Les Esprits et Victor Hugo
par
S. MICHEL
Des séances de spiritisme avaient été tenues autrefois à Jersey, chez Victor Hugo. Les comptes rendus rédigés par lui-même et plusieurs cahiers de notes s’y rapportant restèrent longtemps inédits, et ne furent communiqués qu’assez tard à MM. Camille Flammarion et Jules Bois, qui en publièrent quelques extraits.
M. Delanne vient de donner un regain d’actualité à ces anciennes communications spirites, en reproduisant la relation donnée par ces deux écrivains 1, et, avec un sans-façon que l’autorise à prendre sa compétence en pareille matière, il ne se gêne pas pour dire leur fait à l’un et à l’autre, au sujet des théories mises par eux en avant.
Comme cette relation renferme des détails intéressants, nous allons la reproduire à notre tour, et nous en profiterons pour dire ce que nous pensons de la critique et des théories.
Voici d’abord ce que C. Flammarion avait publié dans les Annales politiques et littéraires 2:
Les séances ont commencé en 1853 et ont été continuées jusqu’au mois de juillet 1855 ; elles ont dure près de deux ans. Les expérimentateurs habituels étaient : Victor Hugo, Mme Victor Hugo, leurs fils, Charles et François, Anguste Vacquerie, Théophile Guérin, Jules Allix, Mlle Allix, sa sœur, et quelques exilés de passage dans l’hospitalière demeure du poète. Victor Hugo m’en a personnellement entretenu plusieurs fois, à Paris, quelques années avant sa mort ; il n’avait pas cessé de croire à des manifestations d’esprits. Elles forment trois énormes cahiers, presque entièrement écrits de la main de Victor Hugo, comme secrétaire des séances. Voici comment les choses se passaient :
Mme Victor Hugo et son fils François étaient presque toujours à la table ; Vacquerie et quelques autres, alternativement, Hugo presque jamais, car il remplissait le rôle de secrétaire, écrivait à une autre table, m’assure M. Paul Meurice, sur ces feuillets qui ont été conservés, les dictées de la table. Celle-ci frappait du pied tout simplement ; et l’on nommait les lettres à chaque coup : A, B, C, D, comme Vacquerie l’a indiqué.
En général, elle annonçait la présence de poètes et d’auteurs dramatiques, principalement Molière, Eschyle, Shakespeare, le Dante, Camoens, et d’autres personnages tels que Galilée, Alexandre le Grand, etc. Mais la plupart du temps, lorsqu’ils s’étaient annoncés et qu’on les interrogeait sur une question quelconque, ce n’étaient pas eux qui répondaient ; à la place du nom qu’on attendait, la table frappait celui d’un être imaginaire, n’ayant jamais existé, tel par exemple, que l’Idée, ou celui-ci qui revient très souvent : L’Ombre du Sépulcre.
Galilée a cependant signé là des pages vraiment belles sur l’astronomie. Il y a notamment une sorte de trilogie en trois chapitres, dont le dernier est d’une élévation, d’une noblesse, d’une grandeur et d’une transcendance sublimes. On y admire entre autres celte affirmation : « Tous les milliards de mondes, tous les milliards de siècles additionnés font UN. LE TOTAL DU TOUT, C’EST L’UNITÉ. » Ce dernier chapitre est signé l’Ombre du Sépulcre.
Un jour, les esprits, qui répondaient souvent en vers aux questions posées, demandèrent qu’on les interrogeât également en vers. Victor Hugo déclara qu’il ne savait pas improviser de la sorte, et demanda de remettre la séance au lendemain. Dans l’intervalle, il prépara deux questions : l’une de simple curiosité, dit-il, l’autre plus grave. Le lendemain, Molière ayant dicté son nom, l’auteur de la Légende des Siècles lui dit :
Les rois et vous, là-haut, changez-vous d’enveloppes ?
Louis Quatorze au ciel n’est-il pas ton valet ?
François premier est-il le fou de Tribulet,
Et Crésus le laquais d’Ésope ?
Molière ainsi interrogé ne répond pas.
– Qui donc est là ?
– L’Ombre du Sépulcre !
Et celle-ci, dégagée de tout sentiment d’admiration pour le poète, lui répliquant sur le ton d’un maître d’école à un écolier, lui répond :
Le ciel ne punit pas par de telles grimaces,
Et ne travestit pas en fou François premier.
L’Enfer n’est pas un bal de grotesques paillasses,
Dont le noir châtiment serait le costumier.
Un peu décontenancé de la familiarité de la leçon, Victor Hugo prend sa seconde question, adressée également à Molière, sur la présence duquel il semble compter.
– Molière est là, dit-il, il a donné son nom tout à l’heure, mais n’a pas voulu répondre. Molière, c’est moi qui t’interroge !
Et voici les très beaux vers qu’il prononce devant l’invisible :
VICTOR HUGO À MOLIÈRE
Toi qui du vieux Shakespeare a ramassé le ceste,
Toi qui, près d’Othello, sculptas le sombre Alceste,
Astre qui resplendis sur un double horizon,
Poète au Louvre, Archange au ciel, ô grand Molière,
Ta visite splendide honore ma maison.
Me tendras-tu là-haut ta main hospitalière ?
Que ta fosse pour moi s’ouvre dans le gazon,
Je vois sans peur la tombe aux ombres éternelles,
Car je sais que le corps y trouve une prison
Mais que l’âme y trouve des ailes.
On attend. Molière ne répond pas. C’est encore l’Ombre du Sépulcre, et, vraiment, nul ne peut lire cette réponse sans être frappé de son ironique grandeur.
L’OMBRE DU SÉPULCRE À VICTOR HUGO
Esprit qui veux savoir le secret des ténèbres,
Et qui, tenant en main le terrestre flambeau,
Viens, furtif, à tâtons, dans nos ombres funèbres,
Crocheter l’immense tombeau !
Rentre dans ton silence et souffle tes chandelles !
Rentre dans cette nuit dont quelquefois tu sors :
L’œil vivant ne lit pas les choses éternelles
Car je sais que le corps y trouve une prison
Par-dessus l’épaule des morts !
La leçon était dure. Il paraît que Victor Hugo jeta là son cahier, se leva furieux et quitta la salle, indigné de la conduite des esprits son égard. L’illustre maître n’avait jamais été traité avec une hauteur aussi cavalière.
Ces communications, dictées par la table de Jersey, sont véritablement d’une grande élévation de pensée et d’une belle langue.
L’auteur des Contemplations a toujours cru qu’il y avait là un être extérieur, indépendant de lui, parfois même hostile, discutant avec lui et le rivant à sa place. On ne peut cependant, en parcourant ces trois cahiers, se défendre de l’idée que c’est là du « Victor Hugo ».
C’est du Victor Hugo que l’on entend, parfois même du Victor Hugo sublimé.
On ne petit accuser un seul instant ni Victor Hugo, ni Vacquerie, ni aucun des assistants d’avoir triché, d’avoir consciemment créé des phrases pour les reproduire par le mouvement de la table. Une telle hypothèse doit être éliminée sans discussion.
Il ne rente en présence que deux hypothèses : ou un dédoublement inconscient de l’esprit de Victor Hugo, de Vacquerie, d’un ou plusieurs assistants ; ou la présence d’un esprit indépendant.
L’examen attentif, loyal, sincère, impartial, purement scientifique, de ces communications, me fait pencher du côté de la première hypothèse : du dédoublement de l’esprit de Victor Hugo, de Vacquerie, de François Victor Hugo, de Mme Hugo, etc.
M. Delanne ne poursuivant pas d’autre but, dans son article, que d’établir la doctrine spirite de l’identité des esprits, ne pouvait manquer de ne pas trouver de son goût cette doctrine ultra-fantaisiste du dédoublement. Pour notre part, nous sommes heureux de nous rallier à son argumentation, que nous trouvons marquée au coin du bon sens.
Nous le citons textuellement :
« Eh bien ! non, malgré toute mon admiration pour les travaux et l’esprit éminent de mon ami Camille Flammarion, je ne puis accepter ses conclusions, car l’examen « attentif, loyal, sincère, impartial, purement scientifique » du phénomène ne me permet pas du tout de supposer qu’il est produit par les assistants, et, ceci, pour plusieurs raisons que je tiens à développer.
« On ne peut pas logiquement imaginer – sans dépasser les limites de la vraisemblance – que des individus absolument normaux, jouissant d’une excellente santé physique et intellectuelle, puissent, en même temps, être conscients et inconscients, agir en dehors d’eux-mêmes sans le savoir et sans s’en douter, car cela n’arrive jamais dans la vie ordinaire, et il serait étrange que cela se produisît tout simplement parce qu’ils font des expériences de typtologie. Une semblable transformation mentale, survenant brusquement, devrait s’accompagner de symptômes physiques ou mentaux, qui n’auraient pas échappé aux médecins et aux psychologues qui étudient ces pratiques depuis un demi-siècle ; or, il n’en est rien. C’est surtout chez les hystériques, ou dans certains cas de somnambulismes naturels ou provoqués, que l’on a signalé des exemples de personnalités multiples, mais jamais sur des personnes normales. Dira-t-on que les pratiques spirites suffisent à hypnotiser et à déséquilibrer ceux qui s’y adonnent ? Il n’y paraissait guère chez l’illustre proscrit, pas plus que chez ses hôtes ; d’ailleurs, qui donc oserait soutenir sérieusement que le seul fait de mettre ses mains sur son guéridon constitue une manœuvre hypnotique ? En quoi Victor Hugo, qui n’était pas à la table, aurait-il pu en être influencé jusqu’à subir un dédoublement de son moi ?
« Cette hypothèse est à ce point invraisemblable, qu’elle ne pourrait même s’appliquer aux hystériques, dont le « rétrécissement du champ de la conscience » peut bien produire une ou plusieurs personnalités secondes, mais alors celles-ci se succèdent et n’existent pas simultanément ; de plus, je ne sache pas que l’on ait jamais constaté l’extériorisation de ces personnalités parasitaires. C’est une excellente méthode de ne pas faire intervenir de nouveaux facteurs pour l’interprétation des phénomènes, mais c’est à la condition expresse que l’on ne fera pas, d’autre part, des hypothèses que rien ne peut justifier, en attribuant à l’être humain des pouvoirs qu’il n’a jamais possédés, et qui sont en opposition absolue avec son fonctionnement. Sans doute, pendant le rêve, ou comme conséquence de certains états morbides, il peut arriver que le dormeur ou le malade crée des personnages oniriques auxquels il attribue des discours, des raisonnements en opposition avec ses idées ordinaires ; mais chez un homme à l’état de veille, jouissant de l’intégrité de ses facultés, la synthèse mentale est trop active, trop puissante, pour qu’une illusion semblable puisse se produire. Le romancier le plus réaliste, en faisant dialoguer ses personnages imaginaires, ne perd jamais la conscience de son moi. Il a beau « entrer dans la peau du bonhomme », il sait bien que c’est lui qui le fait parler, il n’est pas dupe de ce jeu de son imagination. Combien le cas que nous étudions diffère de celui de l’écrivain qui compose. Jamais Victor Hugo n’a pressenti les réponses qui allaient lui être données ; elles l’étonnent ou l’indignent ; et l’on pourrait imaginer que c’est lui qui les a fabriquées inconsciemment ? Cela dépasse par trop toutes les possibilités psychiques pour que nous puissions accepter une semblable hypothèse, d’autant mieux que le grand poète déclare qu’il ne sait pas improviser, puisqu’il remet au lendemain la question en vers qu’il doit poser, alors que les réponses de la table se font instantanément, sans recherches et sans hésitations.
« On voit déjà à quelles difficultés on se heurte, si l’on accepte l’hypothèse d’un dédoublement de l’esprit de Victor Hugo ; mais là ne se bornent pas les obscurités. Ce n’est pas le tout de faire marcher inconsciemment et involontairement la mécanique cérébrale du grand poète, il faut ensuite nous faire comprendre concluent ce produit anonyme arrivé à se traduire par des coups frappés par la table. J’entends, d’ici, la réponse : c’est par une transmission de pensée, qui s’opérerait entre Victor Hugo et la subsconscience du ou des médiums. Ici encore, l’analogie entre ce qui se produisait à Jersey et ce que nous connaissons de ce phénomène est boiteuse. Dans les cas bien constatés où la pensée a été transportée, d’un opérateur à un sujet entraîné de longue date à ce genre d’expériences, les conditions essentielles pour la réussite étaient : d’une part, la volonté de l’agent, qui concentrait sa pensée sur les mots à transmettre, et, en second lieu, un état passif du sujet, qui n’était le plus souvent réalisé que pendant l’hypnose auto-suggestive ou provoquée.
« Trouve-t-on ces conditions réunies à Jersey ? Aucunement. Personne ne songe à se placer dans un état hypnoïde quelconque, personne n’essaye de faire dire à la table quoi que ce soit, car chacun attend avec curiosité ce que le meuble va dicter. Scientifiquement parlant, on ne peut utiliser l’analogie que pour des phénomènes de même espèce, sans quoi le rapprochement que l’on tente est sans valeur. C’est précisément ici le cas, car il n’existe ni opérateur, ni sujet, et la transmission de pensée d’un mot ou d’une phrase, qui est déjà si difficile à produire après de longues séances d’entraînement, prendrait chez Victor Hugo, sans raison aucune, une ampleur prodigieuse, un développement qui n’a jamais été constaté nulle part.
« Pour toutes ces raisons : Impossibilité de concevoir une cérébration inconsciente en opposition avec celle de l’état de veille chez un homme sain de corps et d’esprit, et invraisemblance de la transmission involontaire de ce travail cryptomnésique à des assistants, également à l’état normal, je conclus que l’hypothèse du dédoublement de l’esprit de Victor Hugo est inadéquate, incompréhensible, et n’explique pas les communications du guéridon. Remarquons encore que l’auteur d’Hernani attendait Molière ; il comptait sur sa présence ; si la pensée du maître avait été inconsciemment mise en branle, c’est une réponse du grand satirique que logiquement on aurait dû obtenir. Au lieu de cela, c’est la sévère mercuriale de l’Ombre du Sépulcre qui tombe comme une douche sur l’enthousiasme du poète. Non, vraiment il me paraît suprêmement illogique d’imaginer Victor Hugo se mystifiant lui-même à ce point ; car si la conscience subliminale existe, c’est la meilleure partie de nous-même ; or, une subconscience capable d’écrire dans ce style ne s’abaisserait pas, pour employer sa propre expression, « au rôle de grotesque paillasse » et ne consentirait pas à jouer une macabre comédie, en se donnant pour un être de l’au-delà. »
La démolition de la théorie de Flammarion est complète : mais notre critique est impuissant à tirer lui-même une conclusion des faits cités, en faveur de sa propre thèse. Il le sent bien, et c’est pourquoi il ajoute :
« En poursuivant cette étude sur les manifestations spirites de Jersey, nous allons rencontrer maintenant une intelligence bien définie qui donne son nom, et qui démontre, par son style, qu’il est bien la personnalité annoncée. Je cède la parole à M. Jules Bois, qui n’est guère suspect de tendresse pour le spiritisme. Malgré son parti pris habituel, il ne peut cependant pas récuser l’évidence des faits. Voici son récit :
Les Tables parlantes de Victor Hugo
Souvent, d’abord, la table résiste aux injonctions de Hugo, elle le raille parfois, de temps en temps elle le terrasse avec son propre langage. En des circonstances très rares, elle échappe totalement à son contrôle et la personnalité qui se lève devant la sienne parle un langage approprié au nom qu’elle s’est donné.
Voici, par exemple, le procès-verbal d’une séance des plus curieuses. Il m’a été communiqué par Auguste Vacquerie. Je le transcris fidèlement. C’est André Chénier qui se présente : il achève certaine de ses poèmes, laissés de son vivant incomplets.
Dimanche, 25 décembre 1853, 8 h. 1/2 (soir). Présents : Victor Hugo, Mme Hugo, Mlle Adèle, Auguste Vacquerie, Charles Hugo. – Ch. Hugo et Mlle Adèle tiennent la table.
– Qui est-tu ?
– André Chénier.
VICTOR HUGO. – Dis-nous pourquoi tu viens ?
– Déjà dit.
Mme Hugo. – Causes-tu avec Mme Roland dans la vie où tu es ?
– Oui.
VICTOR HUGO. – Dans la pièce qui commence par...
Il n’a donc plus d’espoir, et ma plainte perdue, etc.
il manque un vers après celui-ci :
J’avais flatté, gémi, pleuré, prié, pressé...
Dis-moi ce vers qui manque.
– J’aurais maudit l’autel que j’ai tant embrassé.
– Veux-tu compléter le fragment XVII :
Ô délices d’amour, et toi, noble paresse... ?
Après :
Pour qui les yeux n’ont pas de suave poison...
il manque des vers.
– Qui sans perdre leurs cœurs et sans brûler leurs âmes,
Ont frôlé le satin de la robe des femmes.
– Le fragment que nous avons est au singulier :
Heureux qui, etc.
Ce que tu nous dis est au pluriel. Nous pouvons arranger la chose ainsi :
Qui sans perdre son cœur et sans brûler son âme,
A frôlé le satin d’une robe de femme.
Le veux-tu ?
– Non. Alors dis :
Qui sans perdre son cœur et sans brûler son âme,
A frôlé le satin de ta mantille, ô femme !
– J’aime autant ma manière. Es-tu de mon avis ?
– Non.
– Tu aimes mieux ta manière ?
– Oui.
– C’est que tu as encore, dans la suite des vers, une apostrophe :
Ô femme !
Veux-tu prendre ma manière ?
– Non.
– Après :
Je t’appartiens, amour ! amour inexorable !
Continue.
– Conduis-moi chez Camille, et dis-lui que je suis
L’esclave de ses jours, conquis pendant ses nuits ;
Dis-lui que tant en moi par sa bouche respire,
Et qu’étant une fleur elle m’a pour zéphire.
Oh ! qu’on souffre d’aimer ! Oh ! quels cruels tourments !
Pour un moment heureux, combien d’autres moments
Où l’âme pleure et tombe, et, pauvre feuille morte,
Obéissant au vent qui l’arrache et l’emporte,
Erre et tremble et palpite et songe au doux banquet,
Où Camille l’avait mêlée à son bouquet.
Sage vieillesse, viens ! je t’implore et t’appelle ;
Tu souris à l’amour comme de toit à l’aile.
Sous ta chaste couronne on chemine à pas lents,
Toujours la plume blanche aime les cheveux blancs.
L’amour pour le vieillard prend sa plus douce voix ;
L’âge est un innocent qui vide les carquois.
Et les tremblantes mains prennent aux mains naïves
De l’amour ces traits d’or, que nos âmes plaintives
Gardent toute la vie et qui durent toujours.
L’épine reste au cœur, l’épine des amours.
Et quand le soir arrive au bout de la journée,
L’épine est dans le cœur, la rose s’est fanée.
Toi, vieillesse, tu ris au seuil de ta maison.
Le souvenir la dore ainsi qu’une saison,
L’empire des amours se réduit à ton chaume.
L’Océan se fait source, et la fatale pomme
Qui divisa l’Olympe et qu’adjugea Pâris
Mûrit à ton pommier ; on la mange et tu ris.
AUGUSTE VACQUERIE. – Ces douze ou quinze derniers vers sont très troubles. Es-tu de cet avis ?
– Oui.
VICTOR HUGO. – Peux-tu nous dire à quoi tient le trouble de l’expression ?
– Oui.
– Dis-le.
– Vers oubliés.
AUGUSTE VACQUERIE. – C’est-à-dire que tu as passé des vers ?
– Oui.
– Quand viendras-tu rétablir tes vers ?
– Jeudi.
– As-tu déjà communiqué avec d’autres que nous ?
– Non.
Ici, le problème à résoudre se complique encore. Il ne s’agit plus, celle fois, d’Eschyle romantisé et factice, mais bien d’un pastiche d’André Chénier, extraordinairement habile, et, ce qui est presque miraculeux, improvisé. Hugo n’aurait pu que très difficilement se plier à cette manière que, d’ailleurs, il critique. Supposons l’improbable : Charles Hugo, tenant la table, la fait parler, et, par fraude, lui inspire ses vers. Je sais bien que Charles n’était pas un poète à dédaigner ; mais par quel mystère arrivait-il à forger instantanément un morceau aussi profondément d’accord avec l’esprit et la forme du chantre de la « Jeune Tarentine » ? Il l’avait préparé d’avance, me direz-vous ; mais comment pouvait-il prévoir que son père lui demanderait de terminer telle pièce, plutôt que telle autre ? Nous nous perdons dans un dédale, même en admettant la fraude.
Charles était fort indolent ; de plus, comme tout autre écrivain, il eût à coup sûr préféré signer ces fragments toujours ingénieux quand ils ne sont pas admirables. L’amour-propre littéraire ne perd jamais ses droits. Charles se plaint souvent de la longueur des séances qui l’épuisent. Il a fait de l’escrime, dans la journée, il voudrait se reposer. Mais l’« esprit » insiste, le force à lui servir d’instrument. Faut-il tout dire ? Il y a quelque chose de terriblement angoissant et d’âprement ironique en la présence réitérée de cette « Ombre du Sépulcre » qui fait frémir ce guéridon, ce jouet d’enfant, sous les doigts d’un jeune homme qu’elle emportera bientôt, sous les doigts d’une jeune fille, sa sœur, dont la raison ne tardera pas à s’évanouir...
« Cette fois, continue M. Delanne, l’identité n’est pas douteuse. C’est bien le style, la façon d’écrire du chantre de la Jeune Captive. La réponse arrive immédiatement, sans être cherchée, et les figures du discours sont bien celles du dix-huitième siècle. Cette poétique est fort éloignée de celle de Victor Hugo, qui non seulement ne sait pas improviser, mais ne goûte guère la « manière » d’André Chénier. Cependant, celui-ci maintient son texte et ne se laisse pas influencer par les objections qu’on lui présente. Inutile, je crois, d’insister sur le rôle du fils de Victor Hugo ; il est totalement passif. M. J. Bois signale parfaitement l’impossibilité de compléter instantanément des poésies inachevées, qui lui sont indiquées au hasard par son père. On a beau être poète, doué même d’une grande facilité, on ne compose pas sans réflexion et sans recherches des vers qui doivent s’adapter à un texte précis, surtout quand il s’agit d’un de nos grands poètes, qui compte parmi les plus originaux.
« Les assistants sont de bons juges : Hugo et Vacquerie, qui suivent attentivement la dictée, en signalent les faiblesses ou le gens obscur. Malgré les lacunes, pour eux le doute n’existe pas : c’est bien avec André Chénier qu’ils s’entretiennent. Jusqu’à démonstration de mon erreur, je pense qu’ils ont raison, et qu’on arrivera difficilement à convaincre du contraire tout critique impartial qui met les FAITS au-dessus des théories. »
Maintenant qu’il s’agit de défendre l’hypothèse qui lui est chère, M. Delanne se contente vraiment de bien peu ! Ne suffit-il pas pourtant, pour l’ébranler, de supposer que les Êtres qui répondent sont des Esprits d’une haute intelligence, supérieure non seulement à celle des assistants, mais même à celle d’André Chénier et de beaucoup d’autres encore ?
Or, c’est précisément ce que nous admettons.
De même que pour expliquer tous les faits de vision ou d’action à distance, de hantise, de dématérialisation, etc., – dont nous ne faisons aucune difficulté de reconnaître l’existence – nous sommes bien obligés d’admettre que les Êtres qui les produisent possèdent une puissance dépassant incomparablement celle de n’importe quel homme vivant, et, par analogie, de n’importe quel défunt.
Tout cela cadre parfaitement avec les données de la science catholique sur l’existence et la nature des Esprits, bons ou mauvais.
C’est faire preuve d’une facilité de conviction singulière, de prétendre qu’il faille attribuer à tel ou tel défunt les réponses données par des Invisibles, par le seul fait que ce qu’ils disent concorde avec la manière de parler de ce défunt ou était connu par lui.
Une fois que l’on a admis – et pour peu que l’on soit impartial, on est bien obligé de l’admettre – que nous sommes environnés d’une foule d’êtres invisibles, beaucoup plus intelligents que nous, tout peut s’expliquer, non pas dans un cas isolé, mais dans tous les cas, sans exception, par leur intervention.
Si l’on ne se place pas à ce point de vue, on n’arrivera jamais à rendre raison de la merveilleuse souplesse intellectuelle dont font preuve ces Êtres supérieurs, en s’adaptant, comme ils le font, à la mentalité de ceux au milieu desquels ils se produisent.
« Dans la plupart des cas – il y a de très rares exceptions – écrivait encore Cam. Flammarion, les communications des tables se présentent comme des reflets de la pensée de l’un ou de plusieurs des assistants, et leur valeur scientifique, philosophique, morale est en rapport avec celle des opérateurs. Dans un cercle catholique, dans un cercle protestant, dans un cercle de poètes, de philologues, d’historiens, elles correspondent aux idées, aux convictions, aux impressions dominantes. »
Ce que nous retenons de cette citation, c’est la facilité d’adaptation de ces Êtres invisibles aux circonstances de temps, de lieux et de personnes. On ne trouverait pas un seul homme sur la terre, capable de jouer un pareil rôle. Quant à l’insinuation que ces communications sont des reflets de la pensée, des rayonnements, des prolongements des opérateurs, Delanne en a fait suffisamment justice.
*
* *
Après cette exécution en règle de la théorie du dédoublement ou du prolongement psychique du médium et des assistants, M. Delanne, dans le numéro de février de sa revue, entreprend avec autant de vigueur la critique de la théorie du subconscient et de l’être collectif.
Nous lui laissons de nouveau la parole :
Le subconscient et l’être collectif
« Les communications obtenues à Jersey n’ont pas un cachet uniforme, elles présentent une variété incomparable. Il en est, dit M. Jules Bois, a de truculentes, de satiriques, d’élégiaques, de langoureuses, de cyniques, d’héroïques, de sublimes ». Une semblable diversité se concilie mal avec une source unique d’inspiration, et ce n’est plus Victor Hugo seul, pour rester dans la thèse de nos adversaires, qui devait être l’inspirateur de la table, mais successivement, ou peut-être simultanément, tous ceux qui participaient à ces expériences.
« J’ai montré déjà (à propos de la fille du juge Edmonds) combien il est impossible d’admettre qu’un médium qui ne connaît pas une langue étrangère puisse obtenir, par transmission de pensée, une communication dans cet idiome. Ce fait si important a été observé aussi chez le grand poète, à la stupéfaction des assistants, qui ne comprenaient rien à ce que la table dictait. Citons encore M. Jules Bois qui en fait le récit dans le Miracle moderne :
Un jeune Anglas qui fréquentait la maison appela un soir lord Byron.
Celui-ci refusa de parler français. Charles, ne sachant pas un mot d’anglais, fit l’observation qu’il lui serait difficile de suivre les lettres. Alors Walter Scott se présenta, et, comme pour jouer un tour au médium, répondit ce qui suit :
Vex not the bard, his lyre is broken,
His last song sung, his last word spoken.
– Je n’y comprends rien, dit Charles, après avoir épelé.
Le jeune Anglais traduisit :
Ne tourmentez pas le barde, sa lyre est brisée, son dernier poème chanté, sa dernière parole dite.
La table avait parlé dans une langue inconnue du médium.
« Bien que Charles ne connût pas l’anglais, c’est encore des vers qui sont dictés, et, cette fois, on n’accusera pas Victor Hugo d’en être l’auteur inconscient, pas plus que son fils, car ni l’un ni l’autre ne possédait assez la langue de nos voisins, pour improviser ce que frappe le pied du guéridon. Que faut-il donc, en fait de preuves, pour ouvrir les yeux de nos contradicteurs ?
« Doucement, je vous prie, répondent les profonds et malicieux critiques, en clignant de l’œil, il se trouvait dans l’assistance ce jeune Anglais qui a fait la traduction, donc c’est chez lui qu’il faut chercher l’origine de la réponse. Inutile de répéter ce que j’ai dit précédemment sur l’impossibilité d’admettre une cérébration compliquée, involontaire et inconsciente, à l’état de veille, surtout de la part du jeune insulaire que l’un ne nous présente pas comme un poète, ni de la difficulté de comprendre la transmission de cette pensée au médium. Toutes ces objections capitales ne sont même pas entrevues par M. Jules Bois, qui va cependant nous donner le mot de l’énigme, en exécutant une brillante variation sur le thème de la subconscience et du personnage collectif qui se formerait dans ces circonstances.
« Au point de vue scientifique, toutes ces théories sont si inconsistantes que j’ai quelque honte à les discuter sérieusement ; mais comme on pourrait prendre une abstention de ma part pour un aveu d’impuissance, je vais exposer la thèse de l’individualité collective amalgamée avec celle de l’inconscient, telle que nous l’offre l’auteur du Miracle moderne. Cela débute par une exécution nette et concise du spiritisme. Voici :
L’hypothèse spirite est décidément puérile ou trop lointaine.
Il faut recourir ici à la psychologie du subconscient et à la psychologie des foules pour entrevoir le mécanisme de ces splendides jeux de l’imagination et de la pensée.
M. Gustave Le Bon nous a démontré que si un groupe concentre son attention sur le même point, un esprit collectif se crée, « un seul être », et « soumis à la loi de l’unité mentale des multitudes ». Cette personnalité nouvelle obéit non pas à la conscience, mais à l’inconscient, c’est-à-dire à l’instinct, en tout ce qui est en nous accumulé par les habitudes, les souvenirs. Cette âme collective, capricieuse et mobile, a besoin pour se préciser d’un « meneur ».
Dans le cercle évocatoire de Jersey, le rôle du « meneur » fut tenu, d’aord, par l’influence dominante, rayonnante, issue de Hugo, puis par le médium, instrument de celte influence, son fils Charles. Le verbe du grand poète était certainement le plus mâle, le plus suggestionnant. Le médium Charles, suggestionné, interprétait, à sa manière poétique et originale, la préoccupation des assistants qui variait selon l’heure, selon la discussion, selon les personnalités présentes à la table ou dans la chambre, mais dont son père fournissait l’élément principal. Une sorte de réaction chimique (sic) s’établissait entre les idées diverses en présence. Le « précipité », c’était 1a communication du soi-disant esprit dont la signature étiquetait la tendance du fragment. Le nom et la personnalité du mort étaient des illusions, mais la communication en soi était véridique.
Je n’ai pas la prétention, bien entendu, d’apporter, en quelques lignes surtout, une réponse à toutes les objections. Je l’ai tenté dans le Miracle moderne. Je cherche seulement, ici, à fournir une piste logique aux recherches rationnelles. Mais il restera toujours un X irréductible. Hugo était un « croyant ». Quoique, à la fin de sa vie surtout, il ait pris souvent ses chimères pour des révélations quasi divines, son idéalisme était fervent, son spiritualisme inébranlable. Il ne ressemblait pas aux hommes d’aujourd’hui, d’un positivisme médiocre, d’un matérialisme étroit, d’un sectarisme mesquin. Là où les sceptiques voient de la « naïveté », je trouve la manifestation d’un instinct invincible. La religiosité de Hugo était vague et confuse ; mais, je le répète, il croyait. Or, la foi est toujours récompensée, 1a foi accomplira toujours des miracles.
« Qui ne sera frappé du manque de liaison logique qui existe entre le commencement et la fin de cette citation ? Le critique ne croit pas à la possibilité des rapports entre les vivants et les morts, mais, peu convaincu sans doute de la valeur de ses démonstrations, il convient qu’il existe dans le cas de Victor Hugo un X irréductible, et, à travers son langage embarrassé, on croit comprendre que la foi pourrait peut-être réaliser ce miracle, d’où j’en infère que l’auteur n’est pas bien fixé.
« D’ailleurs, M. Jules Bois a la modestie, bien justifiée, de reconnaître qu’il n’apporte pas une réponse à toutes les objections ; son argumentation n’est qu’une phraséologie assez vide de sens réel pour nous convaincre que cet artiste se paye de mots en place de raisonnements...
« Personne n’a défini d’une manière précise le subconscient ; et quant à l’être collectif, c’est une création tout à fait imaginaire, de sorte que pour expliquer la genèse des faits très nets, des messages improvisés dictés lettre à lettre par le guéridon, d’une haute tenue littéraire, qui dénotent parfois des connaissances supérieures à celles du médium, comme l’usage de la langue anglaise, on va abuser de l’imprécision des termes subconscient et être collectif pour les détourner de leur sens véritable, quand ils en ont un. Rien n’est plus facile à montrer.
« Que faut-il entendre par le mot subconscience ? 1° D’abord l’accumulation prodigieuse de sensations, d’associations, – physiologiques et psychologiques, – de raisonnements, de pensées, etc., qui constitue le fond même de notre vie mentale, le trésor de l’automatisme et de la mémoire latente : tout le monde est d’accord là-dessus. Mais on a voulu ranger aussi sous cette étiquette : 2° les personnalités secondes dont l’existence se révèle pendant tes différents degrés de somnambulisme ; et 3° les facultés supranormales, telles que la lucidité, la clairaudiance, la prémonition, l’extériorisation de la sensibilité, de la motricité et la télépathie, en y comprenant la transmission pure et simple de la pensée.
« Aucune des expériences que l’on peut invoquer en faveur de la réalité de ces phénomènes ne permet de croire qu’il existe en chacun de nous un personnage invisible, inconnu, mais coexistant avec de la conscience ordinaire, qui penserait à sa manière d’une façon indépendante, et se trouverait en opposition avec le moi normal.
« Ce qui paraît ressortir d’une étude attentive des états somnambuliques, de la névrose hystérique et de certains désordres morbides signalés par MM. BineT, Janet, Ferré, Bourru et Burot, etc., c’est que la synthèse mentale qui constitue la personnalité de chacun de nous peut changer dans le sommeil provoqué, présenter des états différents connue Félida n° 1 et Félida n° 2, mais il est urgent de remarquer que c’est avec les mêmes éléments intellectuels que se forme le personnage anormal, car la mémoire du dernier état contient toujours les souvenir de tous les autres. Ce n’est donc pas un être nouveau qui apparaît, c’est le moi ordinaire, mais augmenté, transformé, complété par tous les facteurs qui d’habitude sont obnubilés et ne lui servent pas dans le courant de l’existence simultanée de deux moi, de deux personnalités coexistantes, car l’écriture soi-disant inconsciente des hystériques n’est qu’une manifestation de l’automatisme du sujet causé par une maladie de la mémoire...
« Jamais, à ma connaissance, on n’a signalé un cas de double personnalité d’un individu bien portant ; c’est pourquoi je trouve abusif de prétendre que chez les expérimentateurs de Jersey, c’est un personnage subconscient qui élabore les pensées profondes, ou les ironiques reparties de l’Ombre du Sépulcre. A fortiori, n’existe-t-il pas l’ombre d’une raison pour imaginer qu’un travail aussi prodigieux que celui nécessité par le pastiche d’un poème puisse s’engendrer dans la conscience de l’un quelconque des membres du cercle, sans qu’il s’en aperçut.
« Non, non, répondront les adversaires, ce n’est pas dans la conscience des membres que se produit le phénomène, mais en dehors. C’est ainsi que M. Jules Bois prétend que si un groupe « concentre son attention sur un seul point, un être collectif se crée », « un seul être ». De plus cet être obéit à l’instinct. Examinons encore d’un peu près cette théorie, et l’on va constater ce qu’elle a de tout à fait fantastique.
« Ici encore, c’est par l’emploi de fausses analogies que l’on peut donner à la supposition de l’être collectif un semblant de réalité ; mais ce mirage s’évanouit lorsque l’on se donne la peine d’y regarder d’au peu près.
« Qu’une réunion d’individus, animés momentanément de sentiments à peu près semblables, sous l’influence de la parole ardente d’un puissant orateur, arrivent à s’unir moralement avec lui, à subir une sorte d’entraînement intellectuel, qui oriente leurs pensées dans le même sens et qui neutralise momentanément les volontés individuelles divergentes, pour les subjuguer et les entraîner dans un mouvement commun irrésistible, c’est un fait incontestable dont les armées, les assemblées législatives, les réunions publiques ou de simples groupements populaires offrent de nombreux exemples. C’est Kellermann à Valmy, galvanisant par son ardeur ces « tailleurs et ces cordonniers » qui battent la solide armée du vieux Brunswick. C’est Camille Desmoulins précipitant le peuple à l’assaut de la Bastille, comme, dans d’autres circonstances, la folie meurtrière produit les massacres de Septembre. La contagion mentale s’exerce en bien ou en mal ; mais cette sorte d’ivresse psychique, cette suggestion de tous sur chacun ne légitime pas les croyances à une âme collective, à moins que l’on entende par ce terme, tout métaphorique, le résultat final de l’addition des impulsions personnelles.
« Ce n’est qu’en jouant sur les mots que l’on peut parler de l’âme des foules ; dans la réalité, c’est seulement un accord temporaire des pensées individuelles de chaque unité, dont la réunion composa la foule, qui crée le courant invincible auquel tous obéissent ; mais cette puissance anonyme, impersonnelle, mobile, est souverainement aveugle et brutale, comme les forces naturelles : elle n’a pas de cohésion, elle ne forme pas une unité, un tout personnel, et ne pourrait donc réaliser cette synthèse qui, en nous, est la conscience. Le courant d’un fleuve ne raisonne pas ; il suit fatalement sa pente. Quelque chose de semblable à un être collectif est-il réalisé à Jersey ? Est-on en présence d’un groupe uni dans une commune aspiration mystique, ou envahi par l’enthousiasme qui fondrait tontes les pensées en une seule ? Nullement. Charles, le médium, ne se prêtait qu’à regret à ces pratiques qui le fatiguaient. Les assistants discutent tranquillement les vers d’André Chénier, et lui proposent des variantes, que, d’ailleurs, celui-ci n’accepte pas. Victor Hugo, le prétendu « meneur », est indigné du sans-gêne avec lequel la table le traite. Qui donc, à ce moment, émet ces pensées si peu respectueuses ? Ce ne sont pas les amis ou les membres de la famille du maître, qui avaient pour son génie la plus légitime admiration ; alors d’où viennent ces traits satiriques dont on ne découvre l’origine dans aucun des membres du groupe ? Nous sommes en présence d’un phénomène inverse de celui de la contagion psychique, et c’est se jouer ici avec trop de désinvolture du sens des mots, que de parler de « précipité », de « réaction chimique », expressions impropres, inapplicables, même comme analogie, à des phénomènes mentaux. Il est de la plus élémentaire psychologie que des idées ne s’additionnent pas, ne se multiplient pas, ne se combinent pas.
« N’est-il pas d’une inconséquence extraordinaire que de vouloir introduire la génération spontanée dans le psychisme, alors qu’elle n’existe pas dans le monde matériel ? Comment supposer qu’une conscience se crée instantanément dans un milieu quelconque sans un sujet pensant ? Au point de vue matérialiste, cette hypothèse est prodigieusement absurde, puisqu’elle suppose la formation subite d’un être intelligent, sans aucun organisme capable d’engendrer la pensée.
« Au point de vue spiritualiste, elle est non moins inadmissible, car une pensée non exprimée, en dehors du cerveau, n’est plus rien, à moins que l’on admette qu’elle puisse s’extérioriser ; mais même dans ce cas, ce n’est plus que le mouvement qui la représente qui voyage dans l’espace, et cette vibration éthérée est aussi dépourvue de conscience et d’intelligence que les ondulations de l’éther dans la télégraphie sans fil. Une onde hertzienne n’est qu’un mouvement physique ; il faudra un tube de Branly pour le recevoir, un appareil Morse pour le traduire en lignes et en points, et quelqu’un connaissant cet alphabet conventionnel pour transformer ces signes en pensées ; autrement dit : ce mouvement primitif ne pourra engendrer une idée que s’il est métamorphosé, c’est-à-dire s’il rencontre un cerveau sur lequel il sera capable d’agir, afin d’y éveiller une idée semblable à celle qu’il représentait dans le cerveau qui l’a produit. Donc, le mouvement quelconque qui représente la pensée, lorsqu’il se propage extérieurement, n’est pas plus intelligent que la lumière ou le magnétisme. Si l’on admet, par analogie, que ce mouvement soit de nature vibratoire, par quel miracle les vibrations émanées des cerveaux des assistants arriveraient-elles à se fusionner, à s’unir, à former un tout ? Dans le monde physique, les ondes sonores, lumineuses, etc., ont justement la propriété de se propager simultanément dans toutes les directions sans se mélanger ni se nuire mutuellement 3, sauf dans un seul cas, celui de l’interférence, mais alors elles ne s’additionnent pas, elles ne se combinent pas, elles se détruisent en s’annulant réciproquement. Par quel prodige plus étrange encore, ces représentations de la pensée étant chacune inconsciente, leur réunion supposée pourrait-elle devenir consciente ? L’addition d’une infinité de zéros ne formera jamais une unité.
« C’est en présence de pareilles absurdités logiques que l’on se rend bien compte de ce que Leibniz appelait le psittacisme, c’est-à-dire l’emploi de mots dont ceux qui s’en servent ne connaissent pas le sens, ou le dénaturent. L’étonnant, c’est que des critiques sérieux aient pu donner asile dans leurs livres à de semblables imaginations. »
Après ces pages lumineuses de bon sens et de critique scientifique, on est surpris que leur auteur n’ait trouvé à proclamer que la théorie spirite, pour rendre raison des phénomènes, et n’ait pas même songé à examiner une bonne fois, avec impartialité et de sang-froid, la doctrine catholique.
Ah ! c’est qu’elle est, pour certains, singulièrement pénible à admettre, cette doctrine qui maintient le dogme de l’enfer, du feu éternel, des damnés et des démons ! – Comme s’il suffisait de fermer les yeux et de répéter sur tous les tons que l’on n’admet pas ce dogme, pour que, par le fait même, il soit supprimé !
S. MICHEL.
Paru dans La Revue de l’Invisible en mars 1908.