre que terminait souvent une souriante et magnifique salutation rituelle : « Et cum spiritu tuo. »

– Mon esprit ? me disais-je alors : que fut bien devenu ce malheureux esprit sans le Sien ?

 

 

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*    *

 

L’année suivante – 1889 – l’histoire mistralienne connut un petit évènement de haute importance pour la carrière que je raconte : la réédition très augmentée du recueil lyrique publié quatorze ans auparavant. Les anciennes Îles d’or y perdaient leur préface étincelante, qui fut reportée aux Mémoires ; mais que de compensations !

J’y reçus un second coup de foudre, celui qui gouverna toute la suite de mes réflexions sur cette poésie sans pareille telle qu’elle m’apparut et continua de chanter dès alors en moi.

De là date un de mes meilleurs rêves manqués : faire un livre, un grand livre de critique, sur l’art et le génie de Mistral.

De ce qui en a été dit, sauf l’incomparable élévation de Lamartine, rien ne m’a complètement satisfait. Partout, les meilleurs ont insisté, non sans raison, mais avec excès, sur les qualités épiques ou idylliques de ce grand art. On parle toujours de Mistral comme d’un grand virgilien, ayant accompli le triple cercle des Bucoliques, des Géorgiques, et de l’Énéide. On lui fait dire, non sans justesse, le Cecini pascua, rura, duces... Mais, est-ce tout ? Est-ce même la forme capitale de son génie ? Nous avons des chants lyriques d’Homère, nous n’en avons pas de Virgile, nous en avons de Mistral.

Mon rêve aurait été de prendre chacun de ses poèmes : Mireille, Calendal, le joli conte de Nerte, la tragédie de la Reine Jeanne, le Poème du Rhône, et après avoir fait l’exposé complet de leur fable, en avoir extrait et retenu autant que possible ce que nos anciens maîtres en auraient appelé les beautés, les plus notables endroits narratifs, et m’en être montré, comme il convient, l’admirateur passionné, j’aurais posé la plume et regardé mon public en riant.

– Eh ! oui, aurais-je dit à Messieurs mes lecteurs et à Mesdames mes lectrices. Mais je vous ai laissés au tiers ou au quart de la vraie grandeur du poète, il reste à vous montrer le principal, qui est d’un très grand lyrique. Et non pas seulement parce que le récit de Mistral est un chant autant et plus qu’un discours, ΕΠΟΣ, récit chanté comme c’est le cas de l’Iliade, de l’Odyssée, de l’Énéide et, plus encore, de Jérusalem délivrée, de Roland furieux et de la Comédie de Dante ou des Lusiade de Camoens. Mais pour l’autre raison encore : ce qui relève, aide, soutient, pousse, élève, conduit tout le mouvement du poème, c’est presque toujours, c’est surtout quelque nouveau chant qu’il intercale dans le premier. Prenez Mireille. Elle est à peine commencée, vous avez la chanson du Bailli de Suffren. Au chant II, c’est le gracieux appel : Chantez, chantez, magnanarelles. Au chant III, c’est la chanson de Magali. Au chant V, après le combat et la blessure de Vincent, les longues reprises :

 

            La Crau était tranquille et muette

            Là-bas, là-bas son étendue

            Se perdait dans la mer et la mer dans l’air bleu.

 

Flammes chantantes qui semblent avoir été placées là pour donner au poème essor et direction.

Quand le récit qui suit a fini de nouer sa péripétie capitale, la même voix remonte, et c’est au chant X la prière aux Saintes : « Je suis une jeune fille – qui aime un jouvenceau – le beau Vincent ! Je l’aime – chères saintes de tout mon cœur... » Alors aux plaintes du récit, les deux derniers chants entrelacent la diversion musicale tirée de l’histoire profane ou sacrée du pays. On ne peut pas nier que le succès de Mireille ait, en grande partie, procédé des rallonges lyriques imposées à l’action.

Calendal se recommande par des vertus analogues. Dès la première strophe, le récit épique prend un ton de rêverie chantée, à la gloire de nos héros :

 

Âme de mon Pays – toi qui rayonnes, manifeste, – et dans sa langue et dans son histoire – quand les barons picards, allemands, bourguignons – serraient Toulouse et Beaucaire – toi qui de tous les côtés enflammas – contre les noirs chevaucheurs – les hommes de Marseille et les fils d’Avignon.

Par la grandeur des souvenirs – Toi qui nous sauves l’espérance – toi qui, dans la jeunesse, et plus chaud et plus beau – malgré la mort et le fossoyeur – fais reverdir le sang des pères – toi qui, inspirant nos doux trouvères, – fais ensuite sonner, comme le mistral, la voix de Mirabeau.

Car les grandes ondes des siècles – et leurs tempêtes et leurs orages – ont beau mêler les peuples, effacer les frontières, – la terre mère, la Nature, – nourrit toujours sa progéniture – du même lait, sa dure mamelle – toujours à l’olivier donnera l’huile fine.

Âme sans cesse renaissante – Âme joyeuse et fière, et vive, – qui hennis dans le bruit du Rhône et de son vent – âme des sylves harmonieuses – et des golfes pleins de soleil, – de la patrie, âme pieuse, – je t’appelle, incarne-toi dans mes vers provençaux ! »

 

Il serait facile de suivre du doigt, à travers Calendal, la même insertion du lyrisme : le branle des gueulards, la voluptueuse danse de Fortunette, l’étonnant aperçu de la Côte d’Azur, val d’amour, encensoir, qui ne ressemble à rien et laisse loin derrière lui les plus magnifiques énumérations de la grande école classique. On peut relire Chénier à ce propos. L’admirable poète de l’Aveugle parle, cite, dénombre : son chant demeure une parole. La musique de Mistral fait presque une danse. Tout y est donné au mouvement, à l’accent, à l’immatérielle impulsion d’on ne sait quel céleste rayon, de quelle idée astrale.

Nerte est peut-être le poème qui prêta le moins à ce penchant de son génie. Simple nouvelle, petit conte mystique, les entrelueurs de lyrisme y font de discrètes échappées ; mais les adieux de la nonette à sa chevelure, le discours de Rodrigue sur les puissances du Malin, certain dialogue du Pape et du Roi sur l’avenir de la Provence, de l’Espagne et de l’Italie, ouvrent de vastes baies par lesquelles s’envole le chant – si modéré qu’en soit le rythme, et refréné le ton.

En revanche, la Reine Jeanne a mérité l’épigramme de Jules Lemaître : une tragédie en chansons, ce qui la rend conforme aux plus antiques origines de l’art d’Eschyle et de Sophocle. Entre les plus beaux chants du Bouc, comme disaient les Grecs, le théâtre moderne en a peu de comparable à ce chœur des rameurs de la Galère royale :

 

J’entends, moi, le sifflet – du maître d’équipage – adieu le joli rire – des filles du rivage.

– Sifflet ou non sifflet – comme si ce l’était, allons-y tout de même – lanlire, lanlère – et vogue la Galère !...

J’entends le carillon – de Sainte-Réparade. – De Naples à Avignon, – nous n’avons qu’une traite. – Le carillon ou non – faisons comme s’il l’était, – lanlire, lanlère...

 

Ainsi, comme le dit la Reine de Naples, Comtesse de Provence, sur cette Mer latine :

 

            ... Moitiés nus, les rameurs balancent

            À l’antique le branle de leur corps : ils se ploient

            Et se dressent tous ensemble et murmurent encore

            Le céleusme plaintif qui leur donne l’accord.

            Bravo, mes galériens !

 

Les galériens reprennent :

 

Je vois un grand portail – couvrant toute la route... Portail ou non portail, – faisons comme si ce l’était, – lanlire, lanlère – et vogue la galère.

Moi, je vois le château – de la fée Morgane... château ou non château...

Je vois un brigantin – qui cingle devers nous... Un brigantin ou non – faisons comme s’il l’était...

... Moi, je vois Garlaban – avec la Sainte-Baume – ramons, pieds sur les bancs – la Magdeleine embaume. – Si ce n’est Garlaban – faisons comme si ce l’était, – lanlire, lanlère – et vogue la galère...

 

On ne rouvre pas ce vieux livre immortel sans respirer à toute page les réactions violentes d’une passion historique et philosophique rêvée.

La Reine Jeanne était entrée fort avant dans l’esprit de Mistral : « Vers Jeanne et Cléopâtre », disait-il, son cœur déçu « rêvait amoureusement ».

Quelles brillantes et fines complaintes il faisait trousser au petit page en forme d’épigramme : Ah ! médisants, vous pouvez me dire – qu’elle est moitié couleuvre – moitié femme...

Et la douce et dure romance d’Auphan de Sisteron : Au chemin des amoureux – l’un y perd et l’autre y gagne... Et les enthousiastes explosions du cri populaire : Si majestueuse – avec sa fierté, – comme elle est gracieuse – dans sa majesté. – Elle est la colonne – de notre zénith ! – Elle est la Maguelone – des vieux Provençaux.

Et les sentencieuses doléances finales répandues sur les fatalités olympiennes :

 

Qu’il pleuve, qu’il neige – qu’il tombe du gland, – tout doit relever, – du firmament sombre ! – qui monte ou descend – dans le ciel fleuri, – au bout de l’échelle. – Tout cela est écrit...

 

J’ai grand-peine à me détacher de ce très grand livre ! Voici devant moi l’exemplaire de sa première édition, parue peu de semaines après la réédition des Îles d’or. J’avais fait l’article rituel et dû sur ce dernier livre, et demandé au Maître de bien vouloir me faire parvenir le nouveau. Il le fit, mais il mit sur la première page cette belle dédicace en calembour : Té, Mau-Ras, manjo e bëu (Tiens, Mal-Rassasié, mange et bois). J’ai beaucoup bu, en effet, et beaucoup mangé, sans jamais m’assouvir, à cette table mistralienne. L’essentiel de mon cœur y trouva le meilleur de ses aliments. Et toujours le même ! Celui qui nous portait en haut. Celui qui faisait chanter autour de nous, en nous, ce qu’un autre poète appelait « la plus haute corde de la lyre ».

Achevons la revue des grands poèmes.

Le Poème du Rhône n’est point marqué du même caractère de lyrisme que la Reine Jeanne. Mais, à chacun de ses vers blancs, l’élan et l’essor lyrique se font sentir.

L’étude en serait minutieuse et longue. Si le livre que je regrette de ne pouvoir écrire eût été matériellement possible, rien n’eût été plus facile ni plus amusant que l’analyse de ce détail : qu’il s’agît des femmes de Condrieu, des matelots du Caburle ou des villes du rivage, comme Valence,

 

                         Les filles de Valence

            Sont molles en amour, les Provençales

            Le font, la nuit, le jour...

 

– ce qui est plus dansé qu’écrit – et l’appel de Diane de Poitiers, Comtesse d’Étoile et de Valentinois, et celui des bergers des Alpes, superposés aux fantômes d’Annibal et de Bonaparte – et, à plus forte raison, tout ce qui concerne les amours du Prince de Hollande et de la petite chercheuse d’or ; c’est par le souple et rapide mouvement de ce Rhône que la dernière génération des Mistraliens de Paris – oui, de Paris – recrutée dans un monde de langue d’oïl – fut si émue de voir la parole humaine, ses souvenirs, ses connaissances, associés à des émotions qu’on eût appelées telluriques et qui jaillissaient inopinément vers le ciel, parce que c’est ainsi que leur destin l’exige et que nulle force de la nature ou de l’art ne les empêchera de monter. Ainsi le veut la servitude ou la liberté du poète. Il ne serait pas lui-même s’il l’aliénait.

À la différence de la plupart de ses égaux et de ses modèles, Mistral ne s’est jamais laissé interdire de passer d’un rythme à l’autre s’il lui plaît de se mettre à chanter. Dante peut introduire dans sa Comédie des stances en provençal et ainsi changer de langue, il reste fidèle à son mètre. Mistral, qui ne mêle ni gascon ni limousin à son dialecte, passe d’un mètre à l’autre, au cours de son poème, sans la moindre difficulté. C’est qu’il a besoin d’étendre, d’élever, de varier, ou de modérer la chanson. Le démon lyrique le mène.

Ainsi furent bâties en rêve les deux premières parties du livre « exact » et du livre « complet » que je projetais sur Mistral.

Ayant ainsi montré quel démon lyrique le mène – ayant, pour ainsi dire, écrémé de ses récits, contes et idylles, ce qui en forme le sens premier, le chant profond – alors et alors seulement je me serais permis d’aborder les deux Recueils où s’exprime cette âme, où se tend cette lyre, où sonnent sa Nature et sa Grâce et sa Volonté : le recueil des Îles d’or et le recueil des Olivades.

Un critique, un seul, je crois bien, a contesté le lyrisme de Mistral. Pitié ! Plaignons, passons ; il devrait suffire à tout Provençal de jeter un regard au fond de lui-même :

– Vois ce que tu étais avant d’avoir connu les incantations mistraliennes, vois ce qu’elles ont fait de toi.

Métamorphose comparable à celle de la Belle et la Bête pour quiconque a brouté cette rose de feu !

De la plus rieuse à la plus grave, de la plus simple à la plus savante, qu’il s’agisse d’un conte villageois ou d’un symbole platonicien, ces pièces ont en commun le caractère de la sublimité. Parfois la sublimité du ton. Toujours le genre du sublime, qu’il faut dire de perfection. La bonhomie n’en est pas exclue, ni l’allure pédestre. Comme chez l’ami de Virgile, le pur, le grand Horace, certains sommets donnent le vertige ; d’autres tendraient à faire penser que, après tout, ni les dieux, ni les saints, ni les héros ne sont si loin de nous ! Peut-être nous suffirait-il d’avoir des yeux attentifs, et un peu sensibles, pour nous rendre compte que le surnaturel le plus céleste vit et parle, et se meut, à portée de nos mains de chair.

Exemple, le poème tiré du chapitre des Îles d’or intitulé les Rêves, cette Communion des saints.

 

Elle descendait en baissant les yeux – l’escalier de Saint-Trophime. – C’était à l’entrée de la nuit, – des vêpres on éteignait les lumières. – Les saints de pierre du portail, – comme elle passait, la bénirent. – Et de l’église à sa maison, – avec les yeux l’accompagnèrent.

Car elle était sage ineffablement, – et jeune et belle, on peut le dire, – et dans l’église, nul, peut-être, – ne l’avait vu parler ou rire. – Mais quand l’orgue retentissait – pendant qu’on chantait les psaumes, – elle se croyait en paradis et que les anges la portaient.

Les saints de pierre la voyant – sortir tous les jours la dernière – sous le porche resplendissant, – et s’acheminer dans la rue, – les saints de pierre bienveillants – avaient pris en grâce la fillette – et quand la nuit le temps est doux, – ils parlaient d’elle dans l’espace.

– Je voudrais la voir devenir, – disait saint Jean, nonette blanche, – car le monde est orageux, – et les couvents sont des anses paisibles. – Saint Trophime dit : Oui, sans doute ! – mais j’en ai besoin dans mon temple, – car, dans l’obscur, il faut la lumière – et dans le monde, il faut des exemples.

– Ô frères ! dit saint Honorat, – cette nuit, dès que se lèvera la lune – sur les lagunes et dans les prés, – nous descendrons de nos colonnes, – car c’est la Toussaint ; en notre honneur, – la Sainte Table sera mise... – À minuit, Notre Seigneur, – aux Aliscamps dira la messe.

– Si vous me croyez, dit saint Luc, – nous y conduirons la jeune vierge, – nous lui donnerons un manteau bleu – avec une robe blanche... – Et cela dit, les quatre saints, – tels que la brise s’en allèrent ; – et de la fillette, en passant, – ils prirent l’âme et l’emmenèrent.

– Le lendemain, de bon matin, – la belle fille s’est levée... – elle parle à tous d’un festin – où, en songe, elle s’est trouvée. – Elle dit que les Anges étaient dans l’air – qu’aux Aliscamps table était mise, – que saint Trophime était le clerc – et que le Christ disait la Messe.

 

Lisons maintenant l’une des plus belles chansons qui soient sorties du cœur du grand poète.

Son Ode à la race latine peut d’abord étonner un peu : ce chef-d’œuvre porte un refrain. Sauf en des cas très particuliers la grande poésie s’abstient de ce trivial appendice. Le refrain est courant chez Mistral. Non point seulement parce qu’il pensait remonter ainsi aux origines de la poésie chantée ; une mnémonique utile faisait corps avec son programme de renaissance linguistique et littéraire : quel homme pris entre mille saurait bien une chanson qui n’aurait pas de refrain ?

Les refrains de Mistral contiennent d’ailleurs une force et une vertu singulières. À regarder de près celui de l’Ode à la race latine, on le voit correspondre, dans les hauteurs de la conception du poète, à de divins appels dionysiaques, quand y semble contredire la suite des strophes, toute apollinienne.

« Agis », dit le refrain. « Mais, répondent les strophes, tout est déjà parfait, notre passé latin est déjà si grand et si beau !...

Agrandis, embellis-le... »

Couchés, au ras de l’horizon, de séculaires vendangeurs dorment dans les vignes. Le poète leur chante :

« Relève-toi, race latine, – sous la chape du soleil ! – le raisin brun bout dans la cuve, – et le vin de Dieu va jaillir. »

Ils se relèvent donc. Le poète est le premier debout : « Sous ta chevelure qui se dénoue, – au souffle sacré du Thabor, – tu es la race lumineuse qui vit d’enthousiasme et de joie ; – tu es la race apostolique – qui met les cloches en branle ; – tu es la trompe qui publie, – tu es la main qui jette le grain. »

Se sont-ils recouchés ? Il les apostrophe :

« Relève-toi, race latine, – Sous la chape du soleil ! – le raisin brun bout dans la cuve – et le vin de Dieu va jaillir. »

Les voilà relevés pour écouter la grande et grave vérité de leur sang, de leur langue, de leur terre-mère :

 

Ta langue-mère, ce grand fleuve – qui, par sept branches se répand, – versant l’amour, versant la lumière – comme un écho du Paradis, – ta langue d’or, fille romane – du Peuple-roi, est la chanson – que rediront les lèvres humaines, – Tant que le Verbe aura raison.

Relève-toi, race latine...

À l’étincelle des étoiles – allumant la mèche de ton flambeau, – tu as, dans le marbre et la toile, – incarné la suprême beauté. – Tu es la terre de l’Art divin – et toute grâce vient de toi, – tu es la source d’allégresse, – tu es l’éternelle jeunesse.

Relève-toi...

Des formes pures de tes femmes – les Panthéons se sont peuplés ; – à tes triomphes, à tes larmes, – tous les cœurs ont palpité ; la terre fleurit quand tu es en fleur ; – de tes folies chacun devient fou ; – et dans l’éclipse de ta gloire – toujours le monde a pris le deuil.

 

Ainsi, contrairement au refrain qui s’incline sur des dormeurs, la strophe verticale monte et ne cesse de monter. Elle est au zénith :

 

Ta limpide mer, la mer sereine – où blanchissent tant de vaisseaux – frise à tes pieds sa molle arène – en reflétant l’azur du ciel. – Cette mer toujours souriante, – Dieu l’épancha de ses splendeurs – comme la ceinture étincelante – qui doit lier tes peuples bruns.

Relève-toi, race latine...

 

Cette Ode magnifique, insérée dans la dernière édition des Îles d’or, se rattache à la série des chants d’histoire provençale, où le lyrique s’était montré orateur et tribun.

Commencée en 1860, cette série se prolongea au-delà de 1888, dans l’admirable Éclaboussure.

 

On ne saura jamais ce que Mistral a fait de nous si l’on n’a lu quelques extraits de ces poèmes majeurs : force de pensée, rythme de la parole, essor du chant, tout était réuni pour cette céleste fascination.

Toutes les fois qu’il lui a plu de mettre en mouvement cet extraordinaire mélange de passé et d’avenir, Mistral apparaît le plus grand des poètes politiques : déduisant ce qui sera de ce qui fut, ses Sirventès ont la force, le sens, la plénitude, d’un psaume de Mort et de Résurrection. Exemple, la Comtesse, cette allégorie de Provence qui a perdu tout ce qu’elle avait par l’esprit centralisateur auquel a cédé sa sœur, cette sœurâtre qu’elle avait « d’un autre lit ».

 

– Moi, je suis une Comtesse – qui, de sang impérial – en beauté comme en noblesse – ne craint personne loin ni haut – et pourtant une tristesse – de ses yeux voile l’éclair.

Ah ! si l’on savait m’entendre. – Ah ! si l’on voulait me suivre. – Elle avait cent villes fortes, – elle avait vingt ports de mer, – l’olivier devant sa porte – jetait ombre douce et claire ; et tout fruit que terre porte – était en fleur dans son verger.

Ah ! si l’on savait m’entendre ! – Ah ! si l’on voulait me suivre !

Elle avait pour sa couronne – blé, olives et raisins, – elle avait des génisses farouches – et des chevaux sarrasins...

 

Passé rêvé, plutôt qu’embelli ! L’évocation des gloires disparues alterne avec le paysage immuable : tout ce que nous savions de nos pères, tout ce que nous voyions de la terre de la patrie, il n’est rien qui soit plus prenant. Non, rien, sinon peut-être certaines strophes des poèmes oratoires dont la chanson connue de la Coupe fait le modèle, mais qu’explicite à la perfection l’Ode aux trouvères catalans.

 

Frères de Catalogne, écoutez ! On nous a dit – que vous faisiez au loin revivre et resplendir – un des rameaux de notre langue : – frères, que le beau temps épanche ses ondées – sur les olives et les raisins – de vos champs, collines et vallées !

Du Comte Béranger, frères, il nous souvient bien, – lorsque, de Catalogne amené par un bon vent, – avec ses voiles blanches, – il entra dans notre Rhône, et qu’il reçut la main – et la couronne et les diamants – de la Princesse Douce.

Provence et Catalogne, unies par l’amour, – mêlèrent leurs langages, leurs coutumes, leurs mœurs ; – et lorsque nous avions dans Maguelonne, – lorsque nous avions à Marseille, à Aix, en Avignon, – quelque beauté de grand renom, – vous en parliez à Barcelone.

Cent ans, les Catalans, cent ans les Provençaux – se partagèrent l’eau, et le pain, et le sel : – et (que Paris ne s’en offusque point !) – jamais la Catalogne ne monta plus haut en gloire, – et toi, Provence, plus jamais – tu n’eus de siècle aussi illustre !

... Il y avait sans doute des tueries à grands coups de hache, – et la lutte incessante, et partout plaies et trous – mais le feu chauffe, s’il dévore ! – Alors nous avions des consuls et de grands citoyens –qui, lorsqu’ils sentaient le Droit dedans, – savaient laisser le Roi dehors.

Fussiez-vous Roi de France, et Louis VIII votre nom – et Cent mille Croisés pour armée, Avignon – barricadait ses portes. – La ville était brisée ; était broyée, rasée... Mais notre libre Consulat – avait fait tête à l’arme blanche.

De Pierre d’Aragon, frères, il nous souvient bien : – Suivi des Catalans, il vint comme le vent – branlant sa lance bien pointue. – Le nombre et le destin accablent le bon droit : – devant les remparts de Muret – ils moururent tous à notre aide !

Alors, comme le clerc au prêtre – depuis, le Provençal répond au Catalan – à travers l’onde qui soupire : – à travers la mer, aussi, à certaines heures, – vers Barcelone tendrement – Barcelonnette se retourne.

Maintenant, pourtant il est clair, maintenant pourtant nous savons – que dans l’ordre divin tout se fait pour un bien : – les Provençaux, flamme unanime, – nous sommes de la grande France, franchement et loyalement ; – les Catalans, bien volontiers, – vous êtes de la magnanime Espagne.

Car enfin à la mer doit tomber le ruisseau – et la pierre au tas de pierre : des perfides froidures de l’Équinoxe – le blé serré se préserve mieux ; – et les petits vaisseaux pour naviguer en sûreté, – quand l’onde est noire et l’air obscur, – doivent naviguer de conserve.

Car il est bon d’être le nombre, il est beau de s’appeler – les enfants de la France, et, lorsqu’on a parlé, – de voir courir, sur les peuples, – de soleil en soleil, l’esprit de renaissance, – et briller la main de Dieu – de Solférino à Sébastopol !

– Mais une fois passés les jours de la tempête, – une fois qu’au timon chante le timonier – et que la mer est aplanie, – pour suivre son étoile ou jeter son filet, – chaque vaisseau, de-ci, de-là, à sa fantaisie se disperse.

Ainsi arrive l’heure où chaque nation, – contente de son lot et franche d’oppression, – dressera ses épis comme un bel orge – où peuvent les oiseaux, les papillons, les fleurs, – mêler leurs chants et leurs couleurs, – sans vitupère ni discorde.

Et la France et l’Espagne, en voyant leurs enfants, – se réchauffant ensemble aux rayons de la patrie, – chanter Matines aux mêmes livres – vont se dire : « Les Enfants ont, certes, assez de raison : – laissons les rire et jouer ensemble, – maintenant ils sont d’âge à être libres. »

Et nous verrons, vous dis-je, à la moindre cité – redescendre, ô Bonheur ! la liberté antique – et l’amour seul joindre les races ; – et si jamais se montre la serre noire d’un tyran – toutes les races bondiront – pour chasser l’oiseau de proie.

 

Telle est cette première physionomie de Mistral entre 1860 et 1870, de sa trentaine à sa quarantaine, telle que nous ne pûmes que la deviner : et le rayon tardif des flambées quarante-huiteuses s’y allonge assez clairement.

Un de ses fils spirituels, mon vieil ami regretté Marius André, a raconté comment un certain séjour à Paris enleva à Mistral quelques illusions. Entre les fédéralistes latins qu’il y rencontra, beaucoup étaient plus désireux de noyer les peuples dans la même uniformité de l’individualisme révolutionnaire que de les rétablir sur leur terre et dans leur foyer comme il le voulait, lui.

Ces cosmopolites le firent se sentir plus profondément national.

Un grand et beau sens de la fraternité latine lui restait chevillé dans l’âme. On le voit par le magnifique « salut » de 1868 aux mêmes amis Catalans :

 

Provence et Catalogne, amis, sont deux campagnes, – deux sœurs que la Lumière en riant, enfanta. – Un jour les amoureux entrèrent en campagne... – Adieu ! l’une donna sa main au Roi d’Espagne, – à celui des Français l’autre se maria.

C’est égal, vive Dieu ! Les nobles et fortes races – n’oublient jamais les splendeurs de leur sang. – On a beau dire : « Taisez-vous, vos gloires sont mortes ! » – Nous autres, qui savons ce que porte l’histoire, – ensemble, nous trinquons au bout de cinq cents ans.

Ô Frères, que nous font les frontières ennemies et les noms différents de Français, d’Espagnols ? – Malgré tout, plus que tout, la sympathie nous lie : – si la mer est immense et vaste la garrigue, – nous les passerons bien, car nous sommes rossignols.

Conservons du passé les grandes fondations : – les arbres aux racines profondes sont ceux qui montent haut ; – mais nous tenons l’œil ouvert autant que la mémoire ; – vers le libre avenir, clarté qui toujours croît, – cheminons confiants, sans peur et sans ressaut.

Cependant, si quelqu’un trouvait embarrassante – notre Cause, jeunesse, en avant, toujours ! Il est beau, – comme Majorque en fleurs, de lutter avec courage, – contre le battement de la mer envieuse – et de ne pas subir l’uniforme niveau !

 

Cette Majorque en fleurs sur la mer envieuse mérite de rester pour l’éternel symbole des résistances de l’esprit qualifié aux rages de la matière, à ses fanges impures, à son chaos niveleur.

Dix ans plus tard, c’est la même pensée, la même volonté, le même cœur, au Capitole de Toulouse, quand le poète est venu remercier l’Académie des Jeux floraux.

Assailli de ridicules reproches de « séparatisme », le poète répond à l’agresseur par une table de bienfaits dont il a couvert le pays :

 

Ainsi le Félibrige, enfant de la Provence – réveillait en chantant le Midi endormi ; – et des brins d’olivier que pousse la Durance – il couronnait gaiement les joies et les souffrances – du peuple, son ami.

Aux peuples il apprenait la grandeur des Ancêtres ; – il lui sauvait sa langue et son nom ; il lui faisait – respecter les coutumes, honorer les croyances ; – enfin de la patrie, il était comme le prêtre, – et il la bénissait.

Pareil au soleil de juin qui adoucit la merise, – ainsi le Félibrige, tempérant les querelles – de l’âpre politique où le cœur hait, – POUR LA FRANCE faisait croître des patriotes – enthousiastes du pays...

E pèr Franço fasiè creisse di patrioto

Afouga dou païs...

 

Je n’oublierai jamais le regard radieux du jeune écrivain et orateur de nos amis Albert-Bertrand Mistral, qui avait épousé la nièce du Maître, quand il eut pris garde à ce dernier distique : « Pour la France : « Et mon oncle, dit-il, est encore traité de mauvais Français ! »

Albert-Bertrand Mistral est tombé au Chemin des Dames le 7 juin 1917. Mais son oncle qui était déjà le maître du patriotisme français n’avait pas besoin du témoignage de ce beau sang.

Et le poème continuait avec le même feu de regret, et d’espérance :

 

À Toulouse vivante, à Toulouse qui chante – et qui chante avec plaisir les refrains de Mengaud, – j’élève mon salut et je dis : Ville Sainte, – au soleil à jamais, épanouis-toi puissante ! – À jamais fais-nous joie !

Les Sages te nommèrent la Cité de Pallas ; – et, l’âme du Midi, réfugiée en toi, – chevaleresque et digne tu as traversé les âges... – Mais écoute : Si tu veux que le sang Tectosage – maintienne sa vertu.

Oh ! maintiens ta langue historique... Elle est la preuve – qu’en tout temps, haut et libre, tu portas ton blason : – Dans la langue, un mystère, un vieux trésor se trouve... – Chaque année le rossignol revêt des plumes neuves, – mais il garde sa chanson !

 

Ce chant d’histoire illustre et complète les précédents. Néanmoins sans en rien contredire, il les concentre à peu près dans la seule défense de la langue d’oc.

On a vu pourquoi !

Depuis que la méditation de Mistral avait découvert les caractères – moins fondateurs que destructeurs – du mouvement fédéraliste européen, il avait, dès 1871, écrit, pour lui-même comme une confession, la page douloureuse intitulée le Rocher de Sisyphe où est enregistrée l’agonie des rêves du progrès démocratique, libéral, international.

 

Nous étions autrefois un peuple. Notre Roi – était à Aix. Nous écrivions nous-mêmes nos lois, – Nous conservions la langue qu’elle-même, la nature – nous mettait sur les lèvres ; et, sous l’œil des femmes, – le dimanche, après les vêpres, avec les souliers minces – nous faisions la farandole au son du tambourin. – Puis un jour, ennuyés de ce bonheur, – l’envie nous prit de nous fondre dans la France. – Allons-y ! Tout de suite, glorieux petits Français, – de nos anciens usages nous empilons un tas – et nous brûlons tout. Adieu la mémoire des Ancêtres ! – L’amour du Gai Savoir, la splendeur des Trouvères, – le Chaperon des Consuls avec sa liberté – Adieu ! Adieu !

– Vertus, bonheur d’antan, vous n’étiez que des fables : – dans Aix, un sous-préfet remplace nos Comtes. – Nous avions les braies courtes et nous sautions joyeux ; – maintenant, nous les aurons longues, mais en nous surmenant. – Nous avions à la Noël la bûche bénie – dans la maison paternelle ; maintenant nous irons par loyer. – C’est bien ; nous voilà un grand peuple, et vive la Nation ! – La France unie et forte, et de noble ambition – altérée, conquiert, brille, éblouit, – dans la guerre et la paix également illustre.

Ça ! encore un effort ! À ton apogée, – reine, tu vas parvenir... Non, ce serait dommage ! Au carrefour, droit sur les bornes, – entendez crier au vent les prophètes à la mode : – Plus de patrie ! À bas les frontières ! Nations, – les gloires nationales sont des abominations ! – Table rase ! écrasons le passé, quel qu’il soit ! – L’homme est Dieu : aujourd’hui, il n’est personne qui n’ait les yeux ouverts !

– C’est cela, Français, vive l’humanité ! – Et notre patrimoine, notre héritage légitime, – nous le répudions ou nous le gaspillons. – L’antique loi du Christ qui nous servait de tour, – et qui, morts, nous ouvrait son radieux paradis, – ingrats, nous l’adjurons comme une chose embarrassante... – Qu’est-ce que Jeanne d’Arc, et saint Louis et Turenne !... – Cela est vieux, rouillé, fruste comme les liards... – Quelle nécessité, d’ailleurs, de toujours ressasser – Bouvines, Denain, Lodi, Austerlitz, Iéna ! – Le dieu des armées, gorgé de cervelles – et de sang, a vécu : place à l’ère nouvelle !

Pendant que nous sablons la bière de Strasbourg – terribles, tout à coup les tambours rappellent, – et se ruant sur nous, les peuples, – nos frères – nous brisent le verre entre les dents... Empereur, – Sois maudit, maudit, maudit ! Tu nous as vendus... – et, réveillés en sursaut, éperdus, nous courons, – de rage nous fracassons la colonne Vendôme ; – nous effondrons les dômes de nos monuments, – nous brûlons Paris, nous tuons les prêtres ; et ensuite – nous reprenons, efflanqués, le rocher du Progrès.

 

Telle est l’évolution mistralienne. – La même qui a été suivie, vingt ans plus tard, par quelques jeunes gens que la nouvelle édition des Îles d’or éveillait et illuminait.

J’en étais. Et de ma place obscure, j’essayais d’en entraîner d’autres en ce beau sillage. Il ne faut pas en oublier le point de départ : le Chant lyrique de l’action fait corps avec toute la vie de Mistral, elle est l’âme même de sa poésie.

 

 

*

*    *

 

Le livre ainsi rêvé doit être interfolié à cette page pour expliquer notre état d’esprit et d’âme. La lyre du nouvel Amphion bâtisseur de villes et rénovateur de nations n’était pas conçue le moins du monde comme un simple mode littéraire.

Nous en éprouvions la puissance, et nous y cédions de tout cœur.

À l’appel de cette Comtesse, qui doutait qu’on sût l’entendre et qu’on voulût la suivre, notre jeunesse répondait qu’elle savait, qu’elle voudrait. Et c’est la vraie raison pourquoi, le 11 août 1891, le grand poète, pressé de notre instance, vint recevoir, en mon Martigues, un de ces triomphes que nos anciennes républiques lui préparaient un peu partout.

Membre de la Cigale parisienne, secrétaire du Félibrige de Paris, je n’étais pas sans titre personnel pour y inviter mes collègues du Nord. Et puis, j’avais eu la chance de rendre un petit service public à nos pêcheurs, victimes d’une terrible gelée de l’étang de Berre : pour les justes indemnités de leurs filets détruits et de tout le poisson perdu, une trentaine de mille francs leur avaient été alloués après une vive campagne : alors, la Prudhomie, le Conseil municipal, le Comité des Fêtes s’étaient mis à mon entière disposition, malgré mon extrême jeunesse. On avait adopté mon idée d’apposer sur la façade du vieil hôtel de Pradines, devenu notre Mairie, une plaque de marbre à la gloire de Gérard de Martigues, dit Gérard Tenque, fondateur de l’Hôpital de Jérusalem, et par conséquent des Chevaliers de Rhodes, puis de Malte. On m’avait même demandé de rédiger l’inscription. Mais, ayant mis par écrit un texte, je le fis passer par Maillane, afin de le soumettre à la révision de Mistral. Or, que fit ce grand homme ? De sa fine et claire et belle écriture, le poète divin copia mon papier tel quel et le mit à la poste.

Mes lignes, reçues avec le respect que l’on imagine, furent gravées sur le marbre auguste, scellées sur la vieille muraille et, depuis près d’un demi-siècle, ses caractères noirs ou roses, suivant l’enduit qui les ravive, étincellent à nos soleils :

 

L’AN DOU SANT CRIST MILO QUARANTO – DINS NOSTO CIÉUTA DOU MARTÉGUE – NASQUÉ – LOU BÉNUROUS GÉRARD TENQUE – FOUNDATOUR DI MONGE ESPITALIER DE SANT JAN DÉS JERUSALEM – E LOU VOUNGE D’AVOUST DES É VUE CENT NONANTO UN – LI CIGALIÉ E LI FÉLIBRE DE PARIS...

 

C’est-à-dire :

 

L’an du Saint Christ mille quarante – dans notre cité de Martigues – naquit le Bienheureux Gérard Tenque – fondateur des Moines Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. – Le XI août 1891 ; – les Cigaliers et les Félibres de Paris.

 

À deux cents lieues de ma ville natale, c’est tout ce que je parviens à reconstituer de ce mémoire. Les lecteurs qui seraient curieux du texte complet n’ont qu’à prendre le train de Martigues, ils le liront, tout à leur aise, sur la première maison du cours de l’île, aujourd’hui dénommé le cours Aristide-Briand, mais que l’on appelait encore la place Royale, un peu après 1870.

La journée de l’inauguration avait attiré un grand concours de peuple que soulevait et agitait, à parts égales, le pur enthousiasme et la plus candide ignorance.

... Le Félibrige ? Mistral ? Qu’est-ce que c’était ? À ceux qui le savaient, le cœur bondissait. Ils étaient assez rares. Cependant, les quais étaient noirs de monde. On attendait avec passion le petit vapeur qui amenait, de Saint-Chamas, on ne savait quels merveilleux pèlerins de Paris, d’Arles et d’Avignon.

Une femme demandait :

– Comment seront-ils habillés ? Mai coume saran a biha ?

Au banquet dans la Salle Verte, lorsque, au milieu des inscriptions qui chantaient sa gloire et la nôtre, Mistral se leva et, dans sa très bonne apparence de beau bourgeois, jaquette grise et chaîne d’or, se mit à parler provençal, ce fut, pour toute la partie populaire de l’auditoire, un véritable saisissement. Je vois encore une belle sexagénaire ouvrant toute grande une bouche pleine de ténèbres et dont la dent unique étincelait, stalactite de la caverne, qui ne se referma qu’à la dernière syllabe du discours du Monsieur, qui disait de si belles choses dans la langue des gens du peuple. Des étonnements moins marqués n’étaient pas moins profonds. Je regardais de braves amis qui depuis longtemps rédigeaient en provençal des contes, des chansons, des poésies, parfois un peu graveleuses, parfois aussi de haute et grasse verve : ils n’avaient qu’une idée très vague de l’effort mistralien, quand ils n’en étaient pas plus ou moins ennemis, quand ils ne disaient pas du divin parler de Maillane : – Ce n’est pas du vrai provençal !

Telle avait été, en particulier, la pensée constante de l’admirable chansonnier marseillais Victor Gelu, poète de génie, irrémédiablement hostile à l’idée, à la réforme, au dialecte de Mistral.

Gélu était mort deux années auparavant. Nous allâmes, au lendemain de la fête de Martigues, inaugurer en son honneur une fontaine à Marseille sur la place qui porte son nom. Quels retours de pensée cela inspirait aux initiés ! Car, sans ce Félibrige qu’il détestait, Gélu ne serait-il pas déjà oublié ?

Le Félibrige n’avait pas quitté Martigues sans y tenir le Consistoire annuel de ses cinquante majoraux. On y avait pris une décision grave. Le vieux Roumanille, l’un des sept fondateurs de 1854, avait rendu au ciel sa belle âme de paysan mystique. La présidence était vacante. On y élut son beau-frère, le poète Félix Gras. Or, c’était le jour et la nuit : Roumanille était blanc, Félix Gras était rouge. Roumanille était prudent, Félix Gras hardi. Le premier redoutait et même il calmait certaines audaces mistraliennes, doutant un peu qu’il fût possible de mêler à la renaissance provençale un effort politique de renouveau provincial. Félix Gras conseillait et chantait de tout cœur ce mélange, d’ailleurs logique. Son élection sous-entendait que la Comtesse ne tarderait plus à être entendue et suivie ; l’on se redisait son chant de Dame Guiraude, Dame Guiraude de Lavaur, héroïne de la Croisade albigeoise ; on allait se pencher sur le puits où elle fut noyée et lapidée, mais où

 

L’on entendait une voix chanter

la liberté 2

 

J’ai eu l’occasion de conter comment devait s’éployer puis se replier cette belle espérance. On en trouvera, dans l’Étang de Berre, le principal document, dans la déclaration mémorable, mais en fait oubliée, des Jeunes Félibres fédéralistes. Nous la fîmes, mes amis Frédéric Amouretti et René de Saint-Pons, et moi, le 22 février 1892, à l’occasion du voyage du nouveau président du Félibrige à Paris. Les vitres du Café Voltaire, où nous nous réunissions, faillirent voler en éclat. Ce fameux groupe était présidé par un excellent homme qui était maire du XVe arrondissement de Paris : on l’avait appelé chez le Préfet de Police, nous confia-t-il en frémissant, et, là, il lui avait été demandé si la Société des Félibres de Paris allait se livrer à une propagande de politique réactionnaire, contrairement à tous ses statuts. Beaucoup de nos confrères partagèrent son émotion. Ainsi, d’un bout à l’autre du Midi, la question se posa plus ou moins aiguë.

Les Jeunes fédéralistes prenaient dès lors figure de perturbateurs. Quand, lauréat des Jeux Floraux de 1892, le poète Marius André essaya de nous faire écho à Saint-Rémy, puis à Manosque, de très claires oppositions firent voir que cette grande association des poètes regimbait. Après tout, Félix Gras, lui-même, n’était-il pas le Juge à Paix d’Avignon ? Combien des poètes charmants ou vigoureux que le mistralisme avait assemblés vivaient aussi, qui plus, qui moins, dans un alvéole de l’État central ? Ils étaient médiocrement disposés à le contrarier. Politique autant que poète, Mistral s’en était rendu un compte très net.

La déclaration du 22 février l’avait rempli de joie. L’ardente, la constante adhésion de son cœur m’avait été attestée par un don sans prix : il m’avait envoyé les deux vastes in-octavo de son Dictionnaire provençal-français, le Trésor dou Felibrige, avec la dédicace rimée : « Té, Maurras, aquest libras. Tiens, Maurras, ce gros livre. » Mais son œil était clair. Si l’Aïoli, beau journal provençal qu’il publiait les sept, dix-sept et vingt-sept de chaque mois, ne cessa jamais de nous défendre et de nous appuyer contre les mauvais amis, leur opposition le chagrinait mais ne le surprenait en rien.

De toute évidence, deux causes avaient agi : les partis organisés, blanc, rose ou rouge, ne pouvaient rien concevoir ni accepter en dehors de leurs formations propres : quiconque en fût sorti pour l’amour de la Provence se fût rendu suspect aux unes, aux autres, à tous. En outre, un étatisme rigoureux avait déjà réduit au sort de fonctionnaires, de pensionnés et de clients un grand nombre de citoyens capables de liberté. Le réseau était étendu, souple et serré ; il allait loin, partout. Il resterait certes possible d’en défaire les mailles le jour où un État énergique et lucide voudrait enfin comprendre quel affaiblissement cette paralysie de la vie locale, cette demi-mort des Provinces et des villes apportait à notre pays dont le centre est si gravement hypertrophié. La réforme était concevable par en haut. Par en bas, non. Travailler à la périphérie était chimère pure. Une politique mistralienne restait possible. Nous l’avions entreprise par le mauvais bout.

L’effort dura dix ans. Un terme naturel y fut mis par l’affaire Dreyfus qui créa, de personne à personne, de groupe à groupe, des incompatibilités passionnées, et elle concentra l’attention de notre jeunesse au centre des périls courus par l’ensemble de la nation.

Mistral qui était nationaliste pour la France autant que pour la Provence, avait adhéré à la Ligue de la Patrie Française, non sans essayer, comme nous, d’y introduire ses idées de renaissance provinciale. On n’y faisait point d’objection. Aucun effet ne s’en suivait ni ne pouvait s’en suivre. Décentralisons ! disaient les uns. Mais oui ! disaient les autres. Et l’on ne bougeait pas. L’étatisme freinait ou brimait tout. Personne, sauf Mistral, n’en avait une intelligence distincte.

En dehors des écrits, des discours, des réunions, des assemblées, que nous avions multipliés, mes amis et moi, après que nous eussions été chassés du Félibrige de Paris et que nous eussions fondé l’École Parisienne du Félibrige, nous rendîmes au mistralisme un service profond et durable, lorsque nous réunîmes et publiâmes le Chansonnier de la Provence avec les airs notés. Il n’en existait pas encore ! Dix poèmes de Mistral, quatre chansons populaires venues de Gaston Phœbus ou du Roi René, deux de Roumanille, six d’Aubanel, d’autres de Félix Gras, de Paul Arène, d’Auguste Marin, de Charles Rieu, servirent efficacement la cause de Provence parce que la musique étendait, soutenait les ailes de sa poésie. Nous n’avions pas d’argent. Nous fîmes une loterie qui rapporta quelque douze cents francs, beaucoup pour l’époque. Nous pûmes vendre notre chansonnier pour vingt sous, ce qui lui permit une belle carrière.

D’autres suivirent, imitèrent, et l’on peut aujourd’hui considérer avec une grande satisfaction des foules provençales – et non pas composées seulement de Félibres – où bourgeois, ruraux, artisans chantent par cœur la Coupe, le Bâtiment, l’Aqueduc, Jean de Gonfaron, les Étoiles, le Pont du Gard, le Moulin d’huile, l’Amoureuse du bûcheron. Ce que n’aurait point fait la seule grâce d’un beau poème procédait, et, ma foi, très vite, de sa mise en musique. Ainsi le voulait la structure de nos pères ligures, peuple si musicien, au dire de Platon.

 

 

 

 

Charles MAURRAS,

Maîtres et témoins de ma vie d’esprit,

Flammarion, 1954.

 

 

 

 

 



1 Écrit en 1940. 

2 Romancero provençal, par Félix Gras.

 

 

 

 

 

 

 

 

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