Signes de triomphe

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Rafaël MITJANA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

... et portae inferi non praevalebunt adversus eam.

 

 

Par les temps qui courent, si tristes et si malheureux, lorsque l’humanité sans idéal fixe, marche vacillante et folle sans savoir où se diriger ; lorsque l’ouvrage impie et démolisseur de la philosophie positiviste paraît avoir triomphé, lorsque les cœurs séchés par le souffle du doute n’ont plus ni foi ni espérance, lorsque le vil égoïsme a exilé la charité sublime, et lorsque, produits de tant de maux, sont nées dans les pénombres mystérieuses de l’esprit humain les terribles et fatidiques doctrines anarchistes et nihilistes, juste châtiment des turpitudes de l’homme, – il est hautement consolateur et émouvant de penser aux belles paroles qu’un jour au bord d’un lac de Judée, le doux Nazaréen adressa à Simon, le pêcheur de Galilée, pour lui affirmer que son œuvre se maintiendrait toujours triomphante et que les efforts de l’abîme ne pourraient rien contre elle.

L’esprit humain créé à l’image et à la ressemblance de Dieu doit aspirer à lui par sa propre nature et seules une aberration morale, un trouble, une erreur peuvent le faire dévier de son véritable objet. Mais dans cet éloignement de sa fin suprême, l’esprit me peut se maintenir que par un obscurcissement presque toujours volontaire, car malheureusement l’esprit humain est si orgueilleux que, même sachant qu’il se trouve sur un terrain faux, il aime mieux y rester que reconnaître qu’il s’est trompé. Cependant il y a des êtres supérieurs qui reconnaissent leur faute, se confessent coupables ; et ces changements se remarquent surtout chez les hommes au génie doué des qualités les plus riches.

Je faisais toutes ces réflexions naguères en lisant la dernière œuvre du grand poète italien Carducci, le chantre de Satan, le païen des Odes Barbares. Dans sa composition récente, l’écrivain change de théories et, loin de chanter le mal et la matière comme autrefois, il entonne un hymne au bien, en l’honneur de l’église de Polenta. On dirait qu’après une lutte terrible et pleine de blasphèmes, il a compris la nullité de ses efforts et qu’humiliant sa tête altière devant le Créateur, il a demandé la paix et la miséricorde pour son pauvre esprit agité.

Ou, pour mieux dire, on dirait que le grand penseur, effrayé devant le dam qu’il a causé, voyant le désordre qui règne dans la société humaine et le déséquilibre moral actuel, pressentant les malheurs qui menacent les hommes, a voulu signaler l’unique moyen possible de salut, et se repentant d’avoir contribué à l’œuvre néfaste, cherche à y remédier en montrant le port assuré, l’unique où on peut trouver la tranquillité absolue. C’est pourquoi Giosué Carducci abandonne la matière, invoque Dieu et son église, et s’émeut en entendant sonner lentement la prière du soir par les cloches d’un vieux temple italien.

Voici à quelle occasion. Dernièrement, quelques imbéciles, dans un but d’utilité publique, voulurent détruire l’église de San Donato à Polenta, précieuse construction du VIIIe siècle dans laquelle, dit la tradition, Dante pria. Un sanctuaire où l’auteur de la Divine Comédie s’est agenouillé, où son esprit trouva peut-être l’inspiration et son cœur la consolation, doit être un lieu sacré pour tout artiste ; Carducci qui est artiste unit sa protestation à d’autres, parvint à émouvoir l’opinion publique, et l’église de Polenta fut sauvée et déclarée monument national.

C’est pour cette église que Carducci a écrit son Ode nouvelle. Le début de la poésie n’est dominé que par le souvenir de Dante.

 

      Forse qui Dante ingimochiossi ? L’alta

      Fronte che Dio miro da preso chiusa

      Entro le palme, ei lacrimava il suo Bel san Giovanni ;

      E folgorante il sol rompea da’ vasti

      Boschi ou lmar.

 

Dante pria-t-il dans cette église ? C’est presque certain.

On sait que le poète gibelin fut longtemps l’hôte de Guido de Polenta, un des descendants de la malheureuse Francesca de Rimini, et que le puissant seigneur guelfe, en honneur des lettres, oubliait les haines politiques. La vision de Dante, exilé de sa patrie par les rivalités et les factions qui la divisaient et la déchiraient, réfugié dans la maison de son ennemi qui l’accueille et le protège, prostré par la douleur dans la petite église et priant peut-être pour la paix, impressionne profondément Carducci qui s’émeut et pense pour la première fois à la mission du poète chrétien qu’il offre en exemple.

 

      Itala gente da le molte vite

      Dove che albeggi la tua motte, e l’ombra

      Vagoli sparsa di grand anni, vedi Ivi il poeta.

 

Mais du petit temple où pria Dante, et peut-être aussi Francesca, le poète remonte son vol au triste ciel médiéval et de là contemple les luttes terribles et les malheurs sans nombre qui ensanglantèrent sa patrie. Durant les dix premiers siècles de notre ère, Ravenne fut le champ ouvert de toutes les ambitions et de toutes les conquêtes, c’était le port qui conduisait à Rome les barbares du Septentrion et les mercenaires de Byzance, les passions humaines y éclataient, sans frein, produisant partout le mal, la ruine et la désolation. Toutes ces douleurs sont narrées par le poète en sept strophes pleines d’animation et vibrantes de chaleur et de couleur.

Et nous ne sommes encore qu’au début de l’Ode, à son exposition ; la pensée inspiratrice du poète est exprimée plus loin. Elle est contenue en deux strophes qui, dans une synthèse merveilleuse, enferment une conception morale profonde et puissante.

Les barbares arrivèrent et vainquirent. Sur leur passage ils désolèrent et détruisirent tout, ne respectant ni l’Église, ni l’État, ni la société, ni la famille. L’antique civilisation déjà caduque fut engloutie dans l’abîme, et sur la belle Italie – on pourrait dire sur le monde entier – régna la barbarie et avec elle le mal. C’est alors qu’on aurait pu chanter avec Carducci les strophes de l’hymne à Satan.

 

      Nella materia

      Che mai non dorme,

      Re dei fenomeni,

      Re delle forme,

      Sol vive Satana.

      .   .   .   .   .   .   .   .   .   

      Hai vinto il Geova

      De sacerdoti.

 

En vérité la matière paraissait triompher, emportant l’humanité dans un tourbillon. Mais l’Église du Christ avait été fondée pour son salut, et maintenant Carducci a compris pourquoi Dante priait ; dans son œuvre nouvelle, après nous avoir conté comment les barbares furent vaincus à leur tour, il nous montre comment l’Église fit renaître la paix, calma les passions déchaînées, et comment à son ombre et sous sa protection se constitua la société moderne. Écoutez le poète :

 

      Qui, nel cospetto à Dio vendicatore

      E perdonante, vincitori é vinti,

      Quei che al Signor pacificó, pregando Teodolinda,

      Quei che Gregorio invidiava à servi

      Ceppi tonando nel tuo verbo, à Roma

      Memore forza è amor movo spiranti, Fanno il Comune.

 

Teodolinde, reine des Lombards avec l’aide du saint pape Grégoire le Grand, obtint que son époux Agilulfe se convertît au christianisme. La première preuve de sa foi fut la construction de la superbe cathédrale de Monza ; les arts renaissaient. En vain l’empereur Maurice menaçait de Constantinople la cour du Saint Père dans la crainte que celui-ci ne soulevât contre lui les terribles Lombards devenus chrétiens ; Grégoire ne s’effrayait point et répondait en affirmant pour la première fois l’autorité indiscutable de l’Église en face de tous les pouvoirs.

C’est de ce moment que date la lutte terrible. L’Église protégea le pauvre et le souffrant, mit un frein aux ambitions et aux ires des puissants ; pendant cette lutte furent engendrées les libertés modernes. La paroisse fut le germe du municipe et de la cité et la juridiction épiscopale servit de modèle à la juridiction communale. L’Église s’opposant ouvertement à l’individualisme féodal aida à l’organisation de la communauté et du municipe, et à son ombre la société se reforma, les arts furent florissants, et l’humanité délivrée de la domination du mal respira de nouveau.

L’intelligence de tant de bienfaits cause une profonde émotion à l’écrivain aussi, Carducci se prosterne à son tour dans la petite église paroissiale de Polenta et une nouvelle pensée, lumineuse, naît dans son esprit. Les temps modernes sont terribles, et grands le désordre et l’abattement de la société. Du sein ténébreux du génie humain surgissent des doctrines stupéfiantes qui, une fois brisé le frein moral maintenu uniquement par la religion, menacent de tout détruire ; l’homme n’a ni foi ni espérance, l’égoïsme supplante la charité et la société se désagrège. Comment éviter une telle ruine, remédier à tant de maux ?

Comme alors ! L’Église du Christ, avec sa doctrine, seule peut restaurer, fortifier, conserver ; nous devons retourner à elle pour trouver la consolation à nos angoisses, repos et trêve aux luttes de notre esprit. Ici le poète s’enthousiasme, et oubliant d’anciens blasphèmes et ses impiétés, il invoque la Mère consolatrice et tendre.

La transformation est immense, et la nouvelle poésie est le signe d’un indiscutable triomphe. L’idée vaincra sûrement la matière, le doute disparaîtra devant la foi, la doctrine du Christ sera glorifiée de nouveau et les paroles du Nazaréen auront une ratification nouvelle, les portes de l’abîme ne prévaudront point contre elle. Signes de triomphe, – je le répète, signes de triomphe qui consolent et réjouissent.

Écoutons le poète :

 

      Salve, chiesetta del mio canto ! A questa

      Madre vegliarda, ó tu rinnovellata

      Itala gente da le molte vite,

      Rendi la voce

      Della preghiera, la campana squilli

      Ammonitrice : il campanil risorto

      Canti di clivo in clivo a la campagna

      Ave Maria.

 

Rome, Octobre 1897.

 

 

Rafaël MITJANA.

 

Paru dans Le Spectateur catholique en décembre 1897.

 

 

 

 

 

 

 

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