Sainte Julienne
par
Robert MOREL
Si noir que soit le diable, il y a toujours moyen
de le regarder dans les yeux.
Van Gogh.
Le diable n’est point la tentation ; il n’est que le tentateur.
La tentation peut prendre corps, pour peu qu’on lui accorde du nôtre. C’est peut-être la meilleure arme du tentateur que cette incarnation par nous-mêmes du Mal, car le Tentateur lui-même n’est rien, ne peut rien, ne veut rien, ne sait rien.
Nous en avons pour exemple la légende de sainte Julienne.
Légende est une histoire vécue dont on n’a retenu que les symboles.
Que Julienne soit née à Nicomédie, à la fin du IIIe siècle, ne change rien à la leçon. Son père était un certain Africanus, nourri d’illusions, enflé de prétention. Le démon le manœuvrait à sa guise, comme n’importe lequel d’entre nous ; à cela il suffit que nous reportions tant soit peu notre adoration sur nous-mêmes. La Foi d’Africanus était intéressée. Il représentait ce type de fonctionnaire, servile et ambitieux, fonctionnaire du Bien ou fonctionnaire du Mal, de bonne foi, qui écœure et ennuie l’Éternité. En deux mots, Africanus était craintif et économe. Ce n’était point une bonne recrue, pour Dieu ou Diable. Les meilleurs instruments sont homme de pierre ou de feu, qui résistent ou qui brûlent.
Julienne ne semble point avoir profité, à l’heure où elle en eut besoin, d’une tendresse maternelle. Sa mère n’apparaît pas dans son existence ; ce devait être une femme effacée, ou vivante, ou morte.
De ceux qui formèrent son âme, son cœur et son destin : on n’en sait pas davantage, hormis qu’ils étaient chrétiens. Chrétien est un nom de famille. Si Julienne se plaisait en leur compagnie, jusqu’à recevoir, sous leur responsabilité, le baptême, c’est que son père lui accordait une liberté de mouvement peu concevable à l’époque.
Le diable inspira-t-il à cet homme flatté d’embonpoint ce lâcher de bride ? Le voici bien volé.
Qu’il enrageât, Dieu le permit.
Julienne, dont la confiance avait commencé par aveugler son père, se moquait du Diable comme de l’avenir : sa jeune Foi, issue de bonne semence, l’en délivrait. Le Diable ne déteste rien tant que d’être infirmé. Il engagea avec cette jeune vierge, pimbêche de Dieu, un combat singulier, souhaitant que lui faisant face et défi elle accordât à ce combat une importance que le diable était incapable, seul, de lui conférer. La malice était dérisoire. La feinte sans réplique, devant le diable, est de l’ignorer. Il retombe dans un bruit majuscule : le bruit du néant.
Partie remise. Le tentateur n’est jamais à cours de tentations. Que la création se détourne un moment de son Créateur, que par distraction ou fatigue ou contagion, elle baisse le nez, le diable lui sautera sur le dos, à croupetons, la saisira par les oreilles, les cheveux ou toute autre partie sensible, donc douloureuse, donc vulnérable : hue ma cocotte ! Ah ! ce n’est plus du pas uni, paisible et perpétuel du pèlerin que nous allons au bout de notre petite vie alors, mais dans une course folle, insensée, tantôt cavalier, tantôt coursier. Car ce n’est pas le diable qui nous mène à sa danse – il ne peut nous mener nulle part, il ne dispose point de royaume : l’enfer est ce qui n’est pas ! C’est nous, seuls, qui nous y précipitons.
À l’encontre de Dieu, il n’y a rien.
Rien ? donc inévitable chute...
Julienne n’était ni théologienne, ni mystique. Elle était chrétienne, elle était devenue chrétienne naturellement, indiscutablement.
Vive Dieu, dans ses anges et dans ses saints !
Elle l’était à l’insu de son père, donc modestement.
Les tentations n’avaient toujours point prise sur elle.
Il faut préciser cette nature, dont l’humilité trompait ou déroutait le monde. Elle vivait dans l’ombre, et non pas dans la nuit. Son père, qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez – et c’est pourquoi lui aussi demeure peut-être au paradis... – décida de sa fille comme de lui. Mais qui ne décide de personne ? qui ne préjuge d’autrui ? qui n’engage et ne compromet, durant sa vie, un mort ou un vivant ?
Le père disposa de l’enfant, et promit Julienne en mariage à un voisin de ses amis, considérable, noble et nommé Évilase. Le jeune homme s’y prêta. Sertie dans sa timidité, Julienne brillait comme une perle. Elle eût été une excellente mère et femme domestique. Sans grande naissance et sans grande fortune, un tel tempérament se tient dans le silence, la douceur et la soumission.
Elle plaisait. C’était effet de grâce, quoique après coup le diable ait l’air industrieux, état-major et intelligent : il n’est qu’opportun, qu’on se le dise. Point de tentation en définitive qui ne provienne d’abord de nous, de notre faiblesse, de notre blessure...
Évilase, enfariné, se présente à l’adorable créature, qui répond bonjour à bonjour, « la paix soit avec vous » à un baiser... Il se croit roi. Il est sujet. Tout homme déplacé culbute.
– M’épouser, rit la vierge qui n’y pensait. M’épouser ? Elle en rit franchement.
Le rire des saints déconcerte. C’est un rire élémentaire et rare, éclatant et pur. Ils rient sous l’évidence de Dieu.
Ah ! nous nous croyons trop vite sauvés, par Jésus-Christ, une fois pour toutes ! C’est toujours à recommencer ! Nous sommes toujours en état de réparation !...
Elle rit, Julienne, de ce projet impensable sous la douce lumière de Dieu, et nous pourrions mettre notre main au feu qu’elle est bonne pour le paradis, cette grande enfant qui vit déjà au ciel sur la terre. Ô victoire présomptueuse. C’est quand il paraît que la tentation ne trouve plus un seul angle par où nous prendre, qu’elle nous saisit par la main, simplement, et neuf fois sur dix nous la suivons.
Ainsi à Évilase qui la presse, et qui a de bonnes manières, Julienne qui disait non radicalement et elle savait bien pourquoi, dit oui, tout à coup, oui si, oui quand même...
Que ce soit un subterfuge, pour éviter le pire ou le retarder, de toute manière elle est piégée. Désobéir, voilà le péché. Les conditions dont elle entoure son oui ne sont point non plus rassurantes.
– Quand vous serez préfet de la ville, dit-elle à Évilase, je vous épouserai.
Si elle est sincère, elle se parjure ; si elle ment, elle triche pareillement. La voilà dans une position inconfortable, cohabitant avec le péché. Le diable n’en sait rien. Il ne sait rien. Il voit, il entend, il est lié à toutes ces illusions de la condition humaine. Il ne sait donc pas exactement pourquoi Julienne a fait ce faux pas qu’elle ne semble pas décidée à rattraper.
Au contraire, elle reprend sa vie où elle l’avait laissée, s’occupant, se dévouant, priant, communiant...
Évilase, dont elle a piqué le désir et l’amour-propre, en garçon bien élevé, sachant qu’elle se réserve – il a le père, dans la place, pour la surveiller – consacre son temps, ses relations et ses forces à devenir préfet. Tout y concourant, il atteint son but rapidement. Ses intentions sont claires, et limitées.
Les sentiments d’Africanus, le père, sont par contre, mitigés. À jouer si gros, sa fille peut tout perdre comme tout gagner. S’il pouvait appuyer sur l’un des plateaux... Oui, il appuie. Sa politique réussit auprès du garçon qu’il traite déjà rondement comme son gendre. Elle échoue auprès de sa fille. Il en accuse une fameuse pudeur sans y attacher d’importance.
Prisonnier, voilà ce que nous sommes. Qui est marqué une fois, qui a succombé une fois, de Dieu seul il obtiendra sa délivrance. Ah, malin bâtard et borgne qui espère s’en sortir tout seul, de cette galère qui a les apparences d’un palais.
Ce petit oiseau de Julienne comptait sur le temps pour tout arranger, mais le temps n’est pas Dieu, le temps est encore illusion comme le reste, donc domaine du diable. Et, sentant approcher son heure, elle s’affola.
Un péché se purge. Il est conseillé de s’en purger plutôt ici que là !
Un péché se porte.
Un péché, c’est un accroc fait à la charité de Dieu. Un péché est incomparable ; il n’est plus gros ni plus petit que celui de Monsieur Hérode.
Un péché n’excuse pas un péché.
Un péché, c’est la fin du monde.
L’âme de Julienne s’était mise à tourniquer comme une folle en cage, preuve qu’elle n’était point en paix. L’agitation signe le désordre intérieur.
Évilase, préfet de Nicomédie, sous l’empereur Maximien, a le bon droit de son côté quand il vient réclamer à la jeune fille son dû.
Lui répliquant « non ! jamais ! » elle se dédit encore une fois.
Il avait le cœur pur, quoique étroit.
– Pourquoi ? dit-il.
De la question, elle s’échappa.
– Quand voue serez chrétien, lui lança-t-elle, je vous épouserai !...
Est-ce le regret ou l’angoisse qui la commandent ? Est-ce la témérité ou l’arrogance ?
Que n’a-t-elle posé plus tôt, dès leur première rencontre, cette condition essentielle qui manque aujourd’hui de sérieux car qui a menti une fois ne va-t-il pas mentir deux ? Il n’y a que Dieu qui ait absolument confiance en nous.
La confiance d’Évilase est brisée. Ce garçon me peine. Il a été volé.
À son futur beau-père, il va s’en plaindre. Sa douleur domine son amertume. Il cherche une consolation ou un espoir. Africanus, dont l’esprit de famille justifie l’autorité, entre en colère. Le diable montre son nez, dès qu’il entend du bruit. Dans le vacarme, l’être est distrait, facile à tenter. Africanus est le premier enragé.
Entre juges, comme entre pêcheurs, hélas ! point de pitié !
Africanus a eu tort. Les évènements doivent lui donner tout de même raison, et il s’y emploie.
Julienne l’écoute, et hoche la tête. Il lui promet couronne, colliers, servantes, palais, une vie rêvée pour les avides lectrices d’Intimité. Point n’en a cure. À la tentation aux yeux de velours, succède celle aux dents de loups. Le père menace sa fille d’une raclée méritée.
– Méritée... médite-t-elle.
Elle a compris subitement qu’un péché se purifie et se paie, parallèlement à la vie de Jésus-Christ.
Julienne sourit, réplique, et parce qu’elle ne peut tout à fait s’empêcher de trembler un peu devant ce gouffre qu’elle a creusé devant elle de ses propres mains, de ses propres erreurs comme de ses propres vœux, le père reprend confiance en ses moyens : il passe des paroles aux faits.
À la cave. Elle n’a pas peur des araignées. Ni de la faim. Ni des coups.
Elle devine que son père ne s’appartient plus, qu’il est en train de tomber sous le poids de vieux péchés accumulés qui vont trouver là leur expression publique. Ça lui fait du bien, à l’homme, de casser la vaisselle, même quand cette vaisselle est sa fille, car le cœur déchargé est miraculeusement remis à la disponibilité du bon Dieu.
Mais en face de Julienne qui ne se fend pas, Africanus, fatigué, relève le chef, et son orgueil le renvoie d’où il vient, comme les lutteurs en deux rounds.
Il en appelle à un plus jeune, car après tout c’est davantage l’affaire de celui-là que la sienne. Il a épuisé lui-même tout pouvoir ; il en est écœuré, vaguement troublé, et s’il n’était homme en pleurerait.
Évilase reprend la place chaude ; l’exemple du père l’oblige à le surpasser.
Le premier échec l’invitait à des précautions. Il s’entoura d’un tribunal. Il s’agissait de demeurer sur le terrain de la légalité. Julienne avait à rendre compte d’une parole donnée et reprise.
Elle s’expliqua. Elle joua franc jeu. Ce fut une confession. Elle plaida coupable. Contre elle, point de recours. On la voyait assez punie de se trouver là, comme une criminelle.
Évilase aurait pu enterrer cette pénible affaire, qui ne faisait honneur à personne.
Hélas, l’habitude qu’il avait apprise de gouverner, et d’être obéi le grisa. Julienne lui restait dans la gorge. Il le lui avoua. En termes galants, aimables, fleuris, auxquelles les demoiselles ne résistaient pas. Julienne continuait à résister. Était-elle insensible ? De la manière dont il la détaillait, elle n’ignorait point qu’il la voyait comme nue devant lui. Elle baissa les yeux. Sa modestie égalait sa fermeté.
– Vous êtes belle, vous êtes très belle... recommença-t-il.
Il ne songeait qu’à ça.
Il la flatte. Il la menace. Il la maltraite. Les procédés que suggère le diable aux pauvres pécheurs enferrés dans le péché sont ni intelligents, ni variés : ils misent sur des faiblesses naturelles, le plaisir d’un chocolat pris au lit, la brûlure d’une gifle sur la joue, ou la peur de souffrir... Faiblesse n’est point péché. La petite âme de Julienne ne risquait rien devant les juges, quels qu’ils soient.
Comme il répugnait à Évilase de supprimer ce tendron quoique la chair innocente commençât à bleuir et s’écorcher, il la fit enfermer.
Prison est longue, même d’un jour. Séparé de ce qui régente et garantit son existence dans une société, le prisonnier s’emprisonne. Il se torture. Il se flatte. Il se corrompt. Il se nettoie. Il se purifie. Il se délivre.
L’isolement frappe l’âme.
Si l’on considère la prison comme une punition, ou le plus économique moyen d’amener quelqu’un à la raison d’État ou à des lois qu’il refuse, tous les prisonniers vous garantiront le contraire. La prison abaisse ou relève. L’homme qui entre là-dedans n’en sortira plus. C’est un autre, qui prend sa place, qui naîtra entre quatre murs, jamais ne ressemblant à ce qu’on en attendait. Abaissé, ou relevé, – il est perdu pour ceux qui l’ont mis là.
Julienne, en prison, aussitôt, se plaît.
C’était une belle cellule. L’extérieur lui fout la paix. Elle a tout loisir de mettre de l’ordre, non pour ce qui va arriver et qu’elle ne cherche point à percer, mais pour ce qui est arrivé, dont elle se confesse. Sous l’éclairage de Dieu tout s’éclaire.
Le diable malgré lui montre sa vilaine queue.
Non de colère, il est cuit.
Dans la prison de Julienne, il gigote devant son lit. Il tente le grand coup. Jusque-là il agissait par personne interposée : une main, un regard, un mot... incontrôlés. Le voici, lui-même, jouant le tout pour le tout, adoptant l’apparence d’un bel ange. Il en rajoute : ailes, éclats, ors.
– Bonjour, lui dit Julienne qui n’a jamais eu de vision.
Il a hâte. Ce n’est pas la première fois que son impatience le trahit.
– Je suis ange, murmure-t-il comme si c’était arrivé et voyez comme il brille ô feu follet ! Ange envoyé du ciel pour vous tracer votre conduite : oh ! protégez votre divine beauté, demoiselle, sacrifiez aux devoirs de votre état. Dieu n’a jamais voulu la mort de personne. Sanctifiez-vous sous les pouvoirs de ceux qui vous gouvernent...
Il suffit aux saints de refuser toute logique humaine, toute mathématique, pour vaincre le diable quand il se risque sur leur propre terrain. On ne discute pas avec le péché ; ce serait une erreur : il n’y a ni plus ni moins. La sagesse sera toujours de tout remettre à Dieu, péché, angoisse, faiblesse, terreur ou joie. Lui seul en peut estimer le prix et le poids.
Mais l’attitude de choix, en toute circonstance, c’est bien cette confiance que Julienne a. Le doute est artifice. Douter ébranle le jour, la nuit et la croix. Inutilité, donc danger du doute. Le mensonge ne fait tort qu’au menteur et à ceux qui supposent qu’il y a peut-être là mensonge et menteur. Prendre tout pour argent comptant désarme le Mal, désamorce le péché.
Julienne écoute l’Ange et garde les yeux bien droits : une voix de Dieu n’est pas une voix qu’on puisse confondre avec celle d’un procureur de la République dans l’exercice de ses fonctions, à moins que...
Elle a envie de rire. Ce n’est pas sérieux. Elle se pince la cuisse, se mord la langue : impossible de ne pas rire ou de ne pas éternuer dans une seconde. Mais est-il permis de ridiculiser le ciel, même involontairement ? Ah, dans les grandes circonstances, comme dans les petites, voyez-vous, il faut rester très naturel, très comme tous les jours, sans chichi : le diable sera déjoué, de quelque manière qu’il se présente.
– Excusez-moi, j’ai envie de faire pipi...
Si c’est le Diable, le voilà vexé, mécontent, contrarié, divisé, reconnaissable.
Julienne, l’âme fillette, se dit je vais prier un petit coup, que le bon Dieu me pardonne :
– Au nom du Père, du Fils...
L’ange pousse un cri de rat, sa beauté s’effondre. Le diable grimace, découvert.
Julienne qui a tout compris rit.
Ici commence un dialogue singulier, dont il est plus prudent de se garder, à moins peut-être d’être en prison et inoccupé :
Diable et Julienne se font la conversation !
Il essaie de lui démontrer l’inexistence de Dieu, et comme ça ne prend pas, ils se mettent à jouer au piquet, débonnairement. Quand il a quatre-vingts de rois ou cent-vingt de trèfle, il jubile et place un bon mot. Elle ne se laisse pas dépasser : elle lui dame le pion.
À y regarder de loin, le diable dans cette cellule avait un rôle de mouton.
Le péché lui aussi bêle, quand il est entré dans une maison qui ne veut pas de lui.
Comme il commence à lui casser les oreilles, Julienne lui propose un défi si peu recommandable que le détail en demeura secret, et dont le diable sortit défait et à sa merci. Elle ne limite pas ici sa victoire. Le péché conspué ronge son frein, et reprend son élan. Aucune victoire n’est définitive. Elle le sait. Le diable implore pitié et miséricorde comme le dernier des vivants. Péché n’est point pécheur ; au péché point de miséricorde. Julienne le piétine. Qu’il crie ? Tant mieux, on saura qu’il crie. Il s’en mord les lèvres. Il se rebelle. Elle le saucissonne, le roule, le pend, et dans le plus lamentable état possible le met à la porte.
Alors il la menace.
Et ce sont les bourreaux qui entrent.
L’opération commence en sens inverse, avec cette différence qu’elle n’implore ni pitié, ni clémence, ni marché. Elle subit les injures et les tortures calmement, comme un tapis qu’on bat pour en faire tomber la poussière : une poussière tombe de Julienne, faite d’un peu de terre, mais en vérité tout ceci ne l’atteint pas. Les bourreaux se fatiguent, et s’en vont boire un coup.
Par le fenestron, le diable qui se méfie, lui donne rendez-vous dehors, en plein jour, au lieu de son supplice qu’elle apprend comme ça.
De sorte qu’elle n’est point étonnée quand Évilase lui fait savoir que le lendemain elle sera décapitée.
C’était vers l’an 305.
Éblouie, ce n’est pas d’abord la hache qu’elle voit, ni le diable qui pour la suivre de près s’est procuré l’apparence d’un chien jaune, mais tous ces visages rassemblés comme pour assister à une messe, à cette messe qu’elle va célébrer.
– J’ai eu le dernier mot, Julienne ! ricane alors une voix qu’elle reconnaît, dans son dos.
– Veux-tu te taire, lui dit-elle.
– Ouah ! ouah !
« Elle est folle », commence à murmurer la populace qui l’entend ronchonner toute seule.
– Renie Dieu et tu vivras, ah ! comme le temps est au beau aujourd’hui, Julienne, les prairies sont piquées de pissenlits en fleurs, encore un peu et il y aura des tomates...
– Veux-tu te taire, lui commande-t-elle. N’as-tu pas honte ?
Il est tellement bête et certain d’être impuni qu’il s’approche d’elle, et se met à lui lécher les jambes.
« C’est son chien ? demande quelqu’un. Pauvre bête ! Il est intelligent !... »
Puisqu’en tête à tête cela ne suffit pas, au péché, d’être abattu, pour ne plus nuire ou regimber, – prenons les vivants et les morts à témoin, prenons le monde à témoin !
Julienne dénoue sa ceinture, et lestement attache la bête au cou, qui se débat un peu mais encore trop devant ce peuple dont les sentiments sont illisibles.
« Par exemple, murmure une voix. Elle a du toupet. »
Le diable la suit à la laisse.
Lui ne trouve plus la plaisanterie à son goût.
– Lâche-moi, hurle-t-il, lâche-moi !
« C’est un chien savant ! » souffle la foule.
« Êtes-vous sûr que c’est lui qui a parlé ? » s’inquiète un sceptique.
– Lâche-moi, lâche-moi, Julienne, saleté, avare..., crie la bête qui se débat, se roule dans la poussière, et se fait traîner.
Il la couvre d’injures. La foule contagieuse en lance elle aussi.
Julienne dévisage ces pauvres gens privés de distraction, consternée. Pour leur rendre l’esprit, elle réclame le silence, aux pieds du bourreau, et entreprend un petit sermon qu’on écoute très curieusement car ce sont ses dernières paroles.
Elle conclut en peu de mots :
– Voici le diable, ou plutôt le péché, qui peut se présenter à vous sous la forme la plus saugrenue comme la plus charmante, voici le péché...
– Menteuse ! hurle le chien.
Dans la foule, aucun mouvement.
– ... et si vous le voulez bien, en toute justice, coupez-lui également la tête, après moi.
– Ah ! l’animal ! Perdu, il abat le masque !
– Pitié ! Julienne ! Grand cœur ! Aie pitié de moi !
La grandiloquence est son fort.
Il s’en mord les doigts.
– Tu me ridiculises devant le monde ! grince-t-il.
– C’est que tu es ridicule, reprend-elle.
Ceci dit elle lâche la bride.
– Tu n’es rien et tu ne peux rien, conclut-elle. Ah, si le monde savait !...
Lui, qui croit avoir échappé à un danger – qui n’existait pas – en hurlant s’enfuit et disparaît.
La foule respire soulagée, et personne ne tressaille quand la tête tombe qui depuis longtemps ne cessait de sourire à la vision que Dieu lui avait donnée du monde, à quoi elle devait son infaillible paix.
Seuls, les vivants risquent de mourir.
Diable ne vit ni ne meurt. N’étant rien il peut devenir momentanément n’importe quoi, mais devant quoi que ce soit de vivant ou de sacré, il s’anéantit comme Julienne l’a démontré.
Robert MOREL.
Paru dans Les saints
de tous les jours de février,
1955.