Les nymphes
À propos du recueil : Brut de Canèu (Bruit de Roseaux)
par la félibresse BRÉMONDE.
(Traduit du provençal).
Le Paganisme, cette religion des Pagani ou paysans, avait, dans sa vieille foi, des choses bien jolies ! Les nymphes, par exemple. Ces divinités des fontaines, des prairies, des bois, des ravins, des vallées et des collines, qui gardaient les eaux, qui riaient dans les fleurs, qui chantaient dans les pins, qui dans les ruisseaux nageaient, qui folâtraient dans les vallons et dans les roches, où pourrait-on trouver rien de plus charmant qu’elles, rien de plus sympathique à l’imagination ?
Les écrivains de l’heure actuelle, romanciers ou poètes, vont chercher mille minuties pour nous faire percevoir, comme si nous y étions, ou la fraîcheur ou la couleur du passage qu’ils nous peignent, et à la fin ils nous ennuient... Mais écoutez les vieux Latins :
Dea sustulit alto
Fonte caput, viridesque manu siccata capillos,
(la déesse, du fond de la source, éleva sa tête, en essuyant avec la main ses verts cheveux).
Tibi lilia plenis
Ecce ferunt Nymphæ calathis,
(voilà les Nymphes qui t’apportent des lis à pleins paniers).
Exultant hilares per frondea rura Napeæ,
(les Napées, en riant, sautent parmi les frondaisons).
At chorus æqualis Dryadum clamore supremos
Implerunt montes,
(la farandole des Dryades emplit de ses cris le faîte des monts).
Comme cela me plaît mieux ! Comme cela, tout de suite, me montre la campagne avec sa sérénité, plutôt que les longueurs d’un auteur verbiageux, qui se morfond pour me décrire les moisissures, les « relents » et les buées du lieu qu’il veut dépeindre !
Et cette impression sacrée de l’existence de la Nymphe (ou autrement la Fée), on l’éprouve d’autant plus que l’on vit isolé, songeur et contemplatif, dans les profondeurs de la Nature. Combien de fois, je me souviens, quand la jeunesse gaie, quand le printemps et quand l’été faisaient bouillonner mon sang, n’ai-je pas entendu, dans le frétillement des blés, des roseaux, des branchages, le frôlement et le froufrou d’une légère draperie qui me faisait tourner la tête ! Que de fois j’ai ouï le tremblement des peupliers, le gazouillis de l’eau, le bruissement du vent, me dire en chuchotant des paroles d’amour ou de délicieux secrets ! Que de fois une haleine, un cheveu, un baiser, m’ont effleuré la joue ! Que de fois, en longeant les roubines profondes, dans l’eau bleue d’une source, dans les voluptueuses algues, n’ai-je pas entrevu une forme onduleuse, féminine et divine, une blancheur nager, s’évanouir à l’ombre des saules !
C’était la Nymphe. C’était la voix, le murmure, le soupir, le désir, la présence de la Nymphe invisible qui se manifestait à l’amoureux allègre, à mes aspirations premières, véhémentes, de fils du terroir. Et, tressaillant, et palpitant après la déesse fugace, c’est alors que, poète, c’est alors que je moulais, dans les chants de Mireille, mes visions, mes ardeurs et mes tressaillements.
Bruit de roseaux, – pour en venir au livre de Brémonde, aujourd’hui Madame Gautier, – c’est la symphonie de la Nymphe.
Dans son recueil de Voile Blanche, la félibresse nous a dit, discrètement comme une amante, sa partance de terre vers le ciel étoilé, sur l’esquif nuptial de la lune de miel. Et aujourd’hui, faisant retour vers sa jouvence de fillette, vers ces plaines immenses du Trébor arlésien, où elle voyait, d’un soleil à l’autre, les laboureurs de son père tracer au loin, à perte de vue, leurs sillons dans les jachères, vers cet horizon de Montmajour dont les tours exaltaient son âme dans la gloire de Dieu, vers ces rives à haut talus du Vigueirat, où, curieuse, elle venait voir les poissons frayer, les nymphéas fleurir, vers ce mas de Darboussille, où, aux longues vêprées, elle regardait luire, là-haut vers le couchant, la Belle Maguelone et Pierre de Provence qui se marient au ciel tous les sept ans 1, faisant retour, vous dis-je, vers ces chemins herbus où, le long des fossés, bruissaient les roseaux, à demi voix la douce félibresse nous révèle aujourd’hui ce que lui chantait la Nymphe.
Jets de soleil, bruines, ombres mêlées de jour, caresses de la brise sur sa nuque de vierge, hymne de rossignol et plainte de chevêche, fascination de couleuvre dans les herbes, frissonnement de feuilles, scintillation d’étoiles, confidences de fleurs, bourdonnement d’abeilles, tout cela fin et clair, tout cela translucide, tout cela ne serait-ce que rêves de jeune fille, de jeune fille qui attend celui qui doit venir ?
Que nenni ! Tout cela, je vous le dis et le redis, c’est le chant de la Nymphe, que les bons vieux Païens – et les initiés – nomment aussi « la Muse ».
Frédéric MISTRAL.
Paru dans L’Année des poètes en 1890.