Montserrat
par
Gregorio MONTSANT
QUELQU’UN a résumé fort à propos en peu de mots le puissant attrait naturel de Montserrat ; « la montagne sciée », en l’appelant, avec une simplicité poétique, la « montagne-miracle ».
Elle l’est, en effet, car l’étrange massif sacré le la Catalogne, à l’est de la péninsule occidentale de l’Europe, se présente au regard du voyageur avec tout l’enchantement d’un monde inattendu et merveilleux, presque irréel. Oui, au loin, devant cette rare silhouette dentelée de mille petits sommets comme la lame d’une scie gigantesque, l’esprit se sent transporté de surprise. Cette montagne n’est pas comme les autres. Et quand le voyageur peut s’approcher de cette réalité fantastique et se mouvoir à travers cet ensemble de pics pittoresquement sculptés par des figures si capricieuses, en vient à se sentir comme enveloppé et même pénétré par le mystère. Voilà, peut-on dire sans aucun doute, l’un des grands prodiges de la nature.
Le poète nous enseigne savoureusement que la montagne a été sciée par les anges, avec une scie d’or. Mais, la vérité de la science, relativement à Montserrat, n’est, de son côté, ni moins poétique ni moins délicieuse. Catastrophe géologique, travail des siècles. Et l’on en conclut que la montagne sainte ne provient que de la lente sédimentation des matériaux accumulés par un grand fleuve oligocène au fond d’un lac, qui se dessécha par la suite devant l’écroulement du continent voisin Quand la masse apparut à la lumière, des agents atmosphériques de toutes sortes – l’air, les vents, le froid, la pluie, la neige, le soleil – se chargèrent de la ciseler jusqu’à lui donner la magique structure qu’elle présente aujourd’hui.
C’est pourquoi elle a été appelée « la cathédrale des montagnes » par ceux qui ont vu dans ces rochers la colonnade d’un temple traversé par les nuages d’encens du brouillard. Un grand Évêque l’a aussi baptisée nom de : « montagne liturgique ». Les poètes devinent en elle un immense bûcher pétrifié, ou un navire colossal, et l’ensemble fantasmagorique de ses pics leur apparaît comme une armée de géants pétrifiés dans leurs inutiles contorsions pour atteindre le ciel. La muse populaire, avec son imagination si simple et si perspicace, a capté les ressemblances, connaît par leur propre nom les groupes de roches ou des roches isolées comme el cap de mort (la tête de mort), el cavall Bernat (le cheval Bernard), l’elefant (l’éléphant), el camell (le chameau), el gegant encantat (le géant enchanté), la processio dels monjos (la procession des moines), la barretina (le bonnet phrygien). Plusieurs de ces pics ont leurs légendes et leurs proverbes.
Et ce qui surprend encore plus que les mille figures étranges de ces hommes et de ces objets extraordinaires, c’est la végétation qui pousse au milieu d’elles avec une magique exubérance. L’aridité et la monotonie chromatique de la pierre acquièrent des aspects merveilleux avec la verdure si variée de ces bois invraisemblables. Et pour compléter l’effet, viennent souvent les brouillards, avec leurs voiles déchirés et transparents ou la rupture de leurs vagues sur les rochers.
Tel est le paysage choisi par la Vierge pour l’un de ses sanctuaires les plus glorieux et les plus anciens.
Il est historiquement bien établi qu’au moins dès le IIe siècle s’élevait sur la montagne, entre autres, un village dédié à Sainte Marie. Deux siècles plus tard, l’abbé de Ripoll et Évêque de Vich, le fameux Oliba, y établissait là un petit Prioré bénédictin. Depuis lors, les moines noirs sont restés à Montserrat au service de la Vierge Brune, dont le sanctuaire a grandi rapidement grâce à la renommée des miracles qui s’y accomplissaient, à l’affluence toujours plus considérable des pèlerins et aux privilèges que lui accordaient Pontifes et Monarques.
Bientôt étendue aux terres voisines de Castille et de France par lesquelles elle pénétra jusqu’au centre et au nord-est de l’Europe, la dévotion de Montserrat se propagea à travers la Méditerranée par les conquêtes de la couronne catalano-aragonaise. Comme exemple, disons qu’on a la preuve documentaire que le nombre de chapelles ou d’autels érigés en Italie durant ce temps à la Moreneta (la Vierge Brune) dépasse largement les cent cinquante. Dans la seule ville de Palerme, en Sicile, il s’éleva cinq églises et dix chapelles à la Vierge de Montserrat. De la même façon, cette dévotion se répandit ensuite vers l’Occident avec la découverte et la conquête de l’Amérique par les Espagnols et les Portugais. C’est un ermite de la montagne, Bernard Boil, qui accompagna Colomb comme Légat Pontifical, et les premières églises construites par les colons au Chili, au Mexique, au Pérou, furent dédiées à la Vierge de Montserrat. L’une des Antilles prit le nom de la montagne sciée, comme le portent encore aujourd’hui le pic le plus élevé de l’île de la Trinidad, une montagne de Colombie, deux îles mexicaines, une mine de quartz aurifère en Argentine et diverses localités comme, par exemple, à Puerto Rico et à Cuba.
Le titre de Notre-Dame de Montserrat s’est ainsi converti en appellation mariale la plus importante au monde alors connu et la première à atteindre dans l’histoire une portée universelle. C’est comme telle l’ont accréditée par la suite les abbayes, les églises ou chapelles établies sous ce vocable à Manille, à Fernando Po, à Constantinople, à Calcutta, à New York, si l’on veut tracer un petit vol capricieux sur la carte.
En sens inverse, centripètement, pour ainsi dire, toute l’histoire du Sanctuaire peut se résumer dans la liste de ses pèlerins et de ses dévots illustres. Des Saints, comme Jean de Matha, Pierre de Nolasque, Raymond de Penafort, Vincent Ferrier, Ignace de Loyola, François de Borgia, Louis de Gonzague et Joseph de Calasanz, des Papes comme le Pape Luna, Alexandre VI, Adrien VI, Grégoire XIII et Paul V, sont allés à Montserrat. L’empereur Charles-Quint visita le monastère neuf fois, s’asseyant à la table des moines et se plaisant à s’entretenir avec eux. François Ier, roi de France, en passant par Barcelone, dans les jours de malheur qu’il connut après sa défaite de Pavie, envoya son anneau à la Reine de la montagne. Don Juan d’Autriche, avec d’autres trophées de la bataille de Lépante, offrit à la Vierge Noire la lanterne du navire amiral turc. Philippe II, ce roi si combattu et si discuté, monta à Montserrat chaque fois qu’il allait en Catalogne, et parcourait à force reprises la sainte montagne et les ermitages modernes, dont les saints occupants firent jusqu’à 1825 l’admiration de toute l’Europe. Le roi soleil, Louis XIV, fit au Sanctuaire une fondation de messes à perpétuité pour le repos de l’âme de la reine-mère.
Toutes les littératures ont parlé de la montagne merveilleuse ou de sa Reine. Alphonse le Sage, de Castille, l’illustre Raymond Lulle, Lope de Vega, Cervantès, Goethe, Schiller, Humboldt, Verdaguer, Mistral, Maragall. On dit que Richard Wagner s’est inspiré à Montserrat pour son Parsifal.
De son côté, le monastère de Montserrat compte parmi ses Abbés commandataires Julien de la Rovère, qui devait monter sur le Siège de Pierre sous le nom de Jules II et dont il conserve comme souvenir une paire d’ailes d’un intéressant cloître gothique. Montserrat a également donné à l’Église une couple de Cardinaux et un nombre incalculable d’Évêques et de hauts dignitaires. Parmi ces personnalités les plus vénérables, apparaît la figure de l’abbé Garsias de Cisneros, parent du fameux Cardinal, et lui-même le premier à écrire sur l’oraison méthodique et dont le célèbre Exercitatorio de la vida espiritual fut connu de saint Ignace avant qu’il n’écrivît ses Exercices spirituels et quand il échangea à Montserrat ses habits de chevalier pour la bure de pèlerin du Christ.
C’est sur ce fondement historique, que nous avons à peine ébauché ici, que le Sanctuaire de la Vierge Brune vit aujourd’hui, en pleine période de reconstruction, l’un de ses moments les plus magnifiques. Ni les destructions napoléoniennes ni la révolution espagnole de 1936, qui a donné à l’Abbaye vingt-trois martyrs, n’ont entamé sensiblement la belle stèle presque millénaire. Montserrat est, en ce siècle de vaine gloire et de complications, une réalité multiple et impressionnante.
Quelque soixante kilomètres de voie carrossable et une couple de lignes de chemin de fer conduisent de Barcelone à la base de la montagne que, si on ne la monte pas à pied en esprit de pénitence, l’on peut monter soit par auto, soit par un rapide train aérien qui couvre en sept minutes une altitude de 723 mètres ou par un train de crémaillère, moins rapide, mais aussi plus typique.
Tout à côté du Sanctuaire, s’accumule une séria d’édifices de diverses époques destinés à héberger et à assister les pèlerins. Tout cela, premier objet qui apparaisse au regard du voyageur, constitue un petit village, dont le nombre d’habitants, qui change constamment, n’atteint pas deux mille personnes. Montserrat est le pays des oiseaux de passage.
Par les places spacieuses qui conduisent à la Basilique, il n’est pas rare de rencontrer un groupe nourri de pèlerins, qui, priant et chantant processionnellement, et précédés du crucifix, vont suivre le Chemin de la Croix à la montagne ou visiter la sainte Caverne de la trouvaille légendaire de la Vierge, à travers le circuit puissant et pittoresque du monumental Rosaire.
La Basilique, qui peut-être n’est pas très réussie au point de vue artistique, surprend surtout par ses dimensions. Sa construction, au XVIe siècle, avec le transport si difficile des matériaux, fut à elle seule une véritable épopée. Mais les regards du pèlerin cherchent avant tout un point, au fond, au-dessus de l’autel : la Vierge. Au milieu du brillant des métaux précieux et des mosaïques qui l’environnent de toutes parts et de la faible lumière des lampes votives, c’est Elle qui est la Souveraine, l’unique centre et le trésor authentique de la montagne merveilleuse.
La Sainte Image est de facture romane qui correspond au temps de la fondation du monastère. La sobriété et la finesse de ses lignes, le gracieux agencement de ses dorures et de ses polychromies, son sourire intelligent que l’on ne peut décrire, lui prêtent un enchantement plein de la plus délicate spiritualité. Ses mains et ses traits, comme ceux de l’Enfant qu’elle tient assis, sont bruns, presque noirs, et c’est pour cela que ses dévots l’appellent familièrement la Vierge Brune (ou Moreneta). Elle mesure quatre-vingt-quinze centimètres de hauteur et se présente sur un piédestal de pierre de la montagne, au centre d’un retable éblouissant d’argent, doré d’émaux, autour duquel un ensemble de figures en mosaïque résume les points fondamentaux de la foi universelle et catalane en la Maternité de Marie.
C’est devant cette petite Image que défilent annuellement, d’après les statistiques, plus d’un demi-million de pèlerins. Quand, en avril 1947, on lui offrit le nouveau trône construit avec l’apport populaire l’objets de valeur durant deux années d’offrandes incessantes, on la promena par les places publiques et elle réunit autour d’elle pas moins de soixante-mille personnes, présidées par un Cardinal Légat Pontifical, avec dix-sept Évêques et trois Abbés. C’est à elle que recourent les localités, paroisses, et les corps publics de la Catalogne dans leurs traditionnels romiatges (pèlerinages) dont le nombre atteignit, l’an dernier, 241. Les calculs établissent même que le nombre de messes célébrées au Sanctuaire, durant l’année 1946, fut de 33 425 et le nombre de communions pas moins le 251 750.
Le culte liturgique, si continu qu’il en est arrivé à constituer ce que l’on a appelé une laus perennis se déroule dans le Sanctuaire en toute propriété et solennité. La famille monastique bénédictine célèbre devant la Vierge son Office divin, centré sur sa messe conventuelle. Avec les moines coopèrent les membres de l’une des institutions les plus sympathiques et les plus attrayantes de Montserrat : l’escolania, association de petits chanteurs ou enfants de chœur, dont l’existence est prouvée par des documents comme existant dès le XIVe siècle. Les petits escolans, comme on les appelle, interprètent le chant grégorien et la musique polyphonique avec les moines, étudient les instruments de musique dans une sorte de conservatoire qui est le plus ancien d’Europe et a donné un bon nombre de maîtres. Mais, surtout, ils ont chaque jour, à la pointe de l’aube, leur Messe Matutinale devant la Vierge. Ils chantent l’épître, font les offices de cérémoniaires thuriféraires, d’acolytes ; l’un d’eux touche l’orgue, quand ce n’est pas un autre encore qui dirige l’interprétation des chants. De même, l’on peut difficilement oublier l’impression qu’ils produisent durant les Vêpres, dans ce qu’on appelle le « Salve de Montserrat », quand ils alternent, par leurs répons polyphoniques, avec les versets grégoriens des moines, ou dans le goigs ou chants populaires par lesquels ils saluent tous les jours la Vierge.
En même temps que Sanctuaire, Montserrat est un monastère qui occupe aujourd’hui l’une des premières places parmi les monastères bénédictins. Il offre beaucoup d’attractions au visiteur. D’abord, sa bibliothèque qui compte quelque 200 000 volumes ; puis, ses trois musées : biblique, égyptien et préhistorique de Montserrat ; sa pinacothèque, avec les œuvres du Greco, de Pierino del Vaga, de Van Dyck, de Solimena, de Berruguete, etc. ; ses jardins, si surprenant et si splendides ; son imprimerie, fondée en 1499, il y a près de 450 ans.
Mais, comme l’a chanté le poète, qui a vu là la Vierge ne cherche à voir rien autre chose. À Montserrat, c’est Elle qui est la raison et la fin de tout. En tant que Mère du Christ et des hommes qui veulent marcher sur les traces du Christ. C’est par Elle, enfin, que la montagne merveilleuse est véritablement un miracle et une montagne liturgique qui doit simplement s’appeler la montagne de Marie.
Gregorio MONTSANT.
(Traduit de l’espagnol par M. l’abbé Poisson.)
Paru dans la revue Marie en 1948.