Les litanies et le manteau de la Sainte Vierge
par
Alain MESSIAEN
Si le vent des tentations s’élève,
si l’éveil des tribulations se dresse sur ta route,
regarde l’Étoile, appelle Marie !
Saint Bernard.
POUR illustrer cette admirable et universelle Oraison à la Toute-Puissance suppliante, pour faire chanter aux yeux de l’âme et du cœur sensible par les yeux du corps, ces « chapelets de fleurs, ces colliers de mystiques pierres précieuses 1 » qui résument toute la Compassion, la Volupté et la Béatitude infinies du Cantique des cantiques, l’impureté devant l’absolue pureté, la tristesse noire du temps devant la joie à jamais de la mort du sexe et des masques – les artisans de la fin du Moyen Âge, qui voulaient combattre la protestation de la désobéissance au paradis marial – s’évertuèrent à multiplier les représentations symboliques avec ténacité et soin. Aucun détail n’était omis. Aucune forme visible concrétisant l’invisible. Les anges des neuf chœurs, du Séraphin rouge et du Chérubin bleu aux coelicoles de la soumission mauve soutenaient et soulevaient leur Reine avec des précautions et des tendresses d’esprits que ne pourraient inventer les amants les plus subtilement éperdus – et l’agenouillement, joint à la sainte pluie des larmes, force encore l’admiration des derniers pauvres de la Femme Forte.
À l’Église Saint-Gervais de Gisors, en 1513, le « tailleur d’ymages » Des Aubeaux sculpte les emblèmes titaniques de la Bien-Aimée, avec, aux premiers plans, la Fontaine et le Puits des eaux vives. Ce retable – d’un gothique poussé à bout – montre des grappes angéliques autour de l’Assomptrice et de la « Couronnée » par le Père des pères, alors, qu’en dessous de ses pieds conculcateurs du Dragon de l’Apocalypse, d’autres petits esprits portent avec une joie libérée les instruments de la Passion et de la Compassion, et exécutent un concert céleste pour célébrer la suprématie de la Première Nature sur la deuxième nature. Les animaux, souvent, se joignent naïvement aux anges, tels ces deux ibis qui flanquent la « fontaine » du bas-relief de l’église de la Ferté-Bernard (Sarthe), et cette même fontaine est parfois hermétiquement scellée par un couvercle conique, comme sur le bas-relief de l’église Saint-Aré de Decize (Nièvre) 2.
C’est une gravure allemande de Thielman-Kerwer (1505) qui inspira les nombreuses et magnifiques verrières litaniques du premier tiers du XVIe siècle qui brûlent aux fenêtres de nos cathédrales et chapelles. La plus belle de toutes est à l’église Sainte-Foy de Conches (Eure) : une douce vierge blonde, normande auréolée de rouge, enrobée de violet rompu, mantelée de gris-blanc, y joint les mains au centre de ses ravissants attributs – sur fond bleu-de-Chartres – dont la nomenclature est une véritable somme théologique : la Lune et le Soleil à visages humains, face à l’Étoile de la Mer, inaugurent cette étonnante série, puis, c’est – à droite – un joli château fort en grisaille rose qui représente la « Porte du ciel » ; des roses rouges et blanches sur un buisson d’épines (Plantatio rosæ) ; le palmier élevé ; la verge de Jessé, à fleurettes albes ; le puits des eaux (puteus aquarum) avec une chaîne et un seau ; un charmant petit parc aux arbustes virides fermé par un enclos d’or grillagé représente l’Hortus conclusus ; un châtelet byzantin, avec des tours émettant des nuages de fumée, extériorise la Cité de Dieu (Civitas Dei) ; à gauche, voici le « lys entre les épines », la Tour de David ; le Miroir sans tache (speculum macula) – psyché à pied d’or – et Fons hortorum (Fontaine des jardins) en marbre, ruisselante d’eau, avec de jolies incrustations et des génie ornementaux. Deux anges, à dextre et à senestre, déroulent des banderoles bleues pour louer la Dame Parfaite, l’un ailé de beurre frais et l’autre de vert émeraude. Tout en haut, Dieu le Père, à tiare papale, est encerclé de serviteurs vert-orangé-rouge-indigo mêlés à des nuées. D’autres somptueuses verrières, avec à peu près la même disposition, les quinze attributs, et parfois, en plus, les donateurs agenouillés en bas, se voient à Pont-de-l’Arche (Eure) ; Villy-le-Maréchal (Aube) ; Cravant (Yonne), et à Saint-Étienne de Beauvais, Saint-Alpin de Châlons-sur-Marne, et Pierre de Montfort-l’Amaury...
Le manuscrit du Puy d’Amiens, composé par Louise de Savoie 3, est orné de grandes peintures pleine page, d’un coloris chatoyant, qui constituent le plus merveilleux des commentaires artistiques du Siège de la Sagesse. Les préfigures de la Bible y alternent avec la Nouvelle Alliance. Ainsi, dans « l’Ave maris stella » on trouve Jonas et la baleine. Captons, parmi toutes ces images miraculeuses, Marie trésorière de la paix, tenant l’Enfant en robe « de sang » au-dessus des allégories de la guerre et de la barbarie, à jamais vaincues ; la Mer spécieuse aux voyageurs ; Marie, porteuse de la Clé céleste, avec un ange harpiste et un ange organiste pour l’accompagner ; la « forest solacieuse au Pélican » où la Dame de Compassion, couronnée du « rhamnus », est surmontée d’une forêt où les aigles, les paons, le Pélican pieux, et trois gentils oiseaux dans leurs nids lui font une fête grave ; la Bannière des chrétiens, où l’on contemple un immense fanion déployé par les « coelicoles » devant la Rose mystique qui porte Jésus avec un faucon à un poing ; et le miroir de foi, d’amour et d’espérance, des licornes et des lions, chasteté et force de la solitude, se joignent pour soutenir le « speculum ». Dans le « Roi des bréviaires 4 », le miroir litanique est aussi tenu par un ange-prêtre aux ailes bleu, or et vermillon, qui y réfléchit l’eau vive du puits – la Vierge ascende dans le ciel des cieux, auprès du Père, survolant ses attributs – et cette adorable enluminure certainement antérieure aux vitraux normands et champenois, dont nous trouvons déjà toute la symbolique. Une autre jolie miniature des « Litanies de la Sainte Vierge » se trouve dans le livre d’heures de Marie Chantault 5, avec, à peu près, la disposition et les attributs du vitrail de Conches : Marie est au centre, également vêtue de violet et de rose, fileté d’or. Signalons, en passant, une bien curieuse gravure des « Heures imprimées de Simon Vostre à l’usage d’Angers 6 où Sainte Anna la Matriarche, portant sur sa poitrine comme sur une monstrance crénelée de flammes la petite Marie et l’enfant Jésus, et soutenant de ses saintes mains son vaste manteau – remplace l’Inviolée, et domine les emblèmes litaniques.
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Consolatrice des affligés, Refuge des pécheurs, Salut des infirmes, Secours des chrétiens – ces quatre invocations se compénètrent et s’unissent comme la fonction unique de Notre-Dame-des-souffrances. Peines physiques et morales, paralysie des membres et arrêt provisoire de l’âme dans les ténèbres des contradictions, qui ne peut plus marcher, et tombe à genoux en étendant les bras en croix pour en appeler à l’Avocate de tout-amour... Car la Mère des vivants, qui est aussi la Mer qui engloutit toutes ingravances secrètes et toutes les blessures par la méchanceté de ceux « qui ne savent ce qu’ils font », connaît tout répond à tout. Elle est la pitié de tous les diamants de piété, ne serait-ce que l’humble désir du remuement des lèvres d’un impudique inguérissable, et les grands peintres primitifs ont représenté cela par un vaste Manteau qui englobe – à droite et à gauche – l’assemblée des fidèles clercs et laïques, monacaux et pêcheurs, saints de la « nuit obscure de l’âme » ou aspirants à la sainteté qui sont encore qu’au premier échelon de la « voie purgative ». La « Mater omnium » du « Retable de Biot » (Alpes maritimes) attribuée à Louis Bréa, charmait mes yeux d’enfant par l’or de sa robe à la belle ceinture orfévrie : elle porte l’Enfant, et leurs mains laissent pendre les grains du Rosaire ; les petits hommes-enfants et les femmes-fillettes – de la barbe chenue chapeau ingénu – sont sous le dais propitiatoire que soutiennent deux anges. La « Vierge de miséricorde » de Jean Mirailhet 7 est, au contraire, sans son Fils, et soutient elle-même son miséricordieux manteau : son visage est doux et triste. Fra Filippo Lippi 8 lui fait joindre les mains, pour montrer la manière aux dominicains et aux vierges consacrées. Hans-Holbein le jeune 9 met la famille du bourgmestre sous Sa protection de vêtement d’esprit, et la figure grasse et d’une laideur suppliante expressive du père de famille nous touche autant que les puînés, la petite princesse et les deux religieuses.
À l’abside de Notre-Dame de la Couture, à Bernay (Eure), on trouve une chose d’une beauté extraordinaire : cinq « fenêtres » hautes 10 avec, au centre, la Vierge couronnée par la très-Sainte Trinité – Jésus porte sa croix ! – nous présentent toute l’assemblée des fidèles à genoux et implorant la « Dame d’azur ». Au côté droit, ce sont les rois et les chevaliers, conduits par saint Louis, les prélats, dont un écarlate, le « Christ de la terre » et un cardinal au magnifique chapeau rouge que suivent les anachorètes, les franciscains, les clarisses, les dominicaines et les augustines long‑voilées précédées par les pieuses princesses. Tous et toutes déroulent des rosaires aux gros grains jaunes. C’est le frémissement saint et la gloire de l’oraison « en esprit et en vérité » dans un ruissellement de chaudes couleurs. Du côté gauche, les boiteux et les paralytiques, violets et bleus, lèvent leurs béquilles ; les aveugles et les sourds-muets offrent leurs requêtes, précédés d’un personnage bleu et rouge qui parle pour eux ; les lépreux agitent leurs cliquettes, retranchés de leurs frères par un drap violet de semaine sainte, et les pauvres et les désespérés, portant besaces vides et panetières sans pain, corps sans amour et cœurs sans consolation, élèvent leurs supplications vers le bleu du manteau de l’unique Consolatrice, conduits par un évêque triste et égrotant. Les couleurs blanchâtres et grisaille de ces derniers contrastent avec la paix conventuelle et la somptuosité royale, mais tous – sans haine – forment une chaîne d’impétration infinie à Celle qu’on n’invoque pas en vain ! C’est tout le peuple de Dieu que nous découvrent les dix-huit lancettes de ces vitraux ! – Alors que le primitif Espagnol Berruguete 11 nous fait assister au Salve Regina « toutes lumières éteintes », sans oublier le frère lai au goupillon, et que le Caravage – beaucoup plus tard – nous racontera, sur une toile aux formes graves et aux couleurs solennelles, l’institution du « Très saint Rosaire » par le bienheureux Alain de la Roche, les « miracles de Notre-Dame » illustrés par Jehan Miélot de miniatures en grisaille rehaussée d’or 12 nous montrent la Dame clémente ouvrant ses mains pour recevoir les brandons de feu que jette l’Ange de la Mort sur le monde prévaricateur. Une gravure romantique allemande de Seilertz fait recueillir Faust et Marguerite dans le manteau d’amour de la Purissime qui ne trompe et ne blesse plus – et notre ami Max Jacob a appelé Notre-Dame-la-Paix dans un poème litanique terminant son « Laboratoire Central » – qui est un des plus beaux chants chrétiens dédiés au Vaisseau Spirituel :
Escalier de la Perfection
Trône de la Perfection
Jardinière de nos âmes
Lampe de nos veilles
Présidente de nos assemblées
Infirmière de nos faiblesses
Robe couleur d’aiguille
Toute à chacun tout pour chacun
Émeraude du ciel
Diamant des nuits
Topaze des jours
Mère du Verbe, force du génie, muse des arts,
Vie de la pensée, pensée de la vie
Ô jeune fille pour toujours
Ô jeune mère pour toujours
Ô pureté pour toujours
Ô beauté
Sauvez les âmes de mes amis morts à la guerre.
Alain MESSIAEN.
Paru dans la revue Marie
en juillet-août 1955.
1 Rémy de Gourmont : Le Latin Mystique.
2 Maurice Vloberg : La Vierge Marie, notre médiatrice.
3 Bibl. Nat. de Paris, Ms. Fr. 145.
4 Bréviaire Grimani, à la Marciana de Venise.
5 B. N. de Paris, Donation Smith-Lesoüef, No 39.
6 Cabinet des Estampes.
7 Nice, musée Masséna.
8 Musée de Berlin.
9 Dresde.
10 Fin du XVe siècle.
11 Madrid, musée du Prado.