L’orgueil des poètes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François MAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’orgueil des poètes n’est qu’une défense : le doute ronge les plus grands. Ils ont besoin de notre témoignage pour ne pas désespérer. Rossignol au printemps, alouette, cigale qui éclate et berce le monde assoupi, grillon de l’hiver parmi les cendres d’une pauvre cuisine, le poète n’est jamais sûr d’avoir été entendu, son chant se perd dans les étoiles et lui retombe sur le cœur.

Notre silence lui apparaît comme une trahison, comme une lâcheté : c’est si facile de se taire ! Le temps est loin où la muse n’avait besoin de personne pour se frayer une route parmi les hommes. Qui parle encore cette langue morte ? Les derniers garçons fous de poésie, comme nous étions à leur âge, ont été détruits par la peste noire surréaliste.

Le poète qui monte sur une borne et qui crie : « J’ai du génie ! » ne mérite donc aucun reproche, – mais nous, qui n’avons pas su lui donner confiance. D’autant que notre dédain succède parfois à des années d’adoration : Mme de Noailles est morte étouffée par le vide, au lendemain de la guerre, – comme ces reines dont le palais devient un désert à l’approche de leur ennemi : cette indifférence, cet oubli qui assassine les poètes.

Si parfois la douleur les égare, acceptons leur reproche, nous rappelant les droits qu’ils ont sur nous. Car la plupart des hommes sont des sourds, des aveugles-nés ; un poète survient, recueille un peu de boue pure au fond de la source, nous touche les paupières, les oreilles, et nous voyons tout à coup, et nous entendons. Ainsi Francis Jammes, jadis, m’a ouvert les yeux sur la beauté du monde.

À la vue d’un inspiré, le Français d’abord s’irrite, devient vertueux et, d’instinct, ramasse une pierre. Pourtant, parmi les choses terrestres, on ne peut plus croire qu’à la poésie et qu’à la musique. Toute la dignité de l’homme n’est pas dans la pensée, mais dans le chant. Les pensées trompent et mentent : notre adversaire a toujours raison sur quelque point. Quel raisonnement n’est bancal ? Quelle théorie, même dans l’ordre de la science, ne s’use et ne se révèle caduque ? Rien n’est vrai pour toujours que ce qui est inspiré. On n’imagine pas qu’un vers de Racine puisse jamais devenir faux. Tant qu’il existera des hommes sur la terre, quelques mesures de Mozart témoigneront de notre pureté perdue dès l’origine et qui pourtant existe quelque part, puisque nous l’entendons pleurer et rire dans un chant céleste.

Mais il est dur d’être musicien et poète et de ne pas espérer dans sa propre durée. Francis Jammes a reçu cette grande grâce que sa foi en Dieu renforce sa foi en lui-même. De tout temps à jamais, il a cru que son génie dérobait un rayon de la Beauté inaltérable. Et il a eu raison de le croire : elle jaillit de la source divine, cette eau qui court sous les aulnes de ses poèmes : toutes les fleurs qui les parfument, et même les primevères, et même les lilas, ont droit au nom d’immortelles.

Jammes s’irrite de ce que les critiques ne lui rendent pas justice. Mais il sait d’une science sûre qu’il est un grand poète : c’est un bonheur qui n’est pas départi à beaucoup. La plupart des écrivains (j’en connais au moins un) ont la certitude amère de mourir deux fois, d’abord dans leur chair, ensuite dans leur œuvre ; ils se sentent condamnés à une double poussière, à un double anéantissement. Je pense souvent à ces visages qui, peu à peu, s’effaceront au fond de mes livres, à tous ces yeux qu’aucune main ne fermera.

Quand je retourne au pays de mon enfance, je ne m’y reconnais plus : les forêts ont été abattues par les hommes. Même les pins les plus anciens de la commune et que la hache n’a jamais menacés, ceux des Frontenac, meurent un à un de vieillesse, et quand une tempête les rompt par le milieu, ils découvrent leur cœur pourri. Mais eux aussi, il leur faudra succomber une seconde fois : le vent d’ouest pleurera quelque temps encore à travers leurs branches, à travers mes pages ; puis cette plainte même s’éteindra dans les pages et dans les branches anéanties.

 

 

François MAURIAC.

 

Recueilli dans Suites françaises,

Brentano’s, 1945.

 

 

 

 

 

 

 

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