Colomban et François d’Assise
MÊME SPIRITUALITÉ, MÊME TRADITION
par
le Père MIKAEL
IRLANDE 1153, C’EST LA DATE DU SYNODE DE KELLS et la fin de l’Église Celtique en tant que telle. Si cette Église est restée vivante en Irlande jusqu’à cette date, la question se pose toujours de la pérennité du monachisme celtique sur le Continent après l’âge d’or que furent les Ve, VIe, VIIe et VIIIe siècles. Quelle fut la survivance du monachisme irlandais, et colombanien, qui fleurit à travers toute l’Europe et quel héritage reçurent d’eux les générations de moines après l’an mil ? Nous allons tenter de donner quelques éléments de réponse.
Myles DILLON et Nora CHADWICK, dans un livre intitulé Les Royaumes celtiques 1, écrivent que, de la fondation de Clonmacnoise en 548 à celle du monastère irlandais de Ratisbonne (en Bavière, province du sud de l’Allemagne) en 1090, les Irlandais ont exercé une influence puissante sur l’Église d’Occident, et un autre hagiographe, Toynbee 2, revendique pour eux la supériorité culturelle en Europe de l’Ouest pendant toute cette longue période. Pourquoi avoir choisi 1090 ? parce que le monastère de Saint-Jacques-de-Ratisbonne fut la première fondation irlandaise qui fut obligée d’adopter la règle de saint Benoît. Il faut quand même spécifier que cette règle, dans un premier temps, ne freina en rien l’esprit missionnaire des Irlandais et que de Saint-Jacques-de-Ratisbonne partirent des moines irlandais qui fondèrent une douzaine de monastères en Allemagne et en Autriche. Ces monastères – et très probablement tous ceux qui furent créés depuis le VIe siècle – restèrent en contact avec l’Irlande et, pendant trois cents ans, ils firent venir leurs moines de leur pays natal en très grand nombre. Dans le bulletin de septembre, vous lirez le détail de toutes ces fondations issues de Ratisbonne et le cas de Stavelot-Malmédy avec saint Remacle.
Cependant la peste noire de 1348-49 affaiblit beaucoup le monachisme irlandais sur le Continent. À cela s’ajouta le poids d’une romanisation, de plus en plus marquée, qui ralentit l’activité missionnaire, au point qu’au XVe siècle certains de ces monastères passèrent en d’autres mains. II faut quand même préciser qu’en 1215, à l’époque de saint François, le pape Innocent III créa une congrégation spécifique aux monastères irlandais dépendant de Ratisbonne, appelée Schottenklöster, les monastères Scots. Ils étaient dispensés des obligations conciliaires habituelles aux autres monastères. Cette congrégation ne fut supprimée qu’en 1862. Si elle a eu sa raison d’être pendant 650 ans, cela prouve bien que le monachisme celte a eu la vie très longue.
Faisons nos calculs :
● de 548 à 1090 nous avons cinq siècles et demi d’un monachisme irlandais rayonnant sur toute l’Europe occidentale. N’oublions pas que les grands monastères celtes en Irlande, en Grande-Bretagne, ainsi que sur le Continent, s’accompagnaient toujours d’écoles monastiques et, de ce fait, ils étaient des centres spirituels, aussi bien que des centres intellectuels, qui influencèrent tout l’Occident ;
● à partir de 1090, nous comptons trois siècles au cours desquels l’apport irlandais fut très florissant ; alors que l’Église Celtique, en tant que telle, disparaîtra en 1153. Nous parlerons une autre fois de ce rayonnement celte, aussi bien dans le temps que dans l’espace, dans le monde spirituel, aussi bien que dans les sphères intellectuelles ;
● enfin, nous avons quatre siècles d’un monachisme dont l’importance déclina progressivement, pour s’éteindre au sein de l’Église Romaine à la fin du XIXe siècle.
Si nous remontons jusqu’à saint Patrick, et aux saints qui lui sont antérieurs, nous arrivons allègrement à quinze siècles ! Quinze siècles que nous ne laisserons pas sous le boisseau ! Quinze siècles d’une vie spirituelle, intellectuelle, artistique, créatrice et cosmopolite, qui a marqué, d’une manière exceptionnelle, l’histoire européenne durant tout le Moyen Âge et la Renaissance.
Si, au-delà de 1153, on ne peut plus parler de continuité de la filiation épiscopale, on peut affirmer, sans aucun doute, qu’il y a une continuité monastique celtique pendant un peu moins de quinze siècles, puisque les derniers moines celtes de Ratisbonne disparurent en 1893. Un autre exemple connu est celui des chanoinesses de Remiremont qui eurent la règle de saint Colomban jusqu’à la Révolution. Dans ce calcul des quinze siècles, nous nous abstenons de prendre en compte la période obscure qui va de la fondation apostolique de saint Joseph d’Arimathie et de saint Aristobule jusqu’au début du Ve siècle.
Le synode de Kells eut lieu en 1153 ; il signe officiellement la fin de l’Église Celtique en tant que telle. Malgré la volonté d’uniformisation voulue par Rome, il serait totalement faux de dire que l’esprit du Christianisme celtique est mort en 1153. Si nous avons du mal à le percevoir aujourd’hui chez les moines irlandais – on a l’impression, quand on se rend en Irlande, de se retrouver en face de La Belle au Bois Dormant – cet esprit a cependant longtemps survécu. La vivacité de l’esprit missionnaire, que les Irlandais ont manifesté encore durant de longs siècles, même au sein de l’Église Romaine, est, en elle seule, une preuve suffisante.
Il est nécessaire de parler de tout ceci pour aborder le vif du sujet avec une vision très élargie du Christianisme celtique, car tout cela est totalement ignoré par les ouvrages spécialisés en français. S’il paraît s’être particulièrement épanoui dans les contrées germanophones à partir du XIe, cela ne doit pas nous conduire à une vision restrictive. Il n’est pas dans la mentalité celtique de rester sur place. Il est donc évident que l’influence irlandaise s’est fait sentir, d’une part, dans tous les pays qui se trouvaient sur leur route d’émigration ou de pérégrination : la France, la Belgique, le Luxembourg et la Hollande et, d’autre part, dans tous les pays germanophones et ceux les environnant comme la Suisse et l’Italie, entre autres. On sait, par exemple, que l’Écossais Ludan le Pèlerin est mort à Nordheim, en Alsace, en 1202, que l’Irlandais Sillan fut, très probablement, évêque à la fin du XIIe siècle en Italie ; ses reliques se trouvent toujours au couvent de La Secca. Un hagiographe, Peter. B. ELLIS, écrit que le zèle missionnaire irlandais dura plusieurs siècles après l’impulsion initiale. Il ajoute que des hommes comme Tagh Machar, de Cork, qui mourut en Italie le 24 octobre 1492, sont encore très vénérés hors de leur pays natal. L’influence irlandaise était donc encore présente en Italie du temps de saint François, et cela devait être affirmé.
Dans ce cadre temporel, nous trouvons naturellement nos deux saints. Rappelons que saint Colomban mourut en 615 à Bobbio et saint François en 1226 à Assise.
Colomban ne fut pas le premier ni le dernier Irlandais à franchir les Alpes. Pour ne s’intéresser qu’aux saints, rappelons rapidement la venue d’Ours dans la vallée d’Aoste après avoir séjourné à Digne, et ceci vers le milieu du VIe siècle ; Frigidien à Lucques, dont nous reparlerons, vers 560 ; un autre Irlandais y fut évêque en 829 : Martin à Mensola. Il y eut même à Rome un monastère appelé Monastère de la Sainte-Trinité des Scots dont nous ne connaissons pas le fondateur 3. Rappelons Donat, l’évêque de Fiesole, André, son diacre, et Brigid, la sœur de Donat 4, sans parler de Cathal à Tarente. Il y eut, également, des hospices pour pèlerins, donc accompagnés de monastères : à Plaisance, fondé par Donat en 850 ; à Verceil et Pavie.
Nous allons simplement effleurer le point de vue culturel en évoquant l’édit de Lothaire de 825 qui spécifie : « Nous désirons qu’à Pavie, sous la superintendance de Dungal (c’est un Irlandais) tous les étudiants se rassemblent de Milan, de Brescia, de Lodi, de Bergame, de Novarre, de Verceil, de Tortone, d’Acquilée, de Gênes, d’Asti et de Corne. » Sans commentaire !
Rentrons dans le cœur du sujet.
Ce n’est pas par hasard que Colomban se soit dirigé vers la Lombardie après ses quinze années passées en Bourgogne :
● d’abord des tribus celtes ont envahi le nord de l’Italie au IVe siècle ;
● puis les tribus lombardes, qui ont principalement envahi le nord de l’Italie au VIe siècle, sont des germains apparents aux Francs. La capitale se trouve à Pavie. Des duchés indépendants se constituent à Spolète et à Bénévent. Il est bon de rappeler que Spolète est en Ombrie, le pays de François ;
● enfin le monachisme celtique fut soutenu par le pouvoir mérovingien. C’est un sujet très vaste, en cours d’étude, qui permet de comprendre, et l’extraordinaire essor du monachisme issu de saint Colomban, et son expansion géographique. Dans le cadre du sujet d’aujourd’hui, c’est la puissante famille des Agilolfing qui nous intéresse. Elle était très influente dans toute l’Austrasie et régnait sur la Bavière et peut-être en Lombardie (Milan) 5 ;
● Colomban fut accueilli par le roi Agilulf. Il faut faire le rapprochement entre les deux noms : Agilolfing et Agilulf, qui ont la même racine 6 ;
● Colomban, à son arrivée en Lombardie, passa environ un an à Milan, avant que le roi ne lui offrît le site de Bobbio.
On ne peut imaginer Colomban, ses moines et leurs successeurs enfermés à Bobbio. En bons Celtes, ils ont pérégriné et fondé des ermitages et des monastères en Lombardie et probablement dans tout le nord de l’Italie, qui est aux mains de tribus celtiques, comme nous venons de le voir. Les Irlandais avaient l’espace libre devant eux.
Nous allons faire un petit rappel hors sujet pour éclairer le propos : sans vouloir entrer dans le détail ici, il est bon de rappeler que l’influence romaine était géographiquement très limitée à l’époque : l’Italie centrale et du sud, la Provence, l’Espagne et la mission dans le sud de la Grande-Bretagne. Il faut aussi préciser que notre notion d’influence romaine de nos jours est totalement différente de celle au temps de saint Colomban, car l’Église Romaine était, à cette époque, encore très marquée, et pour de nombreux siècles encore, par le monde byzantin.
Pour revenir à Colomban, nous savons qu’il avait un ermitage au sud-ouest de Bobbio vers San Salvatore 7. Par Jonas, son biographe, nous pouvons penser qu’il passa une année à Milan, et dans sa région, avant qu’il lui soit fait cadeau de Bobbio 8. Il est donc évident que d’autres implantations que Bobbio eurent lieu. On peut s’en faire une idée quand on voit les voyages d’Attala, le successeur de Colomban. Il se rend à Suse, la ville de Jonas 9 ; à Milan où il guérit un enfant. Il envoie un moine dénommé Mérovée à Tortone, près d’Alessandria. Ce moine, obéissant mais trop zélé, brûle un temple païen, ce qui amène Attala à faire un miracle pour lui sauver la vie 10.
Ce qui est absolument certain, c’est que le culte de Colomban passa, au Moyen Âge, dans le Piémont, en Ligurie, dans tout le nord de l’Italie et particulièrement à Gênes d’où il passa en Corse. En Corse le culte de Colomban était encore vivace du temps de François 11.
Sous Babolène, le quatrième abbé de Bobbio, le nombre des moines monta à 150. L’école monastique devint l’un des foyers les plus intenses de la vie intellectuelle en Italie et la bibliothèque l’une des plus importantes de toute la péninsule. Un autre indice peut nous aider à percevoir l’influence irlandaise : c’est l’étude du patronage des villes et des paroisses. Pour ne parler que de saint Colomban, trente-quatre paroisses italiennes l’ont encore comme saint patron 12.
On veut nous faire croire que la règle de saint Colomban fut très rapidement remplacée par celle de saint Benoît ; dans le cas de Bobbio, ce serait à la suite d’une révolte des moines ! On croit rêver quand on lit tout ce qui a pu être écrit faussement ou occulté sur notre tradition. Pour le cas de Bobbio, les Bollandistes croient que la règle de saint Colomban fut longtemps distincte de celle de saint Benoît 13 et les auteurs de langue anglaise sont très nuancés quant à la date d’introduction de la règle bénédictine.
Nous avons là suffisamment d’indices pour affirmer que saint François eut de multiples occasions d’entrer en contact avec le Christianisme celtique au cours de ses pérégrinations. Ceci est confirmé par la tradition qui se perpétue jusqu’à nos jours de la visite de François à Bobbio, tradition rapportée en 1906 par le cardinal Logue 14. Mais pourquoi se limiter à Bobbio ? Pourquoi pas Fiesole où il y avait une autre fondation que celle de saint Colomban, ou les autres villes que nous avons déjà mentionnées et que François eut tout loisir de traverser ou d’y séjourner ; ou Lucques, la ville natale de son grand-père Bernardone Moriconi, avant qu’il ne s’installât comme marchand-drapier à Assise. À Lucques il y eut, de tout temps, un monastère et un hospice irlandais dont saint Frigidien, lui aussi irlandais, fut évêque-abbé au VIe siècle.
Pourquoi ne pas aller plus loin en s’interrogeant sur la possibilité que François, dès son enfance, ait pu être bercé par notre tradition ? Son père, Pietro, voyageait beaucoup pour son commerce très prospère de drapier. Les étoffes fabriquées en Italie étaient de médiocre qualité ; les plus belles se trouvaient « sur les foires de Provence et de Champagne où l’Europe, l’Asie et l’Afrique échangeaient leurs produits ». C’était la Champagne qui était alors, en Europe, le centre de ce commerce : « à Troyes, Provins, Bar-sur-Aube et Lagny... » 15. Pour sa part, sa mère, que l’on appelait Dame Pica, était soit provençale, soit plus probablement picarde, d’où elle tirerait son petit nom de Pica. Elle appartenait à la noble et riche famille des Bourlemont. Cette famille était originaire de Bourlon, ville proche de Saint-Quentin, dans le Vermandois. Ainsi les parents de notre saint ont eu tout loisir d’être en contact avec la tradition celtique. On trouve des fondations celtiques en Provence ; la Champagne eut nombre de monastères et de saints de notre tradition ; Lagny accueillit l’Irlandais Fursy, qui y fonda un célèbre monastère ; quant à Saint-Quentin, on y trouve un monastère colombanien fondé par l’évêque-abbé Ebertram († 685). De plus, la Gaule du nord est une région au passé irlandais et colombanien extrêmement riche. Au XIIe siècle, de la Gaule du nord à la Champagne, nous sommes sur une route commerciale qui rayonne vers toute l’Europe. Ces contrées sont parsemées de fondations celtiques, de même que la route allant de Champagne vers l’Italie. Au temps de François, les monastères n’avaient pas disparu et les routes étaient encore très largement fréquentées par les Irlandais comme nous l’avons déjà vu. Nous avons, dans un livre de Paul Sabatier sur François, un texte qui confirme, à sa manière, l’hypothèse qui vient d’être émise : « Bernardone a pu être ainsi, sans y songer, l’artisan de la vocation religieuse de son fils. Les récits qu’il rapportait de ses voyages semblèrent peut-être d’abord n’avoir pas même éveillé l’attention de l’enfant, mais ils furent comme des germes qui restent longtemps ensevelis et qui, tout à coup, sous un chaud rayon de soleil, produisent des fruits inattendus 16. » Nous pouvons ajouter à ce texte extrêmement intéressant que Dame Pica elle aussi, pour les raisons qui ont été avancées, a pu être pétrie de notre tradition, et l’avoir transmise à son fils.
Une dernière hypothèse peut être avancée : Mgr Tugdual, après avoir étudié les trois théologies : orthodoxe, catholique et protestante, s’est retiré dans son ermitage du Bois-Juhel. Là, dans sa solitude, sans avoir la Bibliothèque nationale à sa disposition, par la grâce de l’Esprit Saint, il a retrouvé l’essence même du Christianisme celtique. Ce que le Ciel a permis pour Mgr Tugdual, il a pu aussi le permettre pour François en son temps.
Colomban et François sont peut-être les deux plus grands réformateurs de l’Église d’Occident. Ne prenons pas cela au sens légaliste comme nous pouvons le trouver plus tard chez d’autres saints. À six siècles d’intervalle, au-delà des structures, ils ont su insuffler un esprit novateur, un esprit évangélique, un esprit prophétique à l’Église qui était, pour des raisons différentes, en pleine décadence. Il est de notoriété que les Irlandais ont sauvé l’Europe du Moyen Âge d’un retour au paganisme et au chaos. L’Église, au temps de saint François, nous dit Julien Green : « On ne peut en faire, dans son ensemble, qu’un tableau très sombre... les abus les plus scandaleux jusque dans les monastères. Le scandale est partout. Luxe et luxure... 17 » Chez nos deux saints, nous pouvons retrouver le même symbole : Colomban arrive en Bourgogne et on lui donne des ruines. Annegray était la ruine d’un temple romain dédié à Diane. Luxeuil de même était une ruine. Pour saint François, rappelons la vision du Christ à Saint-Damien et le rêve du Pape avant l’arrivée de François à Rome : un petit homme soutenant un édifice menaçant de s’effondrer. Nos deux saints s’attaquent, avec toute l’ardeur de leur âme, à rebâtir du matériel, ne sachant pas que leur entreprise dépasserait complètement tout ce qu’ils auraient pu imaginer. Dans les deux cas, leur influence sur les esprits de leur époque fut fulgurante. De leur vivant, ils provoquèrent un raz-de-marée spirituel en touchant toutes les couches sociales jusqu’à nos jours, car il dépasse même le cadre monastique. Il a été recensé deux cents fondations issues de saint Colomban 18, le nombre de saints n’a pas encore été calculé, mais il dépasse certainement tout ce qu’on peut imaginer. Il n’est pas exagéré de dire que toute l’Europe occidentale, en excluant l’Italie méridionale et la grande majorité de l’Espagne, fut celtique et en grande partie colombanienne pendant de longs siècles. Notre ami Geoffroy avance un pourcentage de 85 % pour la Belgique. N’oublions pas les 600 moines issus de Luxeuil qui évangélisèrent la Bavière, et ce n’est qu’un exemple ! De même, pour saint François, rappelons-nous le chapitre des nattes qui rassembla 5000 frères dans un manque d’organisation, toute franciscaine et toute celtique, qui permit à la Divine Providence d’intervenir. On parle de 100 000 frères au bout d’un siècle.
Nous venons de dresser le cadre dans lequel s’inscrit la vie de nos deux saints. Il montre de manière probante où François a pu s’abreuver à la source du Christianisme celtique et y puiser tout ce qui allait faire sa richesse et son particularisme. Nous allons voir comment il l’a vécu dans son quotidien.
Les petits détails de la vie des tout premiers frères de François rappellent étrangement le mode de vie des moines irlandais qui fut importé sur le Continent. Ainsi portaient-ils, à six siècles d’intervalle, le même habit de laine naturelle, couleur écrue, avec un capuchon. C’est naturellement la première tenue qu’adoptèrent les premiers frères lors de la fondation de Montpellier en 1973. Le cadre de vie lui aussi était identique. Saint François mourut à la Portioncule. Le site actuel n’évoque en rien le cadre de l’époque. Imaginez la solitude d’un bois au pied de la colline d’Assise, parcourue par un ruisseau, une chapelle au centre de petites cellules en claie reparties dans le bois pour préserver le silence monastique et la prière, le tout entouré d’une haie. C’est aussi l’exacte description d’un vallum, nom donné aux premiers monastères irlandais. À l’entrée de Rivo-Torto il y avait une grande croix en bois, comme celle qui se trouvait devant la porte de l’abbé Attala à Bobbio. Si vous allez en Irlande à Glendalough, où saint Kevin vécut au VIe siècle, vous vous trouvez dans un vallon enchanteur, surtout si vous le découvrez et l’admirez sous le soleil : des bois, une petite rivière, le long de laquelle furent construites une chapelle et quelques cellules – il ne faut pas beaucoup d’imagination pour se croire à Assise au début du XIIe siècle – : le ruisseau débouche sur une succession de petits lacs dominés par des collines boisées dans lesquelles Kevin et ses frères avaient des grottes leur servant d’ermitages. Ces grottes que l’on retrouve un peu partout en Irlande s’appelaient des « carcair » (du mot latin carcer qui signifie prison) ; François appela les grottes situées sur le mont Subasio au-dessus d’Assise, et qui lui servaient, avec ses frères, d’ermitages : les Carceri. Il y a de quoi être frappé par cette étrange similitude d’appellation.
Nous trouvons les mêmes particularités chez Colomban, à Bobbio : « Sur le flanc de la falaise s’ouvrait une grotte » qui lui servait de retraite 19. Nous savons par Jonas, qu’à Annegray et à Bregenz, il allait souvent chercher la solitude la plus totale, à l’abri d’une caverne profonde. Il en fut de même pour ses disciples : Ursanne s’établit dans une grotte spacieuse sur les bords du Doubs ; Walbert, le deuxième successeur de Colomban à Luxeuil, vécut pendant plusieurs années dans la grotte bien connue, à côté du village auquel il a donné son nom ; Amé, disciple de saint Eustaise, et premier abbé de Remiremont, habita longtemps auparavant dans une grotte au-dessus d’Agaune ; la grotte où vécut saint Ninnian, le premier apôtre des Pictes, se trouve au milieu des falaises blanches du Galloway 20. Les exemples pourraient être multipliés à l’infini. Saint François, quand il parcourait l’Italie, laissait souvent ses frères le soir dans un ermitage, et lui gravissait la montagne à la recherche d’une grotte où il passait la nuit en prière, accompagné par le chant de la création. Il y en a un exemple à Poggio Bustone dans la vallée de Rieti, où cet ermitage est toujours visible si l’effort ne fait pas peur. Il existe une autre grotte célèbre dans la vie de François, c’est celle de l’Alverne qui, du temps de notre saint, nécessitait un réel sens de l’équilibre pour y accéder. Le Malin tenta même de profiter de ce danger pour précipiter François au bas de la falaise. Mgr Tugdual ne semble pas avoir eu sa grotte ; il avait, en tout cas, sa solitude. Les frères, à Montpellier, avaient la leur au-dessus de Saint-Guilhem-le-Désert, où saint François séjourna avec quelques frères, sur la route vers l’Espagne, qu’il ne put atteindre à cause de la maladie. À Saint-Dolay nous n’avons pas de grotte, mais nous avons nos ermitages !
Le cadre de vie dans la pauvreté évangélique est le même chez les Celtes et François. Le même amour de cette pauvreté évangélique s’incarne dans le quotidien : dans une pauvreté de l’habitat, du costume, aussi bien que dans la pauvreté intérieure liée à la dépossession de soi, ce que François vivra au plus près de son Seigneur. On trouve cela dans sa vie lorsqu’il se dépouille de ses vêtements devant l’Évêque d’Assise, symbole de son détachement du monde. En Irlande, nous trouvons la règle de saint Cadoc qui n’admettait quelqu’un dans son monastère que s’il se dépouillait de tout « même du dernier bout de tissu qui l’habillait ». Nul ne pouvait être admis s’il n’entrait au monastère « nu comme un naufragé » 21. Il fut plus difficile pour les Celtes de garder cet esprit quand leurs monastères devinrent des centres culturels locaux et européens qui attirèrent toute l’élite occidentale. Peut-être François, connaissant l’histoire du Christianisme celtique, en a tiré les leçons, en refusant toute sa vie que les livres entrent dans ses monastères. Ce fut très difficile pour Colomban de garder cet idéal, parce que, consciemment ou non, il fut lié au pouvoir mérovingien, comme nous l’avons déjà dit. L’aspect positif est qu’il permit ce raz-de-marée irlandais et colombanien ; mais ce fut aussi, à moyen terme, la perte de l’idéal, car ces monastères devinrent fondations royales, qui furent richement dotées, comme Faremoutiers ou Jumièges. Ils perdaient, en même temps, leur autonomie, et l’aspect spirituel souffre toujours d’une telle situation. Ce fut encore plus vrai pour François qui, toute sa vie, lutta pour garder l’amour de Dame Pauvreté, idéal déjà perdu de son temps par la plupart de ses frères. Il n’y a qu’à se rappeler l’épisode du retour de Terre Sainte et du couvent construit en dur, qui provoqua une violente colère de sa part. Nous en reparlerons un peu plus loin.
Cet esprit commun se retrouve dans la façon même de vivre l’engagement monastique. Un historien américain 22 écrit : « On ne saurait assez souligner l’influence exercée par Colomban sur l’aristocratie franque. Enfin, elle se voyait proposer un Christianisme rigoureux et viril, qui n’était ni un produit de la culture gallo-romaine, ni une création de l’épiscopat... » Remplacez Colomban par François, placez-le dans le contexte italien, et le texte s’adapte parfaitement. Leur engagement, ainsi que leur don d’eux-mêmes, était total, à l’image des Pères du désert, en Égypte, et les moines syriens. Le Christianisme celtique et saint François sont les héritiers de cette tradition du désert, et ils ont su la transposer à leur temps sans en perdre l’essence même.
Il y a un intéressant point commun à souligner : les moines coptes d’aujourd’hui, comme les Pères du désert avant eux, ne prononcent pas de vœux monastiques 23. L’entrée dans un monastère est un don de soi à Dieu sans retour ; la prise d’habit en est le signe suffisant. Les vœux monastiques sont d’origine occidentale, et apparaissent, pour la première fois, dans la règle du Maître, quelque peu antérieure à la règle bénédictine et qui lui servit de source. Ils deviennent une cérémonie solennelle sous Innocent III, au temps de saint François. Or, nous n’avons jamais rien lu sur des vœux monastiques chez les Celtes. Il en fut de même pour François et ses premiers frères, avant que la curie romaine ne lui imposât d’écrire une règle. Comme pour les Coptes, la prise d’habit était le signe du don total de sa personne à Dieu. Il semble qu’elle ne se faisait pas attendre dans les premiers temps héroïques. Julien Green nous dit, à propos de sainte Claire : « Normalement, c’eut été à l’Évêque de remplir cet office de la prise d’habit et, en particulier, de couper les cheveux aux jeunes filles », mais saint François, en s’en chargeant lui-même, en faisait doucement à sa tête, comme à son habitude 24. » Ce fut l’usage des premiers frères à Montpellier, où tout se vécut, dans un premier temps, hors Église. L’engagement premier était rapide et définitif. Ainsi, des Pères du désert à l’Église Celtique, de saint François à l’Église Orthodoxe Celtique, la tradition est identique : la même réponse que les apôtres ; simple, immédiate, totale et définitive au « Viens et suis-moi » du Seigneur.
À propos de règles, il est peut-être bon de faire quelques précisions. On parle trop souvent de la règle de saint Colomban comme d’un recueil de préceptes durs, confondant souvent règle et pénitentiels. On se sert de cet argument pour justifier une prétendue introduction de la règle bénédictine, dès le VIIe siècle, la décrivant comme plus douce et plus équilibrée. On oublie trop souvent que cette dernière ne fut écrite que pour des débutants 25, et que Benoît se réfère dans le chapitre final à l’Ancien et au Nouveau Testament et aussi, entre autres, à Cassien et à la règle de saint Basile, quand il s’adresse à ceux qui aspirent à une vie parfaite. Colomban et François ont la même aspiration à vivre un Christianisme « rigoureux et viril ». Colomban pense et écrit pour des hommes de son temps, de plus pour des Celtes qui n’étaient pas une race de « ramollis de la moelle » ! On oublie trop souvent que des pénitentiels, il y en a eu d’autres en Irlande, ceux de Finnian, de Cummean et les canons hiberniens 26 ; que cette rigueur est bien antérieure à Colomban, et que la pénitence remonte à l’aube du Christianisme. Relisez les chapitres IV et V de l’Échelle sainte de saint Jean CLIMAQUE 27, au sujet du monastère des pénitents, encore appelé la prison, et vous penserez que la rigueur colombanienne est toute relative.
Chez saint François se retrouve la même exigence intérieure, la même ascèse. Sa règle primitive en témoigne par ses préceptes tirés directement de l’Évangile. Paul SABATIER écrit à ce sujet : « La règle de 1210 seule est vraiment franciscaine, celle de 1223 est indirectement l’œuvre de l’Église, essayant d’assimiler le mouvement nouveau, qu’elle transforme du même coup et fait dévier complètement 28. » François a beaucoup souffert de cette mainmise de la curie. Dans une lettre à sainte Claire, il écrit : « Moi, petit frère François, je veux suivre la vie et la pauvreté de notre très haut Seigneur Jésus-Christ et de sa très sainte Mère, et persévérer en cela jusqu’à la mort. Et je vous prie, et je vous donne le conseil de vivre toujours cette sainte vie et pauvreté. Gardez-vous de vous en éloigner jamais en aucune façon, sur l’enseignement ou le conseil, de qui que ce soit 29. » Cette lettre et le testament de François montrent clairement la souffrance d’un homme qui voit son esprit trahi de son vivant. François est un fils obéissant de son Église : mais, au XIIe siècle, pouvait-on être autre chose que catholique romain en Occident pour vivre sa foi sans être déclaré hérétique ? Il est fils de son Église selon une expression consacrée, mais il y vit en étranger ; il n’adhère pas au système en place ; il n’est pas l’homme d’une institution, il est trop celte pour cela. Tous les détails que nous rapportons le prouvent suffisamment. Sa conversion se fait hors Église, sa soumission à l’Évêque est postérieure, comme le feront les premiers frères à Montpellier, qui rentreront dans notre Église après leur conversion et leur don à Dieu fait dans le privé à la grotte de Saint-Guilhem. Obéissant, il reste un esprit indépendant, développant une spiritualité qui est étrangère au monde romain. Il innove même dans l’appellation des responsables de ses communautés. François a commencé seul ; il n’a jamais eu l’idée, au départ, de créer un ordre ; cela est aussi une notion étrangère aux Celtes. Il est parti seul sur les chemins de l’aventure spirituelle comme les Celtes partaient sur les routes continentales. Il y a un point commun fondamental entre François et ses premiers frères et les moines celtes, et en particulier Colomban. Leur départ pour la pérégrination spirituelle est celle d’individus qui conquièrent le monde par leur seule foi et leur sainteté. Les premiers frères rejoignent François parce qu’ils voient Dieu à travers ce qu’il vit. C’est le cas de Bernard de Quintavalle, qui invite François à dîner dans sa maison d’Assise et lui demande d’y passer la nuit. Bernard fait semblant de dormir pour observer François qui, jusqu’au point du jour, psalmodia avec larmes : « Mon Dieu et mon tout. » Au petit matin Bernard est converti, distribue tous ses biens et suit François.
François est hors Église, dans le sens que, jusqu’à l’épisode de l’Évêque, il chemine sans demander son consentement. Après sa soumission, il restera un esprit indépendant, original, novateur, quoique totalement obéissant. Les Celtes et François ne convertissent pas selon un système ; ils ne sont pas soutenus par la force de conviction d’une puissante institution, ils n’en voudraient d’ailleurs pas. Dans les deux cas, l’institution est une notion étrangère à leur mentalité et, de manière différente, ils eurent à y faire face tout au long de leur vie. Pour François, son « succès » l’a complètement dépassé. Il n’a pas su organiser l’afflux massif de frères, et créer ainsi une institution ; d’autres se sont chargés de le faire, en perdant l’esprit du fondateur. C’est aussi toute l’histoire de l’Église celtique dans ses sursauts héroïques pour retarder la mainmise de l’institution romaine. Il n’y a, chez eux, aucune ambition politique, territoriale ou hégémonique. Le pouvoir temporel du monde ne les intéresse pas. Ils sont des mystiques, non des politiciens d’Église qui calculent et organisent temporellement. Ils ne convertissent pas et ne se répandent géographiquement que pour apporter la parole de Dieu et vivre l’Évangile. La notion de territoires dépendant de leur juridiction, et qui deviennent des possessions qu’il faut défendre, est aussi un concept totalement étranger. Si les Irlandais prêchent l’Évangile dans un pays, ils ne se l’approprient pas, il y a de la place pour les autres. Ce n’est pas leur domaine exclusif. C’est par exemple le cas de la Bavière, dont j’ai déjà parlé. Les Irlandais et les moines de Luxeuil l’ont largement christianisée, bien avant saint Boniface. Il se trouve toute une littérature qui décrit la Bavière comme païenne et saint Boniface en est l’apôtre ! Comme c’est le cas pour beaucoup d’autres saints celtes, il est nécessaire de rétablir la vérité historique.
Chez les Celtes et François, il fait bon respirer l’Évangile vécu dans sa simplicité et son dépouillement : le Je suis dans le monde, mais pas de ce monde. L’Église Celtique et François ne furent pas une institution, un système au service du Seigneur et de son Évangile. Ils furent l’Évangile vécu au quotidien dans la volonté de Dieu et la grâce de l’Esprit Saint. Ils n’ont jamais rien défendu, sauf cette liberté de vivre dans l’Esprit Saint.
Les Celtes sont des hommes de paix. Il y a de la place pour tous les hommes de bonne volonté dans cette vocation missionnaire. Comme François, ils ne jugent pas, ils ne condamnent pas. S’ils ne sont pas sur le terrain pour l’occuper et se l’approprier, ce n’est pas non plus dans leur tempérament de se soumettre. Du temps de Colomban il y a de multiples courants spirituels chrétiens qui cohabitent, et notamment la tradition basilienne. Les Celtes ne s’y opposent pas, ou très rarement ; ils vivent en parallèle. Ils ont leurs monastères, leurs hospices pour pèlerins, leurs évêques. Ils s’intègrent dans le pays, mais ne diluent pas leur spiritualité et leur tradition ecclésiale. Il en est de même pour François à un autre degré et dans un autre contexte. François est un homme de paix, il n’y eut jamais, chez lui, ni jugement ni condamnation pour ce qui est autre que son propre cheminement. Il vit totalement pour son idéal. Il n’a jamais eu peur d’être pris pour un fou dans sa propre ville natale, devenant un mendiant au milieu de ses parents et de ses amis de fête. Il ne deviendra jamais l’homme d’une institution, d’une hiérarchie. Il restera indépendant. Il luttera toute sa vie pour garder son idéal puis, quand tout est perdu, il se tait et porte tout dans la souffrance. Il y a la même noblesse, la même souffrance, le même silence chez Colman, lorsqu’il quitte Lindisfarne en 664, après le synode de Whitby.
François a respecté la hiérarchie de l’Église, mais, sans qu’elle s’en rende très bien compte, il l’a remise à sa vraie place. Si elle est nécessaire pour la bonne marche de l’Église, elle est au service du Seigneur et de son Évangile, et non le contraire. Dans la pure tradition des Pères du désert et des moines celtes, François est un moine qui développe une fraternité monastique qu’il veut totalement hors des soucis et des intrigues ecclésiaux de son temps et de tous les temps. L’Église Celtique était une Église monastique. Son organisation était unique en Occident. Elle n’a jamais développé une structure telle qu’on a pu et qu’on peut encore voir ailleurs. L’évêque, souvent en dehors de sa fonction, était un moine comme un autre, pas forcément à la tête d’une communauté, ou un solitaire pèlerin, consacré pour les besoins de sa mission.
Il est temps de parler de la prière de nos deux saints. Tout le monde sait que les Irlandais étaient des familiers du Psautier 30, qu’ils récitaient souvent dans son intégralité. Certains poussaient l’ascèse à le réciter les bras en croix, souvent en communion avec la création, et quelques exceptions allaient même le faire immergées dans les eaux glacées irlandaises ou écossaises. François n’utilisait pas le Psautier d’une manière aussi intensive, mais sa prière était la même dans la communion avec la nature et souvent les bras en croix 31. On peut faire le rapprochement avec saint Tugdual, pour qui le Psautier, dans son entier, était familier. Il passait de longues nuits à le réciter. Un de ses disciples, Malo, du jour où il connut Mgr Tugdual jusqu’à sa mort, tout en vivant dans le monde, récita le Psautier tous les jours.
L’amour de François pour son Dieu se manifesta aussi à travers sa compassion pour les hommes et en particulier pour les plus pauvres de son temps : les lépreux. Malgré sa répulsion naturelle, il en embrassa un qu’il croisa et il fut embrasé de l’amour divin. Il poussa même cette compassion à manger dans la même assiette que l’un d’eux, malgré les morceaux de chair sanguinolente qui tombaient dedans. Nous trouvons le même amour chez les Irlandais. Robin FLOWER écrit : « On nous apprend que tous les Irlandais vivaient dans l’intimité des lépreux et des gens à l’esprit perturbé 32. »
L’historien américain, déjà cité précédemment, poursuit son texte sur Colomban ainsi : « De plus, ce Christianisme était propagé par un saint qui ne se retirait pas du monde, mais maintenait d’étroites relations avec les puissantes familles nobles du nord de la France. » Ce texte s’applique également à François ; lui aussi avait des relations avec des familles influentes italiennes, mais là n’est pas le plus important. L’un des aspects essentiels de l’Église Celtique réside en sa tradition monastique. Depuis le Ve siècle jusqu’à nos jours – et nous incluons évidemment saint François – elle réalise le difficile équilibre entre la vie du désert et la mission dans le monde et de ce fait elle est l’unique héritière du style de vie de notre Seigneur durant son ministère public 33. Aucune Église n’a vécu aussi intensément et aussi harmonieusement ce double engagement, et François en est l’héritier direct. Saint Tugdual, et nous-mêmes, sommes dans ce même sillage. Cette double vocation est liée chez les Celtes, chez Colomban et chez François, à une grâce particulière de l’Esprit Saint : l’extrême flexibilité 34 de leur vie. Il faut une grâce particulière pour passer harmonieusement de la vie sur la route à deux, prêchant et mendiant comme les apôtres, les disciples et saint Paul lorsqu’ils annonçaient la Parole de Dieu, à la vie en ermitage ou communautaire selon les cas.
C’est une des caractéristiques de notre monachisme, qui peut paraître si déroutant tant que l’on n’est pas rentré dans le cœur de notre tradition. Il est donc inutile de vouloir comparer le monachisme celtique à d’autres types d’engagement monastique occidentaux. Nous ne sillonnons pas les routes de Palestine comme les apôtres, ni l’Italie où François exerça principalement son ministère, mais nous suivons les pas de nos Pères celtes dans tout l’hémisphère nord. Cet aspect débouche naturellement sur le sens de la pérégrination dans le Christianisme celtique, mais c’est un sujet qui sera développé une autre fois. Rappelons quand même que François sillonna toute l’Italie, qu’il alla en Terre Sainte et faillit convertir le Sultan. Mentionnons aussi évidemment Brendan le Navigateur, et sa route vers l’Islande et le Groenland et très probablement l’Amérique ; Colomba qui sillonna l’Écosse et Germain de la Mer qui parcourut toute l’Europe occidentale. Nous limitons volontairement la liste, car elle serait interminable.
Cette étude comparative de la tradition et de la spiritualité de nos deux saints ne serait pas complète si nous n’abordions pas l’aspect de la création. Nous ne ferons qu’effleurer le sujet car Mgr Mael l’a déjà développé, ainsi que celui de l’esprit de chevalerie, dans un article publié dans Sainte Présence, et qui sera joint en annexe.
Tout le monde connaît les rapports qu’entretenait François avec les animaux. Combien d’images le représentent parlant aux oiseaux sur le chemin de l’Alverne. Qui ne connaît pas le loup de Gubbio ? Cette familiarité entre nos frères les animaux et les saints se retrouve dans toutes les traditions, mais on peut s’interroger sur le fait que les Apophtegmes des Pères du désert d’Égypte, et toute la tradition chrétienne de nos Pères celtes, fourmillent, plus que toute autre, d’histoires se rapportant avec la nature. Un livre intitulé Beasts and Saints 35 a compilé un certain nombre de ces histoires dans les deux traditions. Les ascètes du désert égyptien ont particulièrement des rapports spectaculaires avec les lions. Il n’y a pas de lions dans nos contrées, mais nous trouvons le fameux monstre du Loch Ness, qui fut exorcisé par Colomba. Pour des rapports avec des animaux plus courants, nous trouvons :
● Colomban avec une grue et un cheval blanc ;
● Colomban dans la forêt vosgienne avec douze loups et un ours ;
● Malo avec une truie et un roitelet ;
● Ciaran de Clonmacnoise avec des oisillons nichant dans son capuchon et également avec frère renard et frère blaireau ;
● Brendan avec la baleine et des oiseaux blancs ;
● Kevin de Glendalough avec une vache, un sanglier et des corneilles ;
● Gall avec un ours en Suisse.
Nous pourrions multiplier les exemples à l’infini.
Nous avons déjà parlé de Kevin à Glendalough. Il y a dans sa vie un épisode qui nous plonge totalement dans le Cantique des créatures de François. Un jour, un ange visita saint Kevin pour lui proposer, de la part de Dieu, de quitter sa vallée pour aller dans un lieu que Dieu a choisi pour lui et ses moines. Mais Kevin est très attaché à sa vallée, et on le comprend quand on connaît le lieu. Il commence donc à négocier avec l’ange (le dialogue est savoureux). Le Ciel est prêt à toutes les concessions, même à déplacer les quatre montagnes qui ferment la vallée (voir le déplacement de la montagne du Mokattam dans la tradition copte). À cette alléchante proposition de l’ange, Kevin a cette merveilleuse réponse : « Je ne souhaite pas que les créatures de Dieu soient bougées à cause de moi... », et il continue ainsi : « Et de plus, tous les animaux sauvages de ces montagnes sont mes compagnons de cellule. Ils sont gentils et familiers avec moi et ils seraient tristes de ce que vous m’avez dit. » À la fin de cet entretien, l’ange de Dieu et Kevin traversèrent le lac en marchant sur les eaux.
Cette relation avec la création a été très bien décrite par le Dr Bradley : « Il y a un sens profond que Dieu peut être trouvé dans la création et en dehors. Cela ne tient pas à la distinction entre la création et le créé ; il n’y a pas de culte de la nature pour elle-même, mais plutôt un merveilleux sens que le cosmos, dans sa totalité, est une théophanie, une merveilleuse révélation de la bonté, du prodige et de la créativité de Dieu 36. » Les Celtes ont vécu une théophanie permanente, ils l’ont exalté ; on peut dire qu’avec François elle a été sublimée, puisqu’il s’est identifié au Christ dans sa Passion, en portant les stigmates.
Pour les Celtes, et pour François, la création est translucide, elle laisse passer des aperçus de la gloire de Dieu 37. Leur spiritualité est quelque chose de simple, de pratique, d’incarné. Cela veut dire que dans leur quotidien elle imprègne tous leurs actes et leur rapport avec la création. La création est une fenêtre ouverte sur le ciel, fenêtre qui s’ouvre dans le quotidien, dans l’acte le plus ordinaire de la vie, mais qui manifeste la présence de Dieu. En ce sens Mgr Tugdual écrit : « Les Chrétiens de Celtie doivent aimer toutes les créatures de Dieu parce qu’elles sont le Corps du Verbe, la vision sensible de la Parole agissante et inaccessible, les fenêtres de la relativité toutes tournées vers l’Absolu et témoignant de Lui. Leur amour, sans cesse, restitue et restaure en Dieu tout le Créé et accapare tout le Divin pour le répandre amoureusement sur toutes les créatures. Et c’est en ces actions suprêmes que sont les actes et la vérité de l’Amour 38. »
Il y a une quête d’amour qui a tendance à devenir un échange d’amour et une communion entre les Celtes, François, d’une part, Dieu et sa création d’autre part.
Nous venons de parcourir rapidement quelques aspects d’un héritage spirituel qui s’est transmis d’âge en âge, Que peut-on conclure ? Que Colomban fut un modèle spirituel pour François, c’est certain et, au-delà de Colomban, toute l’Église Celtique. François incarne, dans son Église, toutes les caractéristiques spirituelles et ecclésiologiques du Christianisme celtique. Mais attention, il y a un point essentiel : François n’a pas romanisé cette tradition et Rome ne l’a pas acceptée, puisqu’elle a tout fait pour que, durant la vie de François, son message soit déjà édulcoré et transformé.
Ce Christianisme, viril et rigoureux, d’un saint Colomban, dont nous parlions tout à l’heure, a servi de modèle à François. On peut même aller jusqu’à parler de paternité spirituelle entre Colomban et François. François a vécu son Christianisme probablement à l’extrême de ce qu’un homme peut expérimenter ; il l’a incarné dans son quotidien avec une telle intensité et un tel amour, que l’on peut dire que le disciple a très largement égalé son maître.
Le Christianisme celtique a laissé son empreinte au-delà des siècles : d’abord il a sauvé l’Europe du Moyen Âge du chaos, et l’Europe chrétienne du XXe siècle en est l’héritière ensuite ; en saint François, il a laissé un saint qui dépasse son temps pour devenir un saint de tous les temps, universellement reconnu par toutes les familles chrétiennes – c’est déjà un miracle – et par toutes les religions non chrétiennes.
Nous avons fait des extrapolations de temps à autre, vers saint Tugdual et notre communauté monastique qui lui a succédé. Quand on regarde le Christianisme celtique hier et aujourd’hui, il y a une telle continuité qu’elle ne peut être que de l’Esprit Saint. Avec le synode de Kells, l’Église Celtique perd son indépendance. Daniel-Rops écrit : « Avec la mort de saint Laurent O’Toole en 1180, se termine la première période de l’Église d’Irlande, commencée en 432. Désormais, les usages romains vont régir sans conteste les clercs d’Irlande 39. » Nous ajouterons à Daniel-Rops : les usages celtiques disparaissent, mais l’esprit survivra encore bien longtemps. Surtout que, deux ans plus tard, en 1182 naissait François à Assise. Avec lui, et la pérennité du monachisme celtique, principalement en Bavière et en Autriche, s’ouvre une seconde période qui s’achèvera en 1893, date à laquelle il n’y eut plus de moines écossais à Ratisbonne 40. Si l’on ne peut parler pour l’Église Celtique de continuité dans la filiation épiscopale, nul ne peut nier aujourd’hui la filiation monastique. En 1866 une troisième période s’ouvre, avec la consécration de Jules Ferrette en vue de la restauration de l’Église Celtique dans l’Orthodoxie. Cette dernière période aura deux autres points d’appui : la naissance de Jean-Pierre Danyel en 1917, le futur Mgr Tugdual, le fondateur de Saint-Dolay, et le restaurateur de la spiritualité celtique ; et en 1923, la naissance de Paul de Brescia, le futur Mgr Mael, le restaurateur du monachisme celtique dans sa double composante, le désert et la mission. Nous sommes les héritiers de tous nos Pères celtes, de Colomban, François et Tugdual.
Saurons-nous devenir, à l’image de nos Pères, des hommes fous de Dieu ? Saurons-nous abandonner les relativités de ce monde pour vivre cet absolu de Dieu, dont a si bien parlé Mgr Tugdual ? Nos saints Pères nous ont montré la voie royale, ils nous ont donné tous les moyens d’écrire une nouvelle page d’un Christianisme unique dans l’histoire de l’humanité ; à nous de ne pas les décevoir et savoir leur donner cette joie de voir leur œuvre revivre et perdurer.
Père MIKAEL.
Conférence publiée dans les Actes du colloque 1998.
1 Myles DILLON, Nora CHADWICK, Les Royaumes celtiques, p. 384 ss ; col. L’aventure des civilisations, éd. Fayard, 1974.
2 TOYNBEE, Study of History, p. 155 ; éd. Somervell.
3 Peter Berresford ELLIS, Celtic Inheritance, p. 146, éd. Constable, London, 1985.
4 Ibid., p. 146.
5 Patrick J. GEARY, Naissance de la France, le monde mérovingien, p. 183 ; éd. Flammarion 1989.
6 Ibid., p. 199.
7 M. M. DUBOIS, Un pionnier de la civilisation occidentale, saint Colomban, p. 131 ; éd. Alsatia 1950.
8 J. ROUSSEL, Saint Colomban et l’épopée colombanienne, p. 188, éd. Servir, 1941.
9 Ibid., p. 219.
10 Ibid., p. 216.
11 Père RAOUL, Saint Colomban a-t-il été supplanté par saint François en Corse au Moyen Age ? p. 291-297, dans Mélanges colombaniens.
12 P. B. ELLIS, Celtic Inheritance, p. 136 ; éd. Constable, London, 1985.
13 J. ROUSSEL, op. cit., p. 226.
14 Tommasini, Irish Saints in Italy. p 447, ed. Sands, 1937.
15 Omer ENGLEBERT, Vie de saint François d’Assise, Albin Michel, 1982. D’après La légende des trois compagnons, et R. DOEHAERD, Les hommes d’affaire italiens du Moyen Âge, Paris, 1949.
16 Paul SABATIER, Vie de saint François d’Assise, Librairie Fischbacher.
17 Julien GREEN, Frère François, éd. du Seuil, 1983.
18 DANIEL-ROPS.
19 M. M. DUBOIS, op. cit., p. 131.
20 ROUSSEL, op. cit., p. 210, note no 9, idem.
21 TOMMASINI, op. cit., p. 477.
22 GEARY, op, cit., p. 20. idem.
23 TALBOT, op. cit., p. 156-7.
24 Julien GREEN, op. cit., p. 17.
25 Chapitre LXXIII.
26 DANIEL-ROPS, Irlande, île des saints, p. 163.
27 Ch. 4, 44-46 et 5, 3-30, 54.
28 Paul SABATIER, op. cit., p. 290.
29 Julien GREEN, op. cit.,p. 245.
30 GOUGAUD, Les Chrétientés celtiques, p. 93.
31 BONAVENTURE, L. M., 10, 4 et 2 ; CELANO, 95.
32 Robin FLOWER, The Irish Tradition, Oxford, 1947.
33 TALBOT, op. cit., p. 19 et 20.
34 TALBOT, op. cit.
35 Helen WADELL, Beasts and Saints, éd. Darton, Longman and Todd, 1995.
36 Ian BRADLEY, The Celtic Way.
37 Saunder DAVIES, cité par Ian Bradley.
38 Mgr TUGDUAL, cahier no 3, méditation du 12 juillet 1962.
39 DANIEL-ROPS, Irlande, île des saints, p. 206.