Un certain regard

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François MAURIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4 août 1937

 

Dans ce pays de Valois, l’été n’est que le trouble confluent du printemps et de l’automne. Les dernières cerises que nous mangeons sont mouillées d’une brume qui déjà donne au matin l’odeur de la rentrée. Même au soleil, je ne puis m’étendre sur la prairie sans être saisi du froid de l’argile.

Je sais que l’été règne ailleurs et que son royaume se confond avec celui de mon enfance : « Il y a 35° à l’ombre, m’écrit-on. Depuis trois mois nous n’avons pas de pluie. Tout est cuit : comme petites récoltes on n’aura rien, à part quelques pommes de terre. L’eau manque : nous allons la chercher à la Garonne pour les sulfatages et pour arroser les cyprès... Mais la vigne ne souffre pas. » Autrefois, j’étais comme la vigne : cette saison meurtrière m’exaltait, je bravais le feu du ciel : « On ne sort même pas les bêtes, et tu cours les routes ? » Oui, je courais les routes, je chantais dans la fournaise.

Il me plaît de savoir que la fournaise existe encore, mais aussi d’en être délivré. Le pays de la soif ne m’attire plus. Entre le printemps et l’automne, dans ce Valois qui n’a que trois saisons, j’ai établi ma demeure. Est-ce d’avoir atteint ce tournant de l’âge où un jeune critique, ces jours-ci, m’attaquait avec une délicatesse ravissante ? Je ne sais... Je sais que sous ces ombrages saturés d’eau et dans ce soleil trouble, l’esprit jouit de son propre éveil.

De ce tournant où je suis parvenu, qu’elles me semblent loin les orgies de lectures des vacances d’autrefois, quand on disait : « Cet enfant dévore tout... on ne sait plus que lui donner ! » Quelques lignes me suffisent aujourd’hui, que je rumine et dont je n’épuise pas le suc. Dans la vieille maison pleine de livres, je passe de Montaigne à La Bruyère, du cardinal de Retz à Saint-Simon, mais c’est quelquefois un moderne qui me donne la joie de toucher le vrai, de le tenir captif et tout vivant dans quelques mots simples et irremplaçables.

Par exemple, ces jours-ci, je me récite ce que Chesterton écrit de saint François d’Assise : « Il ne voyait point la forêt à cause des arbres, il ne voyait point la populace à cause des hommes... il ne voyait que l’image de Dieu, multipliée, mais jamais monotone. Pour lui, un homme était toujours un homme, et ne disparaissait pas plus dans une foule compacte que dans un désert. Il honorait tous les hommes, c’est-à-dire qu’il ne les aimait pas seulement, mais aussi qu’il les respectait tous... Jamais un homme n’avait rencontré le regard de ses brûlants yeux bruns sans recevoir la certitude que François Bernardone s’intéressait véritablement à lui, à sa vie intérieure unique et particulière, depuis son berceau jusqu’à sa tombe, qu’il était en personne évalué, pris au sérieux... »

Ce texte circonscrit un pays où nous retrouver, nous tous de droite et de gauche qui, comme l’écrit un compagnon de Gide en U.R.S.S., ne pouvons nous accoutumer aux rapports imbéciles que d’un bout du monde à l’autre, on a avec les êtres.

Ce ne sont pas les idées seules qui nous séparent : ce ne sont pas elles non plus qui suffisent à nous rapprocher, mais une certaine qualité du regard que nous fixons sur autrui. Le regard d’André Gide en U.R.S.S. vaut celui de Georges Bernanos à Majorque. Ces deux écrivains si différents ont en commun ceci : un œil clair qui trahit la loi de la jungle humaine.

Non, certes, le regard de Jean-Jacques incapable de saisir que la nature est blessée. La connaissance et l’amour de l’homme, tel qu’il est, ne risquent guère de nous gagner aux institutions qui lui accordent trop de confiance ; mais plus encore cet amour nous rend hostiles à toute doctrine qui le détourne de son âme, de ce royaume au dedans de lui-même.

Cela paraît tout simple, là où il y a un homme, de voir un homme, et non un chameau, un cheval ou une araignée. Et c’est pourtant cette absence de folie qui aujourd’hui passe pour folie – surtout si nous poussons la singularité jusqu’à donner à la vie de la créature une valeur absolue. Il n’est rien qui ne nous rende plus insupportables à tous, amis, adversaires, que d’appeler assassin un assassin, et innocent un innocent, que de ne tenir aucun compte de ce que les Staliniens appellent : la ligne générale. Car chaque parti a sa ligne générale et ses lignes secondaires, réseau compliqué hors duquel on ne saurait battre impunément les buissons...

Est-ce une influence propre à cette saison entre le printemps et l’automne, à ce ciel brouillé, à ce souffle vif et frais d’un août dénué de torpeur et qui tient l’esprit en éveil ? Mais je rêve d’un parti de « sans parti » venus de tous les horizons et n’ayant rien en commun que ce regard pur, qui se pose sur les êtres avec cette attention d’où peut naître l’amour.

 

 

 

François MAURIAC.

 

Paru dans Le Figaro du 4 août 1937

et recueilli dans Suites françaises

(New York, Brentano’s, 1945)

par Léon Cotnareanu.

  

 

 

 

 

 

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