Un miracle de Notre-Dame : Gustave Cohen

 

(1879-1958)

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Abel MOREAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DE LA RACE DU CHRIST

 

« Comme mon nom d’origine hébraïque l’indique, j’appartiens à la race d’où est issu Notre-Seigneur Jésus-Christ, et j’en ressens plus de fierté que de honte. Mon père avait coutume de dire : « Mon fils, ta noblesse remonte bien au-delà des Croisades, puisque tu descends d’Aaron et des grands prêtres du Temple. »

 

C’est en ces termes que Gustave Cohen, professeur honoraire à la Sorbonne, commence ses mémoires. Voilà un Israélite qui ne rougit pas de ses origines.

Il naquit à Saint-Josse-Ten-Noode-lez-Bruxelles (Belgique), le 24 décembre 1879. Sa mère était belge, née Gluge. La maison était située – était-ce un présage ? – au milieu de la Rue-des-deux-Églises.

Notons tout de suite que Gustave Cohen ne reçut pas d’éducation religieuse. Son père, incroyant, n’allait jamais à la synagogue et sa mère s’était contentée de lui donner un catéchisme israélite qu’il apprenait sans le comprendre.

Au lycée de la commune d’Ixelles, où il était entré à l’âge de neuf ans, – son père ayant été son premier maître – il n’y avait pas d’antisémitisme et Gustave Cohen reconnaît bien volontiers qu’il n’eut jamais à souffrir, avant 1940, de ses origines. Une seule fois, il fut traité de « Juif », par un de ses camarades qui était juif lui-même !

Il apprend alors l’anglais et l’allemand, il aime la nature, les peintres flamands. Chez ses grands-parents, il fréquente de grands bourgeois cultivés ; les noms de Claude Bernard et de Pasteur lui sont familiers.

À 13 ou 14 ans, il s’éprend de la mer qu’il voit à la Panne, où Maurice Maeterlinck écrit « Sagesse et Destinée ». Le grand homme lui fait impression. Il rencontre à l’hôtel un juge roumain, C. Ganesco, qui va jouer dans sa vie un rôle décisif. Par lui, il entre dans la connaissance d’écrivains qu’il n’oubliera plus : Fromentin, Aloysius Bertrand, Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Barbey d’Aurevilly. Ce Ganesco, devenu sculpteur et peintre connu, convainc le jeune Gustave que c’est à Paris « qu’il doit arriver ». Paris ! Quelle folle ambition !

L’adolescent ne se passionne pas uniquement pour la littérature. À onze ans, il s’était déjà épris d’une jolie petite Lyonnaise aux yeux noirs, qui s’appelait Gabrielle. Voici qui est plus sérieux : en vacances dans les Ardennes, il rencontre une jeune Belge de 16 ans, Nelly. C’est le grand amour. Il lui apprend les racines grecques. Nelly ne désire rien d’autre. Et c’est la rupture. En voici une autre qui a dix ans de plus que lui. On va jusqu’aux fiançailles, exclusivement. L’étudiant comprend qu’il est en pleine sottise, et revient à ses livres. À noter – c’est important pour son itinéraire spirituel – que le jeune homme se refuse à connaître des amours mercenaires.

Enfin il est reçu à l’examen de sortie du lycée d’Ixelles, et il entre à l’Université de Bruxelles pour y étudier le droit. Il doit d’abord faire deux années de Philosophie et Lettres, qui d’ailleurs l’intéressent beaucoup plus que le Droit.

Il a comme professeur de philosophie René Berthelot, fils du chimiste Marcelin Berthelot. Cet étrange professeur, qui fait preuve d’une « ignorance systématique de la philosophie médiévale », n’hésite pas à développer devant ses étudiants les quatorze preuves de l’inexistence de Dieu, « oubliant, dit Gustave Cohen, l’axiome : Negatio non probatur » (On ne prouve pas une négation). Et d’ajouter simplement : « Je les avais trouvées avant lui et je m’accuse encore d’avoir fait, à vingt ans, un instant mienne, cette absurdité du grand Laplace : « Je n’ai pas besoin de l’hypothèse Dieu. »

 

 

PREMIERS VOYAGES

 

Il était dans la destinée de Gustave Cohen de devenir un grand voyageur. Et le premier voyage qu’il fit, comme il se devait, fut un voyage à Paris en 1900. À vrai dire, son père lui avait déjà fait visiter, dans son enfance, et pour le récompenser de ses succès scolaires, la grotte de Han et l’avait emmené plusieurs fois au bord de la mer.

Mais le voici à Paris. Il voit la place de l’Étoile, visite l’Opéra, monte à la Tour Eiffel, rencontre ses cousins Hertz et souffre, dans ce milieu élégant, de son allure provinciale et de la mauvaise coupe de ses vêtements.

Un camarade d’Université lui propose d’entreprendre avec lui un voyage en Suisse, l’alpenstock à la main et le sac au dos.

En rentrant, Gustave Cohen compose une « Fantaisie Alpine », qui est perdue, puis un drame social, puis des poèmes. Camille Huysmans, le futur homme d’état, lut le drame social et déclara qu’il ne valait rien. L’auteur lui-même en est aujourd’hui persuadé.

Après la Suisse, l’idée lui vient de visiter l’Allemagne : « Je n’avais point, je l’avoue, de ressentiment profond à l’égard de l’Allemagne », déclare Gustave Cohen. C’est le moment où, malgré 1870, la science allemande, la méthode allemande, la critique allemande, sont à la mode. Le jeune homme adore la musique allemande ; il a fait, à coups de dictionnaire, une conférence à la salle Érard sur l’histoire de la sonate ; enfin il a lu les poètes allemands. Un voyage outre-Rhin lui paraît donc tout indiqué. Il visite Cologne, Berlin, Potsdam où les Watteau l’enchantent, la Suisse Saxonne, trop bien organisée, trop caporalisée, Nuremberg, Munich et Francfort. Il a entendu du Mozart et a visité la maison de Goethe ; il est enchanté.

Un de ses oncles a pris un billet pour une croisière en Grèce ; il tombe malade, et offre le billet à son neveu. Voici notre jeune voyageur à Marseille où il s’embarque sur le « Niger ». Il a vingt ans. Sur le bateau se trouvent l’archéologue Fougère, directeur de l’école d’Athènes – qui traduisait, quand j’étais étudiant, les Cavaliers d’Aristophane comme personne ne les traduira jamais, – Maurice Croiset et de nombreux étudiants. Quelle bonne fortune pour un futur humaniste ! On devine avec quel enthousiasme le jeune Gustave Cohen, qui admirait Renan, la « Vie de Jésus » et la « Prière sur l’Acropole », dut contempler le Parthénon : « À ce moment, s’excuse-t-il, je ne connaissais pas encore la cathédrale... »

Il visite Mycènes, Delphes, salue le Parnasse, manque de naufrager près de l’Eubée, revient par Corinthe et l’Italie. Il voit au passage les temples de Paestum et rentre à Bruxelles.

 

 

NAISSANCE DU PROFESSEUR

 

Ses études de Philosophie et Lettres sont terminées. Gustave Cohen sent le besoin de gagner de l’argent, afin d’être indépendant. Il entre à l’Institut international de Bibliographie et y travaille quelques heures par jour à y classer des fiches. Ainsi peut-il acheter des livres. Toute sa vie, Gustave Cohen aura la passion des livres. Puis une autre occasion se présente : un de ses amis fonde un institut de préparation à l’École Militaire et lui offre d’y faire les cours de Français et de Latin.

En même temps il est à l’affût de tout ce qui est nouveau. C’est le moment où se créent un peu partout les universités populaires, et il fonde lui aussi, avec la belle naïveté de la jeunesse, son université dans un faubourg de Bruxelles, « pour mettre, écrit-il, notre jeune science à la portée des ouvriers et de la Démocratie ». Le résultat ne fut pas merveilleux. Les conférences sur l’alcoolisme et sur les statues d’or et d’ivoire de Zeus à Olympie laissèrent les ouvriers assez indifférents.

 

 

DÉCOUVERTE DU MOYEN ÂGE

 

Gustave Cohen croit en avoir fini avec les études littéraires et entre à l’École de Droit « avec quelque curiosité, mais sans enthousiasme ». Le droit romain, l’histoire du droit, le droit international l’intéressent. Le droit civil, dans les énormes livres de Planiol, lui paraît bien compliqué ; le droit notarial le désespère et il a horreur du droit commercial.

Pourtant Gustave Cohen est nommé docteur en droit et s’inscrit au barreau comme avocat stagiaire, sous les auspices de Paul-Émile Janson. Il défend, comme il peut, la veuve et l’orphelin. Mais il est épouvanté devant les misères qu’il découvre, devant le peu de sérieux aussi de la justice, et il sombre dans le désespoir. Sa vie est-elle ratée ? Est-il temps encore de prendre une autre direction ? Quoi qu’il en soit, il lance robe et toque par-dessus les moulins et découvre par hasard l’existence d’un doctorat de philosophie et lettres et, dans ce doctorat, une section de philologie romane : « Ce fut, écrit-il, pour l’étudiant en droit que j’étais, rebelle au charme des controverses de droit civil et des arrêts de cours d’appel, un trait de lumière, une véritable illumination. »

Voilà donc notre avocat stagiaire plongé dans « Aucassin et Nicolette », qu’explique le professeur de philologie romane Maurice Wilmotte, à l’Université de Liège. « Ce fut un enchantement, on eût dit d’un appel de sirène. »

Cette chantefable, qui alternativement se chantait et se récitait, était bien faite pour séduire le jeune étudiant. Roman idyllique, où l’on raconte comment deux enfants, qui s’aiment malgré toutes les oppositions, se retrouvent et s’épousent pour monter sur le trône de leurs pères, « Aucassin et Nicolette » peut encore intéresser un lecteur attentif. Il est assez curieux d’ailleurs de noter que, près de quarante ans après, Gustave Cohen devait faire représenter « Aucassin et Nicolette » comme une véritable comédie, à l’abbaye de Royaumont :

 

« Architecture du XIIIe, écrit-il, musique authentique du XIIIe, costumes du XIIIe copiés sur les monuments du temps, texte du XIIIe, prose et vers, légèrement rajeuni, on ne saurait imaginer reconstitution plus complète,... possible seulement en notre France dont les vieilles pierres grises conservent l’empreinte des siècles. » (La vie littéraire en France au Moyen Âge, p. 207.)

 

Le Médiéviste, qui devait faire une si belle carrière, est né. Pendant un cours, Maurice Wilmotte signale à ses élèves qu’il faudra bien un jour faire une thèse sur la mise en scène dans le drame médiéval. Gustave Cohen s’empare de l’idée et de là sort sa thèse de doctorat de Liège et son livre sur l’Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux du Moyen Âge qui, rédigé entre 1901 et 1903, et couronné en 1905 par l’Académie royale de Belgique, devait paraître en 1906 chez Champion.

Cependant, pour gagner sa vie, Cohen continue de travailler à son institut de Bruxelles et de faire des conférences à son université populaire. Un de ses élèves, Georges Schurmann, amène à une conférence de Cohen sur la Grèce sa sœur Marguerite. C’était une grande jeune fille à chevelure blonde. Et voilà Cohen qui s’exalte et qui ne parle plus que pour elle. C’est pour elle encore qu’il devait écrire ces vers parus dans « Le Jardin du Rêve » (1903) :

 

            « Tes yeux, tes deux grands yeux,

            Tes yeux qui sont mes phares

            Allumés dans ma nuit. »

 

Ce n’est pas très original ? C’est entendu. Mais là n’est pas la vocation de Gustave Cohen. Pour le moment, il est amoureux et s’arrange pour passer ses vacances à la Panne, où Mlle Schurmann doit villégiaturer. Bref, après les difficultés d’usage – elle était protestante – le mariage eut lieu le 22 Juillet 1903 à la mairie d’Ixelles, sans cérémonie religieuse.

Là-dessus, Maurice Wilmotte, qui a coutume d’envoyer ses élèves faire un séjour en Allemagne comme lecteurs de Français, propose à Cohen un poste à l’Université de Leipzig. Et en février 1905, les jeunes mariés s’en vont, pour quatre ans, avec leur modeste mobilier, heureux d’échapper à la tutelle des deux familles et de se lancer dans l’aventure.

 

 

VERS LA SORBONNE

 

N’oublions pas que Cohen a depuis longtemps jeté ses regards vers Paris. De retour d’Allemagne, il passe sa licence à Lyon, en 1909. De 1909 à 1912, il professe à l’institut Schweitzer, installé à l’École des Sciences sociales, en face de la Sorbonne. Il fait des articles et des conférences pour l’Alliance française, en Hollande surtout. Et quand, en 1912, une chaire de langue et littérature française est créée à l’Université d’Amsterdam, c’est à Gustave Cohen qu’on la confie. Vingt et un ans plus tard, il y fondera d’ailleurs la Maison Descartes (Institut français des Pays-Bas).

Mais, à cette date de 1912, où en est-il au point de vue religieux ? Il n’a jamais été anticlérical. Il aime, comme naturellement, les cérémonies de l’Église. Préparant sa thèse sur « Les Écrivains français en Hollande dans la première moitié du XVIIe siècle », il note la réponse que fit Descartes à un pasteur qui tentait de le convertir : « J’ai la religion de ma nourrice. »

Et cependant lui-même s’éloigne plutôt de la religion juive, des habitudes juives, des traditions familiales juives elles-mêmes. Il n’a jamais observé le Kascher et n’a jamais parlé le yiddish.

Vient la guerre. Mobilisé comme simple soldat, il est nommé aspirant au 46e régiment d’Infanterie, le régiment de la Tour d’Auvergne, et cité à l’ordre du jour de la division le 5 juin : « À occupé pendant quatre heures l’entonnoir creusé par l’explosion d’une mine allemande, l’a évacué lorsque sept hommes sur les onze occupants ont été mis hors de combat. » Signé : Pétain.

Grièvement blessé, à jamais mutilé, il est d’abord soigné à l’hôpital de Clermont-en-Argonne. Il est dans le coma. Quand il revient à lui, sa garde-malade, sœur Gabriel, lui dit que, dans son délire, il a promis de communier s’il guérissait. Premier appel sans doute.

Il est transporté à Bourges et il est confié à une religieuse qui est véritablement une sainte. Elle est rongée par un cancer, pleure sur elle-même dans les escaliers et reprend son sourire quand elle entre dans la chambre de ses malades. Cohen est très impressionné par cet humble héroïsme. Dès qu’il peut sortir, c’est pour aller à la cathédrale, où les cinq nefs, l’élancement des piliers, l’envol gracieux des voûtes l’émeuvent profondément.

À Paris, on l’a cru mort. Son éditeur en profite pour solder son « Jardin du Rêve ». Il rend visite à Bédier qui touche de sa belle main la croix de guerre du jeune officier et dit :« C’est beau, ça ! »

Gustave Cohen rappelle avec fierté, encore actuellement, que, s’il a combattu pour la France en 14, son père a combattu en 70 et sa fille en 40-41 dans la Résistance. Il n’y a jamais eu de question pour lui. Sa seule patrie, c’est la France.

En octobre 1919, après la libération de l’Alsace, il est nommé à l’Université de Strasbourg pour y enseigner l’histoire de la littérature du Moyen Âge. En février 1921, il soutient sa thèse de doctorat en Sorbonne. Dès l’année suivante, il supplée Henri Chamard et Fortunat Strowski et fait un cours sur Ronsard dont il étudie, entre autres poèmes, « L’Hercule Chrétien » :

 

             « N’est-il pas temps de chanter les merveilles

            De nostre Dieu ?... »

 

Maître de conférence en 1925, il est élu, en 1932, professeur titulaire de la chaire d’histoire de la langue et de la littérature française au Moyen Âge :

 

« C’est là, a-t-il écrit, dans un milieu libre-penseur qui ne semblait guère s’y prêter, que je devais rencontrer ma révélation. »

 

 

LE MIRACLE DE THÉOPHILE

 

Voici donc Gustave Cohen dans sa chaire de Sorbonne, chargé de faire aimer aux étudiants de licence ce Moyen Âge « qui a été tout amour ». Déjà l’amant de ce « grand siècle : le XIIIe », note que le Moyen Âge est « le point de départ et le berceau » d’une magnifique continuité de création artistique et littéraire et qu’à aucune époque on n’a connu une foi aussi profonde « dans la destinée de l’Homme sous le regard bienveillant de Dieu » (La vie littéraire en France au Moyen âge, p. 453).

Son ami Louis-Marcel Raymond nous le décrit ainsi : « Un grand infirme, blessé de l’autre guerre... La barbe, le bel œil vert israélite, les narines aux ailes frémissantes composent un visage attachant que Rembrandt eût aimé peindre » (Hommage à Gustave Cohen).

Il aime ses étudiants, qui le lui rendent bien. Il a le débit volontiers oratoire, ses cours sont très soignés de forme, il n’hésite pas à faire des lectures, à donner des auditions de disques musicaux, à relier le passé au présent. Ayant à parler des romans de chevalerie au moment de la mort d’Albert Ier, il fait le portrait du roi-chevalier qu’il admire. Il veut que ses cours soient vivants et que ses étudiants ne se contentent pas d’écouter. Un jour même, il commentera « Le Cimetière marin » de Paul Valéry, en présence de l’auteur.

En ce mois de novembre 1932, il doit expliquer « Le Miracle de Théophile » de Rutebeuf. Ses jeunes auditeurs sont assoupis et restent insensibles à la beauté de ce jeu en ancien français. Exaspéré, il leur crie :

 

« Le Miracle de Théophile n’a pas été écrit par le jongleur Rutebeuf, entre 1260 et 1264, pour « mettre à la question » les étudiants entre 1932 et 1936, mais pour émouvoir les clercs du collège récemment fondé, en 1257, par Robert de Sorbon, Chapelain de Saint Louis, roi de France, in vico qui dicitur coupe-gueule. Si vous le repreniez, en vous en partageant les rôles sur le hourt ou plateau, peut-être retrouverait-il ses couleurs vives de vitrail et sa puissance d’émotion. »

 

Et il ajoute cette phrase que ses malicieux étudiants devaient mettre en chanson : « Nos amphithéâtres ne sont pas faits pour la dissection des cadavres, mais pour la résurrection des morts ! » Seulement, il le proclamera plus tard : « Pour pratiquer la Résurrection à la façon de Notre-Seigneur, pour oser articuler le Veni foras, il faut beaucoup d’amour. »

Le grain va-t-il germer, qu’il a jeté ainsi à la volée ? Deux mois plus tard, un de ses étudiants, Jacques Chailley, aujourd’hui professeur d’histoire de la musique à la Sorbonne, et une étudiante vont le trouver, et lui disent qu’ils sont prêts à jouer « Le Miracle de Théophile », s’il peut leur donner un texte en français moderne et diriger leurs efforts. Et les répétitions commencent. Et le 7 Mai 1933, dans la salle Liard, à la Sorbonne, les étudiants de Gustave Cohen jouent pour la première fois cette pièce du Moyen Âge ressuscité, dont le Te Deum final est accueilli par des applaudissements enthousiastes.

Ces acteurs bénévoles sont baptisés les Théophiliens. Ils sont obligés de redonner « Le Miracle ». Le succès grandit. La repentance de Théophile surtout émeut l’assistance :

 

             « Hélas ! chétif, dolent, que pourrai devenir ?

            Terre, comment me peux porter ou soutenir,

            Quand j’ai Dieu renié !... »

 

Et quand il s’adresse à Notre-Dame, dans cette prière en vers de six pieds qui est l’un des chefs-d’œuvre de Rutebeuf, les assistants ne cachent plus leur émotion :

 

             « Ainsi qu’en la verrière

            Entre et revient arrière

            Soleil et ne l’entame,

            Ainsi fus vierge entière

            Quand Dieu qui aux cieux erre,

            Fit de toi mère et dame. »

 

Après « Le Miracle de Théophile », c’est « Le jeu d’Adam et d’Ève » que les Théophiliens jouent, avec les adaptations musicales de Jacques Chailley, le 17 février 1935 à la Sorbonne. « À notre grande surprise, écrit Gustave Cohen dans la préface, nous nous aperçûmes que vous avions, sans le savoir, choisi le jour de la Septuagésime. » Or « Le jeu d’Adam et d’Ève » n’est rien autre qu’un office semi-français de la Septuagésime.

Le jour de l’Ascension, c’est devant le portail de Chartres que les Théophiliens jouent à nouveau cette pièce. Dans le train qui l’emmène à Chartres avec ses Théophiliens, Cohen offre à la jeune étudiante qui doit jouer le rôle d’Ève de partager son repas : « Non, Maître, répond-elle ; car avant de jouer, je veux communier. » Comment s’étonner après cela que Cohen, dans son livre « Rutebeuf, l’ancêtre des poètes maudits », en racontant ce que je viens de dire, ait ajouté :

 

« De la poussière des manuscrits et des prétendues ténèbres du Moyen Âge sont sorties les langues de feu du Saint Esprit. La grâce a touché Geneviève, qui est aujourd’hui Mère Marie Tharcisius de l’Institution des Oiseaux, Mimi devenue Mère Marie de Notre-Dame des Victoires..., Hippolyte Bon, professeur au Séminaire de Gap, et André Farcet, professeur à l’Institution Sainte-Marie à Bourges, et celui qui vous parle en a lui-même reçu l’efficace.

Que bénie soit l’histoire littéraire qui s’est faite ainsi Voie, Vérité et Vie pour l’enchantement des esprits et le salut des âmes. »

 

La fin du « Jeu » a beaucoup ému Cohen, et particulièrement ces vers qu’Ève lance à Adam avant de suivre Satan, et qui résument sa foi :

 

             « Et cependant en Dieu est l’espérance ;

            De ce méfait y aura accordance ;

            Dieu nous rendra sa grâce et apparence,

            Nous tirera d’enfer par sa puissance. »

 

Au quartier latin, on dit – que ne dit-on pas ! – que Gustave Cohen communie tous les matins avec ses Théophiliens. Mais il n’est même pas encore baptisé. Ce qui est vrai, c’est qu’il prend un goût de plus en plus grand aux cérémonies religieuses. Sa femme lui demande : « Pourquoi ne vous convertissez-vous pas ? » Le moment, semble-t-il, n’est pas encore venu et Dieu ne se presse pas.

Cohen accompagne ses Théophiliens en Belgique, en Hollande, en Angleterre, en Espagne et dans toute la France. Il n’a plus qu’un pas à faire pour être tout à fait des leurs : « De même que Genêt le comédien, ayant à jouer le rôle d’un chrétien, s’est pris à son propre jeu, de même l’historien du théâtre médiéval a-t-il peu à peu penché vers la foi nouvelle, surgeon vivant, détaché de l’arbre de Jessé. » (Louis-Marcel Raymond, Hommage à Gustave Cohen, p. 3.)

 

 

INTERVENTION DE NOTRE-DAME

 

Gustave Cohen est convaincu qu’il doit « le don tout gratuit de la foi » à l’intervention de la Vierge, à l’occasion de la représentation du « Miracle de Théophile »... « qui est Son Miracle ». Et il ajoute :

 

« Si la Sainte Vierge a enfanté le Sauveur des Hommes, ceux de France ont modelé Son image en Lui dédiant tant de temples qui ne sont pas seulement de terre, de pierre et de verre, mais de mots, de couleurs, de formes et de sons, qu’ils L’ont en quelque sorte recréée à l’enseigne de France pour les besoins de leur âme et la satisfaction de leur amour. » (La Sainte Vierge dans la littérature française du Moyen Âge, p. 19.)

 

C’est que Cohen, bien avant qu’il ait retrouvé la foi, a été ému par cette figure idéale de Marie que le Moyen Âge a tant aimée, et tant chantée sous « ce nom à la fois tendre et doux, impératif et respectueux de Notre-Dame ». Et de citer ce Salve Regina, dont les moines du XIIe siècle disaient qu’il avait été inventé par les Anges.

En scrutant tout ce que nous a légué le Moyen Âge, il s’attarde volontiers sur les poèmes qui célèbrent la Vierge. C’est Gautier de Coincy qui chante au début du XIIIe siècle :

 

             « Fleur d’églantier et fleur de lys, fraîche rose,

            Fleur de tous biens, fleur de toutes fleurs, dame,

            Fleur de candeur, font (fontaine) de miséricorde... »

 

Et Rutebeuf, dans « Les IX Joies de Notre-Dame » :

 

             « Tu es le puits et la fontaine

            Dont notre vie est soutenue ;

            Le firmament dont par l’haleine

            Verdure est en terre épandue,

            Aube qui le jour nous amène,

            Tourterelle où l’amour ne mue. »

 

Et ayant rappelé la ballade de Villon :

 

             « Dame du ciel, régente terrienne,

            Empérière des infernaux palus... (marais) »,

 

Gustave Cohen termine son chant de grâce à la Vierge par le magnifique cri d’amour de Verlaine :

 

             « Je ne veux plus aimer que ma mère Marie. »

 

 

LA DÉCISION

 

Mais voici la guerre et l’occupation. Les Juifs sont persécutés. Est-ce le moment de proclamer sa nouvelle foi ? de demander le baptême et d’avoir l’air de quitter le bateau qui sombre ? Bergson jusqu’au dernier moment voudra rester fidèle à ceux de sa race dont il n’a plus la foi religieuse. Cohen n’est pas loin de penser comme Bergson.

En octobre 1940 paraît le statut des Juifs. Cohen, ancien combattant, mutilé à 65 %, ne pense pas que ce statut puisse le concerner. Pourtant, en décembre 1940, sans un mot de remerciement, il est prié de cesser toute activité professorale et mis brutalement à la retraite. Il s’est réfugié à Nice. Le R.P. Auguste Valensin S.J., lui dit : « Monsieur, vous êtes victime d’une grande injustice », et lui fait louer la salle Carlonia pour y donner son cours public. Un jour Mgr Rémond y assiste. Mme Gustave Cohen est placée entre l’évêque de Nice et Francis Carco. Et Cohen de dire, en souriant, qu’elle est, comme dans les mises en scène médiévales, entre le Paradis et l’Enfer.

En juin 1941, le P. Valensin le fait partir pour les États-Unis. On lui offre en effet une chaire à l’Université de Yale.

Arrivé à New York, Cohen retrouve des professeurs éminents et fonde une université française. Les plus grands noms s’y rencontrent : Maritain, Focillon, Perrin, le P. Ducatillon. Cohen y est doyen de la faculté des Lettres. Maritain devient son ami, le P. Ducatillon aussi. Tous deux ont une grande part dans le geste décisif qu’il n’accomplira qu’en décembre 1943, à la veille de son départ pour l’Angleterre où l’envoyait le gouvernement de la France Libre.

 

« Ce pouvait être, écrit Cohen, à cause des dangers de la guerre sous-marine, ma dernière croisière avant le grand voyage... Jamais je n’oublierai le froid matin de décembre où Maritain, le Père Ducatillon et moi, nous nous rencontrâmes dans la sacristie de l’église française, l’office qu’il célébra, le baptême (Maritain est son parrain) et bientôt la communion, ma première communion. »

 

Dans tous les récits qu’il fit de ce qu’il appelle son « Évolution », Gustave Cohen rend ce témoignage à l’Église « que toujours elle respecta sa liberté de penser et d’écrire sans mettre l’emprise sur une âme qui cependant lui appartenait toute ».

 

 

MESSAGE AUX ÉTUDIANTS CATHOLIQUES

 

Gustave Cohen a quitté l’Amérique en décembre 1943 ; en avril 1944, il est à Alger et en octobre à Paris. Le 7 novembre, il reprend sa chaire à la Sorbonne et la vie continue.

Dans une lettre ouverte que les « Voix universitaires » (Paris) ont publiée, en février 1946, Gustave Cohen annonce aux étudiants de la Sorbonne sa conversion au catholicisme. Lettre émouvante dont voici quelques extraits :

 

« Que je sois des vôtres, vous le savez déjà, puisque j’étais avec vous à votre pèlerinage national de Chartres ; mais étant donné mes origines (juives), peut-être avez-vous la curiosité de savoir comment je suis venu plus complètement à vous...

... Comme je souhaitais pouvoir me rapprocher plus intimement encore des jeunes gens et des jeunes filles qui me suivaient, fils et filles de mon cœur et de mon esprit !

Belle jeunesse catholique, c’est toi qui, par la grâce de Dieu, as conquis mon âme. C’est toi qui m’as fait ployer les genoux, en toute révérence et humilité, avec Théophile devant Notre-Dame du Miracle...

... Ah ! enfants, jamais je n’oublierai de quelle intensité, de quel appétit je tendais la bouche vers l’Hostie salvatrice, dont je sentis ensuite tout mon être comblé. Depuis, chaque fois, à Pâques comme à Noël et à l’Assomption, j’ai retrouvé cette plénitude, cet accroissement en vigueur de toutes les facultés de l’âme.

Mais vous savez cela mieux que moi depuis l’enfance, ou bien m’est-il donné, par la grâce, de récupérer ainsi tant d’années d’adoration perdues !... »

 

Après avoir dit que sa conversion ne rompait pas ses liens d’amitié avec les savants incroyants, il ajoute :

 

« S’ils voulaient comprendre qu’eux aussi ont leurs dogmes, que la Science leur a révélés !... Ils ont leur foi comme nous avons la nôtre. Respectons-la en nous aimant les uns les autres, commandement de Notre-Seigneur auquel ils peuvent souscrire. »

 

 

LA GRANDE CLARTÉ DU MOYEN ÂGE

 

En 1948, il est frappé par l’âge de la retraite. Va-t-il abandonner son activité ! Bien au contraire ; il publie « Histoire de la Chevalerie », « Tableau de la littérature française médiévale », « La vie littéraire en France au Moyen Âge », « Le Mystère de la Passion des Théophiliens », « Scènes de la vie en France au Moyen Âge ». Après les épreuves, les honneurs lui sont venus : il est commandeur de la Légion d’Honneur.

Il n’y a pas de doute que c’est l’étude du Moyen Âge, les œuvres du Moyen Âge, la foi du Moyen Âge qui furent le canal par où s’insinua, avec l’aide de Notre-Dame, la grâce de Dieu qui devait un jour illuminer cette âme.

Il y a longtemps qu’il a la foi et qu’il pense en chrétien. En 1932, il a publié une vie de Ronsard où il n’hésite pas à écrire, parlant du grand poète qui va mourir : « Peut-être a-t-il du remords, au moment de comparaître devant le souverain juge, d’avoir trop aimé le monde et la nature ; il réveille son âme à la voix de Jésus-Christ et met en Lui sa confiance » :

 

             « Quoy, mon âme, dors-tu engourdie en ta masse ?

            La trompette a sonné, serre bagage et va

            Le chemin déserté que Jesuchrist trouva,

            Quand, tout mouillé de sang, racheta notre race. »

 

En juillet 1943, quelques mois avant son baptême, dans une conférence à l’académie polonaise des États-Unis, il déclare : « Dieu comble de gloire et de malheur, qui en est la rançon, la fille aînée de son Église. » Et encore : « L’ange au sourire de Reims est l’image de notre pays. »

Cette même année, il a publié un livre qui est comme son testament littéraire et philosophique : « La grande clarté du Moyen Âge »... « Ce livre, dit-il lui-même, a pour substrat le dogme de la Trinité et se fonde sur le Credo ut intelligam (je crois pour comprendre) de Saint Anselme. » Et presque au même moment, il dédiait à son disciple Louis Laurent, président des Théophiliens, aspirant, tué comme volontaire à la défense des ponts de la Loire le 20 juin 1940, son livre « Lettres aux Américains » qui eut un tel retentissement dans le Nouveau monde :

 

             « Sois béni, mon enfant, près de Dieu par les Anges,

            Parmi lesquels tu vis en ton séjour divin,

            Depuis qu’en pur esprit ta chair mortelle change

            Ton corps sanctifié par le pain et le vin...

 

             « Car tu fus un martyr en la plus juste cause

            Qui jamais ait dressé la France du passé,

            Et de ce coin de terre où, raidi, tu reposes

            Les miracles futurs sont déjà consacrés. »

 

Ce livre, « La grande clarté », est comme la synthèse de toute l’œuvre de Gustave Cohen sur le Moyen Âge :

 

« Attardez-vous, dit-il, devant la cathédrale, celle de Chartres ou celle de Reims, celle de Bourges ou celle d’Amiens, devant la prophétique ou la royale, devant l’hagiographique ou la Mariale, et considérez ce feu d’artifice de lignes... Enfoncez-vous dans ce monde de creux, de niches, de voussures, de porches, de tympans, d’alvéoles, de petits nids dans la maison de Dieu, où l’imagier a logé ses sculptures et leur a donné, pour des siècles, une vie immobile et protégée... Mais il faut réchauffer tous ces témoins de pierre par l’ardeur de nos embrassements et la ferveur de nos prières. »

 

Plus tard, étudiant dans son « Tableau de la Littérature française médiévale » le Primat de la Foi, il écrira :

 

« La pensée médiévale tout entière se meut dans le donné de la Foi et le dogme trinitaire, aussi à l’aise que la pensée moderne dans celui des lois qui constitue sa foi à elle... » Et encore : « La vie (dans la littérature médiévale) est conçue comme ce qu’elle est réellement, éphémère et provisoire, simple préparation temporaire à la vie éternelle, avec ce qu’elle comporte de récompenses et de béatitudes célestes, de châtiments et de peines infernales. »

 

J’ai souligné « comme ce qu’elle est réellement », parce que c’est une profession de foi courageuse, sincère, et qu’il me paraît bon de terminer ce petit livre sur cette affirmation.

Jusqu’à ses derniers jours, Gustave Cohen, dans son fauteuil de grand mutilé, accueillit avec son bon sourire ses anciens étudiants, ses collègues, ses amis. Il ne cessait de travailler. Mais malgré ses souffrances, qu’il unissait à celles de Jésus sur la croix, la joie l’habitait. Cette grande clarté du Moyen Âge, il l’avait répandue à travers le monde et Dieu l’en remerciait par cette vieillesse sereine, ces honneurs officiels, cette paix qui venait de la vérité servie et honorée, ces hommages universels et – ce qui le touchait davantage encore – l’amitié de ses Théophiliens qu’il appelait, dans la reconnaissance de la Foi retrouvée, « ses chers enfants ».

En juin 1958, l’état de santé de Gustave Cohen s’aggrava à la suite d’une agression de cambrioleurs dont il avait été victime. Le mercredi 11 juin, il s’éteignit à son domicile parisien.

 

Abel MOREAU.

 

Recueilli dans Convertis du XXe siècle,

3e volume, 1963.

 

 

 

Abel Moreau est docteur ès lettres, officier de la Légion d’Honneur, vice-président de l’Association des Écrivains Catholiques et de l’Association des Écrivains Combattants, ancien vice-président de la Société des Gens de Lettres.

Parmi ses œuvres, citons : Pharamond, roman, 1931 ; L’Île du Paradis, roman, Flammarion, 1935 ; Saint François a quitté le Paradis, roman, Éditions Franciscaines, 1935 ; La Lumière des Hommes, roman, Nouvelles Éditions Latines, 1942 ; Le Front à la Vitre, Nouvelles Éditions Latines, 1950 ; Le Regret des Fontaines, roman, Plon, 1954 ; Le Fils de l’Aurore, roman, Aubier, 1955 ; La Fille du Palais bleu, roman, Aubier, 1957 ; St Philippe Néri, Mame, 1961 ; Toi seule, que j’aime..., roman, Galic, 1962.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

L’œuvre de Gustave Cohen est considérable. Nous ne citerons que ses ouvrages essentiels :

Histoire de la Mise en Scène dans le théâtre religieux français du Moyen Âge. (Champion)

Le Livre de conduite du Régisseur et le compte des dépenses pour le Mystère de la Passion joué à Mons en 1501. (Les Belles Lettres)

Le théâtre en France au Moyen Âge. (Rieder)

Un grand romancier d’amour et d’aventure au XIIIe siècle, Chrétien de Troyes et ses œuvres. (Boivin)

Ronsard, sa vie et son œuvre. (Gallimard)

Écrivains français en Hollande dans la 1re moitié du XVIIe siècle. (Champion)

Lettres aux Américains. (L’arbre, à Montréal)

La grande clarté du Moyen Âge. (Gallimard)

Ceux que j’ai connus. (L’arbre, à Montréal)

La Vie Littéraire en France au Moyen Âge. (Tallandier)

Tableau de la littérature française médiévale. (Richard-Masse)

Anthologie du drame liturgique en France au moyen âge (Le Cerf, 1955)

Théâtre du moyen âge et de la Renaissance (Gallimard, 1956).

Lettres Chrétiennes du Moyen-Âge (Coll. Je sais – je crois, Fayard, 1957).

 

 

 

 

 

 

 

 

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