Un problème humain
par
François MAURIAC
28 mars 1935
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », écrivait Paul Valéry six mois après l’armistice. Depuis quinze ans nous avons fait quelques progrès en cette connaissance : notre civilisation ne sait pas seulement qu’elle est périssable, mais aussi qu’il suffit de quelques hommes pour l’anéantir.
Cette race allemande, persuadée qu’aucune catastrophe n’atteindrait son pouvoir de résurrection, a délégué le droit de déchaîner les furies à un seul de ses fils : ce Führer qui incarne son instinct le plus exigeant. La secrète pensée de cet homme et de ses complices n’est-elle pas : « Dans une guerre, nous échouerions peut-être ; mais l’Europe une fois détruite, ce serait tout de même la tribu germanique qui, la première, sortirait des décombres... ? »
Le problème, pour notre diplomatie, est donc d’ordre psychologique et se pose ainsi : les augures de Berlin, qu’ils se rallient ou non aux divers pactes, sont-ils d’ores et déjà résolus à la guerre ? Y sont-ils résolus dans tous les cas ?
Rien ne nous semble moins fatal qu’un tel conflit. Rien ne nous apparaît plus délibéré, plus médité. Mais nous croyons que c’est dans la mesure où il est préconçu qu’il peut être aussi combattu. La guerre future porte la marque du vouloir humain. S’il ne s’agissait que de fatalités économiques, tout serait perdu. Nous croyons que notre sort dépend de quelques hommes : il nous faut donc à la fois tout craindre et tout espérer.
Ce que nous connaissons de nos adversaires est redoutable. Ils sont équilibrés à leur manière : ils compensent le massacre de plusieurs centaines d’homosexuels par la décollation de deux tendres jeunes femmes. Des monstres ? Non. Des hommes pareils à tous ceux (et ils sont innombrables) pour qui la vie humaine est sans importance. Des brûleurs de livres qui se font une idée médiocre de ce que nous appelons « esprit ». Leur nom est quelquefois Néron ou Marat ; mais souvent ils en portent d’autres qui sont admirés et glorifiés dans l’histoire du monde. Que leur fait, à ces êtres-là, l’existence de millions d’hommes ?
Voilà l’espèce de gens qu’il faut que notre diplomatie domine. C’est leur volonté – (non leurs exigences apparentes à propos des divers pactes proposés, mais leurs secrètes et terribles décisions) – qu’il importe de fléchir par la puissance d’une volonté plus tenace.
Nous nions qu’elles soient aveugles, ces forces aux prises dans les rencontres diplomatiques de ces jours-ci. Des intelligences lucides se mesurent. Des passions aussi, avec leur couteau et leur masque. Des créatures terriblement libres sont occupées à forger notre destin.
Que je plains nos diplomates ! Car cette pensée de derrière la tête, ils doivent coûte que coûte l’atteindre et la découvrir chez l’adversaire, dans le vacarme universel des conseils, des critiques, des adjurations et des menaces. On s’irrite de ce qu’ils ne suivent pas un certain tracé logique. On leur crie : « Jouez cette carte ! » (mais eux savent pour quel moment ils la réservent). Enfin on ne leur tient aucun compte de ce qui est acquis. Qu’eût déchaîné pourtant ce coup d’éclat de l’Allemagne à l’époque où l’Italie, ennemie de la France, était dressée furieusement contre la Yougoslavie ?
Là encore, la réussite fut d’ordre psychologique. Le rapprochement des deux nations latines qui apparaissait nécessaire, et qui, inscrit dans la logique des faits, n’aboutissait jamais, s’est accompli un jour, sans effort apparent, grâce à la rencontre de deux intelligences accordées. La partie engagée à cette heure serait-elle la même ? Pourrions-nous abattre le même atout ? C’est possible... Mais qui sait ?
Le « fatum », en histoire, c’est l’absence d’hommes. Il existe des hommes aujourd’hui en Allemagne, en Italie et en France. De cette partie dont la civilisation occidentale est l’enjeu, le résultat n’est inscrit nulle part ailleurs que dans ces volontés tendues. Ce qui décidera de tout, ce sera ce pouvoir dont parle Pascal : « Le pouvoir des esprits sur les esprits qui leur sont inférieurs. »
À certains jours, nous songeons que même si l’irréparable ne devait pas s’accomplir, il suffit de sa menace pour que nous perdions toute espérance. Même si la pluie de feu ne devait pas s’abattre sur nous, il en est question ; et qu’il en soit question, c’est déjà trop pour pouvoir plus rien attendre des hommes. Et pourtant... que l’azur est beau, ce soir, sur la ville ! Un pigeon invisible roucoule. En face de ma fenêtre, les enjolivures d’un affreux immeuble construit en 1910 resplendissent, touchées de ce rayon ineffable dont Vermeer, Claude Lorrain, Corot ont pénétré le mystère. Ce n’est pas de nous-mêmes, tristes humains de 1935, que pourrait venir un tel bonheur : Dieu est là, tout près, et ce beau jour ruisselle d’une joie divine ; il nous force d’espérer.
François MAURIAC.
Paru dans Le Figaro du 28 mars 1935
et recueilli dans Suites françaises
(New York, Brentano’s, 1945)
par Léon Cotnareanu.