La religion de Chateaubriand

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre MOREAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les aspirations religieuses de chateaubriand sont allées dans trois directions successives en apparence, identiques parfois dans la réalité ou simultanées : pragmatiques, si l’on veut user de ce terme, elles ont répondu à l’évènement ; esthétiques et sentimentales, elles ont satisfait ou apaisé son imagination et sa sensibilité ; sociales ou tournées vers l’histoire, elles ont été dominées par la pensée de la Providence qui lui a fait abjurer le culte du progrès jusqu’au jour où la Providence s’est confondue pour lui avec le progrès.

 

 

Entendons-nous sur ce mot de pragmatiques. Il n’est pas nécessaire d’être pragmatiste pour déclarer qu’un arbre se juge à ses fruits. Ou bien l’on doit supposer que l’Évangile est l’œuvre de pragmatistes. C’est par ce christianisme-là que l’émigré de 1798 a commencé dans sa mansarde de Londres. Quand il conçoit et commence à composer le Génie du christianisme, dont il dissimule d’abord le titre et qu’il appelle Beautés poétiques et morales du christianisme, il n’est pas encore redevenu chrétien. L’année précédente il a publié un ouvrage impie, un livre de « petit philosophe en jaquette », comme il s’appellera plus tard lui-même : l’Essai sur les révolutions ; entre-temps il a jeté sur les marges de cet Essai des notes qui en aggravaient les impiétés. Que s’est-il passé depuis ? une suite de faits qu’il a enveloppés d’une brume de fausses confidences et de fausses dates, et qui a suscité de soupçonneuses contradictions, mais que l’on peut rétablir de la manière que voici.

Le travail même auquel il s’était livré pour dresser contre le christianisme la machine de l’Essai préparait des armes contre l’Essai ; en énumérant les raisons de nier, il était obligé de peser les raisons de croire. L’exilé qui demandait compte de la souffrance à ce Dieu dont on dit qu’il console : « Qui t’obligeait à me tirer du néant ?... » (Objection insoluble, soulignait-il dans la marge) se posait à lui-même le problème de la destinée. Et il se répondait, dans une autre marge : « Quelquefois je suis tenté de croire à l’immortalité de l’âme... » Infortuné, il s’adressait aux Infortunés, et sentait le besoin du même Dieu qui « a réuni autour de son berceau les infortunés ». « Par ce premier acte de sa vie il s’est déclaré de préférence le Dieu des misérables. » Ce sont d’étranges lignes que celles-ci, dans une œuvre toute de refus et de blasphèmes :

 

Ils étaient esclaves et la nouvelle religion ne prêchait que l’égalité ; souffrants, et le Dieu de paix ne chérissait que ceux qui répandent des larmes ; ils gémissaient écrasés par des tyrans, et le prêtre leur chantait : Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles. Enfin Jésus avait été pauvre comme eux, et il promettait un asile aux misérables dans le royaume de son père. Quelle divinité du paganisme pouvait, dans le cœur du faible et du malheureux, balancer le nouveau Dieu qu’on offrait à ses adorations ?

 

En considérant l’Europe bouleversée de son temps, il voit, parmi tant de ruines, subsister les religions. Il annonce leur fin, assurément, mais pour quel temps ? Les nations seront « indifférentes en matière religieuse » ; l’Angleterre verra tomber l’Église anglicane ; l’Espagne, son clergé fanatique ; la France, sa vieille religion... Et, ces proscriptions à peine prononcées, le jeune destructeur devait avouer tour à tour : « L’Église d’Angleterre subsistera aussi longtemps que la constitution de l’État... Le christianisme subsistera encore longtemps en Espagne... On peut conjecturer de cet état du clergé en France que le christianisme y subsistera encore longtemps. » Il mesurait la force des Églises à travers le monde ; et, tout en leur prédisant une ruine inéluctable, il constatait à quelles profondeurs elles plongeaient et par quels liens elles tenaient aux peuples. Il affirmait leur caducité et prédisait leur durée.

Longtemps... C’est un grand mot quand on voit tant de choses tomber autour de soi. C’est à la religion que Montesquieu, voici un demi-siècle, avait confié la permanence de la société. Quelques chapitres de l’Esprit des lois offraient à l’auteur de l’Essai une apologie du christianisme en raccourci ; et les défenseurs du christianisme s’en étaient avisés avant Chateaubriand. Tout le Génie du christianisme est, par avance, dans cette ligne de Montesquieu : « Les principes du christianisme bien gravés dans les cœurs seraient infiniment plus forts que le faux honneur des monarchies », ou, plus parfaitement encore, dans celles-ci, qui serviront d’épigraphe, en l’année 1801, à la Théorie du bonheur de l’abbé Gérard, et en l’année 1802 au Génie lui-même : « Chose admirable ! la religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci. »

« Deux grands hommes... les deux plus grands, Jean-Jacques et Montesquieu... » Pourquoi cette place royale accordée par l’Essai aux auteurs de l’Esprit des lois et de la Profession de foi d’un vicaire savoyard ? C’est que l’un a compris ce que la religion apporte aux hommes et que l’autre a « crié d’une voix sainte : Peuple, on vous égare, il est un Dieu vengeur du crime et rémunérateur des vertus ». Montesquieu, Jean-Jacques, double invitation à la raison et au cœur, aux vertus politiques et à la voix intime de la conscience.

Ce sont d’abord les principes politiques qui l’emportent, sous l’influence des milieux de l’émigration qui lui font accueil depuis la publication de l’Essai, sous celle des « fructidorisés » qui viennent se joindre à l’émigration. Parmi ceux-ci, Fontanes. Il apporte les dernières nouvelles de Paris : la Révolution vient sans doute de reprendre une virulence éphémère, mais la conscience publique aspire à se donner d’autres maîtres. Chateaubriand écoute ce conseiller en compagnie duquel il passe des heures à travers Londres ; et il est prêt à lui obéir quand il l’entend dire : « Travaillez, l’avenir est à vous. » Dans un air saturé de souvenirs et de passions les moindres mots ont des résonances infinies ; l’admiration ou le mépris se changent en enthousiasme et en haine. Ce fut une de ces réactions du sentiment de l’honneur qui accueillit, en 1799, la Guerre des dieux, que Parny venait de publier à Paris : Parny, l’amant d’Éléonore, qui, tout un soir, avait enchanté le Chateaubriand de la vingtième année de ses voluptueux souvenirs. Le Paris de Peltier foudroya cette plate flagornerie de sans-culotte qui sonnait faux sous son clinquant d’Ancien régime ; et l’article anonyme est peut-être de Chateaubriand. Il écrit à Baudus, le 6 mai, qu’il entreprend de composer « une sorte de réponse au poème du pauvre Parny, notre ancien ami, qui vient de se déshonorer bien gratuitement ». Cette réponse deviendra le Génie du Christianisme.

C’est là un « ouvrage de circonstance », et « commencé à la prière de Fontanes », il en convient sans détour. Il écrit le 5 avril à Baudus : « J’ai un petit manuscrit sur la Religion chrétienne par rapport à la morale et à la poésie. Cet ouvrage est très chrétien, tout analogue à la circonstance, et ne saurait manquer de ce succès attaché aux ouvrages de circonstance. » Très chrétien, assurément, comme La Colline inspirée et La Grande Pitié des églises de France sont chrétiens : chrétiens sans la foi. C’est bien ainsi que devaient l’entendre Chateaubriand et Barrès. Dira-t-on qu’un ouvrage de circonstance ne saurait être sincère ? Mais à aucun moment, durant les premiers mois de cette année, l’auteur n’a prétendu que ce fût le livre d’un converti : c’est, au contraire, le livre qui le convertira. Et, au cours des mois suivants, les termes de la même correspondance changent parce que quelque chose a changé dans l’auteur. Il disait circonstance, succès, vente, parti ; et le 25 octobre : « J’y ai mis tout ce que je puis avoir dans le cœur et dans la tête. » Le même jour il adresse à Fontanes une lettre exaltée, trop exaltée assurément, dont le style de néophyte dut surprendre et peut-être faire sourire son circonspect et sceptique ami.

Rétablissons dans son rythme probable la suite de cette année décisive : la conversion est préparée de loin par les circonstances extérieures et peut-être par la nostalgie, par les souvenirs de Bretagne, par la société où vit l’émigré ; elle est précipitée par les entretiens de Fontanes, par le poème de Parny, par l’entreprise littéraire où se jette l’auteur de l’Essai et à laquelle, paradoxalement, l’Essai le conduisait, ainsi que par les réflexions et les lectures qu’elle lui impose ; elle est consommée par la mort de sa mère, confirmée par la mort de sa sœur Mme de Farcy.

 

 

La religion de Chateaubriand a reçu de l’évènement un double caractère, celui de ces années où une France meurt et où une autre France naît ; elle est une religion de l’émotion et de l’imagination.

D’une sorte d’émotion qui s’appellera bientôt romantisme, et qui porte chez Chateaubriand le nom de « vague des passions ». Des souvenirs l’habitent, le temps perdu qui n’est jamais retrouvé. Les cantiques de l’enfance y ont leur place, et ce jour où, à Plancoët, il fut relevé d’un vœu de sa nourrice, et cet autre temps encore où l’écolier de Dol s’était mis à parcourir, en pensée et en désir, « ces deux empires si divers » : le sentiment religieux et les passions, lisant tour à tour un Horace non châtié et une histoire effrayante des confessions mal faites. La tentation et le péché ne cesseront pas de troubler son sens du divin. Les larmes de 1799 se confondront toujours pour lui avec le besoin de la foi. Elle est située en lui dans la région indécise où les idées s’achèvent en sentiments. Les vers des poètes, les remords de Phèdre, les « longueurs de grâces » de Fénelon, l’occupent plus que la controverse et l’appareil des dogmes qu’il a si hâtivement reconstruit à sa manière et à son usage. Comme un Huysmans, il est touché par la liturgie, par le symbolisme, bien plus que par les articles de foi. De ceux-ci il retient surtout la communion des saints ou le Corps mystique, qu’illustrera son poème des Martyrs, parce qu’au lendemain de la Terreur, au temps de Joseph de Maistre, de Bonald, de Ballanche, à la veille de l’apparition de Lamennais, le christianisme senti ne peut être que celui du sacrifice, de la rédemption, de la réversibilité des mérites, du salut par le sang, celui que le Paul Claudel de L’Otage situera précisément dans ce quart de siècle du Génie du Christianisme et des Soirées de Saint-Pétersbourg.

Il faut à cette génération une religion qui parle au cœur. Et aussi qui parle aux sens, qui s’incarne. Tout incroyant ou infidèle qu’il fût, l’auteur de l’Essai sur les révolutions regrettait de n’avoir pas retrouvé au cours de son voyage d’Amérique le visage catholique des cités de France : « Le protestantisme ne sacrifie point à l’imagination », disait-il en évoquant Philadelphie. Je ne sais quelle froideur le glace, sur les terres où se traîne son exil, et il songe, au milieu de ses considérations philosophiques : « Le protestantisme serait mal calculé pour mes compatriotes. »

On pourrait dire, et d’ailleurs on a dit, que cette religion de couleurs, de gestes, de musiques et de parfums, de splendeurs rituelles tient plus du paganisme que du christianisme, et qu’elle ne saurait convaincre une intelligence moderne. On a raillé cette apologie qui consacre deux de ses quatre parties aux ruines, aux harmonies de la nature chères à Bernardin de Saint-Pierre, aux tragédies et au romanesque, aux épopées et au merveilleux chrétien. Mais faut-il que la beauté soit absente de la religion d’un poète, et ce mot est-il dégradant ? C’est par le ridicule que l’on avait naguère prétendu écraser ce qu’il prétendait restaurer ; c’est de ce ridicule qu’il entreprenait de le sauver, en réalisant une partie du programme que Pascal avait fixé à son apologie de la religion chrétienne : la rendre aimable. Le Génie du Christianisme, il en convient, « aurait été un ouvrage fart déplacé au temps de Louis XIV ». Mais non pas trente ans après Louis XV, dix ans après la Terreur. Livre d’un temps, fait pour un temps et à la fin d’un temps. La poésie, qui était morte, va renaître ; l’imagination revendique ses titres que l’idéologie avait abolis ; l’homme, qui se flattait de tout expliquer, retrouve le sens du mystère.

Durant la période où il achève le Génie, et pendant des années encore, Chateaubriand pense tout haut auprès d’un ami qui lui répond : Joubert. Sa religion reflète celle de Joubert ; la religion de Joubert fait écho à la sienne. Pour les entendre se parler l’un à l’autre, il faut lire les carnets intimes de Joubert, longtemps inconnus, et qui ont un charme et une profondeur de confidences. Le 10 février 1797, l’année où paraissait l’Essai sur les révolutions, Joubert instituait en lui-même cet entretien qui est un examen de conscience : « Quel est le caractère des religions que Dieu envoie ? – De rendre ceux qui les embrassent plus pieux que les anciens. – Est-il permis de quitter la religion de ses pères et de chercher d’autres autels ? – Non, si ce n’est par piété. » La piété : il avait vingt ans à peine qu’il méditait sur la vie sacramentelle, auprès de ses maîtres, les Doctrinaires de Toulouse. Il y songeait de nouveau en 1798, y trouvant réponse à ses besoins : « Aucune doctrine ne fut jamais aussi bien proportionnée à tous les besoins naturels du cœur et de l’esprit humains. Ce pain – ces morts » (peut-être, par parenthèse, faut-il lire : ces mots). Et encore, deux ans après que le Génie du christianisme eut paru : « La prière et le sacrifice. – Chaque jour le prier, attacher sa pensée sur cette lumière qui épure, sur ce feu qui consume nos corruptions, sur ce modèle qui nous règle, sur cette paix qui calme nos agitations, sur ce principe de tout être qui ravive notre vertu. – Sacrifice. Lui sacrifier tous les jours... » (23 juillet 1804).

Mais la religion n’est pas seulement sacrifice. Elle porte en elle ses joies, et les joies même des sens et de l’imagination. Sans doute Joubert a-t-il souffert de tout un formalisme rituel auquel il attribue, pour une part, la crise religieuse de son temps : « Ils ont trop voulu mêler la religion avec la vie et trop le culte avec les occupations journalières de la société. Pour trop en avoir occupé les yeux, les oreilles et tous les sens, ils en ont rassasié les esprits. Pour trop avoir prodigué les cérémonies et les solennités ils en ont fait désirer l’absence. La multitude des prières a lassé la piété » (17 décembre 1799). Mais il ne confond pas avec cette routine les splendeurs liturgiques et la pompe de cérémonies millénaires. Chateaubriand aurait pu insérer dans son Génie ces lignes du journal intime de son ami : « La pompe et le faste que vous leur reprochez ont été l’effet et sont la preuve de cette excellence incomparable. D’où sont venues, en effet, cette puissance et ces richesses poussées à l’excès, si ce n’est de l’enchantement qu’elle (la religion chrétienne) mit dans le monde entier ? Ravis de sa bonté, des milliers et des millions d’hommes la comblèrent de siècle en siècle de dons, de legs, de cessions. Elle eut l’art de se faire aimer, celui de faire des heureux » (6 avril 1798). Au Jeudi saint de 1797, un Jeudi saint de fin de révolution, il éprouve cette sorte d’aliénation qui est l’invasion des sens par le spirituel : « Quand il y a une solennité, tant qu’elle dure il faut que ce ne soit plus le cours du soleil, mais elle (c’est-à-dire cette cérémonie), qui règle les heures en quelque sorte. Il faut que son objet plus que la température influe sur les humeurs des hommes pendant ce temps. Il faut en un mot que le caractère du jour s’en ressente et que sa couleur en soit teinte. »

Le Dieu de Joubert est le Dieu des sens. Il est fait de parfums et de lumière, il berce, il enveloppe d’ombres bienfaisantes l’âme-enfant qui s’endort en lui : « Dieu. Il ne serait pas mal de le représenter par des parfums et de la lumière, la lumière au milieu. – Cette vie où notre âme est dans le berceau, si je puis m’exprimer ainsi. Il entoure l’esprit de langes en le couvrant d’obscurités » (27 novembre 1798). Dieu, avait dit Malebranche, est le lieu des âmes ; saint Paul déjà : In illo vivimus, movemur et sumus ; et Vigny traduira Malebranche et saint Paul en vers admirables :

 

            Son Verbe est le séjour de nos intelligences

            Comme ici-bas l’espace est celui de nos corps.

 

Mais Joubert sur ce mode mineur qui est le sien : « Où vont les pensées ? Dans la mémoire de Dieu » (23 septembre 1797).

Cette intimité avec Dieu, cette sensation directe de la vie intérieure, à peine passe-t-elle par l’intelligence et connaît-elle les dogmes, les arguments apologétiques : « Gardez-vous de traiter comme contesté ce qui doit être regardé comme incontestable. Ne rendez pas justiciable du raisonnement ce qui est du ressort du sens intime ; exposez et ne prouvez pas les vérités de sentiment... Les preuves de l’existence de Dieu ont fait beaucoup d’hommes athées » (4 juin 1798). Est-ce là un écho direct de Montaigne et de son Apologie de Raymond Sebond ? Est-ce déjà ce « fidéisme » auquel se complaira la période romantique ? Joubert en est-il bien loin quand il note, le 14 octobre 1798 : « Je n’examinerai point d’abord si cela est vrai, mais j’examinerai s’il faut le croire » ?

Religion de vie plus que de pensée, le christianisme fait moins appel à la connaissance qu’à la pratique : « Dieu a fait la vie pour être pratiquée (le monde pour être habité) et non pas pour être connue » (21 avril 1797). « La religion : remède. Et s’il guérit, qu’importe d’où il vient et qui le compose ? » (25 juin 1800). Jésus-Christ, selon Pascal, est le véritable Dieu des hommes ; et pour Joubert : « Dieu, ce n’est pas son essence, ce n’est pas sa substance, mais nos relations avec lui et ses relations avec nous qu’il nous importe de connaître » (22 août 1800). Et longtemps après, au temps des Martyrs, l’année où Chateaubriand fait prononcer par Eudore un plaidoyer d’apologiste devant les sophistes orgueilleux de leur intelligence, Joubert revient à cette primauté de la vie et de l’utile, qui est une loi de l’existence humaine : « La religion n’est pas seulement vérité, elle est encore utilité » (12 mars 1809).

Peut-être, pour Joubert comme pour Chateaubriand, est-elle surtout utilité.

 

 

Elle est utilité pour le moi de celui qui y fait appel, pour les maladies de son âme, pour son appétit spirituel. Le moi n’est jamais absent de la vie profonde de ces préromantiques. Dans le renoncement même au moi la sainteté est, pour eux, sainteté du moi. Le dernier livre de Chateaubriand, sa Vie de Rancé, sera une méditation sur une vie, le poème d’une vie, comme ses Mémoires d’Outre-Tombe. Les prières, les pénitences et les sacrements l’accompagnent et la nourrissent. Sainte-Beuve peut bien murmurer, distillant dans l’ombre ses poisons : « Tous ces grands serviteurs de l’autel n’en approchent guère, avait dit Paul-Louis Courier. Je voudrais bien savoir le nom du confesseur de M. de Chateaubriand » : l’archevêque de Paris confie au nonce, Mgr Lambruschini, qu’il connaît ce nom, celui d’ « un prêtre sulpicien très pieux et zelante ». Il s’est montré plus d’une fois dans l’humble attitude de l’agenouillement : Maurice Levaillant a pu grouper tout un ensemble de textes dont certains étaient inédits et qui constituent l’amorce d’un livre de prières, commencé sans doute sous le coup de la mort de Pauline de Beaumont.

Mais ce moi ne s’est jamais séparé du fond immense de l’histoire des hommes, de leur action, de leurs besoins. Dès l’enfance il a vu – et, dans son Essai irréligieux, il a la loyauté de le rappeler – les curés de son pays à l’œuvre, se levant la nuit, portant « un Dieu de vie à l’indigent », se dépouillant pour de plus pauvres qu’eux-mêmes. Le christianisme a pris en charge la souffrance des hommes de tous les siècles.

Il hérite des croyances où les hommes ont de tout temps, comme par le souvenir d’une révélation primitive, trouvé leurs raisons et leurs moyens de vivre. Chateaubriand l’avait remarqué dès son Essai de 1797. Il ne voulait voir dans le culte chrétien qu’une survivance inavouée de rites anciens : « La doctrine de la rénovation des choses et de la résurrection des corps..., disait-il en faisant appel à l’autorité de Volney, se tire de la secte de Zénon ou des fatalistes. Il serait aisé... de morceler ainsi tous vos Évangiles et d’en montrer les pièces de rapport. » Ou encore : « Vous retenez de nos jours, dans vos cérémonies funèbres, l’air qu’on chantait à Athènes dans des occasions semblables, au siècle de Périclès et plusieurs de vos sectes marchent encore dans la sandale grecque. La tenture, l’exposition des tableaux, la suspension des lampes, le dais, les vases d’or et d’argent, vous viennent de l’Orient... Vous portez sur vous-mêmes les marques du paganisme sans vous en apercevoir... » Il parlait ainsi, sarcastique, injurieux. Et voici qu’à suivre son idée le fidèle helléniste s’attendrit de retrouver, dans le christianisme moderne, ces restes de l’antique beauté, conservés pieusement. Si les rêves des sages Athéniens ont été réalisés par la sagesse chrétienne, si les Républiques de Minos et de Lycurgue sont vivantes dans les communautés modernes, si la « cryptie » de Sparte survit dans celle de la Trappe, si la liturgie répète les gestes, les paroles, de ceux qui vécurent dans la Grèce des poètes et de Phidias, ce sont là des titres de noblesse, pour l’auteur du Génie comme pour le biographe de Rancé. Dans ce qui n’était, pour un Volney, qu’un plagiat mal dissimulé, une pensée plus profonde reconnaît la traduction de l’évidence universelle ou d’un universel besoin, diffus dans toutes les traditions, chez tous les peuples. L’apologie par le consentement universel, qui sera celle de Lamennais, et dont certains isolés du XVIIIe siècle s’étaient avisés, va s’emparer de l’imagination de Chateaubriand, avec ses souvenirs d’Amérique, ses lectures de voyageurs et de missionnaires. C’est ainsi que l’auteur du Génie triomphera de celui de l’Essai tout en le répétant. Et celui des Études historiques s’applaudira de voir signaler dans les temps abolis, des chrétiens qui préexistaient au Christ : « Loin de détruire la foi, ce serait un nouvel et merveilleux argument en sa faveur, car alors il serait démontré qu’elle est conforme à la religion naturelle des plus hautes intelligences. »

Ces six magnifiques Études de 1831, qui s’achèvent en une longue Analyse raisonnée de l’histoire de France, exposent la philosophie définitive de l’histoire dont l’Essai de la jeunesse était à la fois l’annonce et l’envers. Assurément elle n’est pas celle de Bossuet non plus que celle de Joseph de Maistre. L’histoire n’est pas pour Chateaubriand cette perpétuelle représaille de la Providence, cette vindicte sans cesse renouvelée par les guerres, dont Joseph de Maistre peignait le rouge tableau. Elle n’est pas non plus la ronde vaine d’une humanité condamnée à tourner « dans une sorte d’éternité sans progrès et sans perfectionnement », dans ce « cerceau redoutable » où, selon Chateaubriand, le discours de Bossuet sur l’histoire universelle nous enfermerait. L’auteur du Génie a fini par se rallier à la loi de perfectibilité et de progrès ; et il souhaite que le christianisme, sans être infidèle au magistère unique de son dogme et de sa tradition, enrichisse cette tradition de siècle en siècle : « Son cercle s’étend avec les lumières et les libertés, tandis que la Croix marquera à jamais son centre immobile. »

Faut-il croire que cet esprit de tous les désirs, mais aussi de toutes les lassitudes et de tous les renoncements, ait secrètement pensé que la Providence, partout présente dans l’histoire, et qui était là quand Julien se jetait dans sa dernière campagne, qui inspirait cette folie à ce sage, qui armait les Barbares, qui les poussait, abandonnerait le monde chrétien et laisserait périr son œuvre ? Certains de ceux qui écoutent ses propos s’en étonnent, comme Sismondi : « Il observait, note celui-ci au sortir d’une conversation, la décadence universelle des religions tant en Europe qu’en Asie, et il comparait ces systèmes de dissolution à ceux du polythéisme au temps de Julien... Il en concluait la chute absolue des nations de l’Europe avec celle des religions qu’elles professent. » Il semble que se réveille clandestinement le prophète de malheur de l’Essai sur les révolutions... Mais ouvrons les Études historiques : nous y trouverons le même jugement : « ... Aujourd’hui que nous sommes épurés de ce prince (Julien) par quatorze siècles et que tombent les institutions qu’il proscrivait... » ; et nous comprendrons que la menace qu’il fait peser sur l’Europe ne touche pas le christianisme immortel, destiné à d’autres continents.

L’avenir du monde, tel qu’il le voit, est traversé d’autant de lumières messianiques que d’éclairs apocalyptiques. Si le mot d’œcuménisme avait existé de son temps, ou si celui d’œcuménique avait déjà reçu l’acception que lui a conférée le XXe siècle, on aurait traité d’œcuméniques certaines de ses prédictions ou certains de ses pressentiments. Et peut-être pourrons-nous résumer sa pensée dernière dans ces quelques lignes de l’Analyse raisonnée de l’histoire de France :

 

Aujourd’hui les protestants, pas plus que les catholiques, ne sont ce qu’ils ont été, les premiers ont gagné en imagination, en poésie, en éloquence, en raison, en liberté, en vraie piété, ce que les autres ont perdu. Les antipathies entre les diverses communautés n’existent plus ; les enfants du Christ, de quelque lignée qu’ils proviennent, se sont resserrés au pied du Calvaire, souche commune de la famille. Les désordres et l’ambition de la cour romaine ont cessé ; il n’est plus resté au Vatican que la vertu des premiers évêques, la protection des arts et la majesté des souvenirs. Tout tend à recomposer l’unité catholique ; avec quelques concessions de part et d’autre, l’accord serait bientôt fait. La religion chrétienne entre dans une ère nouvelle ; comme les institutions et les mœurs elle subit une troisième transformation ; elle cesse d’être politique ; elle devient philosophique sans cesser d’être divine.

 

 

 

Pierre MOREAU.

 

Paru dans La Table ronde en février 1968.

 

 

 

 

 

 

 

 

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