Le secret de Racine

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François MAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La guerre a beau nous rendre indifférents à tout ce qui n’est pas elle, cette année sanglante demeure pour nous une année racinienne. Peut-être même dans les délices de la paix, aurions-nous été moins attentifs à cet anniversaire de Jean Racine. Mais un peuple en armes, pour ne pas perdre cœur, arrête volontiers sa pensée sur l’image de lui-même où il se reconnaît le mieux et qui, d’ailleurs, n’est pas toujours l’image la plus populaire : nous chercherions en vain les œuvres complètes de Racine dans les chaumières ou dans les logis ouvriers de chez nous. Pourtant ce Racine que le paysan ne connaît pas, c’est à son fils instituteur, séminariste ou normalien que tôt ou tard il sera révélé. Parmi les plus humbles familles françaises, il n’en existe guère qui, à un moment de leur histoire, n’aient été touchées du charme racinien, ou qui ne doivent l’être un jour.

Au delà de nos frontières, ce charme opère peu. De tous nos auteurs, Racine est l’un des moins accessibles aux autres nations. Il règne sur ces confins du cœur et de la raison où ne pénètre aucun esprit qui n’appartienne à notre famille. Lorsqu’un étranger nous dit qu’il aime Racine et nous en récite quelques vers d’une certaine voix, nous savons qu’il ne reste rien à lui expliquer de la France.

 

*

 

Aimer Racine, cela signifie pour la plupart d’entre nous : aimer les tragédies de Racine. L’homme nous demeure très peu connu, et c’est le signe de sa prééminence ; car la postérité qui se souvient des grands auteurs rejette souvent le gros de leurs œuvres. Jean-Jacques Rousseau, Chateaubriand nous intéressent plus que l’Émile, que la Nouvelle Héloïse et que les Natchez. Nous relisons du premier les Confessions et du second les Mémoires d’outre-tombe, c’est-à-dire ceux de leurs ouvrages où ils se livrent à nous. Le roman qu’ils ont vécu nous retient davantage que tous ceux qu’ils ont pu écrire, et nous écartons la foule importune de leurs héros inventés pour atteindre l’adolescent à qui Mme de Warens donnait des leçons et celui qu’une sylphide visitait à Combourg. Et même dans l’œuvre immense de Voltaire, si nous mettons à part l’Ingénu et Candide, à quoi revenons-nous toujours, sinon à la Correspondance ? Ses livres, qui ont orienté l’esprit de l’Europe, nous importent moins que le vieillard qui leur dut son extraordinaire royauté.

Cette disproportion entre l’auteur et son œuvre existe bien pour Racine, mais les termes en sont renversés ; et ici, au contraire, c’est le créateur qui se trouve comme anéanti par sa création : Jean Racine disparaît dans l’ombre des grandes figures tendres ou terribles qu’il a dressées au-dessus des siècles. Vous pouvez en croire un écrivain qui eut l’impertinence, il y a quelque quinze ans, de publier une vie de Racine. Nous ne gardons de l’homme qu’il fut que des images d’une authenticité aussi douteuse que celle du portrait qu’on montre au musée de Langres.

L’ami ingrat de Molière, le rival cruel du vieux Corneille, le jeune amant de la Du Parc et celui que la Champmeslé fit souffrir, le Racine que la Voisin accuse, et celui que la Grâce frappe de sa foudre et dont Mme de Maintenon rapporte qu’il assistait aux prises de voile parce qu’il avait le goût de pleurer, le janséniste qui, selon Mme de Sévigné, se prit à aimer Dieu aussi ardemment qu’il avait aimé ses maîtresses ; le courtisan, l’historiographe du roi dont la dévotion sans mesure à la personne du souverain fut pourtant moins forte que son attachement aux Messieurs de Port-Royal et qui mourut de sa disgrâce, mais fidèle jusqu’à la fin à ses amis persécutés – nous pouvons choisir entre ces témoignages, n’en retenir que quelques-uns, ou les accorder tous pour recréer un homme qui fut ondoyant et divers comme chacun de nous. Rien n’empêchera qu’il ne nous échappe, quoi que nous fassions pour l’atteindre. Jamais nous ne nous trouverons en face d’un Jean Racine cohérent, aux traits aussi nettement dessinés que ceux par exemple de Montaigne ou de Pascal.

Et sans doute, nous reste-t-il de le chercher dans son œuvre même ; si elle nous le cache, c’est peut-être qu’elle le contient. Ce secret de Racine, que nous ne pouvons pénétrer, peut-être l’a-t-il clamé de son vivant et nous le livre-t-il encore aujourd’hui à travers les masques d’Hermione, de Roxane, de Phèdre, d’Agrippine, d’Athalie.

Ce qui nous en a d’abord persuadé, c’est que d’héroïne en héroïne, le même désir s’exprime, la même fureur, le même désespoir. D’Hermione et de Roxane à Phèdre, il n’y a que la distance d’une passion qui se dévore elle-même sans témoin céleste, à une passion qui frémit sous le regard d’un impitoyable dieu.

Je retrouve dans les traits d’Athalie ceux mêmes de Phèdre – d’une Phèdre que l’âge aurait guérie des égarements de l’amour et qui assouvirait ses autres passions : l’avarice, l’orgueil, la cruauté, la vengeance, non plus seulement, comme Phèdre, en soutenant la vue du soleil sacré, mais en lui tenant tête d’un cœur plein de haine et de défi.

S’il existe entre ces créatures redoutables des traits communs et comme un air de famille, ne se pourrait-il qu’elles l’aient hérité de l’homme qui les a conçues ? Des circonstances révélées ou pressenties du destin de Jean Racine, ce ne serait qu’un jeu d’extraire les éléments d’un drame racinien. Mais ne pourrions-nous le soutenir à propos de toute créature qui fut aimée et trahie, c’est-à-dire de presque tout le genre humain ?

Non, rien ne nous défend, comme nous nous y efforçâmes autrefois, d’atteindre dans ses tragédies l’homme que fut Racine. Rien non plus ne nous y autorise absolument. Il ne s’est jamais livré ; et les lettres que nous avons de lui nous inclineraient plutôt à ne voir dans Racine que le père de famille édifiant, que le poète de cour dévot, si nous ne savions que ses fils, et singulièrement le pieux Louis, ont redoublé pour sa mémoire leurs soins officieux en brûlant force papiers. C’est d’ailleurs la règle dans nos familles où les lettres que nous retrouvons ne sont presque jamais celles qui nous eussent dénoncé le secret des morts.

Mais une meilleure raison de ne pas prendre Racine au tragique, si j’ose dire, nous est fournie par Diderot. Avec l’auteur du Paradoxe sur le comédien, il est légitime de croire qu’un artiste trop passionné, trop sensible dans le privé, est presque toujours mauvais sur la scène, et que le génie des passions, au degré où l’a porté Racine dans son théâtre, témoigne que l’auteur dramatique ne se confond pas lui-même avec sa création, et que pour peindre Roxane, il lui fallut garder sa tête froide, tandis que, attentif aux leçons des grands tragiques anciens, il imitait, sans en rien ressentir lui-même, le modèle de fureur qu’il s’était proposé.

Il est vrai que le sang-froid retrouvé durant le travail de la création n’exclut pas la mise en œuvre plus ou moins consciente des souvenirs encore brûlants sous une cendre mal éteinte. Le débat reste ouvert, mais les sages s’en tiendront à l’entre-deux : le poète ne fit que communiquer à des passions pressenties plutôt que ressenties (du moins au degré où il les porte sur la scène) sa lucidité de chrétien et de janséniste.

Si dans la peinture qu’il nous en donne, il n’est rien qui ne nous paraisse vrai, après trois siècles et jusqu’à cet excès de conscience qu’il leur prête, si nous ne sommes plus déconcertés par une passion trop attentive à sa propre flamme, nous en sommes redevables à Port-Royal, et à tous nos Moralistes, mais d’abord à notre longue familiarité avec Hermione, avec Roxane et avec Phèdre. Ces grandes ombres nous font escorte depuis le collège où déjà elles nous enseignaient en classe tout ce dont à la chapelle nos maîtres s’efforçaient de nous inspirer l’horreur.

Trois cents ans après la mort de Jean Racine, la France se débat contre un monde où cette conscience décline en même temps que la personne humaine – un monde qui, pourtant, ne serait pas indéchiffrable au poète que nous honorons aujourd’hui : car les tyrans les plus sanguinaires appartiennent au peintre de Néron, d’Agrippine et de Narcisse ; à celui dont l’art a porté dans une pure lumière ce que l’être humain recèle de plus inhumain.

 

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C’est ici que son incomparable grandeur éclate. Dans une France, dans une Europe où plus rien ne subsiste de ce qu’il a connu et aimé, tout nous le rappelle à chaque instant parce que sa gloire est fondée sur le cœur qui ne change pas. Les guerres, les révolutions ne nous séparent pas des maîtres qui nous aidaient à vivre dans la paix. Elles ne nous détournent que des médiocres : elles rejettent au néant ce qui était destiné au néant. Mais sur ce ciel de ténèbres, sur ce ciel de fin du monde, les grandes figures de notre art classique prennent toute leur taille, qui n’est pas démesurée puisqu’elle reste à la mesure de l’homme.

Alors que tant de mots vides traversent l’air, tant de phrases gonflées de vent, c’est l’heure pour ceux d’entre nous qui l’auraient oubliée, de redécouvrir cette parole claire, étroitement accordée au plus secret battement de notre cœur ; voici l’instant d’écouter cette passion logicienne qui s’observe, qui raisonne et qui, de l’analyse la plus serrée, fait jaillir une ineffable musique.

Ce miracle accompli, son auteur peut bien se détourner pour ne plus servir que le Roi et que Dieu. Le 4 avril 1696, il écrit à Boileau : « Il y a longtemps que Dieu m’a fait la grâce d’être assez peu sensible au bien et au mal que l’on peut dire de mes tragédies et de ne me mettre en peine que du compte que j’aurai à lui en rendre quelque jour. »

Ce chrétien se serait-il aussi aisément détaché de son œuvre s’il n’en avait connu la perfection ? Se fût-il détourné aussi sereinement de créatures disgraciées ? Pour Andromaque, pour Bérénice et pour Phèdre, Racine savait bien qu’il n’était plus nécessaire d’interrompre son oraison, ni de perdre un instant de ceux qu’il devait consacrer au service du Roi. Ses héroïnes n’avaient plus besoin de lui, ni n’avaient plus rien à redouter de personne. De son vivant même, elles avaient franchi le seuil immortel et appartenaient désormais à la France, c’est-à-dire à ce qui ne périt pas.

 

 

 

François MAURIAC.

 

Paru dans Le Figaro du 23 décembre 1939

et recueilli dans Suites françaises

(New York, Brentano’s, 1945)

par Léon Cotnareanu.

  

 

 

 

 

 

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