Les fables de la papauté
au Moyen Âge
par
X. MOSSMANN
Parmi les auteurs catholiques de notre temps dont les écrits semblent incliner vers des réformes religieuses, les lecteurs de cette Revue n’ont pas oublié M. le chanoine J.-J.-I. de Doellinger, de Munich. Ils savent, par l’article de M. Albert Réville, sur l’avenir de la papauté 1, que ce membre distingué du clergé allemand, auteur d’un livre qui a fait une grande sensation, et dont M. A. Nefftzer a, de son côté, rendu compte dans le Temps, parut un instant se poser en émule du père Passaglia, mais que, sommé de se prononcer sur l’autorité temporelle du pape, à laquelle on supposait ses opinions contraires, il n’hésita pas à faire acte de soumission et à désavouer les déductions que l’on pouvait le plus légitimement tirer de ses recherches. Ce désaveu causa une certaine surprise en France, parmi les esprits indépendants. Toutefois, lorsqu’on connaît la distance qui sépare en Allemagne une doctrine de ses conséquences pratiques, il n’y a pas là de quoi s’étonner. M. de Doellinger n’éprouva lui-même aucun embarras de ce recul apparent, et, sans songer un instant à quitter la voie où il s’était engagé, il poursuivit avec la même sincérité ses belles études d’histoire ecclésiastique.
Après avoir envisagé l’Église et la papauté à un point de vue exclusivement historique et politique, il les a prises sous leur aspect légendaire, et, dans un opuscule récent, publié sous le titre qui figure en tête de ce compte rendu, il a révélé le secret de ces fictions bizarres, dont l’importance avait généralement échappé aux modernes et qui ont servi aux générations passées, les unes à nier, les autres à affirmer l’unité monarchique de l’Église et les prérogatives des successeurs de saint Pierre.
On retrouve, en effet, dans les « Fables de la Papauté », le double courant créé par les revendications du Saint-Siège. Il s’en faut de beaucoup qu’elles aient prévalu sans opposition, et le nouvel écrit de M. de Doellinger fournit sur ces longues contestations des faits nombreux qui appartiendront dorénavant à l’histoire des idées au moyen âge. On y peut suivre, aussi bien que dans l’histoire authentique, tout le progrès des conquêtes qui fondèrent la papauté moderne, et souvent même dans ces curieuses recherches on les prévoit, on les devance. De nos jours, les défenseurs du souverain pontificat justifient surtout ses privilèges par des arguments a priori. Au moyen âge, les abstractions ne se réalisaient que quand on leur trouvait des précédents historiques, et l’on peut dire que la papauté n’a jamais manqué de donner à ses prétentions les titres qu’il leur fallait aux yeux des fidèles, sauf à ses détracteurs à les repousser par d’autres preuves souvent tout aussi peu respectables. La connaissance de l’histoire et l’esprit de critique faisaient également défaut des deux côtés, et si le souverain pontificat finit par triompher, il le dut à la force logique de sa situation, au principe même de la hiérarchie sacerdotale, bien plus qu’aux raisonnements qu’il tirait des faits de l’histoire ou des fables qui en tenaient lieu.
Le rôle de ces fictions ne s’est pas borné là. Elles ont pénétré, elles ont laissé leur trace dans la poésie, dans le droit, jusque dans la théologie. À tous ces titres, il faut savoir gré à M. de Doellinger d’avoir détaché ce sujet de l’ensemble des études qu’il a entreprises en vue d’écrire une histoire universelle de la papauté. Il est à désirer que cette œuvre ne se fasse pas trop attendre, car l’auteur possède à un haut degré cette qualité éminente de l’esprit allemand, de ne viser dans ses recherches à aucun système, mais de les pousser dans toutes les directions, sans autre passion que celle de la vérité, quelles que soient les conséquences que l’on en puisse tirer.
I
LA PAPESSE JEANNE –– LE PAPE SILVESTRE II – LE PAPE CYRIAQUE
De toutes les légendes dont M. de Doellinger s’est occupé et qu’il a approfondies, la plus singulière est celle de la papesse Jeanne. Il y a en France une phrase consacrée sur cette étonnante invention : c’est que les auteurs protestants mêmes reconnaissent que le personnage n’a jamais existé. Mais on ne résout pas avec une phrase une énigme historique de cette importance. Le fait est qu’il n’y a pas de question qui ait plus occupé les érudits jusque dans ces derniers temps. En 1843 et en 1845, des auteurs hollandais et italiens écrivaient encore les uns pour, les autres contre l’existence de la papesse Jeanne, et si les plus sages s’accordaient pour reconnaître l’absence de toute preuve véritablement historique, la tradition en elle-même, recueillie par tous les chroniqueurs du moyen âge, n’en restait pas moins un problème digne des plus sérieuses investigations.
Les nombreuses variantes de la fable suffiraient seules pour l’infirmer. D’après la mieux élaborée et la mieux connue, la papesse, d’origine allemande ou anglaise, doit avoir fait, en dissimulant son sexe, ses études à Athènes ; mais peu satisfaite de l’enseignement qu’elle y trouvait, elle se rendit à Rome dont les docteurs jouissaient d’un très grand renom ; elle devint en peu de temps capable de professer à son tour, et se distingua si bien par sa doctrine et par ses mœurs, qu’à la mort du pape et dans l’ignorance où l’on était de son sexe, le clergé et le peuple romain la choisirent unanimement pour souverain pontife. Parvenue du premier coup à la plus haute dignité de l’Église, elle se montra d’abord fidèle à ses antécédents et composa plusieurs préfaces pour la messe. À la fin, la fragilité du sexe l’emporta ; elle se livra à de secrets déportements dont elle ne put prévenir les suites, et un jour qu’elle présidait à une procession, prise subitement des douleurs de l’enfantement, elle accoucha devant tout le peuple, encore revêtue de ses ornements pontificaux, sur la voie publique, où elle mourut et où elle fut enterrée.
Telle est la substance de la légende, et notre auteur est parvenu avec une sagacité, un tact infini, grâce à la méthode la plus ingénieuse, à en retrouver l’origine, la formation, les développements successifs, jusqu’à ce qu’elle eut pris officiellement sa place dans l’histoire des papes.
M. de Doellinger la considère comme une tradition locale de la ville de Rome, fondée sur quatre circonstances qui avaient frappé le peuple.
Dans une rue qui a disparu, entre le Latran et le Vatican, se trouvait une statue amplement drapée, tenant une palme dans sa main, ayant un enfant à ses pieds. Les traits étaient plutôt d’un homme que d’une femme, et l’on suppose qu’elle représentait un prêtre de Mithra, dont le culte a été très-répandu à Rome à partir du IIIe siècle après Jésus-Christ, jusqu’en 378, époque où il fut interdit. Cette statue resta en place jusque sous le règne de Sixte-Quint, qui la fit enlever.
Tout auprès se voyait une inscription bizarre :
P. P. P. P. P. P.
Elle parut aux épigraphistes du temps se rattacher à la statue, et l’on arriva tout naturellement à vouloir interpréter l’une par l’autre.
Une cérémonie usitée lors de l’intronisation des papes et qui se trouve mentionnée depuis l’élection de Pascal II, en 1099, donna la clef du mystère.
Il était d’usage de faire prendre au nouvel élu possession des lieux qui lui étaient plus spécialement destinés. On le conduisait processionnellement par le palais de Latran, en le faisant asseoir dans certains endroits ; il arrivait ainsi jusqu’à l’oratoire de Saint-Sylvestre. Là, se trouvaient deux sièges antiques, en porphyre rose, tirés des ruines de quelque therme et percés. Le nouveau pape commençait par s’asseoir sur le siège placé à droite, où on le ceignait d’une ceinture portant sept clefs et sept sceaux, et où on lui remettait un bâton. Puis il allait s’asseoir sur le siège gauche, où il rendait la ceinture et le bâton au prieur de Saint-Laurent.
Cette cérémonie, dont le sens échappait au vulgaire, emprunta à ses yeux un caractère particulier à la forme des sièges, et, avec cette disposition d’esprit qui le porte à interpréter plaisamment ce qu’il ne comprend pas, le peuple imagina qu’il s’agissait de vérifier le sexe du pape. Le succès de cette naïveté fut incroyable. Pas un des étrangers qui visitèrent Rome ne manqua de la prendre au sérieux. Rabelais y fait l’allusion que chacun sait, et il se trouve des voyageurs qui, au temps d’Innocent X, mentionnent encore l’usage des sièges de porphyre, quoiqu’on y eût renoncé depuis la mort de Léon X. Le sacré collège lui-même ne semble pas avoir repoussé cette explication avec trop de rigueur ; du moins, l’un des littérateurs attachés à la cour de ce dernier pape, Giampietro Valeriano Belzani, dans une oraison adressée au cardinal Hippolyte dei Medici et publiée sous le privilège de la cour de Rome, rapporte la cérémonie tout au long, telle que le peuple la comprenait, en l’ornant de détails nouveaux absolument controuvés.
Une fois que l’on y vit une manière de vérifier le sexe du pape, on arriva bien vite à en conclure que cette vérification avait été rendue nécessaire parce qu’une femme avait un jour surpris la bonne foi des Romains, et il est permis de croire ici, contre M. de Doellinger, que le souvenir des Théodora et des Marosie, qui faisaient et défaisaient les papes, n’a pas été étranger à cette ridicule invention.
Elle fournit la clef du mystère qui s’attachait à la statue et à l’inscription, où on lut couramment :
PARCE, PATER PATRUM, PAPISSÆ PRODERE PARTUM.
« Pardonne, ô Père des hommes, à une papesse d’enfanter. »
Ou encore :
PAPA, PATER PATRUM, PEPERIT PAPISSA PAPELLUM.
« Un pape, un père des Pontifes, qui fut une papesse, accoucha d’un papelet. »
Et la statue devint l’image authentique de la susdite papesse.
Ce qui, aux yeux des Romains, acheva de donner à la fable tous les caractères de l’évidence, c’est que les papes, en se rendant du Latran au Vatican, se détournaient pour ne point passer par la rue qui était censée avoir été témoin de ce scandale, et qui n’avait, au fond, d’autre tort que d’être trop étroite pour se prêter au déploiement solennel d’une procession pontificale.
M. de Doellinger établit que le premier auteur connu qui ait relaté la tradition est le dominicain Étienne de Bourbon, mort en 1261. Lui-même doit l’avoir empruntée à son contemporain et confrère, Jean de Mailly, qui la tenait probablement de la bouche même du peuple de Rome.
De là elle passa sous forme d’interpolation dans la Chronique martinienne. Il existe, sous ce titre, une sorte de double canon chronologique des pontifes et des empereurs, qui a pour auteur un autre dominicain, Martin de Pologne (Martinus Polonus), chapelain du pape et pénitencier, mort en 1274, et qui a joui d’une très-grande autorité. La forme de cette compilation, qui consacrait à chaque personnage autant de lignes qu’il avait régné d’années, sauf à laisser au besoin des lignes en blanc, se prêtait facilement à des surcharges, et c’est ainsi que l’on inséra la papesse Jeanne, sous le nom de Jean VIII, entre le pape Léon IV, élu en 847, et Benoît III, élu en 855, en réduisant de deux ans et quelques mois le règne du premier.
Une fois que le fabuleux pontife eut conquis son rang dans le catalogue, ce fut à qui reproduirait et broderait son histoire. Les clercs qui écrivent des chroniques au fond des couvents, les dominicains et les franciscains surtout, sont les plus ardents à la propager. Ce fait, constaté déjà par les auteurs de l’Histoire littéraire de la France, s’explique, suivant M. de Doellinger, par les luttes de Boniface VIII et de Philippe le Bel, qui portèrent le premier coup au prestige de la papauté, et à partir desquelles on remarque, chez les auteurs qui appartiennent aux ordres religieux, une tendance prononcée à reproduire tout ce qui pouvait affaiblir son autorité.
Quoi qu’il en soit, la papesse Jeanne joua un grand rôle dans la polémique, jusqu’au moment où une meilleure critique parvint à ébranler et finit par ruiner cette masse imposante de témoignages, qui s’étaient accumulés depuis la fin du XIIIe siècle et le commencement du XIVe, et dont plusieurs avaient un grand poids, même aux yeux de l’Église.
Inutile de s’arrêter à toutes les subtilités de la scolastique sur cette prétendue erreur de personne, sur ce fait inouï d’une femme en possession de la chaire de saint Pierre, ordonnant des évêques et des prêtres et composant des préfaces pour la messe, qui furent à la vérité retranchées de la liturgie après la catastrophe finale. Je passe et je rapproche de cette légende celle du pape Silvestre II, notre savant Gerbert (999-1003), qui, d’après M. de Doellinger, a une origine semblable et qui paraît également inspirée par un sentiment de réaction contre le siège de Rome. Elle s’appuie, non plus sur l’obscurité d’une inscription, mais sur un vers outre-mesure que l’ancien archevêque de Reims et de Ravenne doit avoir composé après son élection comme pontife.
SCANDIT AB R. GERBERTUS IN R, FIT POSTEA PAPA VIGENS R.
« D’R Gerbert est promu à R, et devient plus tard pape vigilant à R. »
Pendant un siècle et plus, la réputation de Silvestre II reste immaculée ; mais, sous l’impression des grands évènements que les papes provoquèrent dans la seconde moitié du XIe siècle, et au commencement du XIIe siècle, l’opinion change sur son compte. Orderic Vital raconte, dès 1141, que Gerbert, alors simple étudiant, eut un colloque avec le diable qui lui prédit son élévation en lui adressant le vers en question. Vingt ans après, Guillaume Godell rapporte que Gerbert, pour satisfaire son ambition, avait bien positivement fait un pacte avec le malin. La fable se produisit bientôt avec tout son développement, et, comme pour celle de la papesse Jeanne, les dominicains en furent les plus actifs propagateurs. On prétendit que Satan, en achetant l’âme de son disciple Gerbert, lui avait accordé qu’il ne mourrait que lorsqu’il aurait dit la messe à Jérusalem. Gerbert se promit de n’aller jamais en Terre-Sainte et se crut dès lors en parfaite sécurité. Une fois assis dans la chaire de saint Pierre, il n’interrompit pas ses relations avec Satan ; ses conférences avec lui étaient journalières ; sur toutes choses il le consultait. Mais s’il évita de se rendre dans la ville de Jérusalem, il ne prit pas garde à l’église du même nom à Rome ; la première fois qu’il y dit la messe, l’arrivée des démons lui fit comprendre que son heure était venue. Dans sa terreur et son repentir, il confessa son crime devant tout le peuple, puis, pour l’expier, il se fit couper en pièces, un membre après l’autre. Mais il n’obtint pas le repos dans le tombeau où il fut enterré : dans certains moments, ses ossements s’ébranlent et s’agitent, et le bruit qu’ils font annonce la mort prochaine du pape régnant.
M. de Doellinger croit cette fable d’origine romaine, comme celle de la papesse. Les Romains, dit-il, ne pouvaient voir d’un bon œil un pontife de basse extraction, étranger à leur aristocratie, et qui apportait à Rome ce goût extraordinaire pour les sciences qui l’avait mené jusque chez les Maures d’Espagne. De là le soupçon de sortilège, et, dans la lutte de l’Empire et de la papauté, les ennemis de Rome s’empressèrent de se faire une arme d’une tradition populaire aussi humiliante pour les pontifes. Le cardinal Bonnon, qui écrivait vers 1099, paraît l’avoir recueillie le premier : il fait de Rome le siège d’une véritable école de magie noire, qui remontait au pape Silvestre II. L’archevêque Laurent d’Amalfi, qui prédisait l’avenir et comprenait le chant des oiseaux, fut l’un des premiers adeptes. Il transmit sa science aux papes Benoît IX et Grégoire VI, ce dernier l’enseigna à son tour à Hildebrand, qui devint plus tard si célèbre sous le nom de Grégoire VII.
On ne saurait trop admirer cette légèreté incomparable de l’opinion et des historiens du moyen âge, qui leur faisait accueillir aveuglément les contes les plus absurdes, les faits les plus monstrueux. Il est vrai que l’habitude de mettre la tradition au-dessus de toute critique personnelle disposait mal au rationalisme obligé des études historiques, et je trouve l’insertion du pape Cyriaque dans le catalogue des souverains Pontifes, opérée vers la même époque, plus extraordinaire encore que celle de la papesse Jeanne.
On sait combien le moyen âge fut curieux de reliques. Chaque tombe ancienne fut supposée renfermer les ossements de quelque saint. Il ne s’agissait que de trouver son nom, et ce n’aurait pas été une tâche facile pour des antiquaires modernes. Mais à une époque où la possession de reliques équivalait pour les églises à un accroissement de fidèles – cette remarque appartient à M. de Doellinger –, on était moins embarrassé pour se tirer d’affaire. Vers le milieu du XIIe siècle, vivait dans le couvent de Schœnau, près de Trèves, une religieuse du nom d’Élisabeth, sorte de voyante, d’extatique, de medium, dont les révélations avaient le plus grand crédit, et que l’on avait consultée notamment sur les nombreux restes humains déterrés aux environs de Cologne, dans un cimetière antique connu sous le nom d’ager Ursulanus. Elle les avait rattachés à la légende de sainte Ursule et de ses compagnes. Plus tard, les fouilles amenèrent au jour des tombeaux avec des inscriptions évidemment forgées, qui se rapportaient à des prélats, à des cardinaux et même à un pape : S. Cyriacus papa romanus, qui cum gaudio suscepit sacras virgines et cum iisdem reversus martyrium suscepit. « Saint Cyriaque, pape romain, qui accueillit avec joie les pieuses vierges et qui, étant parti avec elles, reçut également le martyre. » On s’empressa de soumettre les pierres qui portaient ces inscriptions à Élisabeth de Schœnau, afin qu’elle les expliquât. La bonne religieuse eut une vision et de là l’histoire suivante : « Lorsque Ursule et ses compagnes arrivèrent à Rome, le pape Cyriaque régnait depuis un an et onze jours, comme dix-neuvième successeur de saint Pierre. Pendant la nuit, il fut averti en songe de renoncer à sa dignité et de suivre les vierges, parce qu’il était prédestiné à partager leur martyre. Il abdiqua entre les mains des cardinaux, qui le remplacèrent par le pape Anthéros. Le clergé romain éprouva un tel déplaisir de cette retraite que le nom de Cyriaque fut rayé du catalogue des pontifes. » Après cela il ne restait aux chroniqueurs du XIIIe siècle aucune bonne raison pour ne pas admettre le pontificat de saint Cyriaque. Martin de Pologne insinua même que ce pape ne s’était pas tant démis par piété que sous l’empire des charmes séduisants des onze mille vierges. Les canonistes puisèrent de confiance des arguments dans le fait de cette abdication, et quand il s’agit de trouver des exemples pour justifier celle de Célestin V contre ceux qui prétendaient que l’évêque de Rome, n’ayant pas de supérieur ecclésiastique, ne pouvait se démettre, on n’hésita pas à citer le pape Cyriaque et sa retraite volontaire en compagnie des onze mille vierges.
II
LE PAPE MARCELLIN ET LE CONCILE DE SINUESSA. -– LE PAPE ANASTASE II, LE PAPE HONORIUS Ier
Ce n’est pas sans motif que M. de Doellinger ouvre son cycle de légendes par des fictions pareilles. Outre qu’elles sont la meilleure preuve de l’universelle crédulité du moyen âge et du parti qu’on en pouvait tirer à l’occasion, elles nous font comprendre les mouvements de l’opinion devant les prétentions chaque jour renaissantes de la papauté. La cour de Rome poursuivait deux buts qui se tenaient étroitement : d’une part, la suprématie sur les Églises nationales ; de l’autre, la suzeraineté sur les princes temporels. Ces visées remontent sans doute très-haut dans l’histoire de l’Église romaine, et il n’a pas été difficile à ses apologistes de fournir des preuves de leur ancienneté ; mais les faits qui peuvent leur être opposés ne sont ni moins nombreux, ni moins décisifs, et nulle époque peut-être n’en fournit plus que le pontificat de Symmaque, de 498 à 514. Ce règne n’est qu’un long litige, l’anarchie est à son comble ; la sûreté personnelle du pontife est menacée jusque dans l’intérieur de sa ville épiscopale. Dès l’avènement de Symmaque, le clergé et le peuple se divisent, et on lui oppose un antipape, l’archiprêtre Laurent. Pour mettre fin au schisme, on soumit la double élection au jugement du roi Théodoric, quoiqu’il fût arien. Il décida en faveur de Symmaque que le véritable pontife était celui qui avait été ordonné le premier. Laurent se soumit ; mais, peu après, ses partisans accusèrent Symmaque, si nous en croyons Fleury, de quelque crime contre la pureté. Cette accusation réveilla le schisme ; le peuple, le clergé, le sénat se partagèrent de nouveau, et la lutte gagna la rue où se commirent toutes sortes d’excès. Pour ramener la paix, Théodoric recourut à un concile auquel Symmaque consentit d’abord à remettre le jugement du fait qu’on lui imputait. Le concile, rejetant le libelle des accusateurs pour vice de forme, déclara le pontife déchargé devant les hommes, mais remit sa cause au jugement de Dieu. C’est à cette grave affaire que se rapporte l’apologie du diacre Ennodius, où l’auteur soutient que Dieu ne permet l’accès du saint siège qu’à des hommes éminents en vertu, ou qui le deviennent par leur élévation même, et que si leur propre mérite est insuffisant, ils bénéficient de celui du premier évêque de Rome, saint Pierre.
Les défenseurs de Symmaque ne se contentèrent pas d’exposer le principe alors nouveau de la sainteté nécessaire du sacerdoce ; on voulut démontrer de plus, par les faits de l’histoire, que les conciles n’avaient aucune autorité pour juger le souverain pontife, et l’on produisit la fable suivante :
« Au début de la persécution de Dioclétien, le pontife du Capitole remontra au pape Marcellin qu’il pouvait bien offrir l’encens aux dieux, puisque les trois Mages l’avaient offert au Christ enfant. Le pape, ne pouvant se tirer de ce raisonnement et ne voulant pas cependant se rendre d’emblée, on convint de soumettre la difficulté à Dioclétien, alors en Perse, qui ordonna naturellement à Marcellin d’offrir l’encens. On conduisit le pontife dans le temple de Vespasien, où, en présence de nombreux chrétiens, il sacrifia à Hercule, à Jupiter et à Saturne. À cette nouvelle, trois cents évêques quittent leurs diocèses et se réunissent en concile, d’abord dans une grotte près de Sinuessa, puis, comme elle se trouva trop étroite, dans la ville même. Trente prêtres romains siègent avec eux. On commence par destituer de leurs fonctions un certain nombre de prêtres et de diacres, uniquement parce qu’ils s’étaient séparés de Marcellin au moment où ils l’avaient vu entrer dans le temple. Le pape, comme chef suprême de l’Église, ne peut être jugé, les trois cents évêques en tombent d’accord. Cependant il comparaît, il essaye de se justifier, mais soixante-douze témoins l’accusent, leur témoignage l’accable, il reconnaît sa faute et prononce sa propre déchéance. Ce fait mémorable arriva précisément le 23 août 303. Les évêques, au lieu de rejoindre leurs troupeaux, restent tranquillement réunis à Sinuessa, jusqu’à ce que Dioclétien, que la nouvelle de leur concile avait rejoint en Perse, donne l’ordre d’en mettre un grand nombre à mort. »
Les témoignages sur le pape Marcellin sont douteux. M. de Doellinger incline à croire qu’au temps de Symmaque, on pouvait conserver encore à Rome le souvenir de sa coupable faiblesse pendant la persécution, et que cette tradition servit de point de départ au faussaire qui forgea les actes du concile de Sinuessa. Le but qu’il se proposait est évident aux yeux de notre auteur ; il s’agissait simplement d’établir, par un précédent favorable à Symmaque, que le souverain pontife ne relève d’aucune juridiction humaine. En même temps, il chercha à insinuer que les laïques ne pouvaient être admis à accuser les ecclésiastiques, ni les clercs inférieurs leurs évêques. C’était le chemin le plus sûr pour atteindre la souveraineté : du moment qu’on limite le droit de porter plainte contre un corps hiérarchique, l’inviolabilité qu’il acquiert plus ou moins par là le rend irresponsable, infaillible dès lors, et, par conséquent, à un degré quelconque souverain.
Au moment où se produisirent les faux actes du concile de Sinuessa, l’Église romaine était loin encore de réclamer officiellement de telles immunités. L’apostasie de Marcellin, affichée ou imaginée par les partisans de Symmaque, ne plaidait guère en faveur de l’infaillibilité pontificale, et Gerson et Gerbert se prévalurent du fait, comme de l’hérésie de Libérius, pour soutenir la légitimité du concile qui se réunirait sans le pape ou contre le pape.
Je ne m’arrêterai pas à l’étude approfondie que M. le chanoine de Doellinger a consacrée au pape Libérius (352-366) et à sa transaction avec les évêques ariens de la cour de l’empereur Constance. Les historiens ecclésiastiques reconnaissent généralement cette défaillance et l’excusent par la pression qu’à la faveur d’un exil rigoureux, Constance exerça sur Libérius, afin d’imposer plus facilement à l’Église de Rome l’antipape Félix, qui ne faisait point difficulté de communiquer avec les évêques ariens. Joseph de Maistre remarque que Libérius, en adhérant aux formules hérétiques, ne se prononçait pas ex cathedra, et dès lors ne souillait pas l’inaltérable orthodoxie de son siège. L’histoire de ce pontife ne rentre dans le sujet traité par notre auteur que par la confusion que les anciens historiens de l’Église ont faite à partir du VIe ou du VIIe siècle, entre Libérius et son compétiteur Félix ; le premier, pendant toute sa vie, objet de l’attachement des Romains, passa dans la suite pour un tyran sanguinaire, un hérétique et un persécuteur de la vraie foi, tandis que le second, institué par les évêques ariens, parjure, imposé aux Romains par l’autorité de l’empereur, se transforma en héros de l’Église, en martyr et en saint. M. de Doellinger explique parfaitement les causes de cette erreur, préparée par des pièces fausses qu’il attribue à cette nombreuse fraction du clergé romain qui, pendant l’exil de Libérius, avait, au mépris de ses serments, reconnu le pontificat de Félix, et qui furent admises d’autant plus facilement comme authentiques que la fable du baptême reçu par Constantin à Rome avait profondément violé le fond de toutes les traditions historiques du clergé et du peuple romain.
Je ne parlerai pas davantage du pape Anastase II (496-498), que, par une erreur singulière, le décret de Gratien fait mourir de mort subite au moment où il allait entrer en communion avec les fauteurs de l’hérésie des monophysites, et dont la Divine Comédie place le tombeau dans le cercle infernal des docteurs de l’hérésie et des victimes de leurs séductions. M. le chanoine de Doellinger fait remarquer, du reste, combien les adversaires de la primauté de saint Pierre au moyen âge furent malheureux dans le choix des papes dont ils alléguèrent les défaillances contre les prétentions de leur siège à l’infaillibilité, tandis qu’ils ignorèrent absolument le fait d’Honorius Ier (625-640), condamné solennellement comme hérétique par un concile général, et dont l’Église romaine elle-même dut admettre la condamnation. Joseph de Maistre prend, ainsi que sa thèse l’y obligeait, la défense de ce pape si justement flétri, et, ne pouvant pas l’absoudre de tout soupçon, il en arrive à insinuer que les Grecs ont pu fort bien falsifier les actes pour faire pièce au saint siège :
. . . . . Et quidquid Græcia mendax
Audet in historia.
M. de Doellinger trouve en général cette méthode, si commune aux défenseurs obstinés d’une doctrine préconçue, infiniment commode, mais indigne d’une critique sérieuse.
Le concile de Nicée, en établissant contre les Ariens la divinité de Jésus-Christ, n’avait pas prévu tout ce que le génie des Orientaux allait imaginer, sur ce dogme, de commentaires, d’explications, d’arguties et de transactions. Suivant Pluquet, dans son Dictionnaire des hérésies, Nestorius, pour ne pas confondre dans Jésus-Christ la nature divine et la nature humaine, avait soutenu qu’elles étaient tellement distinctes, qu’elles formaient deux personnes. Eutychès, au contraire, pour défendre l’unité de personne, avait tellement uni la nature divine à la nature humaine, qu’il les avait confondues.
L’Église définit contre Nestorius qu’il n’y avait qu’une personne en Jésus-Christ, et contre Eutychès qu’il y avait deux natures.
Les monophysites crurent échapper aux effets de cette condamnation en soutenant que, si la nature divine et la nature humaine restaient distinctes, du moins la volonté humaine disparaissait tellement devant la volonté divine, qu’il n’y avait plus en Jésus-Christ que l’action du Verbe. Telle fut l’origine du monothélisme, qui parut aux yeux de quelques Églises d’Orient un moyen terme, un accommodement licite entre la croyance orthodoxe et l’hérésie des monophysites. Sur cette base, les patriarches Cyrus d’Alexandrie et Sergius de Constantinople opérèrent la réunion des catholiques et des dissidents. Il restait à gagner le pape Honorius à ces vues : Sergius se chargea de lui écrire.
Le pontife abonda dans le sens des deux patriarches, et, en leur répondant, il leur accorda que si les deux natures produisaient en Jésus-Christ deux volontés, du moins la volonté divine l’emportait tellement que celle de la créature ne jouait plus qu’un rôle absolument passif et disparaissait même en quelque sorte. Bref, Honorius reconnut en termes formels, plus expressément encore que Sergius, « qu’il n’y avait qu’une volonté en Jésus-Christ ». Cependant le point de départ une fois admis, il était plus juste, suivant la remarque de notre auteur, de dire que la nature humaine du Christ, absolument impeccable, ne pouvait produire qu’une volonté conforme à celle de la nature divine, en un mot, que les deux volontés s’unifiaient malgré la distinction des deux natures.
Je ne m’étendrai pas davantage sur cette question de haute théologie ; il suffit de dire que Sergius et les autres fauteurs du monothélisme, réunis en concile, placèrent la décision dogmatique du pape sous les yeux de l’empereur Héraclius, qui, pour mettre un terme à des divisions religieuses si funestes à l’Empire, rendit un décret connu sous le nom d’Ecthèse, pour assurer l’union des Églises dans la doctrine des monothélites. Ce décret est daté de 639 ; Honorius mourut l’année suivante.
L’Occident tout entier se souleva contre ce dogme erroné, et il parut clairement qu’à Rome, la manière de voir du pape défunt n’était partagée par personne. Ce fut en vain que les monothélites produisirent les lettres d’Honorius à Sergius, ainsi que celles qu’il avait écrites sur la même matière et dans le même sens aux patriarches Cyrus et Sophronius. Dans le concile de Latran de 649, où l’on donna lecture de la défense des nouveaux hérétiques, personne ne s’éleva pour justifier le pontife. Cependant il ne fut pas compris dans la condamnation que le pape Martin Ier et le concile lancèrent contre les patriarches Sergius, Pyrrhus et Paul de Constantinople, Cyrus d’Alexandrie, et contre l’évêque Théodore de Pharan.
Le concile œcuménique de Constantinople, de 680, qui eut à se prononcer de rechef sur le monothélisme, à une époque où l’opinion de l’Orient sur ces questions obscures s’était formée, n’imita point la discrétion du concile de Latran, malgré la présence des légats du pape Agathon. L’anathème prononcé contre la nouvelle erreur fut renouvelé, et on y mit le pape Honorius au même rang que les autres coupables. On déclara qu’il s’était en tout rallié aux vues de Sergius, qu’il avait propagé parmi les peuples catholiques l’hérésie du monothélisme, qu’il avait encouru le même anathème que Sergius, car ses écrits, comme pontife, étaient absolument contraires aux dogmes apostoliques et aux décisions des conciles.
Il n’est donc pas possible, ainsi que le remarque M. de Doellinger, de prétendre que le concile n’avait voulu que blâmer le jugement précipité d’un pontife surpris par l’apparition d’une nouvelle erreur. Il est vrai que, suivant lui, il faut toujours en pareil cas un temps plus ou moins long pour permettre à l’Église de se reconnaître et de s’orienter ; mais le concile ne s’arrêta pas à cette considération : il entendait bien flétrir l’hérésie personnelle dont Honorius s’était rendu coupable et l’appui qu’il avait prêté aux fauteurs de l’hérésie, au lieu d’éclairer les fidèles de la lumière de la pure doctrine. C’est par de telles rigueurs que l’orthodoxie religieuse se sauvegardait. « L’Église primitive avait été plus réservée, c’est M. de Doellinger qui nous l’apprend : elle ne craignait pas de mettre des ménagements dans le jugement d’évêques isolés qui avaient erré sur des questions non encore résolues. Mais depuis que le Ve concile œcuménique eut commencé, en 553, à anathématiser les écrits et la personne des fauteurs d’hérésie, les rigueurs ne connurent plus de bornes. » Elles n’épargnèrent même plus les morts : parmi les personnages condamnés à Rome comme monothélites, il y en avait trois qui ne vivaient plus. L’un d’eux, le patriarche Paul, n’était coupable que d’avoir écrit au pape Théodore qu’il s’en tenait à l’enseignement du pape Honorius, et d’avoir reconnu le décret de l’empereur Constant connu sous le nom de Type, où le souverain se bornait à défendre d’agiter de nouveau les questions controversées. Le concile de Latran avait établi un précédent dont les évêques d’Orient rassemblés à Constantinople s’autorisèrent pour retourner, contre la mémoire d’un pontife de l’Église romaine, la flétrissure qu’il avait infligée autrefois à des patriarches de l’Église d’Orient. Du reste le concile de 680, indépendamment de toute rivalité d’Église, ne pouvait que confirmer le jugement du concile de Latran contre le monothélisme et ses principaux fauteurs, à moins de ruiner des décisions qui avaient pris rang parmi les canons, et que les légats du pape Agathon avaient certainement mission de défendre.
Son successeur, le pape Léon II, eut à donner sa sanction aux actes du concile de Constantinople et à la sentence portée contre l’un de ses prédécesseurs. Il ne fit aucune difficulté, ainsi qu’il l’annonça à l’empereur, « parce qu’Honorius n’avait pas éclairé l’Église de Rome par l’enseignement apostolique, et que jadis immaculée, il l’avait souillée par une erreur sacrilège ».
Ce curieux point d’histoire ecclésiastique a été élucidé par M. de Doellinger avec une abondance de preuves qui dissipe toutes les obscurités. Il suffit du nombre des documents allégués pour détruire de fond en comble l’hypothèse de la falsification imaginée par Joseph de Maistre. Le fait est confirmé d’ailleurs par des pièces que les Grecs n’ont jamais eues entre les mains. Il est expressément mentionné dans la profession de foi que l’on exigeait alors des papes nouvellement élus et dont la formule nous a été conservée ; on y rappelle le VIe concile œcuménique qui fut présidé par les légats du pape Agathon, et qui fixa définitivement le dogme sur les deux volontés du Christ ; les quatre patriarches de Constantinople qui avaient soutenu l’hérésie contraire, Sergius, Pyrrhus, Paul et Pierre, sont déclarés anathèmes, de même qu’Honorius qui avait partagé et qui favorisa leurs fausses doctrines.
Un autre document officiel de cette époque, le Liber pontificalis, garde le silence sur les écarts hétérodoxes d’Honorius, dont il fait la biographie. On conçoit qu’à mesure que le Saint-Siège portait plus haut ses prétentions à une orthodoxie infaillible, le souvenir d’un fait qui leur était si contraire dut s’effacer de plus en plus, et c’est ainsi qu’on put soutenir de très-bonne foi, pendant tout le moyen âge, que jamais les papes n’avaient erré. L’embarras des apologistes ne fut que plus grand, lorsque le progrès des études historiques permit de rétablir la vérité du fait, et il y a plaisir à suivre les raisonnements de tant d’avocats malheureux pour en atténuer la portée.
III
LE PAPE SAINT SILVESTRE – LE BAPTÊME ET LA DONATION DE CONSTANTIN
Parmi les études que M. le chanoine de Doellinger a rassemblées dans sa brochure, celle qui concerne la donation de Constantin offre un intérêt particulier dans un moment où la question de la souveraineté temporelle des papes est encore en suspens.
Les modernes n’ont plus aucun doute sur la religion de Constantin. On sait que, tout en renonçant au culte ancien, il ne se soumit au baptême que vers la fin de sa vie, dans un de ses palais, près de Nicomédie, et qu’il le reçut de la main de l’évêque arien Eusèbe. Le moyen âge devait répugner à admettre la vérité sous une forme si contraire à ses préjugés ; il lui parut impossible que le premier empereur chrétien, fils de sainte Hélène, eût marqué si peu d’empressement à faire profession de la religion du Christ, et qu’il fût entré par la mauvaise porte dans le giron de l’Église. Ce sentiment donna naissance, dès la fin du Ve siècle ou le commencement du VIe, à la légende du pape saint Silvestre.
D’après cette fiction, Constantin est dans le principe l’ennemi des chrétiens qu’il fait périr en grand nombre ; sa propre épouse meurt pour n’avoir pas voulu sacrifier aux idoles ; quant au pontife, il se réfugie prudemment sur le mont Soracte. Mais la main de Dieu s’appesantit sur le persécuteur ; Constantin est affligé de la lèpre. Pour s’en débarrasser, il doit se baigner dans un réservoir rempli du sang de quelques jeunes garçons. Mais il se laisse toucher par les larmes de leurs mères, et renonce à user de ce remède. Une vision céleste l’avertit alors de recourir au pape Silvestre, qui le guérit en le baptisant. Ce miracle, accompli sous les yeux de toute la ville de Rome, opère naturellement la conversion en masse du sénat et du peuple romain.
Pour qui connaît les auteurs contemporains justement accrédités, saint Jérôme, saint Ambroise, saint Prosper, dont les textes ont fixé la critique moderne sur le baptême de Constantin, il est vraiment inconcevable qu’un conte aussi ridicule ait pu se faire jour et s’imposer universellement aux chroniqueurs du moyen âge. M. le chanoine de Doellinger en fait remonter l’invention au pontificat de Symmaque, sous lequel se produisit toute une littérature de documents controuvés.
L’auteur, fidèle à sa méthode, suit le mythe à travers tous les historiens du moyen âge, et il est réellement curieux de voir leurs efforts pour concilier une tradition si bien accréditée, admise parmi les biographies du Liber pontificalis, et les assertions formelles des auteurs ecclésiastiques du IVe siècle. Mais pendant que chez les chroniqueurs allemands on trouve une certaine liberté de jugement qui leur fait, en partie du moins, entrevoir la vérité, témoin le moine connu sous le nom de Chronographe saxon, qui écrivit, vers 1175, les Annales de Magdebourg, et qui n’hésite pas à reconnaître que Constantin remit son baptême jusqu’à ses derniers moments, les Italiens restent invariablement attachés à la version romaine. Ainsi, l’évêque Bonizo, mort en 1089, déclare hautement que c’est une fausseté de dire que Constantin n’a été baptisé qu’avant sa mort, et qu’il faut être perdu d’esprit pour croire qu’après le concile de Nicée et la fin tragique d’Arius, arrivée pour ainsi dire sous les yeux de l’empereur, il ait pu se laisser séduire par les Ariens. C’est la croyance universelle de l’Église catholique que Constantin reçut le baptême des mains de saint Silvestre : donc le fait est certain. Il est vrai que la cour de Rome n’hésitait pas à se servir de la fausse légende. Dans le second concile de Nicée, en 787, le pape Adrien Ier en tira des témoignages pour prouver l’ancienneté du culte des images. Nicolas Ier reconnaît à Silvestre l’honneur d’avoir baptisé le grand Constantin, et Léon IX, en argumentant contre le patriarche Michel Cérularius de Constantinople, soutient que cet empereur était devenu, par son baptême, le fils spirituel de saint Silvestre. Sans doute, à l’approche de la Renaissance, des hommes comme le cardinal Nicolas de Cusa et Æneas Sylvius entrevirent la vérité ; mais les historiens les plus autorisés, comme Baronius et Bellarmin, n’en restèrent pas moins fidèles au baptême de la fable. Il était réservé aux théologiens français, c’est une justice que M. de Doellinger se plaît à leur rendre, de dissiper tout à fait les obscurités de l’histoire sur ce point important.
La tradition controuvée de la guérison de Constantin par le baptême permit à l’auteur de la Vie de saint Silvestre, dans le Liber pontificalis, de faire honneur à sa reconnaissance de toutes les libéralités dont les fidèles, ou, pour me servir de l’expression d’Ammien Marcellin, les matrones avaient enrichi l’Église de Rome, et l’on conçoit qu’elle servit également de point de départ au faussaire qui forgea la fameuse donation.
On a souvent essayé de déterminer le pays qui eut l’initiative de cette invention. Le texte existe en grec comme en latin, et, dès lors, il est naturel que des auteurs graves aient essayé de renvoyer ce faux manifeste aux Byzantins. Il est de fait qu’ils ont fait grand usage de la donation pour revendiquer, en faveur de leur propre patriarche, tous les honneurs qu’elle assurait au patriarche de Rome. Mais telle n’est point l’opinion de notre auteur qui prouve jusqu’à l’évidence que le texte grec n’est qu’une traduction du latin. Quant à l’époque où la pièce apparut, il conjecture, avec grande apparence de raison, qu’elle coïncide avec la décadence du royaume lombard, soit dans les années qui suivirent le milieu du VIIIe siècle. En 777, le pape Adrien Ier mentionne, pour la première fois, les libéralités de Constantin.
Avant cette époque, la politique des papes, réduits à de simples fonctions municipales, ne visait guère à la domination de l’Italie. La Péninsule se partageait entre les Lombards et les Byzantins, et les efforts des Pontifes n’avaient qu’un but : sauvegarder la souveraineté chancelante des empereurs d’Orient, afin d’enrayer les progrès des Barbares : « Être conquis par les Lombards parut toujours aux Romains le pire de tous les maux. » Sans doute, ainsi que le remarque l’auteur, la manière cruelle dont ces étrangers faisaient la guerre suffisait pour motiver cette répulsion. Mais il y avait une autre raison, et la plus forte de toutes : c’est que les Lombards étaient, de toutes ces races du Nord, la plus acharnée contre les propriétés et les institutions romaines, et il n’est pas douteux que l’agrandissement de leur puissance n’eût porté un coup mortel au régime qui avait jusque-là maintenu, dans une certaine mesure, l’autonomie de la ville éternelle.
Aussi, n’y a-t-il pas d’avanie et d’oppression que les Romains n’aient endurées patiemment, plutôt que de rien tenter contre la souveraineté de Byzance. Les exarques de Ravenne poussaient la tyrannie jusqu’à se faire délivrer, à titre de gage, les vases sacrés de saint Pierre. Sur le moindre soupçon, les empereurs grecs obligeaient les papes à abandonner leur siège pour se justifier à la cour de Constantinople. Le pape Constantin dut la suivre, en 709, jusqu’à Nicomédie en Asie, pendant que l’exarque faisait exécuter, à Rome, quatre clercs des plus illustres. La persécution iconoclaste de Léon l’Isaurien et de Constantin Copronyme ne parvint pas à ébranler la fidélité des Romains. Il est vrai que des historiens, comme Baronius et Bellarmin, se fondant sur une mauvaise interprétation d’un passage de la vie de Grégoire II dans le Liber pontificalis, prétendent que ce pontife prononça la déchéance de l’empereur Léon comme souverain de l’Italie, et souleva les Italiens contre son autorité. Mais M. de Doellinger démontre, dans une dissertation spéciale, que cette opinion ne peut invoquer d’autre appui que des témoignages sans valeur et sans portée. Rien ne prouve mieux l’influence des empereurs d’Orient à Rome que cette suite de dix papes, de 685 à 741, qui, à l’exception de l’Italien Grégoire II, étaient tous Grecs ou Syriens.
La pensée de substituer le pontife romain aux droits des empereurs d’Orient sur l’Italie n’a donc pu germer que dans la période où la puissance des Lombards était sur son déclin. Ce fut un moment relativement court, et l’établissement du royaume franc d’Italie y mit fin en 774. M. de Doellinger a raison de soutenir qu’à cette date, la fausse donation existait déjà ; car il est certain que les Francs, en prenant pied dans la Péninsule, ruinaient de fond en comble toutes les espérances que l’on pouvait nourrir et que la donation visait à réaliser, de réunir les diverses provinces italiennes sous le sceptre temporel de l’évêque de Rome.
On ne saurait trop remarquer que cet acte, qui passa longtemps pour avoir constitué l’apanage royal du Saint-Siège, semble se préoccuper beaucoup plus d’assurer certaines distinctions honorifiques au pape et à son clergé que d’établir sa puissance temporelle. La libéralité qui a rendu cette pièce si fameuse n’y figure qu’en dernière ligne et je dirais même incidemment. Voici, du reste, l’analyse de M. de Doellinger :
« 1o Constantin prétend exalter la chaire de saint Pierre au-dessus de l’Empire et de son siège temporel, en lui octroyant des pouvoirs et des honneurs impériaux ;
» 2o Elle doit avoir la primauté sur les patriarches d’Alexandrie, d’Antioche, de Jérusalem et de Constantinople ;
» 3o Elle connaît et juge de tout ce qui a rapport à la foi et au culte chrétien ;
» 4o En place du diadème dont l’empereur avait voulu couronner le pape, mais que celui-ci refusa, Constantin lui accorde, à lui et à ses successeurs, l’usage du phrygium, ou de la tiare, et du lorum, qui décore la poitrine des empereurs, et l’autorise à se revêtir des vêtements en étoffes de couleur et des autres insignes impériaux ;
» 5o Le clergé romain doit jouir des prérogatives du sénat impérial, au point que ses membres puissent prétendre, comme les sénateurs, à la dignité de patrice et de consul ; il est autorisé à porter la décoration qui distingue l’ordre des fonctionnaires impériaux ;
» 6o L’Église romaine est autorisée à avoir des chambellans, des huissiers et une garde du corps (cubicularii, ostiarii, exubitæ).
» 7o Les clercs romains ont le privilège de monter des chevaux ornés de housses blanches, et de porter, à l’exemple des sénateurs, des sandales de la mème couleur ;
» 8o Si un membre du sénat veut, avec l’agrément du pape, devenir clerc, nul ne doit l’en empêcher ;
» 9o Enfin, Constantin abandonne à perpétuité et en toute souveraineté au pape Sylvestre et à ses successeurs, la ville de Rome et les provinces, les villes et les châteaux de toute l’Italie, ou des pays occidentaux. »
L’auteur fait suivre cette analyse de l’examen de chaque article en particulier et des avantages qui en résultaient pour l’Église romaine ; là, également, il retrouve le cachet de l’époque où la donation a été fabriquée, c’est-à-dire du VIIIe siècle.
Le point le plus curieux, c’est la portée géographique que le faussaire prétendait donner à sa supercherie par le choix de ces termes : « L’Italie ou les pays occidentaux. » Il est certain qu’au moment où Constantin transféra le siège de l’empire à Byzance, ces deux expressions n’étaient point synonymes. À cette date, l’Italie n’était ni la contrée la plus occidentale du monde romain, ni la seule qu’il possédât dans l’Occident. D’un autre côté, il répugne de croire qu’à Rome, même au VIIIe siècle, on eût perdu le souvenir de l’ancienne circonscription de l’Empire, au point d’ignorer qu’il s’étendait à l’ouest bien au-delà des Alpes. Mais peut-être n’était-ce là que l’effet d’un calcul ; car il était à craindre qu’en donnant à la donation trop d’extension, on s’aliénât les souverains francs, dont le Saint-Siège avait un si grand besoin, et dont il se fit un appui à la fois contre les Lombards et contre les empereurs d’Orient.
On a vu que c’est le pape Adrien qui fit mention le premier de la puissance que le souverain Pontife tenait de l’empereur Constantin « dans les pays d’Hespérie ». Mais il se passa longtemps avant que la cour de Rome fît un usage courant de la donation. À la vérité, l’évêque Luitprand, de Crémone, légat du Saint-Siège à Constantinople, relève et loue les grandes largesses faites par Constantin à l’Église romaine jusqu’en Perse, en Mésopotamie et en Babylonie ; mais il ne dit pas un mot de l’acte fictif qu’on lui attribuait. Si l’on se montra si réservé à la cour de Byzance, il semble qu’il n’en fut pas de même dans l’empire franc, si j’ose rendre ainsi la pensée assez claire de M. de Doellinger. Les évêques Énée, de Paris, et Hincmar, de Reims, connaissent l’un et l’autre la donation. Le premier en fait usage, vers 868, contre les Grecs : « Constantin reconnut, dit-il, que deux empereurs, celui de l’Empire et celui de l’Église, ne pouvaient régner simultanément dans la même ville ; c’est pourquoi il transféra sa résidence à Byzance et soumit au siège apostolique le territoire romain et un nombre considérable de provinces diverses. » Cette assertion est d’autant plus remarquable que l’évêque Énée, de même que Hincmar, connaissait l’histoire et la littérature religieuse mieux qu’aucun homme de son temps.
« En 1054, rapporte notre auteur, le pape Léon IX, dans sa lettre au patriarche Michel Cérularius, de Constantinople, reproduisit presque entièrement le texte de la donation, sans paraître éprouver l’ombre d’un doute sur l’insuffisance du document. Il voulait par là fournir au patriarche « une preuve convaincante du droit de l’Église de Rome au sacerdoce royal, à l’empire terrestre et à l’empire céleste », et l’empêcher de supposer que la chaire de saint Pierre « voulût s’arroger son pouvoir par des fables usées et vieillies ». Ajoutons que Léon IX est de tous les papes le seul qui ait défié la critique à ce point. Cette superbe assurance contraste avec le procédé prudent de son guide et de son conseiller, le fameux Hildebrand, qui fut élevé plus tard sur le trône pontifical ; dans aucun de ses nombreux écrits, le pape Grégoire VII ne mentionne la donation. Ce silence est caractéristique, si l’on songe à la situation de ce pontife en face d’ennemis nombreux et puissants qui le combattaient avec une énergie extrême. Son ami, le cardinal Pierre Damien, n’imita point cette réserve, quand, aux yeux des Allemands qui avaient embrassé le parti de l’antipape Cadaloüs, créature de l’empereur, il fait parade du privilège de Constantin pour la défense du Saint-Siège, sans oublier d’ajouter que ce prince a de plus donné aux papess la juridiction sur le royaume d’Italie. »
Bientôt on ne restreignit plus les effets de la donation à la seule Péninsule. « L’usage et la signification du document prirent une nouvelle extension, lorsque Urbain II s’en servit pour revendiquer le droit de propriété de l’Église romaine sur la Corse. Il dériva ce droit de ce singulier principe que toutes les îles étaient légalement juris publici, par conséquent des domaines de l’État. Pourquoi Urbain II n’a-t-il pas préféré se prévaloir de la donation de Charlemagne, qu’il ne mentionne même pas ? La Corse est comprise parmi les libéralités que Charlemagne doit avoir faites à l’Église romaine, et le pape Léon III le dit clairement dans une lettre à ce prince, de l’année 808, où il le prie de garder cette île sous sa domination, d’étendre sur elle la protection de son « bras puissant, » parce que le Saint-Siège, dépourvu de marine, ne pouvait faire valoir son droit sur une possession toujours menacée par les Sarrasins. Ainsi que nous l’apprenons de l’historien corse Limperani, la cour de Rome n’exerça pendant cent quatre-vingt-neuf ans aucun droit de domaine sur cette possession. En 1077, seulement, Grégoire VII déclare que les Corses sont prêts à se remettre sous la souveraineté pontificale, et il résulte d’une lettre d’Urbain II à l’évêque Dalbert, de Pise, qu’à ce moment ou peu après la chose eut réellement lieu.
» Partant de ce principe que c’étaient surtout les îles – dont il n’était cependant pas question – que Constantin avait entendu donner aux papes, on continua à étendre les applications de la donation. D’un seul bond on en reporta les conséquences de la Corse à l’Irlande, dont la cour pontificale prétendit disposer, quoique les Romains ne l’eussent jamais possédée et qu’ils la connussent à peine. C’est ce que fit l’Anglais Adrien IV (1154-1159), anglicana affectione, par une préférence patriotique, suivant l’expression des chefs irlandais dans une missive adressée en 1316 au pape Jean XXII. Sur la demande du roi d’Angleterre Henri II, Adrien lui accorda la souveraineté sur l’Hibernie qui, « de même que toutes les îles chrétiennes, est indubitablement au droit de saint Pierre et de l’Église romaine ». Il est vrai que Henri II dut faire valoir par les armes le droit qu’on lui octroyait si libéralement et qui exigea cinq cents ans d’efforts et un large recours à la colonisation, avant d’être pleinement assuré à l’Angleterre. Les Anglais avaient beau dire aux Irlandais : « Votre île appartenait jadis aux papes, et depuis qu’ils l’ont donnée au roi Henri, c’est votre devoir de vous soumettre à la souveraineté anglaise », les Irlandais, qui n’ont jamais perdu entièrement la connaissance de leur histoire, savaient fort bien que ni les empereurs, ni les pontifes romains n’ont possédé un pouce de terrain dans leur île, et se refusaient à admettre que le pape Adrien eût pu légitimement disposer d’eux.
» Il est vrai qu’Adrien ne mentionne pas la donation, mais son ami et son confident Jean de Salisbury, le promoteur avoué de la mesure, la justifie en invoquant la libéralité du premier empereur chrétien. »
Il est facile de comprendre les sentiments que le procédé du pontife fit éprouver plus tard à la catholique Irlande, lorsque le progrès de la Réforme eut jeté les rois d’Angleterre du côté de l’hérésie.
Cette donation si légèrement imaginée et qui eut malgré cela un si grand succès, répondait à un besoin, à des tendances propres au moyen âge. Elle rétablissait en faveur des Églises dispersées l’unité de l’empire romain, dont les invasions étaient loin d’avoir effacé les traditions. Elle fournissait au clergé un instrument de revendication, un titre de possession, une arme contre les empiétements des princes temporels sur le domaine de la conscience. M. de Doellinger n’envisage peut-être pas suffisamment son sujet sous ces divers aspects, mais ce défaut se trouve compensé par l’abondance de ses recherches sur la marche et sur l’influence de la donnée primitive, sur la trace qu’elle a laissée dans l’histoire.
Dès le temps de Grégoire VII ou d’Urbain II, la donation passe dans les recueils de droit. Anselme de Lucques la mentionne en substituant à la particule disjonctive ou la conjonction et : « L’empereur Constantin accorde au pape la couronne et toute la dignité impériale dans la ville de Rome, en Italie et dans tous les pays occidentaux. » Si on ne la trouve pas dans les plus anciens manuscrits du décret de Gratien, il ne se passa guère de temps sans qu’elle y fût ajoutée parmi les décrétales « extravagantes » (palea). Il est vrai qu’on revint alors à la première particule : « l’Italie ou les contrées occidentales ».
Il est facile de concevoir l’usage que l’on fit de la donation pendant ces longues querelles du sacerdoce et de l’Empire qui, suivant une remarque judicieuse de l’auteur, se renouvelèrent, s’engendrèrent l’une l’autre avec une sorte de nécessité intérieure, amenées qu’elles étaient par la force des choses et la marche des idées.
Le chroniqueur Othon de Frisingue, qui écrivait de 1143 à 1146, racontant que Constantin se retira à Byzance, après avoir transféré les insignes de l’Empire au pape, ajoute que l’Église romaine prétend tirer de là la preuve que les royaumes d’Occident lui ont été concédés en toute souveraineté par cet empereur, et qu’à ce titre elle en exige le tribut, à l’exception des deux empires francs d’Allemagne et de Gaule ; mais que les défenseurs de l’Empire soutiennent que, par la donation, Constantin ne peut avoir aliéné sa puissance temporelle en faveur des papes, et qu’il les a seulement choisis comme pontifes pour prier et pour bénir. Un autre Allemand, Gottfried de Bamberg, chapelain et notaire des trois Hohenstaufen, Conrad, Frédéric Barberousse et Henri VI, qui devint plus tard chanoine de Viterbe et qui dédia, en 1186, son Panthéon au pape Urbain III, suppose que, pour assurer plus de repos à l’Église, Constantin se retira avec toute sa cour à Byzance, chez les Grecs, et concéda au pape les droits régaliens et avec eux, « à ce qu’il semble », Rome, l’Italie ct les Gaules. Après cela il fait discuter la question par des partisans de l’Empire et par des champions de l’Église. Les premiers rappellent les faits de l’histoire, le partage de l’empire romain entre les fils de Constantin, citent les passages de l’Écriture qui sont contraires à la confusion des deux puissances. Les seconds répondent que, par le fait de la donation, Dieu a évidemment manifesté sa volonté, et que l’on ne peut admettre qu’il ait laissé son Église tomber dans l’erreur d’une possession illégitime. Entre ces arguments opposés, l’auteur ne s’avise pas de décider lui-même, il remet la solution au jugement de qui de droit.
Ainsi, dès le XIIe siècle, les deux opinions sont en présence, et il est intéressant de voir les défenseurs des princes emprunter leurs armes de préférence à l’histoire. En effet, les historiens, même ceux de l’Église, font généralement bon marché de la donation, ou la réduisent à des proportions susceptibles de s’accommoder aux faits. Les uns y voient simplement un hommage rendu à la primauté de saint Pierre, c’est-à-dire à la suprématie de l’évêque de Rome sur les divers sièges de la chrétienté ; les autres, la concession aux papes du duché de Rome ou de l’Italie. Les théologiens, tout au contraire, ne veulent aucune borne à l’étendue du privilège. Ainsi, le dominicain Tolomeo de Lucques, continuateur du livre de saint Thomas d’Aquin, De Regimine principum, fait de la donation une abdication formelle de Constantin en faveur de saint Silvestre ; puis, rattachant à cette interprétation des faits tout aussi mal fondés, il arrive à cette conséquence redoutable que toute puissance temporelle tire son principe de la souveraineté spirituelle des papes. Cette doctrine se développe complétement dans les écrits du religieux augustin Gilles de Rome (Ægidius Colonna), et dans ceux des franciscains Agostino Trionfo et Alvaro Pelayo, que M. de Doellinger analyse en quelques lignes : « Le Christ a été le seigneur de l’univers entier ; en mourant il a transmis cette seigneurie à ses représentants sur la terre, Pierre et ses successeurs. Ainsi les papes jouissent de la plénitude du pouvoir spirituel et temporel, de tous ses droits et de toutes ses attributions. Le prince temporel même le plus puissant ne dispose que de la part de souveraineté que le pape lui a déléguée ou qu’il trouve bon de laisser entre ses mains. » Trionfo pousse le délire jusqu’à prétendre que « si un empereur comme Constantin a donné des possessions temporelles à saint Silvestre, ce n’était que comme une restitution de ce qui avait été enlevé injustement et par tyrannie. » Il est vrai que l’auteur de ces étranges propositions était l’un des théologiens du pape. On voit par là que les doctrines théocratiques renouvelées par Joseph de Maistre peuvent prétendre à une antiquité vénérable. Seulement, lorsqu’elles se produisirent, elles furent, dans les grandes agitations du moyen âge, une arme d’une violence révolutionnaire incomparable, tandis que le puissant logicien du sacerdoce moderne en a voulu faire le principe de toute stabilité et de toute conservation.
Il est évident que ces théories légitimaient toutes les revendications des pontifes. Grégoire VII était si convaincu de son droit, qu’il fit rechercher dans les archives les documents propres à établir les anciens rapports de vasselage des différents États de l’Europe avec le Saint-Siège. On oubliait que le pape Léon III, après avoir posé la couronne impériale sur la tête de Charlemagne, « se prosterna devant lui et l’adora dans la forme de l’hommage que l’on rendait jadis aux empereurs », et l’on fit peindre dans le palais de Latran l’empereur Lothaire prêtant foi et hommage au pape, en accompagnant ce tableau de vers qui proclamaient ce prince l’homme lige, le vassal du Pontife. Innocent III disait ouvertement que Constantin remit à Silvestre tout l’empire d’Occident, et Grégoire IX soutenait à Frédéric II de Hohenstaufen que le premier empereur chrétien, indépendamment de la souveraineté, avait confié aux soins du pape, en l’investissant des insignes impériaux, la ville de Rome et son duché ; que les pontifes, sans amoindrir la substance de leur juridiction, avaient érigé le tribunal de l’empire et l’avaient transféré aux Allemands, et que les empereurs ne recevaient la puissance du glaive que par leur couronnement.
« C’était assez dire que l’autorité impériale n’avait été établie que par les papes, qu’il leur était loisible de l’agrandir ou de la restreindre, et que le Pontife était en droit d’exiger de chaque empereur qu’il lui rendît compte de l’usage fait par lui du pouvoir reçu. Mais si exorbitantes que fussent ces prétentions, ce n’était pas encore le dernier mot de la politique pontificale. Lancé d’abord par des théologiens comme Trionfo et Pelayo, il ne fut dit que par le successeur de Grégoire IX, le pape Innocent IV, quand il prononça la déposition de Frédéric II, au concile de Lyon : « C’est une erreur de croire, déclara-t-il en 1248, que Constantin ait été le premier à donner le pouvoir temporel au saint siège ; c’est le Christ lui-même qui a transmis les deux puissances, le sacerdoce et l’empire, à Pierre et à ses successeurs, en leur confiant les rênes des deux royaumes, du royaume terrestre et du royaume céleste. Constantin n’a donc fait que restituer à l’Église, au propriétaire légitime, le pouvoir qu’il détenait injustement, et c’est de l’Église qu’il le reprit. »
Voilà les déductions que l’on tirait avec une rigueur apparente de l’œuvre d’un faussaire ; voilà les principes à l’aide desquels on construisit, suivant la juste observation de Joseph de Maistre, le noble édifice de la monarchie européenne, que l’on fit de la souveraineté des princes un dogme, et qu’en place de l’élection, base du droit public chez les races allemandes, signe du contrat bilatéral qui unissait les gouvernants et les gouvernés, on proclama le droit divin héréditaire des familles royales. Dans ces convoitises du sacerdoce qui ont engendré tant de vérités de pure convention et qui causent de tels transports d’admiration à de Maistre, personne ne tenait compte ni des faits, ni du droit, ni de l’expérience des siècles, ni de la force des choses, ni des textes les plus précis des livres sacrés ; le raisonnement allait droit au but avec une logique puérile qui charmait les simples, et il a fallu toute la haine que l’homme d’État savoisien portait à la Révolution, tout le mépris où il tenait la justice, pour voir un caractère divin, surnaturel, dans ces aberrations de l’« orgueil occidental » que, d’après son propre aveu, saint Basile reprochait déjà à l’Église de Rome.
Il est curieux de voir la donation de Constantin, qui jouait un si grand rôle dans les entreprises de la papauté, n’obtenir à Rome même que fort peu de crédit, du moment qu’elle se trouvait en contradiction avec des droits acquis ou avec les vues politiques des parties : « En 1105, les moines du couvent de Farfa, richement doté par les empereurs, eurent à soutenir un procès contre des nobles romains, qui leur contestaient la possession d’un château. Ces derniers alléguèrent qu’ils étaient les vassaux de l’Église de Rome, et firent remonter sa suzeraineté sur le domaine contesté jusqu’à la fameuse donation. Les moines ne s’inscrivirent pas en faux contre le document, mais ils fournirent la preuve, tirée de l’histoire, qu’il ne fallait pas l’entendre comme comprenant la souveraineté de la Péninsule, car les empereurs qui avaient succédé à Constantin n’avaient pas cessé de l’exercer après lui, et que l’on devait y voir simplement une concession de privilèges spirituels en Italie. À ce moment encore, sous le règne de Pascal II, même à Rome, la monarchie du pape était encore si peu de chose, que les moines de Farfa et leur abbé purent affirmer devant les tribunaux romains, sans que personne osât les démentir, que le saint père n’avait à prétendre ni puissance temporelle, ni souveraineté, car il tenait de Dieu, non pas les clefs d’un royaume terrestre, mais celles du royaume céleste.
» On sait que quarante ans plus tard se produisirent en Italie de grands mouvements religieux et politiques, les entreprises d’Arnold de Brescia et de ses adhérents, qui prétendaient remettre la libre disposition de l’Empire au peuple de Rome, comme représentant et héritier des anciens Romains. Les premières difficultés entre Frédéric Ier et le Saint-Siège vinrent compliquer la question. Les partisans du pape s’armèrent alors de la donation pour prouver contre les arnoldistes que Rome appartenait au pape. Là-dessus, dans un écrit adressé en 1152 à Frédéric de Hohenstaufen, un arnoldiste, Wetzel, répondit que ce mensonge, cette fable hérétique qui prétendait que Constantin avait renoncé aux droits de l’Empire sur Rome était tellement discréditée, que les femmes et les journaliers étaient à mème de battre sur ce sujet les plus savants, et que le pape, avec ses cardinaux, en avait une telle honte, qu’il n’osait plus se montrer nulle part. »
C’était beaucoup dire et s’avancer bien loin. Quoi qu’il en soit, la donation de Constantin n’est pas restée le propre exclusif des canonistes, des théologiens et des légistes. L’imagination populaire s’en empara à son tour et lui donna une portée dont M. de Doellinger ne méconnaît point la gravité. « Pendant les derniers siècles du moyen âge, dit-il, on peut observer deux courants opposés : d’une part la tendance à grossir la dotation du clergé, à asseoir solidement l’Église sur de vastes possessions territoriales, à accroître le nombre et le bien-être des ecclésiastiques qui n’avaient pour vivre que les fondations pieuses ; de l’autre, la conviction qui apparaît dès le XIIe siècle et qui se propage de plus en plus, que les grands domaines, l’abondance des revenus étaient pour l’Église un grand mal, la source de presque tous les abus, la cause première de la démoralisation du clergé. On en vint bientôt à rattacher cette idée à la donation, et l’on se dit que dans les commencements les prêtres étaient pauvres et ne vivaient que de dons volontaires, jusqu’au temps où Constantin, par son imprudente libéralité mit fin à cette pauvreté, du moins à Rome, et que le pape Silvestre, en acceptant ses dons, inocula par son exemple à tout le clergé l’amour du lucre et des richesses. Les biens de l’Église passèrent bientôt pour l’unique obstacle à sa réforme, et les hérétiques, qui se multiplièrent de plus en plus en Italie, en France, en Allemagne à partir du XIIe siècle, s’emparèrent de ces vues, les propagèrent et les firent bientôt accepter généralement par l’opinion publique.
» Il faut convenir que la fabuleuse donation de Constantin répondait on ne peut mieux à l’intelligence et à la manière de voir du peuple. Le moyen âge était en tout porté à imaginer pour une situation créée lentement, par pièces, dans le courant des siècles, une cause unique, un personnage déterminé produisant la situation d’un seul coup, par un acte de sa volonté. On arriva ainsi à se figurer que l’Église, jadis pauvre et dont la fortune ne s’était faite qu’insensiblement, avait acquis l’ensemble de ses biens en vertu de la donation de l’empereur Constantin et par l’acceptation du pape Silvestre. Ce fut, au jugement d’innombrables fidèles, le signal de la décadence, l’origine de tous les maux qui affligeaient l’Église, et ce sentiment gagna même les esprits les plus éminents du moyen âge, dont plus d’un exprima, par des plaintes sur les libéralités mal entendues de Constantin, la douleur que lui inspiraient les défaillances de l’Église, la guerre sans fin entre le sacerdoce et l’Empire. On peut citer par exemple Dante et Ottokar de Horneck, deux contemporains dont les jugements ont souvent de si grandes analogies. Le premier déclare l’ambition et la simonie, les premiers fruits de la donation ; le second soutient que Constantin, en mettant dans la main du prêtre le glaive qu’il est si peu habile à manier, anéantit toute la force de l’Empire.
» Cette croyance que la donation avait été funeste à l’Église devait produire sa légende à une époque où tout se traduisait en légendes. On raconta qu’au moment même où Constantin enrichit l’Église, la voix prophétique d’un ange se fit entendre : “Malheur ! malheur ! c’est aujourd’hui qu’on infiltre le poison à l’Église.” Les poètes, les chroniqueurs, même les théologiens recueillirent cette nouvelle fiction.
» Les sectes du XIIe et du XIIIe siècles, surtout les Purs ou Cathares et les Vaudois, partirent de ce principe que toute possession entre les mains de l’Église avait en soi quelque chose de blâmable, et qu’il fallait condamner toute libéralité qui outrepassait la subsistance journalière des clercs. À leurs yeux, la donation de Constantin ne causa pas seulement la décadence de l’Église, mais elle provoqua même sa dissolution. On affirma qu’après s’être maintenue jusqu’aux temps du pape Silvestre, elle était tombée, elle était morte par le fait de l’acceptation des richesses et du pouvoir temporel que Constantin lui avait concédés, et que ce sont les « Pauvres de Lyon » qui la rétablirent. Avec la pauvreté s’arrêta l’existence de l’Église ; les biens qu’elle reçut furent le poison dont elle mourut. Le pape Silvestre personnifia le puissant roi, téméraire et perfide, prédit par Daniel, qui perd le peuple des saints ; l’Antéchrist, le fils du péché et de la mort, dont parle saint Paul. Valdez, par contre, le fondateur de l’Église des Pauvres de Lyon, est Élie, qui, selon la promesse du Christ, doit venir restaurer la société chrétienne. Plus tard cependant les Vaudois se ravisèrent ; il ne leur parut pas possible d’admettre qu’une Église disparue pendant huit cents ans, de Silvestre à Valdez, pût surgir tout d’un coup du néant où elle était tombée ; pour échapper à cette objection, ils alléguèrent que leur Église ne datait pas précisément de Valdez, qu’elle avait pris naissance dès les temps de Silvestre, et que depuis ce pape tous les gens d’Église et les fidèles qui les avaient suivis avaient été damnés. Le nom de Leonenses, de Lyon, qu’ils se donnaient, leur fit imaginer la fable suivante sur l’origine de leur dissidence. Du temps de Constantin, il y avait un saint homme nommé Léon, « disciple et confrère du pape Silvestre », qui, pour marquer toute l’horreur que lui inspirait l’avarice de ce Pontife, et pour servir Dieu dans une pauvreté volontaire, se sépara de l’Église corrompue par les libéralités impériales.
» À cette époque, la pauvreté des ecclésiastiques, le renoncement de l’Église aux possessions temporelles, paraissaient des conditions tellement nécessaires à son existence, que l’empereur Constantin et le pape Silvestre furent toujours considérés comme les premiers auteurs de sa ruine. Cette croyance, si conforme au génie du moyen âge, reparut en toutes circonstances et sous toutes les formes. Les Dulcinistes ou Frères apostoliques, qui, au commencement du XIVe siècle, prétendaient également rétablir l’Église primitive, soutinrent que ce fut Silvestre qui rouvrit à Satan les portes de la société humaine et de l’Église. Dulcin lui-même, dans son premier écrit adressé à la chrétienté, avait déclaré que le pape Silvestre était l’ange de Pergame dont il est question dans l’Apocalypse, « qui demeure là où se trouve le trône de Satan ».
» Wycliffe, le précurseur anglais de la Réforme, partageait ces vues. Il croyait que Constantin avait nui à lui-même et au clergé par les biens dont il avait comblé l’Église. Dans son Trialogus, l’Antéchrist est engendré par la donation de Constantin, à laquelle l’auteur n’hésite pas à attribuer la ruine de l’empire romain. »
La Renaissance, qui éclaira toutes les avenues de l’intelligence humaine, devait porter ses premières lueurs sur cette grave matière. Une meilleure critique historique, la connaissance et la comparaison des textes firent bientôt entrevoir l’inanité de cette vieille fiction. « Dès l’année 1443, Æneas Sylvius, qui, avant de monter sur le trône pontifical, était secrétaire de l’empereur Frédéric III, recommanda à ce prince la convocation d’un nouveau concile, pour faire examiner une question qui portait un tel trouble dans les esprits. Æneas lui-même était pleinement persuadé que l’acte de la donation n’avait aucune authenticité, et il rappelle que les anciens historiens, et même le Liber pontificalis, l’ignoraient. Le concile aurait donc eu à se prononcer sur le véritable caractère du document, et le futur pontife ne cache point qu’à ses yeux le concile, en se prononçant contre, pourrait fournir à Frédéric des armes pour revendiquer, comme territoire de l’empire, au moins une partie des pays compris dans la donation.
» Presque en même temps, le cardinal Nicolas de Cusa, l’évêque de Chicester Reginald Pecock, et Laurent Valla essayèrent de prouver, par des raisons tirées de l’histoire, que le fait de la donation, comme le document lui-même, était controuvé. Le cardinal Cusa hésite encore ; mais, chez le prélat anglais, l’exactitude des recherches historiques est des plus remarquables. À Paris, où la scolastique tenait encore le sceptre des études, on était sur cette question, cinquante ans plus tard, de beaucoup moins avancé. Valla va encore plus loin que Cusa et que Pecock ; il ne vise à rien moins qu’à établir que le pape n’a aucun droit à la possession de Rome et des États de l’Église, car il est « le vicaire du Christ et non celui de César ». L’écrit de Valla eut un grand retentissement, ce qui n’empêcha point le pape Nicolas V d’appeler l’auteur à Rome, de le prendre à son service et de lui témoigner plus d’une fois sa faveur. Caliste III en agit de même ; cependant, on n’a jamais ouï dire que Valla, l’une des gloires de la Renaissance, se soit jamais rétracté. » Je souligne cette réflexion, qui n’a peut-être pas échappé à M. de Doellinger.
Ces hommes devançaient leur temps : les écoles des théologiens et des canonistes ne se rendirent pas si facilement. « Nicolas Tudeschi, qui passait pour le plus grand canoniste de son siècle, pensait que ne pas admettre la donation suffisait pour encourir le soupçon d’hérésie. L’évêque espagnol Arnold Albertinus soutenait qu’en déclarant la donation caduque, on frisait l’hérésie ; mais qu’en allant jusqu’à affirmer qu’elle n’avait jamais eu lieu, on faisait bien pis. » À mesure que le jour se faisait, les tristes adorateurs de la tradition se montraient plus opiniâtres dans la défense de leur cause. « Le cardinal Jérôme d’Albano trouvait qu’il fallait être bien effronté pour ne pas se rendre au consentement unanime de tant de docteurs illustres, ou, comme s’exprime Pierre Igneus, “de toute l’académie des canonistes et des juristes”, sans compter la légion des théologiens. Mais une fois que le cardinal Baronius, l’historien officiel du Saint-Siège, eut avoué la fausseté de la donation, tous ses défenseurs, si nombreux et si bruyants encore, peu auparavant, se turent à la fois. »
La cour de Rome, en renonçant à s’autoriser de la donation, ne s’écarta guère cependant de la politique qu’elle semblait y avoir puisée. M. le chanoine de Doellinger, fidèle à la méthode objective si chère à l’Allemagne, ne touche pas à ce côté de la question, et, cependant, que de réflexions ce fait ne suggère-t-il point ? Avant tout, il faut reconnaître qu’il n’y a qu’une contradiction apparente dans l’abandon d’un titre faux et dans le maintien d’une politique constante. Il est évident que ces fictions, ces légendes, ces mythes ne sont en aucune façon le point de départ des faits qui semblent en découler. On ne saurait assez répéter qu’au moyen âge où les coefficients d’une idée ne pouvaient plus ni se distinguer ni se retrouver, il était naturel d’imaginer, pour les aspirations, la tendance, la politique complexe du moment, des origines simples qui semblaient les expliquer et les rendre légitimes. L’apparence suffisait. Quelle que soit la forme qu’elles revêtirent, ces naïves conceptions ne doivent donc pas être envisagées avec les susceptibilités de la conscience moderne. Ce sont des accidents de la lutte, des armes de combat, qui procédaient des principes et ne les modifiaient point. Rien ne le prouve mieux que le peu de prise que la démonstration de la fausseté de la donation eut sur la conduite du Saint-Siège. Les érudits et les historiens eurent beau dévoiler la fraude : ils ne firent pas reculer d’une ligne les visées de la cour de Rome. Elle ne subsiste que parce qu’elle ne cède rien. Aujourd’hui même, ne nous en fournit-elle pas la preuve sans réplique ? Après la grande scission religieuse du XVIe siècle, après les ravages de la philosophie et de la critique modernes, devant une impuissance de croire qui atteint les hommes les plus sincèrement religieux, malgré la perte de la majeure partie de ses États, le souverain Pontife reste inébranlable dans ses espérances et dans son immuabilité, plein de confiance dans la force de l’idée qu’il représente, dans la bonté de son droit sur la conscience de l’homme.
C’est la fermeté dont l’ancienne république fit preuve dans ses revers et qui arrache à Montesquieu ce beau témoignage :
« Rome fut un prodige de constance. Après les journées du Tessin, de Trébies et de Thrasymène, après celle de Cannes, plus funeste encore, abandonnée de presque tous les peuples d’Italie, elle ne demanda point la paix. C’est que le sénat ne se départait jamais des maximes anciennes...... Rome ne se conduisait point par le sentiment des biens et des maux ; elle ne se déterminait que par sa gloire ; et, comme elle n’imaginait point qu’elle pût être, si elle ne commandait pas, il n’y avait point d’espérance ni de crainte qui pût l’obliger à faire une paix qu’elle n’aurait point imposée. »
L’esprit est resté le même ; c’est la mème confiance en l’éternité de Rome, Roma æterna, la même espérance de conquête, la même ambition « de rendre les bornes du monde trop étroites pour elle ».
Aussi, ne faut-il pas s’étonner de voir le pontificat romain suivre des maximes, appliquer des règles qui ont également inspiré le sénat d’autrefois.
« Il s’érigea en tribunal qui jugeait tous les peuples..... Il attachait à Rome des rois dont elle avait peu à craindre et beaucoup à espérer ; et il en affaiblissait d’autres dont elle n’avait rien à espérer et beaucoup à craindre..... On se servait des alliés pour faire la guerre à un ennemi, mais d’abord on détruisit les destructeurs. »
De qui parle encore Montesquieu ? Du sénat ou des papes, dans ces autres lignes :
« Leur coutume était de parler toujours en maître..... Ils avaient porté les choses au point que les peuples et les rois étaient leurs sujets, sans savoir précisément par quel titre, étant établi que c’était assez d’avoir ouï parler d’eux pour devoir leur être soumis.... Ils jugèrent les rois pour leurs fautes et leurs crimes particuliers. Rien ne servit mieux Rome que le respect qu’elle imprima à la terre. Elle mit d’abord les rois dans le silence et les rendit comme stupides. »
On voit qu’il serait aisé de se méprendre, car il est incontestable que la papauté fait sienne cette politique de l’ancienne Rome.
La vitalité de ces traditions est surprenante ; c’est comme un héritage de famille dont il est à peine nécessaire de démontrer la transmission. Il ne faut pas oublier que les institutions municipales de l’empire romain lui ont généralement survécu, et qu’à leur tête figurait l’évêque élu par le peuple et par le clergé, comme défenseur de la cité. Le pape était le premier magistrat de la ville de Rome : ce fut la base de son pouvoir temporel, et telle est au fond l’unique signification de la prétendue donation de Constantin. Mais, autour de lui, se groupaient les anciennes familles patriciennes, les hauts fonctionnaires de l’empire, les optimates, qui se mêlèrent à son clergé, de manière à le pénétrer et à le dominer. Le texte même de la donation le démontre, et M. de Doellinger relève plusieurs faits qui donnent une force nouvelle à cette première preuve. Il remarque que le clergé romain convoitait certains privilèges qui devaient l’assimiler au sénat, et « qu’il se forma ainsi une nouvelle aristocratie de fonctionnaires, tirée en partie de l’ancienne noblesse municipale et guerrière, en partie des dignitaires ecclésiastiques : or, le but du faussaire fut précisément d’assurer à ces derniers une part des honneurs que les empereurs avaient réservés à quelques-uns des membres de l’ancien patriciat ». Plus d’un auteur au moyen âge a pris la donation en ce sens. Tolomeo de Lucques n’y voit qu’une concession faite à certains ecclésiastiques des droits et des avantages dont jouissait le sénat. Nicolas de Clamenge rapporte que Constantin a donné l’empire d’Occident à l’Église romaine, « avec les cardinaux pour sénateurs ». L’influence des grandes familles de Rome sur la papauté, qui tirait d’elles son corps électoral, est donc évidente. Au moment de sa grande force d’expansion, le Saint-Siège a pu être occupé accidentellement par des pontifes étrangers à cette aristocratie ; mais il n’en est pas moins certain qu’en somme et malgré son caractère universel, le Saint-Père n’est que l’expression d’une sorte de noblesse municipale extrêmement jalouse de sa prérogative, et dont la prépondérance est telle, que le dernier rêve du plus fameux ambitieux de ce siècle a été d’y faire agréger sa famille.
Qu’y a-t-il, en effet, de plus grand que ce vieux patriciat romain, qui fait par les armes la conquête du monde, et lui donne son droit ; qui perd l’empire, le conquiert une seconde fois par les idées et lui impose son culte ?
X. MOSSMANN.
Paru dans la Revue germanique
et française en 1863.