Le prince de la musique

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Dimitar MLADENOV

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À l’occasion du 140e anniversaire

de la mort de Mozart.

 

 

Les connaissances reçues dans les écoles, à l’état actuel de l’enseignement, sont souvent tout à fait insuffisantes. Cet enseignement fatigue le jeune, sans lui faire acquérir des connaissances dignes de l’effort apporté. Pourtant, l’avenir se conquiert graduellement par les connaissances vivantes, que seuls transmettent la musique, l’art, le livre inspiré, l’exemple vécu. Les grands maîtres sont les dispensateurs des connaissances liés à la beauté et à son culte. Que savions-nous de la nature avant Rousseau, Chateaubriand et Walter Scott ? Comment la sentions-nous avant Millet, Rousseau, Dupré... ?

Avec leur secours, initiés par eux à la possession du monde et de ses merveilles, riches, humblement attentifs, silencieux dans l’ombre, nous pouvons acquérir l’expérience d’une vue sage, mais chaleureuse et tendre sur la vie, qui nous permette de voir le bien et le beau partout : dans la charrue, l’usine ou la mine ; dans les révélations permanentes de la nature ou dans les œuvres transitoires de l’homme. Quant à ceux, comme dit Pascal, « qui croient que le bien de l’homme est en la chair et le mal en ce qui le détourne du plaisir des sens, qu’ils s’en soûlent et qu’ils y meurent ».

C’est seulement dans une société organisée selon les commandements de l’esprit, que réside le salut de la jeunesse ; celui-là que lui propose la loi morale, que le livre suggère, qu’évoquent les arts et que réalise une vie bien vécue ; ce salut que nous désirerions tant lui voir de nouveau promis. Grâce à la loi de l’imitation universelle de Tarde, l’enfant, s’éduquera au sein d’un milieu bien policé auquel graduellement il se rendra semblable.

Le sens de la beauté, attribut de l’esprit humain, est un sentiment puissant, prodigieux. Et la création artistique, un excellent moyen de formation de l’âme. Rien ne peut mieux chanter la joie d’un homme sain qu’une statue grecque, comme il n’existe point de meilleur remède au désespoir que l’Aurore de Guido Reni, cette fameuse fresque dans la coupole du palais Respigliosi à Rome,

Mais c’est le son, plus que le tableau, qui éduque l’âme. Et parmi les constructions sonores qui ont le pouvoir de changer notre condition morale ou de la fortifier, celles de Mozart restent parmi les plus vivantes, les plus sûres et les plus fidèles de tout le patrimoine musical.

 

  

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L’apparition dans le monde de prodiges comme Mozart renforce en nous la conviction qu’il nous est possible de conformer sa volonté à la loi morale, dont l’apogée est la sainteté ; on est contraint de croire au progrès infini de l’âme, concevable seulement par la foi en l’immortalité de l’homme. En des fêtes comme celle d’aujourd’hui, exaltés par l’enthousiasme et la joie, toujours avides de rêves et d’action, et pensant sans cesse aux possibilités de l’avenir, on dirait que deviennent nôtres les mystérieux pressentiments de l’Apôtre et de Jéronyme, à savoir que la grâce divine attend chacun de nous ; que tout Israël, jusqu’aux mauvais anges, comme le disait Origène, sera sauvé, et que ces anges deviendront des êtres saints et bienheureux comme tous les autres êtres spirituels.

Par sa vie, Mozart apporte la négation la plus complète des avancés de ceux qui avaient toujours justifié l’existence de milliers de minus habens de l’âme, saturés de l’abondance et de la jouissance des biens terrestres, que l’action et la souffrance amoindrissent au lieu de les grandir. Il est l’un de ceux qui poussent l’humanité toujours en avant, malgré les déboires ; qui tressent le bonheur et la joie dans leur activité même, malgré les chagrins, et parviennent ainsi lentement, quoique non sans efforts, à convertir en eux la faible nature humaine, à diminuer la dualité de leur être, et à remplir leur cœur d’amour et d’aspiration vers la Joie immuable.

Doué d’une imagination intarissable et d’un sérieux profond, d’un instinct mélodieux qui joint la simplicité la plus naïve aux grandes richesses harmoniques, ce « plus grand compositeur qui ait jamais existé », selon Haydn, – Mozart est le Messie musical, vers lequel Grétry tendait les mains à la fin de sa vie. Dans le monde recommencé après Rousseau, avec son retour à la nature et au naturel, à une époque d’accumulation de valeurs et de complications rationalistes, Mozart, – semblable à Descartes et à Pascal dans la pensée française, et à Giotto, Masaccio et Leonardo da Vinci dans la peinture italienne, – introduit l’ordre et la simplicité.

S’étant approprié de Philippe Emmanuel Bach le lyrisme et l’abondance harmonique que le fils avait hérité du père, et réalisant dans la forme la plus simple toute la profondeur et la perfection, le maître de Salzburg délaisse les anciens sujets qui préoccupaient Gluck, Rameau et Lulli, pour tirer son inspiration directement de la vie, introduisant ainsi le romantisme dans la musique. On retrouvera beaucoup de son charme plus tard dans les œuvres de Chopin, Schumann et Berlioz. Bruckner doit son expressionnisme tonal à Bach, mais aussi et en plus grande partie à Mozart. De son œuvre vivace, bien charpentée, se développe la chanson de Schubert, l’opéra de Weber et le drame de Wagner 1. Il faut chercher enfin la véritable mesure de la grandeur de Beethoven dans les œuvres profondes que Mozart a léguées au monde, comme par exemple certaines parties de ses quatuors uniques et insurpassés, les trois dernières symphonies, lesquelles restent des monuments majestueux dans leur beauté et la richesse de leurs formes. Avec le Quintette en sol mineur, ces œuvres appartiennent au sommet de l’art par leur rythme, leur dessin mélodique et la douceur de leur harmonie.

Encore peu connu, sous-estimé hélas durant de longues années, Mozart dépasse même les plus grands par les révélations de sa profondeur spirituelle. Ses lettres nous découvrent un bon cœur, un caractère jovial et une intelligence colorée, tandis que ses œuvres débordantes de tendresse et d’une spontanéité toute naïve, trahissent une âme limpide d’enfant choyé ; d’un saint parmi les enfants.

  

 

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 Mozart ne décrit pas comme Haydn. Sa musique ne nous captive pas tant par son développement mélodique que par les idées et des états d’âme qu’elle engendre ; par un charme mystérieux et poétique qui a le frémissement de l’infini. Sa pensée souple donne au rire et aux larmes l’irrésistible attrait du charme, Bien que privées d’un texte réussi comme ceux d’un Metastasio ou d’un Calsabigi, ses images d’Osmin et de Pedrillo, de Zerlina, Dorabella, Fiordilligi, Pamina Papageno, de Figaro, Suzanne et Chérubin, sont immortelles, – cette dernière surtout, recréée avec une profondeur, une poésie et une grâce étonnantes. C’est avec une force Shakespearienne qu’apparaît le démon humain dans Don Giovanni, tandis que l’héroïque, noble et féminine Donna Anna est d’une valeur humaine jamais atteinte dans la chronique musicale. Également, l’espérance en l’immortalité et en l’amour éternel humain est exprimée d’une manière convaincante et solennelle dans La Flûte enchantée, œuvre vraiment unique de l’esprit humain, que Fidelio et Freischütz prennent pour modèle, mais n’égalent pas. Comme Gozzi dans ses contes scéniques et Wieland dans Oberon, Mozart a réussi, par la finesse de sa partition et les modifications mystérieuses de l’ouverture, à évoquer dans L’Enlèvement au Sérail, tout l’enchantement du romantisme oriental. Les mélodiques Andante, Adagio et Larghetto, brillamment développés dans ses quatuors surtout, ses concertos pour flûte, son Quintette pour clarinette et ses concertos pour piano, ainsi que son procédé chromatique préféré, pour une émotion triste comme dans Lontanza crudele, ou hardi comme dans certaines œuvres de Schütz, procédé que Spohr développa et qui acquit sa véritable importance avec Wagner, découvrent toujours quelque chose de la richesse de sa vie intérieure.

Aux heures de détente et de divertissement, Mozart aime les joyeux airs de Vienne qu’on rencontre pour la première fois chez Wagenseil, ou les sonorités naïves des airs populaires tirées des mélodies religieuses, telles qu’elles surgissent au milieu d’une fugue de Bach, en l’absence d’un thème liturgique, ou encore comme dans Dona nobis pacem de la liturgie actuelle.

 

 

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Peintre excellent des caractères, Mozart est aussi un maître du contrepoint et de la forme. Bien que dense, solide et large comme celui de Bach, son style est, néanmoins, plus souriant. Il introduit un motif grégorien dans sa fameuse symphonie, et il utilise le Choralvorspiel de Bach dans son opéra favori ; il étudie l’art symphonique de Cannabich et s’exalte à l’accent et l’expression dramatique de Gluck et de Grétry ; entraîné par le style de Schubert, il recherche le raffinement de Johann Christian Bach ; inspiré de Paisiello, dans l’enthousiasme de certains opéras de Benda et ayant bu le lait de la mélodie napolitaine avec sa séduction infinie, il utilise, avec curiosité, le mariage des pizzicati des cordes avec les instruments à vent comme chez Franz Xaver Richter. Sous les couleurs multiples d’une influence aussi riche et variée, il se crée un style diversifié, rempli d’une douceur inconnue et mystérieuse, rêveuse et passionnée.

Sa langue est facile, claire, précise, couperine, toujours vivante, agréable à entendre et très colorée. Sa ligne mélodique très sonore et si typique, qui rappelle celle de Reinhard Keiser – mais combien plus belle et plus légère – aussi bien que le ravissement qui nous vient du contour direct saisissant et mystique de sa phrase, et dont on trouve les traits caractéristiques seulement dans quelques unes des Cantates de Bach et des Préludes du Clavecin bien tempéré, font de Mozart un véritable prince de la famille royale des plus grands musiciens. La mélodie qu’il introduit dans ses Allegri donne, pour la première fois, à la symphonie sa profondeur. Tandis que le Sextuor des Noces et l’introduction à Don Giovanni nous font penser, sous une autre forme d’inspiration, au peintre Rubens, – tellement est riche l’expression des divers sentiments avec leurs conflits et leur acuité.

Grâce à ses dons d’invention, à sa libre imagination, toujours facile, toujours heureuse et immanquablement docile, Mozart réussit à créer des chefs-d’œuvre incomparables et à amasser pour l’humanité des trésors d’une valeur inestimable.

  

 

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Ce n’est pas seulement l’homme d’esprit et de cœur mais aussi l’homme de bien, le chrétien magnanime, chaste et pur comme un archange, que nous voyons en Mozart, lorsqu’il distribue les joies fécondes de son imagination, pour susciter et enchanter en nous le noble esprit. À cette époque de chaos, d’obscurité et de désespoir apparent où il vécut, au milieu des nobles et des riches – tous incroyants – quand l’orgue se taisait et que l’opéra remplaçait la liturgie, la musique religieuse de Mozart rappelle celle de Bach et de Beethoven, parce que sa vie intérieure ressemble à la leur, dans la joie et dans la souffrance. Son harmonie pleine et chaleureuse, sa tendre et douce cordialité inspirent les Messes de Schubert et la musique religieuse de Bruckner ; à cause de son art parfait du contrepoint et de la tonalité impeccable du quatuor et du chœur, les sentiments religieux s’expriment tout directement et d’une manière pure et enfantine.

Parmi les nombreux Gloria, Prières, Angelus, Cantates, Messes... et autres remarquables créations d’inspiration religieuse de la littérature musicale universelle, la première place revient certainement au Requiem, dont les douces sonorités ressuscitent l’esprit des temps palestriniens.

Des interprètes de grand talent et d’esprit élevé qui font entendre au public des œuvres religieuses telles que les Messes par exemple, nous donnent de rares occasions de connaître de ces moments qui, quoique passagers et nous semblant des moments de plaisir uniquement, nous rapprochent sûrement, que nous le sachions ou non, de ces temps heureux où l’humanité, déçue et fatiguée de ses désirs de jouissance charnelle, pourra, avec une conscience plus claire, plus lumineuse de ses espérances, jouir entièrement du sentiment évident de la présence universelle de Dieu.

Asservies à la spontanéité créatrice en même temps qu’aux goûts de l’époque, et inspirées par la réalité environnante et tout ce qui est en conformité avec la pensée individuelle comme éternelle, les réalisations artistiques sont d’autant plus transcendantes que cette pensée, inspirée de tout le passé et s’élançant vers l’incommensurable avenir, devient de plus en plus parfaite, plus élevée, plus religieuse. Et c’est seulement à ce niveau de l’art, qu’émerveillés, nous découvrirons le grand macrocosme où nous baignons, les forces de vie spirituelle, et qu’à chaque pas – depuis les œuvres les plus élevées de l’esprit créateur jusqu’aux plus humbles manifestations de la tendresse humaine – nous admirerons en tout le reflet de l’œuvre quotidienne de Dieu.

 

  

 

Dr Dimitar MLADENOV,

Musica Perennis, Beauchemin, 1958.

 

 

 

1. L’effet de progression jusqu’au paroxysme dans les finales des opéras de Mozart, est habilement introduit par Wagner dans Wotan’s Abschied et Isoldes Liebestod.

 

 

 

 

 

 

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