Les martyrs de Lyon

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul MONCEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NOTICE

 

 

Parmi les récits de martyres, l’un des plus anciens et l’un des plus beaux est l’histoire des martyrs de Lyon, frappés sous le règne de Marc-Aurèle en l’année 177. Le récit, composé au lendemain des évènements par des témoins oculaires, nous a été conservé presque en entier par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique (V, 1).

Eusèbe y a reproduit textuellement, sauf quelques lacunes, une lettre adressée aux Églises d’Asie et de Phrygie par les Églises de Lyon et de Vienne. Ces deux chrétientés de Gaule, les seules de ce pays sur lesquelles nous ayons des renseignements précis pour cette période, avaient été fondées vers le début du IIe siècle par des Grecs venus d’Asie Mineure ; elles restaient en relations avec l’Orient, et gardaient le grec comme langue liturgique. Ainsi s’expliquent tout naturellement les rapports épistolaires ou autres entre les chrétiens de la vallée du Rhône et ceux de la province d’Asie.

On attribue ordinairement à Irénée la rédaction de la lettre des Lyonnais. Cette attribution est cependant bien peu vraisemblable. Sans doute, Irénée était prêtre à Lyon en ces temps-là. Mais, pendant la persécution, il était absent, en mission à Rome ; et c’est probablement pour cette raison qu’il échappa aux bourreaux. Or le récit est sûrement l’œuvre de témoins oculaires. De plus, dans ce récit naïf des Lyonnais, on ne reconnaît ni le tour d’esprit, ni la manière érudite, ni surtout le style, beaucoup plus savant, d’Irénée. Le document reste donc anonyme.

De ce document, comme de tout le livre d’Eusèbe où il est reproduit, nous possédons deux traductions anciennes : l’une en latin, faite vers 402 par Rufin d’Aquilée ; l’autre en syriaque, qui paraît dater du IVe siècle. La version de Rufin est franchement médiocre, souvent inexacte ; ce n’est guère qu’une adaptation, parfois un abrégé ou une paraphrase. Quant à la version syriaque, on la dit meilleure ; mais elle a le défaut d’être en syriaque. En tout cas, ces vieilles traductions n’ont pour nous d’autre utilité que de permettre le contrôle pour certains passages où l’on peut soupçonner une altération du grec ; ce qui est rare. Heureusement, le texte grec original nous est parvenu dans l’ensemble en assez bon état ; et nous disposons maintenant, pour l’Histoire ecclésiastique, d’une excellente édition critique, celle de Schwartz (Leipzig, 1903-1908). C’est naturellement celle que nous avons suivie.

Sur l’histoire de la persécution lyonnaise, on trouvera tout l’essentiel dans les ouvrages suivants : Allard, Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles (Paris, 1885), p. 391 et suiv. ; Renan, Marc-Aurèle, p. 302 et suiv. ; Duchesne, Histoire ancienne de l’Église, tome 1 (Paris, 1906), p. 254 et suiv. ; Jullian, Histoire de la Gaule, tome IV (Paris, 1914), p. 492 et suiv.

La lettre des Lyonnais fournit des indications précises sur les principaux martyrs, sur les circonstances des arrestations et des interrogatoires, sur le régime de la prison, sur les supplices qui amenèrent la mort des victimes, sur la destruction complète de leurs reliques par le fanatisme des païens.

Saint Pothin, évêque de Lyon au temps de la persécution, avait alors plus de quatre-vingt-dix ans. Il fut l’une des premières victimes. Indignement maltraité après son interrogatoire et ramené en prison, il y mourut deux jours après.

Parmi les autres martyrs, probablement au nombre de quarante-huit selon le Martyrologe Hiéronymien, la lettre des Lyonnais en nomme neuf. On y distingue plusieurs groupes. D’abord, des Grecs originaires d’Asie Mineure : Attale de Pergame et le médecin Alexandre, auxquels il faut joindre un certain Alcibiade, un ascète, non mentionné ici, mais connu par une autre citation d’Eusèbe. Puis des Gaulois ou Gallo-Romains : Vettius Epagathus, peut-être un avocat, au double nom moitié romain, moitié gaulois ; Maturus, un néophyte ; Sanctus, dit « le diacre de Vienne », sans doute chef de la chrétienté dans cette ville voisine, mais arrêté à Lyon. Un jeune esclave de nationalité incertaine, un garçon de quinze ans, Ponticus. Enfin, deux femmes : Biblis, qui faiblit d’abord et se rétracta ensuite ; Blandine, une jeune esclave d’une énergie indomptable, qui étonna jusqu’aux païens par son héroïsme. Des autres martyrs, on connaît les noms seulement par les martyrologes, qui ne sont pas toujours d’accord.

La persécution eut pour prélude une terrible explosion de fanatisme païen, un déchaînement de calomnies et de violences populaires, dont on ignore la cause ou le prétexte. Le gouverneur de la province, le légat de Lyonnaise, étant alors absent, les autorités locales crurent devoir intervenir pour rétablir l’ordre. Naturellement, on s’en prit aux chrétiens. De concert avec le tribun de la cohorte qui tenait garnison à Lyon, les magistrats municipaux firent arrêter un certain nombre de fidèles, surtout ceux que leur désignait l’animosité de la foule. On procéda aux interrogatoires avec les tortures ordinaires, plus cruelles encore que pour d’autres. Sauf une dizaine qui faiblirent, tous les chrétiens confessèrent leur foi. Comme personne n’avait qualité pour prononcer une sentence capitale, on dut ajourner l’affaire jusqu’à l’arrivée du légat. En attendant, on emprisonna tous les suspects, même les apostats, ceux-ci à cause des crimes de droit commun dont on les accusait. Plusieurs des confesseurs moururent en prison, comme leur évêque Pothin.

De retour enfin, le légat reprit l’instruction de l’affaire, procéda à de nouveaux interrogatoires, prononça quelques sentences capitales. Il ordonna de livrer aux bêtes de l’amphithéâtre Sanctus, Maturus, Attale et Blandine. Les deux premiers moururent héroïquement. Mais les bêtes refusèrent de toucher à Blandine. Quant à Attale, on apprit à temps qu’il était citoyen romain : aussitôt, le gouverneur le fit sortir de l’arène et reconduire en prison avec Blandine.

Nouvel ajournement de l’affaire, pour les suspects dont le procès n’était pas terminé. Ne sachant que faire d’Attale et des autres chrétiens qui pouvaient se trouver dans le même cas, le légat adressa un rapport à l’empereur, en lui demandant des instructions. Après une assez longue attente, qui parut longue surtout aux prisonniers dans leurs horribles cachots, le rescrit impérial arriva : ordre de relâcher les apostats et de faire exécuter les autres suivant les règles ordinaires.

Et les interrogatoires recommencèrent, avec des tortures d’autant plus féroces que, maintenant, presque tous les apostats se rétractaient. Le légat condamna à mort tous ceux qui se déclaraient chrétiens. Il fit décapiter ceux qui avaient le titre de citoyen romain. Pour les bêtes, il réserva les autres : même Attale, que réclamait la foule, et qu’on n’osait lui refuser.

Les exécutions eurent lieu au début d’août, dans l’amphithéâtre débordant de spectateurs, en présence de tous les personnages officiels, devant les députés et les délégations des cités gallo-romaines, lors des grandes fêtes célébrées à Lyon par les trois Gaules pour le culte impérial, autour de l’autel de Rome et d’Auguste. Cette année-là, ce sont surtout les héros chrétiens qui firent les frais des jeux. Le premier jour, martyre d’Attale et du bon médecin Alexandre. Les jours suivants, recommença l’horrible spectacle. Les deux dernières victimes furent Ponticus, cet enfant de quinze ans, et l’héroïque Blandine, cette jeune esclave qui avait donné l’exemple à tous.

On ne respecta pas même les cadavres, livrés aux outrages de la foule pendant six jours. Pour en finir, on voulut s’assurer que les martyrs ne pourraient pas ressusciter : on brûla tous les débris des corps, et l’on jeta les cendres dans les eaux du Rhône.

Telle est la substance de ce récit extraordinaire, dont rien ne surpasse la beauté tragique et la puissance d’évocation. L’intérêt historique est de premier ordre, puisque ces pages-là sont les premières à témoigner sûrement de l’apparition et des progrès du christianisme en Gaule. Mais l’intérêt littéraire n’est pas moindre. Sans doute, le laisser-aller, les longueurs, parfois les naïvetés de la narration, trahissent la maladresse d’un demi-lettré. Mais tous les connaisseurs admireront l’art instinctif de ce clerc inconnu, la puissance de la vision et la vigueur du rendu, l’émouvante simplicité, la précision du trait, le réalisme, le pittoresque, la vivacité des impressions, cette vie intense qui partout circule, ces tableaux sans apprêt où sont merveilleusement saisies les attitudes de la foule, des magistrats, des confesseurs et des renégats, ces portraits naïfs où est fixée jusqu’à la physionomie individuelle des martyrs. Sans aucune prétention à l’analyse psychologique, le narrateur nous découvre le fond des âmes. Jamais l’on n’a mieux peint et mieux fait comprendre les héros des persécutions. Comme l’a dit Renan dans son Marc-Aurèle (p. 340), « c’est un des morceaux les plus extraordinaires que possède aucune littérature. Jamais on n’a tracé un plus frappant tableau du degré d’enthousiasme et de dévouement où peut arriver la nature humaine ».

 

 

 

 

LETTRE DES ÉGLISES DE LYON ET VIENNE

AUX ÉGLISES D’ASIE ET DE PHRYGIE.

 

 

Les serviteurs du Christ résidant à Vienne et à Lyon en Gaule, aux frères qui dans l’Asie et la Phrygie partagent notre foi et espérance en la Rédemption : paix, grâce et honneur au nom de Dieu le Père et de Jésus-Christ notre Seigneur.

 

1. – ... Telle a été ici la violence de la persécution, la fureur des païens contre les saints, telles ont été les souffrances endurées par les bienheureux martyrs, que, tout cela, nous ne saurions le décrire exactement, et qu’il est impossible d’en donner un récit complet.

En effet, c’est de toute sa force que le Diable a frappé. Il préludait déjà aux violences de son règne futur, où il pourra frapper sans crainte. Il employa tous les moyens pour habituer et exercer les siens aux attaques contre les serviteurs de Dieu. Non seulement, on nous chassait des maisons, des bains, de l’agora ; mais encore, de façon générale, on nous défendait à tous de nous montrer dans un endroit quelconque.

2. – Cependant, contre le Diable, luttait la grâce de Dieu. Elle soutenait les faibles. Elle rangeait en bataille les vaillants, semblables à de fortes colonnes, qui pouvaient par leur résistance attirer sur eux-mêmes tout l’effort du Maudit. Ceux-là marchaient à l’ennemi. Ils eurent à subir des outrages et des tourments de tout genre ; mais ils s’inquiétèrent peu de toutes ces épreuves, dans leur hâte à rejoindre le Christ. Ils montraient par leur exemple que « les souffrances du temps présent ne sont rien en face de la gloire qui doit se manifester sur nous » (Romanus, 8, 18).

Et d’abord, ils supportèrent noblement tous les outrages que la foule entière leur infligeait à tous : clameurs hostiles, coups, bousculades, pillages, lapidation, détention en masse, et tout ce qu’une populace furieuse fait ordinairement subir à des ennemis détestés. Puis on les fit monter au forum. Là, par le tribun et les magistrats de la cité, devant toute la foule, ils furent interrogés. Ils confessèrent leur foi. On les enferma ensemble dans la prison, en attendant l’arrivée du gouverneur.

3. – Plus tard, ils comparurent devant le gouverneur, qui usa de toute la cruauté habituelle contre nous. Vettius Epagathus, un des frères, avait atteint la plénitude de l’amour envers Dieu et envers le prochain ; il était arrivé à une perfection si exacte dans son genre de vie, que, malgré sa jeunesse, il réalisait l’idéal dont témoigne l’exemple du prêtre Zacharie ; il « marchait dans toutes les voies des commandements et prescriptions du Seigneur » (Luc, 1, 6), toujours irréprochable, toujours empressé pour rendre service au prochain, plein de zèle dans sa dévotion à Dieu, et bouillonnant sous le souffle de l’Esprit. Avec ce caractère, Vettius ne put se contenir en voyant la procédure si anormale du procès qu’on nous faisait. Au comble de l’indignation, il demanda à être entendu lui aussi, pour plaider en faveur des frères et démontrer qu’il n’y avait en nous ni athéisme ni impiété. Les gens qui entouraient le tribunal se mirent à vociférer contre lui ; car c’était un personnage bien connu. Le gouverneur rejeta sa requête, pourtant si légitime ; il lui demanda seulement si, lui aussi, il était chrétien. Vettius, d’une voix éclatante, confessa sa foi ; il fut arrêté, lui aussi, et promu au rang des martyrs. Lui, qui s’était présenté en « paraclet » ou avocat des chrétiens, il avait réellement en lui le Paraclet, l’Esprit, comme Zacharie. Il le montra bien par la plénitude de sa charité, qui lui fit juger bon de mettre en jeu jusqu’à sa vie pour la défense des frères. Il était et il est toujours un véritable disciple du Christ ; partout il suit l’Agneau.

4. – À partir de cette épreuve, une séparation se fit entre les autres chrétiens. Les uns se révélèrent entièrement prêts pour le martyre et remplirent avec empressement le devoir de confesser leur foi. Mais d’autres montrèrent qu’ils n’étaient ni prêts ni exercés, qu’ils étaient encore faibles, incapables de soutenir l’effort d’un grand combat. Ceux-ci faiblirent, au nombre de dix environ. Ils nous causèrent une grande tristesse, une douleur immense. Ils brisaient aussi le zèle des autres, de ceux qu’on n’avait pas arrêtés, et qui, malgré leurs cruelles épreuves, assistaient les martyrs au lieu de se tenir à l’écart. Nous tous, alors, nous étions dans l’épouvante à cause de l’incertitude où l’on était sur la future confession de chacun. Ce n’est pas que l’on redoutât les tourments infligés ; mais on avait les yeux fixés sur la fin, et l’on craignait que quelqu’un vînt à tomber.

Cependant, l’on arrêtait chaque jour les chrétiens dignes de ce nom ; ils comblaient les vides produits par les apostasies. On réunit ainsi en prison tous les chrétiens zélés des deux Églises (de Lyon et de Vienne), ceux qui faisaient surtout leur force. On arrêta aussi certains païens qui étaient les serviteurs des nôtres ; car le gouverneur, au nom de l’État, avait ordonné de nous rechercher tous. Ces serviteurs tombèrent dans le piège de Satan. Épouvantés par le spectacle des tortures infligées aux saints, excités en outre par les soldats, ils nous calomnièrent en nous attribuant des festins de Thyeste, des incestes à la façon d’Œdipe, et autres crimes tels qu’il nous est interdit d’en parler, ou d’y songer, ou même de croire que jamais rien de pareil se soit produit chez des hommes. Par l’effet de ces calomnies, tous devinrent contre nous des bêtes féroces. Certains même, qui auparavant, pour des motifs de parenté, avaient montré de la modération, nous témoignaient maintenant beaucoup de malveillance et grinçaient des dents vers nous. Alors s’accomplissait la prédiction de notre Seigneur : « Viendra un temps où quiconque vous tuera, se figurera qu’il fait œuvre pieuse envers Dieu » (Jean, Évang., 16, 2).

5. – Dès lors, ce sont des tortures indescriptibles qu’eurent à subir les saints martyrs. Satan s’efforçait de leur faire proférer, même à eux, quelque parole blasphématoire. Avec une rage extraordinaire, toute la fureur de la foule, du gouverneur, des soldats, s’acharna contre Sanctus, le diacre de Vienne ; contre Maturus, tout récemment baptisé, mais vaillant athlète ; contre Attale, originaire de Pergame, qui avait toujours été la colonne et l’appui des chrétiens d’ici ; enfin, contre Blandine.

En Blandine, le Christ a donné cet enseignement : ce qui aux yeux des hommes paraît vil, laid, méprisable, Dieu peut le juger digne d’une grande gloire à cause de l’amour qu’on lui témoigne, l’amour qui se révèle dans l’acte, non l’amour qui se vante de vaines apparences.

Nous tous, en effet, nous avions peur pour Blandine. Sa maîtresse selon la chair, qui était elle aussi l’une des martyres, athlète de la foi, craignait que la jeune fille ne pût même pas faire franchement sa confession à cause de la faiblesse de son corps. Mais Blandine se trouva remplie d’une telle force, qu’elle épuisa et lassa ses bourreaux. En vain ceux-ci s’étaient relayés, pour la torturer par tous les moyens, depuis le matin jusqu’au soir : ils durent avouer qu’ils étaient vaincus, qu’ils n’avaient plus rien à lui faire. Ils s’étonnaient qu’elle respirât toujours, ayant tout le corps déchiré et transpercé. Ils attestaient qu’une seule espèce de torture suffisait pour enlever la vie ; à plus forte raison, de telles tortures et si nombreuses. Au contraire, comme un vaillant athlète, la bienheureuse rajeunissait au cours de sa confession. Pour reprendre des forces, se reposer et devenir insensible aux tortures, il lui suffisait de répéter : « Je suis chrétienne, et chez nous il ne se fait rien de mal ».

6. – Sanctus, lui aussi, supportait noblement, avec un courage extraordinaire, surhumain, toutes les tortures des bourreaux. Les scélérats espéraient que, par la longueur et l’horreur des tourments, ils lui arracheraient quelque parole coupable. Mais il leur résista avec une énergie indomptable. On ne put lui faire dire ni son nom, ni la nation et la ville d’où il était, ni s’il était esclave ou libre. À toutes les questions qu’on lui posait, il répondait en langue romaine : « Je suis chrétien. » Voilà ce qui lui tenait lieu de nom, de ville, de race, de tout. Voilà ce qu’il confessait à tout coup ; et les païens n’entendirent pas de lui autre chose. De là vint que le gouverneur et les bourreaux rivalisèrent d’ardeur contre lui. Quand on n’eut plus rien à lui faire, on finit par lui appliquer des lamelles d’airain, fortement chauffées, sur les parties les plus sensibles du corps. Tandis que brûlaient ces parties de son corps, Sanctus tenait bon, sans plier ni fléchir, ferme pour la confession, baigné et fortifié par la source céleste d’eau vivifiante qui jaillit des flancs du Christ. Son misérable corps témoignait des tourments subis ; il n’était que plaie et meurtrissure ; tout disloqué, il avait perdu extérieurement la forme humaine. Mais en lui souffrait le Christ, qui le glorifiait grandement en réduisant le Diable à l’impuissance, en montrant, pour l’exemple des autres, qu’il n’y a ni crainte là où est l’amour du Père, ni souffrance là où est la gloire du Christ.

En effet, quelques jours plus tard, les scélérats torturèrent de nouveau le martyr. Comme toutes les parties de son corps étaient enflées et enflammées, ses bourreaux pensaient que, si on lui infligeait encore les mêmes supplices, de deux choses l’une : ou bien l’on viendrait à bout de lui, puisqu’il ne pouvait pas même supporter le contact des mains ; ou bien il mourrait dans les tortures, et son exemple frapperait les autres d’épouvante. Or, non seulement rien de tout cela ne se produisit ; mais encore, contre toute attente, le corps du martyr se remît, se redressa dans les nouveaux supplices, recouvra sa forme antérieure et l’usage de ses membres. Ainsi, ce n’est pas une peine, mais une guérison, par la grâce du Christ, que fut pour Sanctus la seconde torture.

7. – Quant à Biblis, une des femmes qui avaient renié leur foi, le Diable croyait déjà la tenir pour la dévorer. Mais il voulut assurer mieux encore sa condamnation en la poussant au blasphème. Il la fit donc conduire à la torture, pour la forcer de confirmer les impiétés dont on nous accusait. Jusque-là, en effet, elle s’était montrée faible et lâche. Mais, une fois à la torture, elle revint à elle, et, pour ainsi dire, s’éveilla d’un profond sommeil. Sous le coup du supplice momentané qu’elle endurait, elle songea au châtiment éternel de l’Enfer. Alors, elle osa contredire en face les blasphémateurs, en répondant : « Comment des gens comme ceux-là mangeraient-ils des enfants, eux à qui il n’est pas même permis de se nourrir du sang des bêtes sans raison ? » À partir de ce moment-là, elle confessa qu’elle était chrétienne, et partagea le sort des martyrs.

8. – Ainsi n’avaient abouti à rien les supplices tyranniques, grâce à l’intervention du Christ et à la résistance des bienheureux. Alors le Diable imagina d’autres machinations : l’entassement des accusés à la prison dans les ténèbres d’un cachot très malsain, l’écartement des pieds dans les ceps de bois jusqu’au cinquième trou, et les autres cruautés que les geôliers en colère, possédés du Diable, ont coutume de faire subir aux prisonniers. C’est au point que la plupart des chrétiens moururent asphyxiés dans la prison, tous ceux du moins que le Seigneur voulut faire partir ainsi en témoignage de sa gloire. En effet, parmi les prisonniers, les uns, si cruellement torturés qu’ils ne semblaient pas pouvoir survivre en dépit de tous les soins, n’en résistèrent pas moins dans la prison : ne recevant des hommes aucun secours, mais réconfortés par le Seigneur, ils recouvraient leur force de corps et d’âme, ils encourageaient et soutenaient leurs compagnons. Mais d’autres, les nouveaux, ceux qu’on venait d’arrêter et dont le corps n’avait pas été endurci par des tortures antérieures, ceux-là ne pouvaient supporter l’horrible entassement dans le cachot ; ils y mouraient.

9. – Le bienheureux Pothin, à qui avaient été confiées à Lyon les fonctions de l’épiscopat, avait alors plus de quatre-vingt-dix ans. Il était de santé très débile, il respirait difficilement à cause de la faiblesse de son corps ; mais il était réconforté par le souffle ardent de l’Esprit à cause de son désir du martyre. Lui aussi, il fut traîné au tribunal. Son corps était miné par la faiblesse et la maladie ; mais son âme veillait en lui, pour y assurer le triomphe du Christ. Comme les soldats l’emportaient vers le tribunal, il y fut accompagné par les magistrats de la ville et par toute la foule, qui poussait des clameurs de tout genre, comme s’il eût été le Christ en personne. Devant le tribunal, il rendit le plus beau témoignage. Le gouverneur lui demandant quel était le Dieu des chrétiens, l’évêque répondit : « Si tu en es digne, tu le sauras. » Alors, on le traîna sans pitié. Il eut à subir toutes sortes de coups. Ceux qui étaient tout près de lui le malmenaient de toutes façons avec les mains et les pieds, sans respect, même pour son âge. Ceux qui étaient loin saisissaient ce que chacun avait sous la main, et le lançaient sur lui comme un javelot. Tous pensaient que c’eût été une faute grave et une impiété, de ne pas l’outrager ; car ils croyaient ainsi défendre leurs dieux. Il respirait à peine, quand il fut jeté dans la prison. Deux jours après, il y rendit l’âme.

10. – Alors la justice distributive de Dieu se manifesta par un exemple éclatant, où se montra la miséricorde infinie de Jésus : fait qui s’est produit rarement dans notre communauté de frères, mais qui n’est pas étranger à la sagesse du Christ. En effet, ceux qui avaient renié leur foi dès leur arrestation étaient emprisonnés, eux aussi, et partageaient les souffrances des martyrs ; car, en cette circonstance, ils n’avaient même tiré aucun profit de leur apostasie. Les autres, ceux qui confessaient leur foi, étaient incarcérés comme chrétiens, sans que l’on portât contre eux aucune autre accusation. Mais les renégats, maintenant, étaient détenus comme étant des homicides, des scélérats ; double était leur supplice, comparé à celui de leurs compagnons. Les confesseurs trouvaient un réconfort dans la joie du martyre, dans l’espérance des béatitudes promises, dans l’amour pour le Christ, dans l’Esprit du Père. Les renégats, au contraire, étaient torturés par leur conscience, au point qu’entre tous les autres on les reconnaissait au passage, rien qu’à leur aspect. Les confesseurs s’avançaient joyeux, le visage rayonnant d’une gloire mêlée de grâce ; même leurs chaînes semblaient une parure magnifique, comme celle d’une mariée dans sa robe aux franges brodées d’or ; ils exhalaient au passage le suave parfum du Christ, si bien que certaines gens les croyaient oints d’un parfum profane. Mais les renégats allaient les yeux baissés, en gens humiliés, laids à voir, avec tous les genres de difformité ; en outre, ils étaient injuriés même par les païens, qui les traitaient de coquins et de lâches ; ils étaient accusés maintenant d’homicide, et ils avaient perdu le nom souverainement honorable, glorieux et vivifiant, de chrétiens. Ce spectacle affermissait les autres. Ceux qu’on arrêtait encore confessaient leur foi sans hésitation, ne songeant même plus aux suggestions du Diable.

11. – ... Après toutes ces épreuves, les martyrs sortirent de ce monde par les genres de mort les plus divers. Avec des fleurs de toutes sortes et de toutes couleurs, ils ont tressé une couronne unique pour l’offrir au Père. Comme il convenait, les généreux athlètes, après des combats multiples et des triomphes éclatants, ont reçu la grande couronne de l’immortalité.

Donc Maturus, Sanctus, Blandine et Attale furent conduits aux bêtes en public, pour servir de spectacle à l’inhumanité des païens. Ce jour-là, on donna exprès, à cause des nôtres, des combats contre les bêtes féroces.

Maturus et Sanctus subirent de nouveau, dans l’amphithéâtre, tous les genres de tourments, comme s’ils n’eussent rien souffert auparavant ; ou plutôt, comme ils avaient déjà repoussé l’Adversaire dans plusieurs épreuves partielles, ils luttaient désormais pour la couronne elle-même. Ils eurent à endurer de nouveau les coups de fouet, habituels en cet endroit, les morsures des bêtes qui les traînaient, et tout ce que le peuple en fureur, d’un côté ou de l’autre, ordonnait par ses cris. Enfin, ce fut le supplice du siège de fer rougi, où les corps, en grillant, dégageaient autour d’eux une odeur de graisse. Mais ce n’était pas encore assez pour les païens, dont la fureur redoublait : ils voulaient vaincre la résistance des martyrs. Malgré tout, on ne put rien tirer de Sanctus, sauf les mots qu’il répétait depuis le début de sa confession : « Je suis chrétien. » Pour en finir avec ces deux martyrs, dont la vie résistait depuis si longtemps aux épreuves d’une grande lutte, on les égorgea. Pendant toute cette journée, au lieu de toutes les scènes variées qu’on observe dans les combats de gladiateurs, c’étaient ces martyrs qui avaient été en spectacle au monde.

Blandine, pendant ce temps, était suspendue à un poteau de bois, pour être la proie des bêtes qu’on lançait contre elle. À la voir ainsi comme crucifiée, à l’entendre prier d’une voix forte, les combattants redoublaient d’ardeur. Tout en luttant, ils croyaient voir des yeux du corps, en leur sœur, le Christ crucifié pour eux, crucifié pour convaincre les croyants que quiconque aurait souffert pour la gloire du Christ vivrait éternellement avec le Dieu vivant. Cependant, aucune des bêtes, ce jour-là, ne toucha Blandine. On la détacha donc du poteau, et on la ramena dans la prison. On la réservait pour un autre combat. Ainsi, victorieuse dans de plus nombreuses épreuves, elle rendrait inévitable la condamnation du perfide Serpent et entraînerait les frères par son exemple. Petite, faible, méprisée, mais revêtue de la force du Christ le grand et invincible athlète, elle avait repoussé le Diable dans beaucoup d’épreuves partielles, en attendant que, dans le combat suprême, elle fût couronnée de la couronne d’immortalité.

Attale, lui aussi, fut grandement réclamé par la foule ; car on le connaissait bien. Quand il entra dans l’arène, il était prêt pour la lutte, fort du témoignage de sa conscience, en homme qui s’était fortement exercé à la pratique de la discipline chrétienne, et qui avait toujours été chez nous le témoin de la vérité. On lui fit faire le tour de l’amphithéâtre, avec un écriteau où on lisait en langue romaine : « Celui-ci, c’est Attale le chrétien. » Le peuple écumait de rage contre lui. Mais le gouverneur, apprenant qu’Attale était citoyen romain, ordonna de le ramener avec les autres, ceux qui étaient dans la prison. Il écrivit là-dessus au César et attendit la décision impériale.

12. – Cet ajournement ne fut pas inutile pour les prisonniers, ni même stérile : par la patience des confesseurs se manifesta la miséricorde infinie du Christ. Par les vivants étaient vivifiés les morts ; et les martyrs se montraient indulgents pour les non-martyrs. Ce fut une grande joie pour la vierge-mère, pour l’Église : ceux qu’elle avait rejetés comme étant morts, elle les retrouvait vivants pour les accueillir. Grâce aux confesseurs, la plupart des renégats se mesurèrent de nouveau ; ils furent conçus de nouveau et se ranimèrent ; ils apprirent à confesser leur foi. Ils étaient bien vivants désormais et raffermis, quand ils s’avancèrent vers le tribunal. Dieu, qui ne veut pas la mort du coupable mais qui pardonne au repentir, Dieu les soutenait quand ils s’avancèrent pour être interrogés de nouveau par le gouverneur.

En effet, le César avait ordonné par rescrit de frapper les obstinés et de libérer ceux qui renieraient. La fête solennelle qui se célèbre ici, et qui est très fréquentée par des gens venus de toutes les nations, cette fête venait de commencer. Le gouverneur fit amener les bienheureux à son tribunal, avec une mise en scène théâtrale où il donnait leur cortège en spectacle aux foules. Après un nouvel interrogatoire, il fit couper la tête à tous ceux dont on constata la qualité de citoyen romain. Les autres, il les envoya aux bêtes.

13. – Alors fut grandement glorifié le Christ, à propos de ceux qui auparavant l’avaient renié, et qui maintenant le confessaient contre l’attente des païens. Ceux-là, on les interrogeait à part, comme des gens qu’on allait remettre en liberté ; mais, comme ils se déclaraient chrétiens, on les adjoignit au groupe des martyrs. Seuls, restèrent hors de l’Église ceux en qui il n’y avait jamais eu trace de foi, ni intelligence de la parabole sur le vêtement de noces, ni sentiment de la crainte de Dieu ; ceux qui par leur volte-face blasphémaient contre les voies de la vérité, c’est-à-dire les fils de la perdition. Tous les autres se rallièrent à l’Église.

À leur interrogatoire assistait un certain Alexandre. Phrygien d’origine, habile médecin, il vivait depuis bien des années dans les Gaules ; il était connu de presque tout le monde pour son amour de Dieu et la franchise de sa parole, car il avait même le don du charisme apostolique. Donc, ce jour-là, Alexandre se tenait à côté du tribunal. Il faisait des signes de tête aux prévenus pour les encourager dans leur confession ; sur les gens qui entouraient le tribunal, il produisait l’impression qu’il enfantait à la foi ces apostats. Or la foule s’irritait d’entendre les renégats se rétracter : elle se mit à crier contre Alexandre, disant que c’était sa faute. Le gouverneur le fit comparaître, et lui demanda qui il était. Alexandre déclara qu’il était chrétien. Furieux, le gouverneur le condamna aux bêtes.

Le lendemain, Alexandre fit son entrée dans l’arène avec Attale ; car le gouverneur, pour plaire à la foule, livra de nouveau Attale aux bêtes. Tous deux passèrent par tous les instruments de torture inventés pour les supplices de l’amphithéâtre, et soutinrent vaillamment un très grand combat ; pour en finir, on les égorgea, eux aussi. Alexandre, sans un gémissement, sans un murmure, n’écoutait que son cœur où il s’entretenait avec Dieu. Attale, quand il fut placé sur le siège de fer rougi et qu’il brûla tout autour, sentant monter de son corps grillé une odeur de graisse, dit à la foule en langue romaine : « Vraiment, c’est manger des hommes, ce que vous faites. Nous, nous ne mangeons pas d’hommes ; et, en nulle chose, nous ne faisons rien de mal. » Comme on lui demandait quel nom avait Dieu, il répondit : « Dieu n’a pas de nom comme un homme. »

14. – Après toutes ces exécutions, le dernier jour des combats singuliers de gladiateurs, Blandine fut amenée de nouveau dans l’arène avec Ponticus, un jeune garçon d’environ quinze ans. Chaque jour, déjà, on les avait conduits à l’amphithéâtre pour leur faire voir le supplice des autres. On voulait les forcer de jurer par les idoles. Comme ils restaient fermes et méprisaient ces faux dieux, la foule se déchaîna contre eux avec une fureur sauvage, au point qu’elle n’eût aucune compassion pour l’âge de l’enfant ni aucun respect pour la jeune femme. On leur infligea toutes les tortures, on les fit passer par tout le cycle des supplices ; et toujours on voulait les contraindre à jurer, mais on n’y réussit pas. Ponticus était soutenu par les exhortations de sa sœur ; comme les païens eux-mêmes le voyaient bien, c’était elle qui le stimulait et l’affermissait. Après avoir supporté bravement tous les supplices, Ponticus rendit l’âme.

La bienheureuse Blandine restait la dernière de tous. Comme cette noble mère qui jadis avait exhorté ses enfants et les avait envoyés victorieux devant le roi, elle parcourait, elle aussi, toute la série des combats livrés par ses fils spirituels. Pressée de les rejoindre, toute à la joie et à l’allégresse du prochain départ, on eût dit qu’elle était invitée à un repas de noces, et non jetée aux bêtes. Après les coups de fouet, après les morsures de bêtes, après le gril, on la mit enfin dans un filet pour la livrer à un taureau. Elle fut plusieurs fois lancée en l’air par l’animal. Mais elle ne sentait plus rien de ce qui lui arrivait, dans son espérance et sa poursuite des biens de la foi, dans ses prières au Christ. Enfin on l’égorgea, elle aussi. Les païens eux-mêmes reconnaissaient que jamais femme, chez eux, n’avait subi de si cruels et si nombreux tourments.

15. – Tout cela, cependant, ne suffisait pas à rassasier la haine folle et inhumaine contre les saints. Excitées par la Bête sauvage, ces tribus sauvages et barbares s’apaisaient difficilement : leur violence se déchaîna de nouveau, cette fois contre les cadavres. À ces païens, la honte de la défaite ne faisait pas baisser les yeux ; car ils n’étaient plus capables de raisonner en hommes. Au contraire, cela enflammait encore leur colère, comme chez une bête féroce. Le gouverneur et le peuple montraient contre nous la même haine injuste, comme pour accomplir la parole de l’Écriture : « Le criminel redoublera de crimes, et le juste sera justifié davantage » (Apocalypse, 22, 11).

Les martyrs qui avaient été suffoqués dans la prison, étaient jetés aux chiens ; et l’on montait la garde nuit et jour pour nous empêcher de les ensevelir. Puis on exposa de même les restes des bêtes et du feu, ici des lambeaux de chair, là, des membres grillés. Des autres, les décapités, ce sont les têtes et les corps tronqués, qu’on laissa également sans sépulture, sous la garde de soldats, et pendant bien des jours.

Parmi les païens, les uns grondaient et grinçaient des dents contre les morts, cherchant quelque châtiment plus terrible encore à leur infliger. D’autres raillaient et se moquaient, en glorifiant leurs idoles et en leur attribuant le châtiment des chrétiens. D’autres enfin, plus équitables, semblaient éprouver quelque compassion, mais n’épargnaient pas pour cela les reproches. Ils disaient : « Où est leur Dieu ? En quoi leur a servi cette religion qu’ils ont préférée même à leur vie ? » Telle était, chez les païens, la diversité des propos. Pour nous, c’était une grande douleur de ne pouvoir déposer les corps dans la terre. C’est que nous ne pouvions, pour cela, ni profiter de la nuit, ni séduire les gardes à prix d’argent, ni les décider par nos prières à fermer les yeux. Ils prenaient toutes les précautions dans leur surveillance, comme s’ils devaient gagner beaucoup à priver nos martyrs de tombeau.

16. – ... Donc les corps des martyrs, outragés de toute façon, restèrent en plein air pendant six jours. Puis on les brûla, on les réduisit en cendres. Enfin, par les scélérats, ces cendres furent balayées et jetées dans les eaux du Rhône qui coule près de là, pour qu’il ne restât pas même sur la terre un débris de reliques. Si les païens faisaient cela, c’est qu’ils croyaient pouvoir ainsi triompher de Dieu et enlever à leurs victimes la possibilité d’une résurrection. « On doit, disaient-ils, ne pas même laisser aux chrétiens l’espoir de la résurrection. C’est à cause de cette croyance qu’ils introduisent chez nous une nouvelle religion étrangère, et qu’ils méprisent les supplices, et qu’ils sont prêts à affronter joyeusement la mort. Voyons maintenant s’ils ressusciteront, si leur Dieu peut les secourir et les arracher de nos mains. »

 

 

 

 

 

Paul MONCEAUX, La vraie légende dorée, Payot, 1928.

 

 

 

 

 

 

 

 

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