Paul Verlaine

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles MORGAN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La réputation des poètes finit toujours pas se stabiliser, en quelque sorte, ce qui permet de dire, comme Jean Moréas aux funérailles de Verlaine : « Mais ne parlons plus d’écoles. Aujourd’hui, ici, une seule chose compte : la poésie », sans qu’il soit nécessaire d’ajouter, comme il le fit : « Demain nous pourrons, nous devrons reprendre nos querelles. » Cette stabilisation des réputations justifie l’habitude (qui paraît souvent arbitraire et fastidieuse) de célébrer le centenaire de la mort d’un artiste. Il est plus hasardeux de tenter une mise au point de sa valeur réelle cent ans après sa naissance, mais dans le cas de Verlaine on ne gagnerait guère à attendre 1. Il y a peu de chances pour qu’en 1996 l’opinion sur cet épineux sujet soit plus accommodante ou plus près de l’unanimité que la nôtre. Peut-être la réputation de Verlaine ne se stabilisera-t-elle jamais, et il peut être intéressant de se demander pourquoi.

En premier lieu, personne n’a jamais réussi à l’embrigader dans une école, bien que beaucoup l’aient tenté. Cela avait commencé de son vivant, car lorsque, vers 1885, il devint célèbre et que les jeunes gens s’empressaient autour de sa table, au café, et cherchaient à le monopoliser, tout le monde avait oublié qu’il avait fait ses débuts sous l’égide du Parnasse et qu’une grande partie de l’œuvre qui semblait une bombe révolutionnaire avait été écrite, et même publiée, des années auparavant. À travers tous ses changements de résidence – prisons, hôpitaux, écoles d’Angleterre et de France, misérables taudis dans des arrière-boutiques de marchands de vins – il sauvegarda par miracle une moisson de ses œuvres et, de temps à autre, il y puisa pour faire des volumes dont l’ordre de publication n’est qu’une indication très incertaine sur les dates de composition des poèmes. Si les difficultés s’arrêtaient là, il aurait peut-être encore été possible de rattacher Verlaine à une école ou de suivre son évolution d’une école à une autre. Par un effort de chronologie, s’appuyant sur des dates vérifiables et sur des preuves internes, on aurait certainement pu amasser assez de documents pour classer le poète – des documents qui, datés et étiquetés, auraient permis (pour tout autre que Verlaine) de délimiter peut-être une période Parnassienne, puis une influence romantique croissante, une période de mysticisme catholique culminant dans Sagesse et, finalement, une émancipation païenne (ou une chute dans le paganisme). Mais tous ces efforts sont voués à l’échec. Dans la prison de Belgique où il connut la crise religieuse qui nous donna Sagesse, il composa en même temps des poèmes d’un érotisme exacerbé, et il suffit de voir l’étrange moisson, prose et vers, réunie dans ses Œuvres Posthumes, pour se rendre compte qu’il serait à peine exagéré de dire qu’il était capable d’écrire n’importe quoi, à n’importe quelle époque, de n’importe laquelle de ses différentes « manières ».

Voici, je l’avoue, une affirmation bien vague que je n’avance, volontairement, que pour attirer l’attention sur un aspect particulier de la nature de Verlaine – de sa nature humaine et de sa nature poétique – qui est de la plus haute importance si on veut le juger comme homme et comme artiste. Appelons cela, pour l’instant, sa naïveté – mot qu’il faudra ensuite nuancer mais qui peut nous servir comme donnée générale. De plus, c’est un mot de son vocabulaire, qu’il employait pour décrire une qualité qu’il prisait : « ... la naïveté me paraît être un des plus chers attributs du poète, dont il doit se prévaloir à défaut d’autres. »

Chez lui, la naïveté prenait une forme particulière, entièrement étrangère à l’idée de simplicité. Il ne peut guère avoir existé d’homme moins simple, ni guère de plus naïf, car chez lui la naïveté était l’expression de la faiblesse – une faiblesse portée à un point tel que ce qui, chez d’autres, n’est que simple mollesse et indécision, devenait chez lui une capacité incomparable de recevoir des impressions. Il était sans armure, sans résistance, sans carapace de logique et, de tous les éléments qui composent ce que nous nous plaisons à appeler fermeté de caractère, rien ne restait en lui que des élans et une fidélité désespérée envers les passions défuntes. C’est ce dont sa vie témoigne par une suite de désastres, et son œuvre (parce que s’y ajoute le don d’une musique inégalée) par un génie éolien sans pareil dans la littérature. D’autres ont sondé l’âme et la chair de l’homme plus profondément que lui, ont chanté des mondes plus nobles avec une musique plus haute et plus compatissante, mais personne n’a donné une réponse plus vibrante et, sur-le-champ, plus passionnée, au moindre contact, au moindre murmure de la vie. Il était terriblement vivant. À ses débuts, lorsqu’il se soumettait officiellement à la règle d’impassibilité des Parnassiens, il était capable d’écrire, avec la Chanson des Ingénues, ce qui, de la part de tout autre poète, eût été une suite de vers conventionnels, mais en l’enrichissant d’un charme et d’une mélancolie intensément personnels :

 

            Nous sommes les Ingénues

            Aux bandeaux plats, à l’œil bleu,

            Qui vivons, presque inconnues,

            Dans les romans qu’on lit peu...

 

La fin légèrement « saturnienne » de ce Caprice ne lui enlève rien de sa naïveté verlainienne ; et, bien des années après, dans Parallèlement qu’il nommait « un recueil entièrement profane », ou même dans les Odes en Son Honneur qui sont de beaucoup inférieures, on trouve des vers et même des poèmes entiers qui, dans un contexte violemment opposé aux Ingénues, montrent à quel point la vie le perçait de ses traits, de toutes parts, comme si tous les sens, tous les souvenirs, toutes les prémonitions décochaient inlassablement leurs flèches contre un homme que sa faiblesse rendait la plus offerte des cibles.

Il s’assied à sa table, contemple ses mains et voilà qu’elles lui font peur :

 

            J’ai peur à les voir sur la table

            Préméditer là, sous mes yeux,

            Quelque chose de redoutable

            D’inflexible et de furieux.

 

Puis soudain, les volets protecteurs de l’esprit s’entrouvrent, et c’est l’envahissement de la terreur :

 

            La main droite est bien à ma droite,

            L’autre à ma gauche, je suis seul.

            Les linges dans la chambre étroite

            Prennent des aspects de linceul,

            

            Dehors le vent hurle sans trêve,

            Le soir descend insidieux...

            Ah ! si ce sont des mains de rêve

            Tant mieux – ou tant pis – ou tant mieux.

 

Les résonances intérieures et ce dernier vers inouï, au rythme de music-hall céleste, voilà bien la signature littéraire de Verlaine, qu’il est intéressant de noter au passage et qui a son importance dès qu’on veut étudier son influence ; mais ce poème est remarquable surtout parce qu’il démontre, dans une œuvre brève, la vulnérabilité du poète aux sensations quotidiennes. Le volume religieux de Sagesse en est le témoignage le plus frappant, et, si nous le considérons de ce point de vue, nous ne risquerons pas de dire cette chose absurde que, parce que son auteur revint sans tarder au bordel et à la taverne, sa conversion n’était pas sincère. Le manque de sincérité procède de l’intellect ; il est volontaire, tandis que la conversion de Verlaine semble avoir été, comme tous les actes de sa vie, un abandon. C’est par la qualité totale de son abandon qu’il différait des autres hommes. Aucune flèche ne l’égratignait. Elles entraient toutes en plein cœur. Mais aucune ne le tuait, ni ne calmait sa souffrance, ni n’obscurcissait son génie, sauf dans les tout derniers temps. Les hommes font des distinctions entre les traits du sort ; ils évitent les uns, s’abritent des autres. Verlaine, lui, ne faisait aucune distinction entre ces traits parce que, en tant qu’artiste, il avait un besoin instinctif de les recevoir tous et sans cesse ; en tant qu’homme qui désirait la paix, il les fuyait tous et sans cesse. Tel fut le rapport entre sa vie et son art et le tiraillement entre les deux.

Sa vie fut si scandaleuse que ceux qui veulent le condamner ont une abondance de preuves à leur disposition. Il est inutile de les examiner ici. Ce ne fut point par choix que Verlaine fut un bohème. Quel grand artiste le fut jamais ? La bohème est le passe-temps des médiocres et l’artiste qui s’y trouve plongé désire passionnément s’en évader. En dehors de son art, ce désir passionné fut le seul sentiment constant de Verlaine. Quand il découvrit, à son étonnement, une jeune fille que sa laideur ne repoussait pas, il se précipita, la tête la première, dans le mariage – c’est-à-dire qu’instantanément il s’abandonna sans réserve à l’idée d’un attachement passionné à la vie familiale. La suite de poèmes intitulée La Bonne Chanson, composée en grande partie pendant de trop longues fiançailles, abonde en descriptions de ses rêves de paisible bonheur :

 

            Le foyer, la lueur étroite de la lampe ;

            La rêverie avec le doigt contre la tempe

            Et les yeux se perdant parmi les yeux aimés ;

            L’heure du thé fumant et des livres fermés...

 

Et quand ils se furent séparés, lui qui se plaignait rarement de la société ou de ses malheurs personnels, gagna en force, en intensité poétique – et toujours parce qu’il se soumettait :

 

            Vous n’avez pas eu toute patience.

            Cela se comprend par malheur, du reste :

            Vous êtes si jeune ! et l’insouciance,

            C’est le lot amer de l’âge céleste !

 

Puisqu’il n’avait pu, auprès de sa femme, trouver paix et sérénité, il allait les chercher ailleurs : en province, chez des amis de sa famille, dans une école anglaise où il enseignait tout ce qu’on voulait pour être nourri et logé, ou à l’Hôtel de Ville, comme petit rond-de-cuir. Lorsqu’il eut ce poste, il le remplit assez honorablement. Lorsqu’il l’eut perdu et n’eut plus de travail régulier pour le fixer, il se laissa entraîner à la dérive par tous les vents qui passaient : Rimbaud, l’alcool. Toujours il cherchait un refuge : une ferme, des voyages, et, finalement, une longue série d’hôpitaux. Il s’évada de beaucoup de ces lieux de refuge parce qu’il avait cette ultime infirmité des faibles : la manie de l’action subite, des fugues soudaines, impulsives, irraisonnées. Il ne s’évada pas de l’hôpital, car là il ne pouvait user de la boisson qui était toujours à la source de ses folies. Il s’accrochait à l’hôpital, n’en écrivait que du bien, car là il n’avait plus à se soucier de rien, plus d’ennuis, plus de tracas ; sa faiblesse n’y était plus un danger mais une vertu passive, et il avait toute liberté d’écrire.

Pourquoi la société comprend-elle si peu que la passivité – à des degrés différents, mais la même au fond – est le péché mignon de beaucoup d’artistes ? Après l’histoire des coups de pistolet avec Rimbaud, Verlaine passa, de la société de son ami à la bienfaisante solitude de la prison. Pour lui ce fut un véritable bienfait, étant donnée sa nature. Heureusement, malgré la difficulté qu’on a à se procurer ses Œuvres Complètes 2, on trouve facilement une excellente édition de Sagesse, recueil où il exprime le bouleversement religieux qu’il ressentit pendant son emprisonnement. Il n’est pas du tout paradoxal de dire que, s’il avait eu un caractère plus ferme, ce bouleversement aurait été moins profond sur le moment, ou alors aurait eu des effets plus durables. En fait, comme toujours, il s’abandonna, fut percé jusqu’au cœur et comblé, et, comme toujours, le résultat fut, non point un changement durable dans sa personnalité, à peine un temps d’arrêt dans son éternelle dérive, mais un chant, un miracle de poésie, une naïveté visionnaire que d’autres n’ont approchée que par les lents efforts de la sainteté :

 

            Parfums, couleurs, systèmes, lois !

            Les mots ont peur comme des poules ;

            La Chair sanglote sur la croix.

 

Oui, c’est bien le même Verlaine qui écrivait :

 

            Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,

            Et puis voici mon cœur, qui ne bat que pour vous.

 

Jamais style de poète ne s’harmonisa avec son sujet en une si merveilleuse alliance de souplesse et de précision. Mais remarquez bien que rien ne faisait balbutier Verlaine. Plus l’émotion est profonde, plus clair est le rythme, plus pur le chant :

 

            Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,

                        Simple et tranquille.

            Cette paisible rumeur-là

                        Vient de la ville !

            

            Qu’as-tu fait, ô toi que voilà

                        Pleurant sans cesse,

            Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà

                        De ta jeunesse ?

 

Ce poème se trouve dans toutes les anthologies. Je ne le cite que par dilection personnelle, mais comment faire autrement ? tout Verlaine y est contenu : son désir de paix, son étonnement de l’avoir trouvée, son acceptation immédiate, sa capacité d’abandon (veulerie abjecte dans sa vie, mais dans sa poésie, véritable enchantement), et surtout, sa naïveté qui, s’exprimant par la musique de son innocence profonde (comme si son cerveau était peuplé d’anges) lui permet de dire que, le ciel est bleu et calme –

 

            Le ciel est, par-dessus le toit,

                    Si bleu, si calme !

 

– dans ces deux premiers vers qui échappent à l’analyse mais ruissellent du lait du Paradis.

Une naïveté de cette qualité ne peut servir de base à une école poétique ; on ne peut même pas l’imiter sans se rendre instantanément ridicule. Chez ce Verlaine « ondoyant et divers », rien qui puisse séduire ceux qui exigent des artistes « un message pour leurs contemporains ». On ne peut non plus, comme certains l’ont fait, l’exalter comme un prophète du vers irrégulier et de l’anarchie des syllabes. Il avait grand souci de répudier ces hérésies. Que ses successeurs s’amusent à tenter des expériences : « Je les vois faire et, s’il faut, j’applaudirai. » Quant à lui, il préférait « garder un mètre, et dans ce mètre quelque césure encore, et, au bout de mes vers, des rimes ». Il est pourtant vrai que lui et Mallarmé, ensemble et séparément, ont ouvert de nouvelles voies à la poésie française sous l’égide de leur maître Baudelaire. Verlaine, répondant à ceux qui voulaient le voir innover davantage, exposait ainsi son propre cas : « Mon Dieu ! j’ai cru avoir assez brisé le vers, l’avoir assez affranchi, si vous préférez, en déplaçant la césure le plus possible, et, quant à la rime... » Mais il avait fait beaucoup plus que déplacer la césure, employer l’assonance ou l’écho et libérer l’alexandrin. Prolongeant les « correspondances » de Baudelaire non en tant que théorie, mais par son sens intuitif de la musique, il avait enrichi la tradition française dans son esprit comme dans sa forme, conférant au langage ces harmoniques dont il était si dépourvu et dont il est encore si pauvre auprès de la langue anglaise. Ah non ! les iconoclastes de la forme n’ont pas le droit de proclamer Verlaine leur ancêtre, à moins qu’ils en veuillent bien accueillir le petit poème que voici et que Verlaine avait composé en un charabia anglais qui est authentiquement du même cru que leur style :

 

            I’m bor’d immensely

            In this buffet of Calais,

            Supposing to be, me, your lover

            Loved, – if, true ? – you are please

 

            To weep in my absence

            Aggravated a telegram

            Tiresoome where I count and count

            My own bores for your sake

 

            But what is morrow to me ?

            I start to morrow to London

            For your sake, it, then, suddenly,

            That sadness, so heavy, falls down 3.

 

Sentiment, ponctuation et syntaxe feraient de ce poème un petit chef-d’œuvre de pessimisme introspectif pour anthologie de 1939 ; mais alors, il se serait intitulé Commune ou, pour corser la chose, Chrysanthème ; tandis que Verlaine l’intitula Au buffet de la gare. Mais Jean Moréas avait raison. « Ne parlons plus d’écoles. Aujourd’hui, ici, une seule chose compte : la poésie. »

 

 

Charles MORGAN, Reflets dans un miroir, 1948.

 

Traduit de l’anglais par Christine Lalou.

 

 

 

 

 

 

 

1. Paul Verlaine naquit le 30 mars 1844 et mourut le 8 janvier 1896. Cet essai parut le 1er avril 1944.

2. La difficulté dont parle Charles Morgan, c’est de trouver ces œuvres en anglais, à l’époque où il écrivit le présent article, à savoir les années quarante. (Note du webmestre.)

3. Retraduit littéralement en français, ce poème paraîtra peut-être moins surréaliste à nos lecteurs :

            Je me rase éperdument

            Dans ce buffet de Calais,

            Supposant être, moi, votre amant

            Aimé, – si, vrai ? – vous devez

            

            Pleurer en mon absence

            Exaspérant un télégramme

            Ennuyeux où je dis et redis

            Mes petits tracas pour vous

            

            Mais qu’est demain pour moi ?

            Je pars demain à Londres

            Pour l’amour de vous, cela, alors, soudain,

            Que la tristesse, si lourde, tombe.

  

 

 

 

 

 

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