Miguel de Unamuno

ou

Le paysage et l’âme espagnole

 

 

 

par

 

 

 

Joseph MOREAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je dois vous avertir tout d’abord que je ne suis pas un spécialiste des choses d’Espagne ; je ne vous parlerai donc pas en professeur, en connaisseur, mais seulement en amateur, ou plus simplement en touriste ; et les impressions dont je vous ferai part sont de celles que plus d’un d’entre vous peut avoir ressenties ; car, pour nous, Français du Sud-Ouest, l’Espagne n’est pas une terre lointaine ; elle est à notre porte ; elle est notre plus proche évasion.

Pourquoi donc vous entretenir d’un pays que beaucoup d’entre vous, peut-être, connaissent mieux que moi ? La joie d’évoquer des souvenirs de voyage, de communiquer mon enthousiasme, ne saurait être un motif suffisant. Mais, arrivé tard à la connaissance de l’Espagne, à un âge où l’admiration cherche ses raisons, j’ai eu, je crois, la chance de trouver pour me les expliquer, pour me découvrir le secret du sortilège hispanique, un auteur dont les touristes français, d’ordinaire, n’emportent point les livres dans leurs valises. C’est ainsi que Don Miguel de Unamuno est devenu pour moi inséparable de l’Espagne ; et je ne saurais vous parler de ce pays, vous dire ce que j’ai vu et ressenti en le parcourant, vous faire part de mes réflexions en face des lieux et des choses, sans évoquer la figure de ce grand écrivain, de cette personnalité si exceptionnelle, et cependant si représentative d’un peuple. C’est lui qui m’a aidé à prendre conscience de son pays ; sans lui, je veux dire sans ses livres, la vision que j’en ai gardée serait confuse et muette, faite d’images dénuées de sens. Aussi ne saurais-je vous parler de l’Espagne sans emprunter la voix d’Unamuno. Mais si cette voix est un secours pour moi, elle sera, je l’espère, un dédommagement pour vous. C’est lui que je ferai, le plus possible, parler à ma place ; en l’écoutant vous reconnaîtrez comme moi, j’en suis sûr, que si le paysage espagnol a besoin pour nous d’un interprète, nous n’en saurions trouver de meilleur que lui.

N’allons pas croire, en effet, malgré la ruée touristique de ces dernières années, que l’Espagne soit un terroir facile, qui se livre sans effort à une curiosité vulgaire. Beaucoup de gens ont éprouvé au contact de ce pays un étonnement qu’ils n’ont pas su dépasser ; ceux-là ont trouvé en Espagne des curiosités, des sites et des monuments remarquables, comme il en est en tout pays ; l’originalité de celui-ci leur est resté fermée. Et pourtant, son accueil est des plus familiers. Nous voici à Hendaye, au bord de la Bidassoa ; nous avons devant nous la montagneuse Espagne, « dont les hautes terres, disait Loti, montent dans le ciel avec des physionomies si âpres » ; et nous n’aurions, semble-t-il, qu’à étendre la main pour saisir cette pittoresque cité de Fontarabie, posée sur l’autre rive comme un bronze ciselé. Mais ce splendide panorama, dominé par les cimes du Jaizquibel, est encore un paysage occidental, fait en majeure partie d’eau calme et de verdure ; il est de ces paysages auxquels nous sommes accoutumés, nous habitants des contrées humides, de cette région que les Romains appelaient la Gaule chevelue, parce qu’elle était jadis couverte de forêts, et contrastait avec la végétation des terres sèches, des pays méditerranéens. Il nous faut être avertis de ce contraste, si nous ne voulons pas être déçus par la plus grande partie du paysage ibérique. Franchissons le pont international. Par-delà les montagnes du pays basque, avec leurs riantes vallées et leurs rivières bondissantes, nous nous attendons peut-être à trouver la féerie du soleil et des couleurs ; mais quand nous aurons passé Vitoria et la dernière province basque, franchi l’Èbre à Miranda, nous serons encore loin des huertas de Valence et de Murcie, avec leurs orangers, leurs palmiers, loin de l’Andalousie avec ses oliviers et ses lauriers-roses ; nous en serons encore séparés par l’immense plateau de Castille, la meseta centrale de l’Espagne, hérissée de chaînes transversales, les sierras ; et avant d’atteindre les bords méditerranéens, dont l’aridité d’ailleurs surprend toujours nos regards et notre sensibilité atlantiques, il nous faudra traverser la monotonie de paysages africains. C’est là que nous aurons besoin d’un interprète, et nul n’est plus apte à ce rôle que Don Miguel de Unamuno : non seulement parce que nul n’a mieux que lui décrit ces paysages, n’en a mieux exprimé le sens, mais aussi parce qu’avant de prendre contact avec eux, son sentiment de la nature était celui d’un homme de chez nous.

 

Unamuno, en effet, né en 1864, a passé son enfance, son adolescence et sa prime jeunesse à Bilbao, le grand port du golfe de Gascogne, à moins de cent kilomètres de notre frontière : ce grand interprète du paysage espagnol était un basque. La ville de Bilbao est construite sur les bords d’une petite rivière de montagne, le Nervion, à l’endroit où il commence à s’élargir pour se jeter dans la mer, à dix kilomètres de là. Sur les deux rives de l’estuaire, la ria, s’est développée une banlieue industrielle, sorte d’avenue maritime qu’enjambe à son extrémité le pont transbordeur de Las Arenas, le fameux puente colgante, la première grande construction métallique de la péninsule, qui, il y a un demi-siècle, exerça sur les imaginations espagnoles la même fascination que sur nos cerveaux d’enfants la tour Eiffel. La ville elle-même est encaissée entre des hauteurs s’élevant d’un côté à quatre ou cinq cents mètres, de l’autre à sept ou huit cents ; et toute cette province de Biscaye offre le charme d’une nature accidentée et accueillante, de frais vallons avec des eaux vives, des sommets accessibles, des horizons pacifiques. C’est dans ce paysage qu’Unamuno berça les songes de son adolescence ; et, après quatre années studieuses passées à l’Université de Madrid, il y revint jusqu’à l’âge de vingt-sept ans ; puis il se fixa à Salamanque, appelé à faire carrière dans la vieille cité universitaire, qui érige sa grande basilique dominicaine et ses deux cathédrales au bord du rio Tormès, à huit cents mètres d’altitude, sur le plateau de Castille, non loin du Douro et de la frontière du Portugal. C’est alors qu’il eut vraiment la révélation du paysage castillan, qui lui était demeuré quasi étranger pendant son séjour madrilène ; et si différent qu’il fût de son paysage natal, il fut saisi par sa grave et sévère beauté. Mais, puisque je ne vous montrerai pas, au cours de cette causerie, d’images lumineuses, il convient que par d’autres moyens je vous fasse une présentation du paysage castillan ; et je ne puis mieux faire que d’emprunter à Unamuno, dans son livre En torno al casticismo, cette admirable description, espérant que votre attention ne sera point lassée par sa lenteur et sa savante monotonie

 

Les violentes averses et les chutes de neige qui s’abattent sur les sierras, et de là se précipitent par les rivières soudainement emportées, ont peu à peu, au cours des siècles, ravagé le sol de la meseta, et les sécheresses qui les suivent ont empêché qu’une végétation fraîche et puissante ne retienne enchevêtrée la molle terre d’alluvions. C’est ainsi que s’offrent à la vue des plaines ardentes, dépouillées, immenses, sans frondaison ni ruisseaux, des plaines où une pluie torrentielle de lumière dessine des ombres épaisses sur des clairs éblouissants, noyant les teintes intermédiaires. Le paysage se présente découpé, profilé, sans ambiance pour ainsi dire, dans un air transparent et subtil.

On parcourt quelquefois des lieues et des lieues, toujours désertes, sans rien apercevoir que la plaine interminable, où verdoie le blé, où jaunit le chaume, si ce n’est quelque procession monotone et grave de sombres chênes-verts, au feuillage sévère et persistant, qui passent lentement espacés, ou de tristes pins parasols qui lèvent leurs têtes uniformes. De temps en temps, au bord d’une pauvre rigole à moitié desséchée ou d’un ruisseau clair, quelques peupliers, qui, dans la solitude infinie, acquièrent une vie intense et profonde. D’ordinaire, ces peupliers annoncent l’homme : il y a par là quelque village, étendu sur la plaine au grand soleil, brûlé par ses rayons, hâlé par le gel, fait de briques le plus souvent, et qui dessine sur l’azur du ciel la silhouette de son clocher. À l’horizon se montre d’ordinaire l’échine de la sierra, et en s’approchant d’elle, on ne trouve pas de ces monts arrondis en forme de gros pains, de ces monts verts et frais, revêtus de forêts, où, parmi la fougère humiliée éclate l’or des ajoncs ou la pourpre des bruyères. Non, ce sont des soulèvements de crêtes osseuses et décharnées, hérissées de rocs, des collines découpées qui mettent à nu les couches du terrain fissuré de soif, couvertes tout au plus de pauvres herbes, seuls lèvent la tête le chardon épineux et le genêt lisse et odorant... Dans la plaine, la route se perd entre des bordures d’arbres, parmi les terres grises, qui, au moment d’accueillir le soleil couchant, s’enflamment d’un rouge lumineux et ardent.

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Vaste est la Castille ! Et quelle beauté dans la tristesse et le repos de cette mer pétrifiée et remplie de ciel. C’est un pays uniforme et monotone en ses contrastes de lumière et d’ombre, en ses tons opposés et pauvres en nuances. La terre se présente comme une immense mosaïque sans grande variété, au-dessus de laquelle s’étend l’azur intense du ciel. Il y manque les douces transitions ; il n’y a de continuité harmonieuse que celle de la plaine immense et de l’azur compact qui la couvre et l’illumine.

Il n’éveille pas, ce paysage, des sentiments voluptueux, ni l’allégresse de vivre ; il ne suggère pas de sensations d’aise et de joie concupiscibles : ce n’est pas un champ verdoyant et gras l’on a envie de se rouler ; il n’a point de ces replis de terre qui vous appellent comme un nid.

 

Ne nous méprenons pas sur le sens de cette dernière réflexion. Sans doute l’auteur songe-t-il, en l’écrivant, à son paysage natal. Il la répète ailleurs en l’appliquant à ces vallons du pays basque « qui attirent et retiennent comme un nid ». Mais il n’est pas besoin d’y être né pour en ressentir l’attrait ; et les natifs de la Castille eux-mêmes se plaignaient, nous dit Unamuno, quand il vint habiter chez eux, de la tristesse et de la laideur (ils confondaient le triste et le laid !) de leur campagne sans arbres ni ruisseaux ; et ils enviaient la beauté des paysages de son Pays basque. Cette région basque et cantabrique, cette Espagne atlantique et verdoyante, exerce sur les habitants de l’aride Castille une bien naturelle séduction. Elle ne les attire pas par des souvenirs d’enfance, mais par un appel bien plus lointain et plus profond. Le sentiment primitif de la nature, nous explique Unamuno, est fait des satisfactions qu’elle procure à nos sens ; et c’est l’obscure réminiscence des émotions éprouvées par nos lointains ancêtres en face de la terre nourricière, de la pluie bienfaisante, de la végétation savoureuse, c’est l’écho affaibli, épuré, transposé, de ces antiques sensations, qui, enrichi par l’art de savantes harmoniques, constitue notre sentiment poétique de la nature. Mais le paysage dénudé de la Castille est bien le moins apte à évoquer ces résonances lointaines, à remuer notre sensibilité dans ses profondeurs vitales :

 

Il n’évoque pas, par sa contemplation, l’animal qui dort en chacun de nous, et qui, à demi éveillé de son assoupissement, se délecte de l’arrière-goût des satisfactions ancestrales ; il n’excite point les appétits pétris en notre chair dès l’aube de notre vie, et qui se régalent à la vue de verdoyantes campagnes et d’une végétation opulente. Ce n’est point une nature où se récrée l’esprit.

 

Entendons par là qu’elle ne le réjouit pas, qu’elle ne le ranime pas par des stimulations extérieures. Ces plaines immenses, pour la plupart des voyageurs qui les traversent, n’engendrent ordinairement que l’ennui ; pour s’intéresser à ce paysage, pour vibrer avec lui, il ne nous faudra pas seulement nous délivrer de nos habitudes d’occidentaux, des goûts issus de nos impressions coutumières ; il nous faudra nous affranchir d’inclinations ancestrales, et chercher dans ce paysage autre chose que ce que l’homme demande instinctivement à la contemplation de la nature. Il ne faudra pas attendre du paysage qu’il nous excite ou qu’il nous divertisse, qu’il s’installe dans notre vide, qu’il nous suggère des états d’âme ; c’est nous qui devrons le prendre pour témoin, méditer devant lui, et faire de son immensité un auxiliaire de notre vie intérieure. Nous accéderons de la sorte à une forme inusuelle et, si l’on peut dire, point du tout naturelle, du sentiment de la nature. En suivant Unamuno dans ses pèlerinages à travers la Castille, nous découvrirons un sentiment de la nature qui est une forme de la spiritualité.

 

 

J’ai m’excuser, en commençant, de substituer à des impressions directes le commentaire d’un auteur ; il me faut aussi me disculper de cette circonstance aggravante que l’auteur choisi était encore un universitaire, un professeur de grec à l’Université de Salamanque, et qui devint même recteur de cette Université. Mais les fonctions administratives, en ce temps-là, qui n’est pas très lointain, et en ce pays, n’écrasaient point un homme ; et quant à ses fonctions de professeur, qu’il exerçait en même temps, Unamuno les remplit consciencieusement, c’est-à-dire qu’il instruisit ses étudiants, leur enseigna ce qu’il était chargé de leur apprendre ; mais il ne crut pas devoir s’attacher à instruire également ses collègues, à réaliser des travaux d’érudition destinés à étendre le savoir, la connaissance de l’hellénisme. Il estimait que d’autres pourraient aussi bien que lui accomplir ce travail ; mais il jugeait qu’il avait, lui, quelque chose de mieux à faire : c’était d’apprendre à ses compatriotes à connaître leur pays. Or (la remarque ne vaut pas seulement pour les Espagnols, mais pour les gens de toute nation) on ne connaît pas son pays quand on n’est pas sorti de son village, ou de son quartier (si l’on habite une grande ville), ou quand on n’a quitté son arrondissement que pour se rendre à la capitale. On ne le connaît pas non plus si l’on ne perçoit de la vie nationale que cette agitation superficielle que l’on appelle l’actualité, ce qu’on en apprend à travers les journaux ; et il ne suffit pas non plus, pour en obtenir une connaissance profonde de se plonger dans ses archives, qui ne sont après tout que de vieux journaux, qui n’ont retenu de la vie nationale que ce qui fut l’actualité d’un jour. On ne connaît son pays, on ne connaît un pays, quel qu’il soit, on ne connaît l’homme, que si l’on sait atteindre sous le quotidien, l’éphémère, ce qui est permanent ; et c’est pour s’affranchir de l’actualité, pour se délivrer des journaux et des livres, atteindre à la connaissance profonde, directe, de son pays et de lui-même qu’Unamuno, aussi souvent qu’il le peut, dès qu’il dispose des quelques jours de vacances, quitte sa cité académique de Salamanque à laquelle il est cependant entièrement attaché, et en chemin de fer, en automobile (il est le contemporain des premières automobiles), à pied, se met en route à travers la péninsule.

 

Comment pourrais-je, dit-il, vivre une vie qui mérite d’être vécue, comment pourrais-je sentir le rythme vital de mes pensées, si je ne m’échappais, dès que je le puis, de la ville, pour courir les champs et les hameaux, manger ce que mangent les pâtres, dormir dans un lit de villageois, ou Sur la terre sacrée, s’il le faut ? pour secouer enfin la poussière de ma bibliothèque ! Si j’étais l’homme de livres que s’imaginent ceux qui ne me connaissent pas, si je n’étais allé d’un endroit à un autre en causant avec tout le monde, si le soleil n’avait contraint plusieurs fois mon visage à changer de peau, croyez-vous que je pourrais conserver ce trésor de passion qui parfois, dit-on, se tourne en injustice ? Non, ce n’est pas dans les livres, ce n’est pas parmi les lettrés que j’ai appris à aimer ma patrie ; c’est en la parcourant, c’est en visitant dévotement tous ses recoins.

 

Et il ajoute :

 

Pour connaître une patrie, un peuple, il ne suffit pas de connaître son âme ce que nous appelons son âme ce que disent et ce que font les hommes ; il est nécessaire aussi de connaître son corps, son sol, sa terre.

 

Et après avoir évoqué une nuit d’orage passée sur les cimes de Guadarrama, ces colonnes de la terre castillane, comme chante le poète, Unamuno s’écrie :

 

Colonnes de mon pays, colonnes qui soutenez son ciel ! celui qui n’a pas serré sur vous ses bras, comment serait-il capable de sentir la patrie ?

 

Mais si tel est le but de Miguel de Unamuno dans ses promenades à travers l’Espagne et le récit qu’il nous en fait, si c’est un but d’éducation patriotique, est-il vraiment le guide qui nous convient, à nous, visiteurs étrangers ? Si nous allons visiter l’Espagne, ce n’est pas afin de devenir nous-mêmes Espagnols ; c’est afin de connaître un pays proche du nôtre, un peuple auquel nous sommes apparentés par la langue et par l’héritage de la civilisation latine et chrétienne, mais que nous sentons profondément différent de nous par les mœurs, les traditions, les coutumes, la race peut-être ; c’est afin d’élargir, au contact de nos voisins, notre expérience humaine, mais non pour cesser d’être nous-mêmes. Cependant, si nous ne voulons nous contenter d’une vision superficielle, si nous ne cherchons pas seulement le pittoresque extérieur, si nous voulons saisir quelque chose de cette façon particulière de sentir, de penser, de vivre, qui constitue ce qu’on peut appeler l’âme de l’Espagne, nous ne saurions refuser de suivre un guide qui, parcourant l’Espagne, s’est efforcé d’expliquer aux Espagnols ce qu’ils sont, comment ils le sont devenus, et quelles raisons ils ont de vouloir continuer à l’être. En entrant dans ses vues, nous percevrons l’intériorité du paysage ; nous nous mettrons en accord avec les sentiments et les réactions intimes des hommes ; nous aurons participation avec le génie de l’Espagne. Mais nous n’aurons pas à redouter cependant de nous aliéner, de devenir des étrangers, de nous perdre nous-mêmes ; car le génie d’une nation, quand il est appréhendé dans sa profondeur, n’exclut point la fidélité de chacun à sa nation d’origine. C’est en ce qu’elles ont de superficiel, dans leurs intérêts matériels, que les nations sont antagonistes. Le génie de chaque nation, dans son essence spirituelle, n’est qu’un point de vue privilégié sur quelque région de la profondeur humaine ; chacune reflète avec un éclat particulier quelque aspect de l’universel.

Aussi bien, si Unamuno est parvenu à dégager avec une admirable clarté la signification du paysage et l’esprit de la nation espagnole, c’est qu’il visait plus loin que ce qui est strictement national. Ce qu’il cherchait par-dessus tout dans le paysage, c’était l’occasion de se retrouver lui-même, de ressaisir l’homme dans sa profondeur et son intériorité. Peu d’écrivains ont manifesté autant que lui le mépris des relations sociales purement extérieures, des réunions mondaines, des conversations oiseuses. Il a horreur des grandes villes, de leur agitation stérile, des obligations complexes qui déchirent les heures utiles, les mettent en lanières, de la multiplicité des contacts superficiels où s’émousse l’originalité des caractères : elles sont, dit-il, le tombeau de l’individualité. Il y a un genre de vie sociale qui anéantit la personnalité, qui détruit l’âme, qui dissout tous les talents dans une médiocrité uniforme ; il faut le fuir ; à cet égard, les champs sont une libération. C’est pourquoi Unamuno est demeuré obstinément un provincial. Il est tendrement attaché à sa bonne ville de Salamanque, où l’on peut flâner en rêvant dans les rues, sans crainte qu’une collision ne vienne interrompre votre songe ; où les visages que l’on rencontre sont des visages connus, qui excitent une réaction de sympathie ou d’aversion, d’hostilité même, mais une réaction cordiale enfin, au lieu de l’anonyme monotonie de la foule qui se déverse dans les artères des capitales, le fastidieux et humiliant spectacle de l’homme en vrac ! Ces petites cités provinciales, pour qui a la force de se soustraire à la routine du billard ou du bridge, du café ou du cercle, pour qui conserve le goût de l’étude et le zèle de la culture, sont le séjour le plus propice à un travail fécond. C’est là, dit plaisamment Unamuno, qu’on vit des heures pleines, des heures carrées ou cubiques, c’est-à-dire qui contiennent, suivant le cas, non pas 60 minutes égrenées, mais 3 600 minutes carrées, ou 216 000 minutes cubiques ; enfin, elles offrent toujours à proximité, pour le délassement intellectuel, le spectacle permanent de la nature.

 

Une ville, écrit Unamuno, du centre de laquelle on ne peut atteindre à pied, en l’affaire d’un quart d’heure, la liberté des champs, est une ville qui ne répond pas à mes plus intimes besoins spirituels.

 

Nous savons quels sont ces besoins : besoin de recueillement, besoin d’échapper à la conversation des hommes, à leur bavardage superficiel, besoin de se retrouver soi-même, besoin d’intériorité. Mais la conversation ordinaire des hommes, précisément parce qu’elle est sans profondeur, ne peut s’attacher qu’à ce qui éveille l’attention par sa nouveauté inattendue, par l’évènement du jour, qui sera oublié demain ; parce qu’elle est superficielle, elle est obsédée par l’actualité. Ce qu’Unamuno demande au contraire à la nature, c’est de le délivrer de l’actualité, de l’intérêt éphémère ; c’est de lui offrir un spectacle accordé à ses méditations intérieures, d’exposer à sa contemplation un objet éternel. Ce qu’il demande à la nature, c’est ce que nous offrent principalement la montagne et la mer. La mer ! non pas la plage bruyante et mondaine, « cette ville si courue de Saint-Sébastien, si propre, si jolie, si bien apprêtée, si gaie, si hospitalière, et (je m’excuse, c’est Unamuno qui parle) si insignifiante ». La montagne ! mais non pas ces stations artificielles, ces grappes de chalets bien peints, avec leurs toits rouges, montrant qu’ils ont été posés là par l’homme aux pentes des vallons verts. Non, la mer dans sa solitude infinie ou le silence inviolable des cimes ! Voilà ce qui nous donne le sentiment de l’immobilité, ce qui nous fait percevoir l’éternité par-dessous le temps. Or, l’immense plaine de Castille, avec son horizon de sierras, « cette mer pétrifiée », selon l’expression d’Unamuno, si elle ne nous suggère pas des sentiments de fraternité, de sympathie vitale avec tous les êtres de la nature, évoque invinciblement la pensée de l’éternel. Vers 1924, l’actualité fit brusquement irruption dans la vie d’Unamuno et interrompit sa carrière universitaire. Le gouvernement militaire du général Primo de Rivera le confina dans File de Fuerteventura, d’où il fut tiré par un voilier français, qui l’amena en terre française, et il dut s’établir quelque temps à Paris, « dans une espèce de cellule, près de l’Arc de l’Étoile ».

 

Ici, écrit-il, dans ce Paris tout bourré d’histoire, de vie sociale et civile, et où il est absolument impossible de se réfugier en quelque coin antérieur à l’histoire et qui, par conséquent, lui puisse survivre ; ici, je ne puis contempler ni la sierra, presque toute l’année couronnée de neige, qui, à Salamanque, nourrit les racines de mon âme ; ni le désert, la steppe, qui, à Palencia, au foyer de mon fils aîné, repose mon esprit ; ni la mer sur laquelle chaque jour, à Fuerteventura, je voyais naître le soleil.

 

Nulle réflexion, peut-être, n’est mieux capable de faire saisir cet appétit d’éternité qui trouve son aliment dans le spectacle de la nature, de son immensité, de son silence, de son immobilité. Seul un intellectuel, estime Unamuno, dans une satiété de livres a pu dire : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. » Pour qui, au contraire, contemple la nature, son uniformité fait renaître chaque jour la même nouveauté. Tout est neuf sous le soleil ; chaque soleil est un nouveau soleil, et chaque jour son coucher est la dernière nouveauté du jour. Dans cette plaine infinie de Castille, c’est l’heure où le paysage s’émeut, où les troupeaux s’acheminent vers les sources, où les paysans regagnent leurs demeures, montés sur leurs mulets, dessinant leur silhouette sur le ciel brillant. C’est l’heure où le soleil rasant fait surgir du sol nu les couleurs qu’il noyait dans son éblouissante clarté. Toutes les nuances de l’ocre, du rose et du violet, qui sous nos climats colorent à certaines heures le ciel, sont alors, là-bas, répandues sur la terre.

 

Quelle splendeur, s’écrie Unamuno, qu’un coucher du soleil sur ces solitudes solennelles ! Use dilate au contact de l’horizon, comme s’il voulait se gorger encore plus de la terre, et il s’enfonce, laissant un poudroiement d’or dans le ciel, et sur la terre le sang de sa lumière. Puis on voit peu à peu blanchir la voûte infinie. Elle s’obscurcît brusquement et laisse tomber, après un crépuscule fugitif, une nuit profonde dans laquelle tremblent les étoiles. Ce n’est pas la douceur des couchants alanguis et prolongés des pays septentrionaux.

 

 

Ainsi, l’immense désert de Castille, s’il n’éveille pas ces sentiments tendres, ces sensations voluptueuses que nous cherchons le plus souvent au contact de la nature, est capable, en raison même de son aridité, de son uniformité, de son étendue infinie, de nous offrir des spectacles exaltants, de nous rendre conscience de l’infini qui est en nous, de notre profondeur, de notre éternité. Ce spectacle nous affranchit de la servitude du présent, nous rappelle la permanence de l’humain ; entendons par là de ce qui est indépendant de l’actuel, et plus généralement des vicissitudes de l’histoire, ce qui constitue au contraire le fond et la substance de l’histoire. Il est nécessaire de marquer brièvement la conception que se fait Unamuno de l’histoire. L’histoire se présente à nous comme une succession perpétuelle d’évènements, de changements ; mais ces changements s’opposent à la permanence d’un sujet dont ils sont les accidents, d’un être dont la vie profonde n’est pas altérée par ces changements.

 

Ceux qui vivent dans le monde, dans l’histoire, attachés au moment historique présent, ballottés par les vagues à la surface d’une mer où s’agitent des naufragés, ceux-là ne croient plus qu’aux tempêtes et aux catastrophes, suivies d’accalmies ; ceux-là croient que la vie d’un peuple peut s’interrompre et se renouer.

 

C’est qu’ils n’en aperçoivent pas la continuité et la permanence ; ils ne saisissent de la vie de l’humanité que les manifestations superficielles ; ils ne voient pas le labeur silencieux et obscur des individus sans histoire, la répétition uniforme des travaux et des jours, le rythme alterné des joies et des souffrances, la pérennité des sentiments et des idées qui constituent la nature humaine, ou plus particulièrement l’âme d’un peuple. Ils ne voient pas l’œuvre immense de l’humanité silencieuse, « ce travail de madrépores par où s’édifie la base des îlots qui émergent de la mer de l’histoire ». Ils ne voient pas cette vie intérieure à l’histoire, « cette vie intra-historique, silencieuse et continue comme le fond de la mer, et qui est la substance du devenir, la véritable tradition, la tradition éternelle, et non la tradition mensongère », exhumée par les politiques des documents d’un passé mort.

Il y a une conception de l’histoire tout à fait remarquable, bien que peu en faveur auprès de nos contemporains. Les uns, le plus grand nombre, avec les purs historiens, ne voient dans l’histoire que la suite bariolée des évènements ; d’autres tentent de s’élever plus haut et d’en saisir la loi, de dégager la courbe du devenir, d’en deviner les prolongements futurs ; ceux-là prétendent faire la philosophie de l’histoire. Un petit nombre seulement, plus prudents peut-être, cherchent à découvrir dans l’histoire, sous les changements perpétuels, sous le déroulement des accidents, la substance immuable, la permanence de l’homme. Ceux-là n’ont ni la superstition du passé, ni celle de l’actualité. Ils n’auscultent pas, comme les prétendus philosophes de l’histoire, l’évènement présent pour y percevoir le frémissement de l’avenir ; ils ne rêvent pas non plus de la restauration d’un passé révolu ; mais dans les monuments du passé, ceux qui restent debout sur la terre des vivants, qui en font l’ornement et la gloire, ils perçoivent la permanence d’une civilisation, l’identité spirituelle profonde des hommes d’autrefois et de ceux d’aujourd’hui, ce qu’Unamuno appelle « la tradition éternelle ».

Veut-on saisir le contraste entre l’historicisme des philosophes et cette conception de la « tradition éternelle » ? Écoutons Hegel, disant que « la lecture des gazettes était une sorte de prière du matin réaliste », et ce sentencieux commentaire d’un hégélien français : « On se situe dans le monde à son réveil, on en épouse le devenir, et on en fait le point. » Écoutons maintenant Unamuno dans le récit d’une de ses excursions, en 1909 :

 

Arrivés à Torrelavega (dans la province de Santander), nous rencontrons un journaliste madrilène, qui commence à nous donner des nouvelles de Barcelone et de Mélilla. Le sempiternel évènement ! La dévorante actualité ! Rien que de l’anecdotique, rien que du fragmentaire, sans qu’il y ait moyen d’en tirer quelque substance ou de lui trouver un contenu ! Combien plus m’apprenaient tout à l’heure de l’âme de la patrie les ombrages silencieux du Val de Pas, et la quiétude ensoleillée du vieux cloître de la collégiale de Santillane.

 

Sur la terre de Castille, notamment, les monuments du passé, les édifices séculaires, dorés par le soleil et conservés intacts par la sécheresse du climat, concourent avec l’immobilité du paysage à détourner l’esprit de ce qui est éphémère, superficiel, fuyant, à nous communiquer le sentiment de ce qui dure, nous supporte et nous dépasse.

 

Pour qui cherche des sensations profondes, pour celui dont l’esprit est préparé à recevoir la révélation la plus émouvante de l’histoire éternelle, je vous déclare que ce qu’il y a de mieux en Espagne, c’est la Castille.

Si vous recherchez l’agrément, le charme, la joie, visitez l’Andalousie, la Galice ; mais si vous voulez ouvrir vos yeux à la poésie des siècles, allez à Tolède, à Avila, à Ségovie, à Salamanque, à Zamora ; allez voir ces petites cités et villes de Castille ou de Léon, revêtues de l’austère noblesse de leurs pierres séculaires. Sans doute ne sont-elles point du goût des nouveaux enrichis ; mais cela même les relève.

 

Mais ce n’est pas seulement la poésie des siècles, l’éternité de l’histoire, qu’elles nous révèlent ; c’est notre intériorité même, notre profondeur spirituelle :

 

Qu’il aille à Séville, qu’il aille à Valence, celui qui veut se divertir, distraire son esprit, celui qui veut tuer quelques jours en vivant à la surface de son âme ; mais celui qui désire entrevoir ce qu’il a pu être autrefois, qui veut vivre avec le fond de son âme, celui-là, qu’il aille à Avila, ou encore qu’il vienne ici, à Salamanque.

 

Avila est le haut-lieu où se concentrent tous les éléments qui forment l’essence de la Castille : son paysage, ses édifices, son esprit. Cette vieille cité ceinte de murailles intactes, dressée sur une colline à plus de mille mètres d’altitude, au centre d’un immense horizon de sierras, incapable de contenir ses couvents et ses églises qui se dispersent sur les pentes environnantes, offre au regard du voyageur qui y arrive un soir d’été, au déclin du jour, quand tournoie dans le ciel un vol de cigognes, « une vision de paix et d’éternité ». Dans notre monde agité et plein de menaces, en proie à la frénésie de la vitesse, du lucre et du gaspillage, stupéfié d’abstractions creuses et convulsé d’appétits primitifs, cette acropole de méditation et de prière apparaît comme un asile où, loin des robots et de leurs guides, les derniers humains pourraient se faire oublier.

 

En contemplant Avila ceinte dans ses murailles, écrit Unamuno, nous pensions vivre à toutes les époques, hors du temps, depuis l’âge des troglodytes jusqu’à cet autre âge de troglodytes qui doit revenir pour le genre humain.

 

En errant par ses rues, en pénétrant dans ses églises, il sent se rajeunir son esprit engourdi d’intellectualité, revivre son âme façonnée par des siècles de christianisme.

 

Une fois de plus, dit-il, je reposai mes yeux, fatigués de lire tant de sottises, sur les lignes sereines de Saint-Pierre, de Saint-Vincent, de la cathédrale ; une fois de plus, mon cœur retrouva sa quiétude dans cette abside, entre les colonnes de grès rouge, dans cet asile de mystère où erra sainte Thérèse.

 

C’est ainsi qu’il se retrouve contemporain de tous les âges, et plus particulièrement des grandes figures de la spiritualité hispanique. On comprend de la sorte sa protestation triomphante : « Non, non, foin de vivre au jour le jour ! il faut vivre au long des siècles ! » (hay que vivir a los siglos).

 

 

Ainsi le paysage et l’histoire ont produit lentement, au cours des siècles, l’esprit de la Castille, qui trouve son expression la plus haute et la plus originale dans la pensée des grands mystiques. Les Espagnols s’entendent souvent faire le reproche (et ils se le font parfois eux-mêmes) de n’avoir pas la tête philosophique. Il est vrai que les œuvres maîtresses de la pensée philosophique n’ont pas été écrites en espagnol. « Mais, répondait Bergson à un Espagnol qui déplorait cette indigence, vous avez de bien plus grands maîtres que tous nos philosophes : vos mystiques, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, qui se sont élevés d’un bond beaucoup plus haut que le seuil auquel nous parvenons par l’effort de notre spéculation. » La spéculation philosophique, du moins en Occident, s’élève ordinairement à l’Absolu en partant de la considération des choses visibles, contingentes ; elle va à Dieu, qui est invisible, en partant de ses ouvrages : ad invisibilia Dei per ea quae facta sunt ; ou si elle dédaigne cette voie, si elle refuse de s’appuyer sur cette base empirique, elle procède par réflexion de l’esprit sur ses propres idées. Pour le mystique, au contraire, ni les idées ni les choses, ni le sensible ni l’intelligible, ne peuvent servir d’intermédiaire pour arriver à Dieu ; l’un et l’autre ne sont que des obstacles ; l’âme doit se détourner de tout objet, présenté par les sens ou par l’entendement, rentrer au plus profond d’elle-même, se mettre directement en présence de l’infini ; elle doit, selon la forte parole de sainte Thérèse, qui ravissait Leibniz, « concevoir les choses comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde ». Or, pareille attitude est celle que suggère la contemplation de l’immensité, et particulièrement de ce paysage infini ou l’éclat du soleil anéantit toute la variété des objets. Les peuples qui sont en contact avec une nature féconde sont enclins à voir des Dieux partout, dans le vent, dans les forêts, dans les sources ; leur sentiment de la nature est un vitalisme généralisé, qui se traduit dans une religion panthéiste ou polythéiste ; pour eux, selon le mot qu’on prête à Thalès, « tout est plein de Dieux » ; et le monothéisme, la conception du Dieu unique, est pour eux une conquête de la pensée rationnelle, de la spéculation philosophique. Tel fut le cas chez les Grecs. Il en fut autrement, semble-t-il, chez certains peuples de l’Orient. « Le monothéisme, disait Renan, est la religion du désert. » Et de fait, ce sont les pâtres du désert, Juifs ou Arabes, qui dès la plus haute antiquité ont professé la religion du Dieu unique et l’ont transmise à l’humanité. L’aride plateau de Castille semble avoir exercé une pareille influence sur le sentiment religieux des hommes qui s’y sont fixés, et qui étaient souvent d’ascendance sémitique. La ressemblance de ce plateau avec les steppes asiatiques est évoquée par Unamuno au terme de ses pages descriptives ; et il suggère comment le paysage castillan invite directement l’esprit à se détacher des sens, à se recueillir dans le « château intérieur », où l’âme saisira la nudité de son essence, en attendant d’être comblée par l’illumination divine.

 

Il est bien propre, ce paysage, à nous détacher du sol, si pauvre, tandis qu’il nous enveloppe dans le ciel pur, dégagé, uniforme. Il n’y a pas ici de communion avec la nature ; elle ne nous absorbe pas dans ses splendides exubérances ; c’est un paysage, pourrait-on dire, qui n’a rien de panthéiste, mais un paysage monothéiste, que nous offre cette plaine infinie où l’homme, sans se perdre, se fait petit, et où il sent, au milieu de l’aridité des champs, les sécheresses de l’âme.

 

Cette influence du paysage sur le sentiment religieux se précisera par le contraste entre la Castille et l’Espagne atlantique, notamment avec sa province la plus occidentale, la Galice. Par bien des traits, celle-ci rappelle notre Bretagne ; mais elle évoque également la province natale de Unamuno, la Biscaye. Seulement, ses monts sont moins hardis ; ses vallées où reflue la mer, ses rias, ont des rives plus basses : tantôt, elles sont entourées de collines boisées et sont parsemées d’îlots, comme des lacs italiens ; tantôt, elles s’infiltrent entre les prairies et les champs et reproduisent, sous une latitude plus tiède, les « campagnes pélagiennes » décrites par Chateaubriand. Partout, sous un ciel humide, un paysage verdoyant, d’où surgissent des édifices de granit, dont le plus majestueux ensemble est celui que nous offre l’austère cité de Saint-Jacques de Compostelle, où le tombeau de l’Apôtre s’abrite dans la crypte d’une vaste basilique romane, dominée de trois tours, audacieuses fantaisies de l’art baroque. Ici, jamais la terre ne montre son squelette de roches nues ; partout il est garni de chair, c’est-à-dire de sol arable, de pâturages, de vergers, de forêts, et la molle ondulation du paysage lui donne, au regard d’Unamuno, un caractère féminin.

 

On a la sensation, dit-il, que la terre a remporté ici une victoire sur l’homme, que par ses ruses, ses sollicitations, ses tendresses, elle l’a poussé à se multiplier ; et comme il n’y avait plus assez de place, il lui a fallu s’en aller, non de gré, mais de force, émigrer comme l’eau déborde, non par humeur inquiète ou esprit vagabond... Elle est si caressante, si douce, si apaisante, cette terre ! Comme il doit en coûter de se désalanguir et de s’arracher de ses bras !

 

On conçoit qu’une telle nature entretienne une sensibilité vitaliste, des croyances panthéistiques. Sur cette terre vit une race latinisée de bonne heure, mais où survit encore le vieux naturalisme celtique.

 

Les fils de cette terre... croient aux fantômes, aux présages, aux sortilèges ; ils gardent la mémoire de leurs morts qui errent par les forêts, et ils vénèrent les arbres. Le paganisme, qui en aucune province n’est mort, mais qui s’est fait baptiser en se christianisant plus ou moins, persiste ici plus vivace que dans les autres régions de l’Espagne, sans doute parce que l’ancêtre du Galicien, un celte, avait une mythologie naturaliste qui manquait au bédouin, aïeul du Castillan, à l’ibère encore rude.

 

Ainsi, le contraste géographique entre la Castille et la Galice, entre le cœur de l’Espagne et sa région atlantique, recouvrant sans doute un contraste ethnique, permet de rendre compte d’une singularité du génie hispanique, de son originalité dans la civilisation de l’Occident. Elle provient d’une sensibilité religieuse particulière, formée par le paysage désertique, et qui se traduit par une propension au monothéisme pur. Grâce à cette disposition de la sensibilité, la méditation des grands mystiques, dédaignant les méthodes spéculatives de la philosophie, a voulu obtenir l’intuition directe de l’absolu ; fermant les yeux au monde extérieur, ils ont cherché dans les profondeurs de l’âme, à travers la « nuit obscure », la conscience immédiate de l’éternel. Mais cet appétit d’éternité, cette volonté de s’approprier l’absolu sont des traits caractéristiques de l’âme espagnole ; ils ont engendré une conception de la vie qui transfigure l’existence d’ici-bas dans une perspective transcendante, qui donne à l’action l’audace du rêve, et qui inspire les héros de Calderon et de Cervantès. Telle est, si l’on peut dire, la vision hispanique de l’homme ; elle s’intègre dans le patrimoine spirituel de l’humanité et peut exercer un rayonnement universel. En tant qu’expression d’une mentalité nationale, elle a eu son heure d’impérialisme : la monarchie catholique, c’est-à-dire universelle, dont rêvait Philippe II, était la réalisation de l’idée théocratique qui régnait sur l’esprit castillan.

 

Chaque fois que je contemple, écrit Unamuno, la plaine castillane, je me rappelle deux tableaux. L’un représente un champ dénudé, sec et brûlant, sous un ciel intense, et dont une grande partie est remplie par une multitude innombrable de Maures agenouillés : leurs fusils sont posés sur le sol, et ils plongent la tête entre leurs mains appuyées sur la terre ; et, en face d’eux, debout, un grand cheik à la face basanée, les bras tendus vers l’azur infini dans lequel son regard se perd, semble s’écrier : « Dieu seul est Dieu ! » Sur l’autre tableau, on voit un immense désert immobile, dans la lumière fondante du crépuscule ; au premier plan, un chardon se détache seul sur l’imposante monotonie et dans le lointain, les silhouettes de Don Quichotte et de Sancho se dessinent sur le ciel agonisant.

« Dieu seul est Dieu, la vie est un songe, et que le soleil jamais ne se couche sur mes états » voilà les souvenirs qu’évoque la contemplation de ces plaines infinies.

 

Monothéisme, idéalisme chevaleresque et mystique, impérialisme théocratique, voilà exprimées dans ces trois devises, les idées, les rêves et les ambitions, les plus hautes pensées et la suprême volonté de l’âme hispanique.

 

 

Devrai-je, en terminant, me disculper d’avoir peut-être déçu votre attente en vous montrant une Espagne si pauvre en bruit et en couleur, si éloignée des chromos de la publicité touristique ou tauromachique. La faute en est au guide que nous avons suivi, et aussi à l’impossibilité de parcourir en si peu de temps toutes les Espagnes. Car il y a plusieurs Espagnes, et il en est une où Unamuno ne nous conduit pour ainsi dire jamais : l’Andalousie. Je ne vois pas qu’il ait évoqué l’allégresse de Séville, la douceur mystérieuse de Cordoue, l’enchantement de Grenade. Au contraire, il retourne souvent, avec une prédilection rare chez un Espagnol, vers le Portugal, « ce jardin de l’Europe, au bord de l’Océan ». Il en aime la tristesse rêveuse, les sites au charme enveloppant, comme ceux de la Galice, et son art à la fois sensuel et mystique. Mais il semble éprouver une médiocre sympathie pour la facilité andalouse, cette avidité immédiate, cette ivresse du présent, qu’on prendrait, à tort sans doute, pour la marque d’une sensibilité superficielle, à fleur de peau. Un autre penseur espagnol, Ortega y Gasset, y a vu au contraire une philosophie de la vie, une forme de sagesse qui a choisi allègrement entre ce qu’on appelle le « niveau de vie », et ce qui fait la joie de vivre. Mais ce qu’Unamuno s’attache principalement à nous faire voir et sentir de l’Espagne, c’est ce qu’on pourrait appeler, avec Bergson, son « altitude spirituelle ». C’est pourquoi il nous invite à venir particulièrement en Castille, à Avila, ou encore chez lui, à Salamanque.

Unamuno revint, après plusieurs années d’exil, dans son Université et sa bonne ville de Salamanque, où il est mort en 1937. Mais son souvenir y est toujours vivant. La vieille Université offre aux regards des visiteurs une remarquable façade platéresque, qui, dit Unamuno,

 

... les invite et leur apprend à admirer... Et cette façade, ajoute-t-il, ouvre sur une cour extérieure, qui est un enchantement et une consolation. Quand ont cessé les clameurs estudiantines, quand sont fermées et muettes les salles de cours, aux heures de repos ou les jours de vacances, surtout par les calmes soirées d’été, ce patio des Petites Écoles, avec la statue de bronze de Fray Luis de Léon, dressée au centre sur son piédestal, avec un geste immobile d’apaisement, est quelque chose qui parle à l’âme de l’éternel et du permanent. Je ne donnerais pour rien au monde ce patio, dont le silence s’emplit de la rumeur des siècles, ce patio sans bruit de tramways ni de chemins de fer, ni de vaine agitation humaine.

 

Mais quand vous aurez visité ce patio et la vieille Université, ne manquez pas d’aller à quelques pas de là, à côté de la cathédrale nouvelle, l’ogivale, contiguë à l’ancienne, qui est romane, voir le palais du XVIIIe siècle où est installée aujourd’hui la Faculté des Lettres ; et sur le palier central de l’escalier d’honneur, vous verrez un admirable buste en granit de Don Miguel de Unamuno. Vous verrez, éternisé dans la pierre, le visage de cet écrivain qui voulut être avant tout un homme, et qui, à cent lecteurs, préférait, conquis par ses livres, un seul ami : un homme d’une espèce qui à notre époque de faux semblant, de publicité, d’arrivisme, risque de se faire rare, un intellectuel cordial. Le cœur et la tête, chez lui toujours en conflit, ont composé la personnalité la plus vivante, la plus riche et la plus attachante. On a dit de lui qu’il avait une tête hérétique et un cœur catholique. Son esprit, ouvert à toutes les audaces de la pensée moderne, en a connu les inquiétudes, les angoisses, les doutes ; il a parlé, à la suite de tel auteur nordique, qui n’était pas encore à la mode, du sentiment tragique de la vie ; et ce sentiment se marque sur son visage par des rides profondes. Mais ses yeux sont pleins d’une lumière ardente, et son front dégagé, qu’inondaient les soleils, garde un reflet de la sérénité hellénique ; et ostensiblement il porte la Croix sur le cœur. Regardez ce visage ; puis prenez ses livres, ceux d’abord où il relate ses promenades à travers l’Espagne ; et il vous conduira vers des spectacles comme ce pays seul peut encore en offrir, à « des visions qui sont hors du temps ».

 

 

Joseph MOREAU.

 

Conférence donnée à Bordeaux, le 16 mai 1953,

sous le patronage de l’Association Guillaume Budé,

et à Paris, le 17 mai 1954, à l’Institut d’Études hispaniques.

 

Paru dans le Bulletin de l’Association Guillaume Budé en décembre 1956.

 

 

 

 

 

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