Sur les bords du sauvage Iris

 

GRÉGOIRE DE NAZIANCE ET BASILE DE CÉSARÉE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Edward MONTIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En l’an 313, par l’édit de « Tolérance » de Milan, Constantin avait donné la liberté à l’Église. Bientôt il transportait le siège de l’Empire dans l’antique Byzance qui, de ce fait, devenait Constantinople. D’autre part, Rome passait de plus en plus sous la souveraineté, même temporelle, des Papes. Mais, au milieu de ces transformations, Athènes demeurait le centre intellectuel et artistique du monde. De tous côtés, les étudiants, chrétiens et païens, y affluaient pour achever leurs études comme aux temps déjà lointains et si différents de Cicéron et d’Horace.

C’est ainsi que, vers le milieu du IVe siècle, deux jeunes Grecs d’Asie qui devaient devenir deux grands évêques et deux grands saints, Grégoire de Naziance et Basile de Césarée, y achevaient ensemble leurs études commencées ailleurs.

À cette époque, vers 349, sous les fils de Constantin, l’Église, officiellement, est en paix. Les belles-lettres y fleurissent. Prêtres et évêques prêchent et bâtissent, mais ils cultivent aussi les vers. Les jeunes chrétiens fréquentent les écoles publiques. Les professeurs, comme Libanius, sont, pour la plupart, encore païens ; mais ils voient l’élite de la jeunesse catholique se presser, avec confiance, avec admiration et même avec gratitude, au pied de leurs chaires.

Plus tard, en effet, ces jeunes étudiants, devenus évêques, et d’une orthodoxie scrupuleuse, se souviendront de leur vieux maître païen et lui garderont une sympathie ouvertement proclamée, pour leur avoir enseigné les grâces, même profanes, de la poésie.

Grégoire et Basile sont de ces étudiants chrétiens, honnêtes dans leur vie et aussi purs dans leur foi, mais également curieux de science et épris de belles-lettres ; ils ouvrent la lignée, ininterrompue depuis, des humanistes chrétiens.

Grégoire est né en 328, à Arianze, en Cappadoce, dans une de ces régions montagneuses, et qui redeviendront sauvages, du vaste Pont-Euxin.

Avant même d’avoir vingt ans, Grégoire, comme son ami Basile, a fait le tour des idées et presque le tour du monde intellectuel, le seul qui compte pour lui.

Il a étudié à Césarée, en Palestine ; il a séjourné à Alexandrie, en Égypte, où se sont réfugiés les théologiens du paganisme qui meurt ; il est venu à Athènes faire le stage obligatoire pour quiconque veut obtenir la consécration officielle de ses études.

Grégoire vise au barreau, à quelque professorat brillant, à l’éloquence et à la gloire. Il est né sous le ciel d’Orient, il est doué d’une imagination à la fois ardente et douce ; il est bouillant et mélancolique, très impressionnable : c’est un sentimental. Par ailleurs, la solitude pour le rêve le tente, et il retournera aux champs sur le soir désabusé de ses jours.

Le poète, chez lui, persistera dans l’orateur et dans l’évêque, avec ses enthousiasmes et ses dépressions. L’action à peine commencée, il cède à l’obstacle, se dérobe au combat, réclame des livres, la campagne, la contemplation sous les étoiles.

Grégoire est tout proche de nous par les contrastes de son caractère, certaines hésitations de son esprit : une âme extrêmement délicate et nuancée sous une apparence robuste et dans un corps d’athlète.

Quant à Basile, il est né à peu près à la même date, à Césarée, en Cappadoce également. Il a d’abord étudié dans sa ville natale, puis à Constantinople ; il étudie pour son plaisir, avec désintéressement, indifférent à la fortune : c’est le garçon des studieux loisirs.

On pourrait dire : tous deux sont des étudiants amateurs, en restituant à ce mot si profané son vrai sens où il tient tant d’amour et de dévotion, tant de spontanéité et de don de soi.

L’ « amateur » n’est pas celui qui ne fait à peu près rien et qui se désintéresse encore du très peu qu’il fait : c’est celui qui travaille pour l’amour seul du labeur entrepris. L’amateur, c’est celui qui aime.

Grégoire était déjà depuis un certain temps à Athènes quand Basile y arriva par mer et descendit au Pirée.

Une longue et belle route dallée et toute droite mène, entre le Musée et le Pnyx, du port au pied même de l’Acropole.

Basile, au débarquer, apparaît de haute stature ; mais il est un peu blêmi par l’étude : l’expression générale est plutôt souffreteuse : le regard est pensif, les tempes laissent deviner qu’elles se creuseront vite sous la peau trop diaphane. Le jeune homme est un peu lent à parler ; il s’absorbe volontiers en lui-même comme les grands timides : il sera plus hardi quand il écrira aux empereurs ariens ou quand l’ardeur de la discussion lui aura fait oublier qu’on l’écoute.

Les disputes publiques ne lui plaisent pas ni les réunions tumultueuses, car la raison n’y règne pas. Mais Grégoire nous dit qu’« il se plaît aux petits cénacles, aux controverses entre amis, qu’il raconte à merveille et plaisante volontiers ».

D’ailleurs, ce timide – Grégoire s’en est aussi aperçu – exerce sur autrui une influence singulière ; il s’impose sans le vouloir et sans qu’on y prenne garde ; il a une certaine originalité qui ne peut passer inaperçue : instinctivement ceux qui le voient et qui l’écoutent copient son langage, prennent ses gestes ; une sorte de transfusion d’âme se fait de lui en eux.

Basile arrive donc en Attique. Or, de tout temps, étudiants et soldats se sont plu à déconcerter quelque peu les nouveaux arrivants, les « bleus ».

Des portes d’Athènes, un groupe s’avance vers le jeune Cappadocien. Grégoire est avec les camarades. Il connaît Basile ; il connaît aussi les projets facétieux de ses propres compagnons. Pour sa part, il ne s’en offusque guère. D’ailleurs, si ces facéties ne sont pas très spirituelles, elles sont au moins assez innocentes.

Les étudiants d’Athènes pratiquent d’ordinaire à l’égard du nouvel inscrit ce que l’on pourrait appeler « le baptême universitaire ». Il s’agit de conduire aux bains publics le camarade un peu dépaysé, au milieu d’une pompe burlesque.

Grégoire en a laissé le scénario : Ceux, écrit-il, qui sont chargés de conduire le jeune homme au bain, disposés en haie, vont les premiers, deux à deux, vers les thermes, marchant éloignés à égale distance les uns des autres. Sur le point d’arriver, comme s’ils étaient tout à coup saisis d’une folie subite, ils poussent tous ensemble de grands cris en gesticulant. Ce bruit est un signal pour empêcher d’aller plus loin et pour arrêter ceux qui suivent, comme si le bain ne voulait pas les recevoir. Ils poussent les portes pour intimider le nouveau venu par cette cérémonie. Enfin, après qu’on lui a permis l’entrée du bain, ils le mettent en liberté et, quand il est sorti, ils le reçoivent dans leur compagnie et le regardent comme un camarade.

Ce n’est pas très méchant, comme la plupart des inventions des gens d’esprit.

Mais Grégoire a connu Basile à Césarée : il sait la gravité de son caractère, la prudence de ses paroles. Son parti est vite pris. On n’imposera pas à ce garçon posé et timide cette réception d’atelier ou de corps de garde.

Par sympathie pour Grégoire, les étudiants athéniens ménagent la délicatesse de Basile, et ils éprouvent vite à leur tour pour lui les mêmes sentiments de respect discret.

« Basile est le seul de tous ceux qui viennent étudier à Athènes qu’on ait dispensé de cette ennuyeuse réception : l’honneur qu’on lui fait en cela est au-delà de l’espérance d’un nouveau venu. »

Comme il arrive souvent, Grégoire, grâce au service même qu’il a rendu à Basile, a senti croître encore son amitié pour celui-ci. Il l’écrit lui-même : « Voilà le commencement de notre amitié ; c’est la première étincelle de ce feu qui s’alluma dans nos cœurs. C’est ainsi que nous fûmes blessés d’un mutuel amour. »

D’ailleurs, à Athènes, les deux amis ne connaissent guère que deux chemins : le chemin de l’école et le chemin de l’église ; ils ne se mêlent pas volontiers aux jeux bruyants, aux monômes, aux mille excentricités des autres étudiants. Ceux-ci, de leur côté, ne les réclament bientôt plus pour leurs fêtes extravagantes : ils se les réservent pour les jours d’ennui et les moroses lendemains de soirs trop joyeux.

Grégoire et Basile se suffisent à eux-mêmes : ils ont le même idéal, les mêmes livres, la même table ; tout est commun entre eux ; ils sont plus que frères, parce qu’ils se sont choisis. Ils étudient ensemble et s’exercent à l’éloquence. Le succès de l’un fait la joie de l’autre. Ils rivalisent sans se jalouser. Leurs meilleurs compagnons, c’est Platon, et c’est Cicéron, c’est Homère ; ce sont les poètes délicats de l’École alexandrine. C’est surtout le Maître et l’Ami de tous les siècles et de tous les lieux : Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Car ces deux jeunes étudiants, si aimants, si artistes, si curieux de science et si amateurs de beau langage, sont intensément chrétiens de désir et d’aspiration ; mais, par une anomalie commune autour d’eux, si purs et pieux qu’ils soient, ils ne sont pas baptisés ; ils restent au seuil du temple ; ils n’assistent point à la partie sacrificielle de la messe, ils ne reçoivent point le Corps du Seigneur qu’ils aiment.

Certes, ils ne font point ce vain et égoïste calcul de beaucoup de leurs contemporains « que le baptême efface tous les péchés et que, par conséquent, vaut mieux en retarder la réception et pouvoir ainsi mieux jouir et même abuser de la liberté de tout faire ».

Pour eux, c’est un scrupule qui les arrête. Dans le cœur et par le désir, ils sont vraiment chrétiens. Pour eux, « c’est une grande chose et un grand nom ».

Les maîtres de littérature et d’éloquence sont païens, leurs élèves chrétiens déplorent leurs erreurs, mais ils aiment leur personne, ils admirent leur talent dont ils profitent. De leur côté, ces maîtres respectent, en s’étonnant, la foi et la vie de leurs disciples chrétiens, si assidus et si compréhensifs. Ce contraste sans heurt entre la mentalité persistante des vieux professeurs sceptiques et dilettantes et l’orientation toute nouvelle de la pensée de leurs jeunes et ardents disciples fait de ceux-ci nos contemporains.

Le même phénomène se reproduit, en effet, de nos jours. Les sceptiques sont vieux, bientôt ils ne seront plus ; les croyants sont jeunes : ils montent vers la vie et vers l’avenir.

Ainsi vivent, en suivant les cours officiels, Grégoire et Basile, étudiants chrétiens : ils n’ont ni compromissions ni dédains, ils ont la charité véritable qui les fait aimer en les rendant aimables.

Basile le constatait plus tard : « J’ai eu beaucoup d’amis depuis mon enfance jusqu’à ma vieillesse. »

Grégoire, en le constatant aussi, nous indique la raison : « Le dirai-je, écrit-il, qu’on n’a jamais vu un homme plus agréable que Basile en compagnie ? J’en puis parler sûrement pour l’avoir beaucoup fréquenté... Qui a jamais raconté avec plus d’agrément ? Qui a assaisonné de plus de délicatesse une plaisanterie ? Pouvait-on reprendre avec plus de douceur ? Ses réprimandes n’avaient rien de hautain ; son indulgence n’était point mollesse : il avait trouvé le juste tempérament entre ces deux extrêmes. »

Cette amitié et cette vie d’étudiants, mêlée de prière et d’étude, Grégoire l’a résumée en quelques exclamations célèbres : « Oh ! les entretiens ! Oh ! la demeure de notre amitié ! Oh ! la belle Athènes ! Oh ! l’antique familiarité d’une vie toute divine ! »

Parler et vivre ensemble sous le même toit, à Athènes, quel rêve ! Ce fut le rêve réalisé de Grégoire et de Basile, à vingt ans. Aussi quels souvenirs !

Ils ne les ont évoqués pour nous que lorsque tout en fut fini pour eux et qu’ils durent même se séparer : Basile partit le premier, reconduit au port dans un cortège autrement grave que celui qui l’y avait accueilli. Grégoire a encore raconté ce départ. « La séparation fut émouvante, dit-il, ses condisciples et quelques-uns de ses maîtres l’entouraient, le pressant de rester ; on l’embrassait, on le rappelait, on pleurait. »

Cette première séparation ne devait être que momentanée. Quelque temps après, les deux amis se retrouvaient, non plus en face des monuments des hommes, au sein d’une cité élégante, mais en présence de la création même de Dieu, en plein paysage abrupt, dans la région du Pont.

Le Pont et la Cappadoce n’ont pas eu de littérature nationale. Aussi leur histoire a été sans lendemain ; mais Basile et Grégoire ont suffi à immortaliser ces royaumes montagneux ; et, par eux, nous en connaissons au moins un coin pittoresque, c’est le domaine d’Annésy, que Basile tenait de sa famille.

Une petite rivière, d’un nom d’arc-en-ciel, l’Iris, sépare ce domaine ancestral de la retraite plus étroite et plus sauvage que l’étudiant, de retour d’Athènes, a voulu se choisir.

Maintenant il est, dit-il, converti, c’est-à-dire qu’il est baptisé et qu’il a renoncé aux ambitions mondaines et n’étudie plus que pour Dieu.

D’ailleurs, il se plaît dans cette solitude ; il s’y repose délicieusement, alternant le travail de la terre et la contemplation du ciel ; il en parle avec enthousiasme : il veut à tout prix y amener Grégoire, reconstituer avec lui, en ce lieu, une nouvelle Athènes, moins bruyante, mais non moins lettrée. Il écrit à son ami :

« Je suis allé dans le Pont pour y trouver la vie qu’il me faut. Dieu m’y a fait trouver un asile conforme à mes goûts. Ce que nous avons pris plaisir à nous figurer en imagination, il m’est donné de le voir dans la réalité.

« C’est une haute montagne, enveloppée d’une épaisse forêt, arrosée au nord par des sources fraîches et limpides ; au pied s’étend une plaine incessamment fertilisée par les eaux qui tombent des hauteurs. La forêt qui projette alentour ses arbres de toute espèce et plantés au hasard lui sert pour ainsi dire de mur et de défense. L’île de Calypso serait peu de chose auprès, quoique Homère l’ait admirée plus que toutes les autres pour sa beauté. »

Basile, en renonçant au monde, n’a pas renoncé à Homère. Il continue tout heureux de sa comparaison : « Le lieu se partage en deux vallées profondes : d’un côté, le fleuve qui se précipite de la crête du mont forme par son cours une barrière continuelle et difficile à franchir ; de l’autre, une large croupe de montagne qui communique à la vallée par quelques sentiers sinueux ferme tout passage. Il n’y a qu’une seule entrée dont nous sommes les maîtres.

« Ma demeure est bâtie sur la pointe la plus avancée d’un autre sommet, de sorte que la vallée se découvre et s’étend sous mes yeux et que je peux voir d’en haut le cours du fleuve, plus agréable pour moi que le Strymon ne l’est aux habitants d’Amphipolis. Les eaux tranquilles et dormantes du Strymon méritent à peine le nom de fleuve ; mais le mien, le plus rapide que je connaisse, se heurte contre une roche voisine et, repoussé par elle, retombe en torrent qui me donne à la fois le plus ravissant spectacle et la nourriture la plus abondante ; car il y a dans ses eaux un nombre prodigieux de poissons. »

Et, toujours enthousiaste de son domaine montagneux, il poursuit :

« Parlerai-je des douces vapeurs de la terre et de la fraîcheur qui s’exhale du fleuve ? Un autre admirerait la variété des fleurs et le chant des oiseaux ; mais je n’ai pas le loisir d’y faire attention. Ce qu’il y a de mieux à dire de ce lieu, c’est qu’avec l’abondance de toutes choses, il me donne le plus doux des biens pour moi : la tranquillité. Non seulement il est affranchi du bruit des villes, mais il ne reçoit même pas de voyageurs, excepté parfois quelques chasseurs qui viennent se mêler à nous ; car nous avons aussi des bêtes sauvages, non pas les ours et les loups de vos montagnes, mais des troupeaux de cerfs et de chèvres, de lièvres et d’autres animaux. Pardonnez-moi donc d’avoir fui dans cet asile. Alcmon lui-même s’arrêta quand il eut trouvé les îles Échinades ! »

Voilà qui est tout à fait charmant et poétique.

De son côté, Grégoire ne se prive pas de plaisanter son ami sur sa partialité pour un tel pays. Il ne le trouve pas si merveilleux. Il « blague » un peu la jolie rivière et la haute montagne : c’est, dit-il, « un trou » que cette résidence et il raille les admirations de Basile.

Cependant il vient volontiers rejoindre celui-ci : l’amour de la solitude le tourmente, en effet, lui-même, car « c’est une âme sainte et douloureuse ».

Que de fois il a, de son côté, « désiré laisser à d’autres les travaux et les honneurs, les combats et les victoires, pour se créer une vie de méditation et de paix », « traverser sur une petite barque un océan étroit, se bâtir modestement une petite maison pour l’éternité ».

Voilà donc les deux amis, comme en « retraite fermée », aux bords de l’Iris, à l’orée des taillis qui revêtent la montagne escarpée.

Grégoire se promène quelquefois seul et rêve avec mélancolie, une mélancolie que l’on dirait d’un moderne, tant les âmes, malgré tout, se révèlent sœurs, d’un siècle lointain à un autre.

C’est ainsi que, en précurseur de Lamartine à Milly, Grégoire écrit à Annésy : « Hier, tourmenté par mes chagrins, j’étais assis à l’ombrage d’un bois épais, seul et dévorant mon cœur, car, dans les maux, j’aime cette consolation de s’entretenir en silence avec son âme. Les brises de l’air, mêlées à la voix des oiseaux, versaient un doux sommeil du haut de la cime des arbres où ils chantaient, réjouis par la lumière. Les cigales, cachées dans l’herbe, faisaient résonner tout le bois ; une eau limpide baignait mes pieds en s’écoulant très douce à travers le bois rafraîchi. Mais, moi, je restais occupé de ma douleur et je n’avais nul souci de ces choses, car, lorsque l’âme est accablée de chagrin, elle ne veut pas se rendre au plaisir. »

Et, tout comme Lamartine et même Musset, l’ancien étudiant d’Athènes, qui sera bientôt archevêque de Constantinople, berce en effet son âme dans une page que l’on pourrait déjà croire d’un Romantique.

« Qu’ai-je été ? Que suis-je ? Que deviendrai-je ? se demande-t-il. Je l’ignore ; un plus sage que moi ne le sait pas mieux. J’ai existé dans mon père ; ensuite ma mère m’a reçu et j’ai été formé de l’un et de l’autre. Puis je devins une chose inerte, sans âme, sans pensée, enseveli dans ma mère. Ainsi placés entre deux tombeaux, nous vivons pour mourir, ma vie se compose de la perte de mes années. Mais, si un élément doit me recevoir, comme on le dit, répondez : ne vous semble-t-il pas que cette vie est la mort et que c’est la mort qui est la vie ? »

De telles âmes, inquiètes, sont aussi très séduisantes : elles bercent ceux qu’elles entourent ; on resterait à les écouter.

Basile a compris l’âme de son ami ; il l’aime et précisément à cause de son affection, il n’a pas hésité à réglementer cette vie de rêve et de méditation, et il organise les occupations, alternées du matin au soir, dans la solitude d’Annésy.

Dès le matin : Jam solis orto sidere, comme chante une hymne contemporaine des deux amis, le soleil à peine levé, Basile et Grégoire avec leurs compagnons font la prière en commun. Cette prière n’est pas encore fixée en formules. C’est toute une liturgie qui s’élabore, ample et familière, au gré de l’inspiration quotidienne, une prière toute en hymnes et en cantiques : aussi bien une telle prière peut se mêler aux occupations les plus simples de la journée.

En effet, la vie de la petite communauté d’Annésy, dans ce domaine rural et forestier, n’est pas une vie seulement contemplative. Il faut cultiver le jardin, récolter les fruits, endiguer le fleuve, tailler les bois. On apprend ainsi à ne s’embarrasser de rien, à se tirer d’affaire tout seuls, à supporter les intempéries, joyeusement.

Tels sont les Basiliens d’Annésy, les anciens étudiants d’Athènes, tout imbus de lettres profanes, les yeux encore remplis de la luminosité des ciels helléniques et de la splendeur du Parthénon de marbre, mariant encore, sans y prendre garde, des hexamètres d’Homère à des versets de Salomon. Aussi bien ils ont pris des vêtements conformes à leur nouveau genre de vie qui n’est point celle de flâneurs sur l’Agora : les tuniques sont de rudes tissus, les chaussures solides, mais grossières ; la grande eau suffit seule à la toilette. Le sommeil est léger ; la nourriture saine, mais frugale. Ici on mange pour vivre, rien de plus. On travaille et on prie : on lit aussi, mais la lecture est réglée comme tout le reste, et ce ne sont plus les lectures d’Athènes. Les « nuits attiques » sont passées. On ne lit plus seulement pour orner son esprit, on lit surtout pour amender son âme.

Basile aussi se plaît à méditer sous les grands arbres ; mais c’est souvent Grégoire qui donne une expression à la pensée de son ami ; et pourtant Basile garde l’autorité. Grégoire, tout en regimbant quelquefois, se soumet : c’est ainsi qu’il accepte des fonctions qu’il n’aurait pas toujours le courage d’assumer de lui-même : c’est ainsi qu’il deviendra évêque de Sasime malgré lui, de par la volonté de Basile. C’est seulement après la mort de Basile qu’il résignera, découragé par les calomnies, le siège patriarcal de Constantinople : alors, n’ayant plus personne pour contrarier son penchant à la vie tranquille et solitaire, il échangera la ville impériale contre le petit enclos rural d’Arianze.

Mais, pour le moment, il jouit du calme sur les bords accidentés de l’Iris vagabond. Il fait doux : aucun bruit du monde romain ne parvient jusqu’à ce discret paysage ; quelques chasseurs sur la crête des monts : une biche apeurée qui détale, un oiseau qui chante, un frisson de feuillage. C’est déjà, au printemps fécond de l’Église, la paix des ruines en automne ; et, au rythme de sa pensée, Grégoire se trace le programme d’une vie que l’on peut encore méditer et suivre avec profit.

« Tu as une tâche à faire, ô mon âme !

« Épure ta vie ; et, par la pensée, vois Dieu et les secrets de Dieu, et ce qui était avant l’univers, et ce que l’univers est pour toi, et d’où il est sorti, et ce qu’il deviendra.

« Tu as une œuvre à faire, ô mon âme !

« Épure ta vie : cherche comment Dieu gouverne et fait mouvoir le monde. Pourquoi certaines choses sont immuables et d’autres changeantes, et nous surtout plus mobiles que tout le reste.

« Tu as une œuvre à faire, ô mon âme !

« Regarde vers Dieu seul : sache pourquoi ce qui était naguère ma gloire est maintenant mon ignominie ; quel est mon lien avec le corps et quel sera le terme de ma vie. Enseigne-moi ces choses et tu fixeras ma pensée errante.

« Tu as une œuvre à faire, ô mon âme !

« Ne te laisse pas vaincre par la douleur. »

On le voit, nous ne sommes pas si différents de Grégoire de Naziance et de Basile Césarée.

 

 

 

Edward MONTIER,

Des amis pour le cœur et pour l’esprit,

Plon, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

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