Sentiments inavouables

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François MAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lors des fameuses inondations de 1910, comme je longeais la Seine avec un camarade, il me dit tout à coup : « On a peur qu’elle baisse ! » Cette réflexion, d’abord, me fit horreur, et puis je m’avisai qu’elle exprimait justement ce que je ressentais moi-même.

On ne se refait pas : jeudi dernier, sur les Champs-Élysées, je fus péniblement impressionné à la vue d’un petit café qui n’était pas comme les autres, transformé en aquarium, et où, au lieu des poissons grévistes nageant à travers les récifs de chaises et venant coller leur museau aux vitres, les consommateurs de tous les jours buvaient le café crème habituel.

Suis-je le seul Français capable d’éprouver des sentiments inavouables ? D’où vient que les journaux de toutes nuances n’étalent jamais que les opinions faites pour honorer grandement celui qui les formule et pour rendre témoignage à l’amour passionné que lui inspirent la Chose publique et la Classe populaire ? La noblesse des journalistes ne leur retombe-t-elle parfois sur le cœur ? N’arrive-t-il jamais que la grandeur de leur âme les étouffe ?

L’étalage de la bonté humaine, en ces jours où la démocratie coule à pleins bords, devrait nous attendrir et nous faire répandre toutes les larmes de Jean-Jacques. J’avoue qu’elle me glace et qu’après avoir entendu, à la T.S.F., M. Jouhaux célébrer la plus grande époque de l’espèce humaine, je cherche dans ma bibliothèque le tonique de quelque vieil auteur un peu cynique et bien dépouillé.

Je donnerais gros, je l’avoue, pour découvrir dans les feuilles une réflexion tout à fait désintéressée comme par exemple : « Les ouvriers ont eu rudement raison d’occuper les usines puisque les patrons, après avoir été assez naïfs pour ne pas prévoir le coup, ont été assez faibles pour capituler. »

Cette opinion, que je ne fais pas mienne (grand Dieu ! non !) vaut ce qu’elle vaut ; du moins a-t-elle l’avantage de pouvoir être proférée sans clignement d’œil à gauche ni à droite. On imagine assez bien Stendhal, aujourd’hui, tenant cette espèce de propos.

Louis XVI, qui était innocent des crimes pour lesquels il fut condamné, a expié celui de n’avoir pas su défendre l’irremplaçable dépôt dont il avait la garde. Depuis huit jours, la propriété n’est plus un droit imprescriptible et sacré, et charbonnier n’est plus maître chez lui (c’est vrai qu’il l’est quelquefois chez les autres).

Il y a des époques où tout à coup les gens ont tellement de cœur qu’on a envie, sinon de ne plus en avoir, du moins de ne plus en montrer. Telle belle et honneste Dame qui s’indigne des salaires dérisoires que les grévistes des grands magasins ont affichés aux portes, pendant la plus grande part de sa vie chercha des « occasions », obligea des commis exténués à déplier quinze coupons pour acheter un mètre d’étoffe qu’après réflexion, d’ailleurs, elle rendait. Aux divers degrés de l’échelle sociale, la femme met en pratique l’immortel précepte « d’en avoir pour son argent » : « À ce prix-là, c’est vraiment donné », disent-elles, « on aurait tort de s’en priver... je me demande comment ils s’y retrouvent... » Les ouvrières à domicile, elles, ne se le demandent pas.

Non, il est trop tard pour s’indigner d’une exploitation dont nous fûmes tous plus ou moins complices ; mais ce n’est pas non plus le moment de flatter sans vergogne un peuple ivre de sa victoire sur les employeurs souvent indignes du beau nom de patrons, et dont plusieurs, quand il l’aurait fallu, n’ont su parler ni en maîtres, ni en chefs.

La pire des flagorneries étalée partout aujourd’hui, et qui me paraît indigne de cette classe ouvrière à laquelle on l’adresse, consiste à lui répéter qu’elle seule est créatrice de richesse dans une société d’inutiles et de profiteurs.

Eh bien ! non : le vrai créateur (souvent, d’ailleurs, il sort du peuple) est précisément l’homme qui, parce qu’il est irremplaçable, unique, ne peut pas faire grève. Le ménage Jolliot-Curie ne suspendra jamais ses recherches pour des raisons d’ordre politique, et il ne le pourrait pas même s’il le voulait.

Le seul fait d’arrêter le travail au commandement prouve que vous ne créez pas ; on n’enraye que les machines et la machine humaine n’invente rien : elle sert à la fabrication de la chose inventée. Impossible d’imaginer Cézanne s’interrompant, sur un ordre, de construire cet univers qui fut tous ces jours-ci, à l’Orangerie, le refuge des derniers hommes libres : les artistes.

 

 

 

François MAURIAC.

 

Paru dans Suites françaises

(New York, Brentano’s, 1945)

par Léon Cotnareanu.

  

 

 

 

 

 

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