Le problème de la destinée humaine

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Ernest NAVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        Messieurs,

 

Vos regards se portent souvent sur les rives de notre lac, de ce lac aimé qui baigne les murs de Genève et le pied des collines de Lausanne. Vous est-il arrivé parfois, à l’aspect de ces bords aujourd’hui si peuplés et si riants, de vous représenter l’image des mêmes lieux à l’époque où y parvinrent les premiers pionniers de la civilisation, lorsque nulle habitation humaine ne se réfléchissait dans le miroir des eaux, lorsque le chant du vendangeur n’avait jamais retenti sur ces collines, couvertes encore du sombre manteau des forêts vierges ? Ou bien, vous transportant dans les perspectives indéfinies de l’avenir, vous êtes-vous demandé quelle apparence auront ces rives, lorsqu’un lointain voyageur viendra peut-être constater la place de nos cités disparues, fouiller le sol pour y retrouver quelques témoins de notre civilisation actuelle ? Tout change, tout passe, tout se renouvelle sur ces bords, habitation de l’homme. Mais le lac et les montagnes sont toujours là. Elles sont toujours là, ces Alpes que, dans la rapidité de notre passage à leurs pieds, nous sommes tentés de nommer éternelles. Il y a trois mille ans, comme aujourd’hui, le soleil levant les faisait resplendir dans les brumes dorées du matin ; dans trois mille ans, comme aujourd’hui, si le maître de la nature n’a pas prononcé quelque parole souveraine, le soleil à son coucher les illuminera des derniers reflets de sa splendeur.

Ce contraste entre ce qui passe et ce qui demeure, si marqué dans le domaine de la nature, ne se retrouve pas moins dans le monde de la pensée. Chaque génération apporte avec elle des préoccupations qu’ignora la génération précédente, et dont les générations futures n’entendront plus parler. Nous discutons vivement des intérêts inconnus à nos pères, et nous ne soupçonnons pas même quelques-unes des questions qui agiteront le plus nos neveux. La science de la nature multiplie ses découvertes ; l’univers matériel livre à la physique contemporaine des secrets ignorés de nos ancêtres ; l’industrie nous étonne par les applications inattendues, et tous les jours plus surprenantes, qu’elle tire des conquêtes de nos savants. Je ne sais pas si l’ordre politique fait toujours des progrès ; mais, à coup sûr, il se remue, il est le théâtre de variations continuelles. Ce sont là les rivages prochains où tout se modifie. Mais, à l’horizon de l’âme, se dressent des questions toujours les mêmes, des problèmes permanents qui sont comme les Alpes de la pensée. Tel est celui que je viens proposer à vos réflexions.

Où allons-nous ? Pourquoi sommes-nous placés sur la terre ? Notre existence s’accomplit-elle tout entière dans la présente économie ? Quel est son but ? Quelle est sa fin légitime ? La vie est courte ; il ne faut pas être bien éloigné du point de départ pour voir l’autre rivage blanchir à l’horizon. Au-delà de cet espace, que quatre pas suffisent à franchir, qu’avons-nous à attendre, à craindre, à espérer ? La question vaut assurément la peine qu’on y songe. Il faut, pour l’oublier, une surprenante, une prodigieuse légèreté. Au fait, on ne l’oublie pas, cette question, elle est quelque part au fond de l’âme de tous. Mais la vie nous distrait, et nous ne regardons pas en face un problème que nous ne pouvons effacer. Chacun a ses propres affaires, et il faut vivre ; puis nous pensons à mille choses. Nous suivons avec intérêt les succès de l’industrie, les spéculations de la finance ; nous nous informons des évènements, que dis-je ? des rumeurs les plus vaines de la politique, avec une curiosité dont les citoyens d’Athènes n’ont pas gardé le monopole. Comment resterait-il du temps pour s’occuper d’un lointain avenir ? Ainsi dort trop souvent, comme étouffé sous les broussailles de la vie, le germe des hautes pensées qui devraient faire la préoccupation habituelle d’une nature intelligente. Et cependant, contre cette préoccupation fiévreuse qui entraîne l’oubli des questions les plus graves, ce ne sont pas les avertissements qui nous manquent. Je n’ai à vous dire ici que des lieux communs. Je ne me le dissimule pas, mais je ne le regrette pas non plus, car il m’est souvent venu à la pensée que, si les proverbes sont la sagesse des nations, les lieux communs sont la sagesse de l’humanité.

Qui n’a dit cent fois aux autres et à lui-même ce que je viens vous répéter ? Qui ne sait tout ce qu’il y a de vain dans les objets qui nous captivent ? Le monde est plein de gens qui se plaignent de l’existence, qui en médisent, qui la calomnient au besoin. Mais nous sommes à l’égard de cette existence ce qu’est le misanthrope de Molière pour cette maîtresse dont il se plaît à relever les défauts, à énumérer tous les torts, mais sans réussir à lui retirer son cœur. Oui, nous croyons à la vie, nous nous reprenons toujours à croire à ses promesses, à ses prestiges, et peut-être n’y croyons-nous jamais davantage qu’à certains moments où il nous plaît de faire les désabusés. Eh bien ! à cette fascination il faut opposer une vue distincte, claire, de ce qu’il y a d’inconsistant dans notre existence présente, de ce qu’il y a de naïf dans notre attachement à ce que nous appelons la réalité. Ici, je n’ai pas à chercher des paroles nouvelles, je n’ai qu’à choisir. L’écoulement de toutes choses, le néant de la réalité présente, c’est la source principale qui a toujours alimenté la haute poésie, la grande éloquence, la philosophie sérieuse, toutes ces voix par lesquelles l’humanité se manifeste à elle-même. Écoutez ces accents deux fois séculaires :

« Tout être qui se mesure n’est rien, parce que ce qui se mesure a son terme, et lorsqu’on est venu à ce terme, un dernier point détruit tout, comme si jamais il n’avait été. Qu’est-ce que cent ans ? qu’est-ce que mille ans, puisqu’un seul moment les efface ? Multipliez vos jours comme les cerfs que la fable fait vivre durant tant de siècles ; durez autant que ces grands chênes sous lesquels nos ancêtres se sont reposés, et qui donneront encore de l’ombre à notre postérité ; entassez dans cet espace, qui paraît immense, honneurs, richesses, plaisirs : que vous profitera cet amas, puisque le dernier souffle de la mort, tout faible, tout languissant, abattra tout à coup cette vaine pompe avec la même facilité qu’un château de cartes, vain amusement des enfants ? et que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisqu’enfin une seule rature doit tout effacer ? Encore une rature laisserait-elle au moins quelques traces d’elle-même, au lieu que ce dernier moment, qui effacera d’un seul trait toute notre vie, s’ira perdre lui-même avec tout le reste dans ce gouffre du néant ; il n’y aura plus sur la terre aucun vestige de ce que nous sommes.

« Qu’est-ce donc que ma substance ? J’entre dans la vie pour en sortir bientôt ; je viens me montrer comme les autres ; après, il faudra disparaître. Tout nous appelle à la mort ; la nature, comme si elle était presque envieuse du bien qu’elle nous a fait, nous déclare souvent qu’elle ne peut pas nous laisser longtemps ce peu de matière qu’elle nous prête, qui ne doit pas demeurer dans les mêmes mains, et qui doit être éternellement dans le commerce ; elle en a besoin pour d’autres formes, elle la redemande pour d’autres ouvrages.

« Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils s’avancent, semblent nous pousser de l’épaule et nous dire : Retirez-vous, c’est maintenant notre tour. Ainsi, comme nous en voyons passer d’autres devant nous, d’autres nous verront passer, qui doivent à leurs successeurs le même spectacle. Encore une fois, qu’est-ce que de nous ? Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! si je la jette en arrière, quelle suite effroyable où je ne suis plus ! et que j’occupe peu de place dans cet abîme immense du temps ! Je ne suis rien ; un si petit intervalle n’est pas capable de me distinguer du néant ; on ne m’a envoyé que pour faire nombre ; encore n’avait-on que faire de moi, et la pièce n’en aurait pas été moins jouée quand je serais demeuré derrière le théâtre.

« Encore, si nous voulons discuter les choses dans une considération plus subtile, ce n’est pas toute l’étendue de notre vie qui nous distingue du néant ; et vous savez qu’il n’y a jamais qu’un moment qui nous en sépare. Maintenant nous en tenons un, maintenant il périt, et avec lui nous péririons tous, si, promptement et sans perdre de temps, nous n’en saisissions un autre semblable, jusqu’à ce qu’enfin il en viendra un auquel nous ne pourrons arriver, quelque effort que nous fassions pour nous y étendre, et alors nous tomberons tout à coup, manque de soutien.

« La figure de ce monde passe, et ma substance n’est rien. Je suis emporté si rapidement qu’il me semble que tout me fuit et que tout m’échappe. Tout fuit, en effet, Messieurs ; et pendant que nous sommes ici assemblés, et que nous croyons être immobiles, chacun avance son chemin, chacun s’éloigne, sans y penser, de son plus proche voisin, puisque chacun marche insensiblement à la dernière séparation 1. »

Je n’affaiblirai par aucun commentaire la puissance de ces paroles ; je ne ferai pas ici des notes sur Bossuet.

Certes, la vie présente n’est pas de nature à nous enlever le souci de l’avenir. Lors même que toute existence ici-bas serait complète et atteindrait sa mesure pleine, pour nous rendre sérieux, il suffirait bien de la mort et de cette fuite incessante de toutes choses qui y conduit.

Voilà ce que nous enseigne la réflexion. Mais l’expérience nous adresse des avertissements plus rudes. Si nous nous endormons sur l’oreiller de l’indifférence, ce n’est pas manque de secousses pour troubler notre sommeil. Combien y a-t-il d’existences complètes ? Les connaissez-vous en grand nombre, ces vies auxquelles on peut appliquer ce beau vers de la Fontaine :

 

        Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour 2.

 

Ces soirs-là sont rares, si rares que, lorsqu’ils se présentent, on les remarque avec étonnement. Allez, Messieurs, jusqu’au cimetière. Comptez les tombes des enfants, des jeunes hommes, des jeunes filles ! Lorsque André Chénier comprit qu’il n’avait plus qu’à porter sa tête sous le couteau hideux de la révolution, sentant bouillonner intérieurement ce flot d’idées, de sentiments, de poésie qu’il voulait répandre, il porta la main à son front en s’écriant : « Il y avait pourtant quelque chose là ! » Et qui de nous n’a connu quelqu’une de ces existences brisées avant le temps ? Qui de nous n’a gardé le souvenir de quelqu’une de ces créatures pleines d’avenir, brillantes d’espoir, s’élançant avec amour vers une vie qui allait leur être tout à coup retranchée ? Quelle tristesse dans ces coups de la mort ! et quelle ironie aussi ! L’homme utile est emporté, l’objet des affections les plus vives est moissonné dans sa fleur, tandis que des existences aussi lourdes pour celui qui les traîne qu’elles sont à charge aux autres semblent ne pouvoir jamais finir. Il n’est pas nécessaire d’insister. Qui de vous ne porte en son âme des souvenirs qui lui parlent avec plus d’éloquence que je ne saurais le faire ? Qui de vous ne serait prêt à se lever, au besoin, pour rendre ici témoignage de quelqu’un de ces désordres de la mort ?

Un désordre ! Qu’est-ce à dire ? Puisque nous parlons d’un désordre, nous avons donc le sentiment de l’ordre. Puisque nous nous plaignons des ténèbres, nous avons donc, pour le moins, quelque impression confuse de la lumière. Eh bien, cet ordre que réclament notre cœur, notre conscience, cet ordre que nous, si pauvres, si chétifs, nous comprenons, nous entrevoyons du moins, n’y aura-t-il, dans le ciel ou sur la terre, n’y aura-t-il personne plus grand que nous qui ait le pouvoir de le comprendre dans sa plénitude et la puissance de le réaliser ? Est-ce qu’aux sons discordants qui nous affligent ne succédera jamais l’harmonie ? Après les ténèbres ne verrons-nous jamais la lumière ?

C’est ainsi que la vie et la mort, la fuite de nos jours et leur terme inévitable se réunissent pour rompre le charme de notre légèreté et nous rendre attentifs à cette question : où allons-nous ? à quoi sommes-nous destinés ? Mais, pour mieux établir toute l’importance de la recherche qui nous occupe, rentrons maintenant en nous-mêmes. Interrogeons notre nature ; dressons, en quelque sorte, l’inventaire de notre âme. Il n’est pas une seule des facultés de notre esprit, il n’est pas un seul des besoins de notre cœur qui, étudié d’un regard attentif, ne soulève et ne nous jette cette question : « La destinée de l’homme s’accomplit-elle ici-bas ? » Commençons par un exemple pris, en apparence, aussi loin que possible de notre sujet.

 

La salle dans laquelle nous sommes témoigne encore, par sa disposition même, de sa destination primitive ; c’est une salle de concerts. Cette circonstance appelle mon attention sur la recherche des jouissances que procurent les beaux-arts. Dans ce vaste domaine, ma pensée s’arrête sur cet art complexe, qui renferme en quelque degré tous les autres, et que nous appelons la poésie. La poésie fait, à sa manière, ce que font la peinture et la musique avec les ressources propres dont elles disposent, elle s’efforce d’exprimer l’idéal, c’est-à-dire de rendre sensible, sous des manifestations diverses, quelque chose de plus élevé, de plus riche, de plus saisissant que les réalités positives. La recherche de l’idéal, c’est l’essence de l’art, c’est la seule raison d’être de la poésie. Mais, dans cette recherche, se manifestent deux directions profondément diverses.

Il est une poésie qui colore simplement la vie présente, en fait une fausse image qui nous séduit, pour se briser bientôt au contact de la réalité, en ne nous laissant au cœur que la déception et le dégoût. Je ne parle pas de cette imagination corrompue qui colore le vice, ennoblit le péché, et jette le brillant manteau de la poésie sur les souillures et les turpitudes du cœur humain ; je parle simplement de cette disposition romanesque se plaisant dans un monde factice, auprès duquel la vie réelle fatigue et le devoir ennuie. L’idéal est alors une lumière diffuse, une sorte de phosphorescence qui sort des objets, sans foyer supérieur d’où elle émane. L’art qui cherche cet idéal est un plaisir délicat, noble si l’on veut, mais passager et périssable, comme toutes les choses de la terre.

N’est-il pas une autre poésie ? Oui, certes, il en est une autre. Il est une poésie qui croit à la source de la lumière, aspire à s’y élever, et conçoit, à l’occasion des beautés passagères d’ici-bas, une beauté éternelle, dont toute la beauté de la terre n’est que le pâle reflet. Écoutez le Grec Platon : « L’homme, en apercevant la beauté sur la terre, se ressouvient de la beauté véritable, prend des ailes et brûle de s’envoler vers elle ; mais dans son impuissance, il lève, comme l’oiseau, les yeux vers le ciel 3. » Entendez encore le grand disciple de Socrate célébrer « cette beauté merveilleuse qui est la fin de tous les travaux du sage, beauté éternelle exempte de décadence comme d’accroissement, de laquelle toutes les autres beautés participent, de manière, cependant, que leur naissance ou leur destruction ne lui apporte ni diminution, ni accroissement, ni le moindre changement ». Il nous montre l’âme, éprise d’un divin amour, « commencer par les beautés d’ici-bas, et les yeux attachés sur la beauté suprême, s’y élever sans cesse, en passant, pour ainsi dire, par tous les degrés de l’échelle », et il s’écrie en terminant : « Ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est le spectacle de la beauté éternelle 4. » Il est donc une idée de la beauté qui donne du prix à notre existence, parce que cette idée devient pour nous le gage d’une existence plus haute. Il est une poésie qui ne consent pas à n’être qu’une récréation de l’esprit, mais qui ennoblit la vie en l’éclairant d’une lumière supérieure, une poésie qui, au lieu de dégoûter de la réalité et du devoir, transfigure la réalité et divinise le devoir. L’idéal est alors un reflet de la lumière d’en haut ; l’art devient un des anneaux de la chaîne d’or qui unit le ciel à la terre.

Voilà deux manières bien différentes de comprendre l’art, l’idéal, la poésie ; et la critique littéraire reste au-dessous de sa tâche si elle ne remonte pas jusqu’à ces grands problèmes. Où est la vérité ? L’idéal est-il un feu follet qui s’éteint, après avoir éclairé de ses fantastiques lueurs les marécages qui l’ont produit ? L’idéal est-il un rayon qui descend des cieux pour éclairer la terre ? Notre problème est posé, et posé, vous en ferez la remarque, dans le domaine qui pouvait, au premier abord, lui paraître le plus étranger. Passons à l’examen d’un autre des éléments de notre nature.

 

Il y a plus de deux mille années, le philosophe Aristote traçait, en tête d’un de ses plus célèbres écrits, les paroles que voici : « Tout homme a un désir naturel de savoir. » Je considère ce désir de connaissance, qui fait si visiblement partie de la constitution de notre esprit, et je demande si ce désir est réglé en vue de la vie présente seulement, s’il est taillé à la mesure de notre existence actuelle. On pourrait le croire si la science était simplement une vassale de l’industrie, lui fournissant par ses recherches, par ses calculs, par ses découvertes, des armes pour dompter les éléments et marcher à la conquête de la nature. Mais en est-il ainsi ? La géométrie, dit-on, est née chez les Égyptiens du besoin de replacer les limites des héritages, après les inondations du Nil. La nécessité de trouver leur route, dans les vastes plaines où ils erraient avec leurs troupeaux, a poussé les bergers de la Chaldée aux observations astronomiques. La nécessité est la mère des inventions ; je n’entends pas le nier : le moment serait mal choisi pour contester les utilités pratiques de la science. Le wagon qui nous transporte résume, pour ainsi dire, dans sa marche rapide, les travaux accumulés de plusieurs générations de savants, et le fil électrique qui, plus rapide encore, donne d’avance à nos amis la nouvelle de notre arrivée, dit à tous ce que valent un jour au public les recherches abstraites. Oui, sans doute, la science, le désir de savoir qui l’engendre, sont le fondement de l’industrie. L’homme ne peut qu’en raison de ce qu’il sait, et ne domine la nature que dans la proportion où il a appris à la connaître. Mais est-ce là tout le but et la suffisante explication du travail de la pensée ? Non, Messieurs, et ici, j’en appelle avec confiance à ceux de vous qui peuvent prononcer sur de telles matières. Si l’homme ne cherchait pas la science pour la science elle-même, s’il n’étudiait qu’en vue des résultats matériels et pratiques de son étude, jamais les merveilles de l’industrie moderne ne nous auraient étonnés. La science ne livre ses applications que lorsqu’on l’a cultivée avec un long désintéressement. Pour n’en citer qu’un exemple, jamais la théorie de l’électricité n’aurait vu le jour si on avait attendu, pour s’en occuper, de prévoir le télégraphe moderne.

Il faut en revenir à la sentence d’Aristote : l’amour de la science est un élément primitif de notre nature. Lorsque nous cessons d’aimer la vérité pour elle-même, nous nous dégradons, et notre désir de savoir est infini par sa nature. Et maintenant, en présence de ce besoin intérieur qui n’a pas de limites, placez les résultats auxquels nous parvenons.

Dans cet univers matériel expliqué par l’expérience, interprété par le calcul, l’immensité nous échappe dans les deux sens. Armez vos yeux des télescopes les plus puissants, pensez-vous que votre vue atteindra le bout de l’univers ? Apportez le plus fort microscope, verrez-vous les premiers éléments de la matière ? Notre imagination se perd dans ces pensées. L’infini de la grandeur et l’infini de la petitesse nous échappent également. « Tout le monde visible pour nous n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature 5. » Et d’ailleurs, que sont nos sens à l’aide desquels nous interrogeons cette nature ? Quelques fenêtres percées, comme aux murailles d’une prison, et qui ne nous laissent apercevoir peut-être que la moindre partie de ce qui est. Il n’y a pas de lumière pour l’aveugle,

 

        Pour lui l’astre du jour prend des soins superflus 6.

 

Supprimez l’ouïe, toute la magie des sons disparaît. Et qui nous dira combien de faces de l’univers qui nous échappent, dont il nous est même impossible de concevoir la moindre idée, parce que nous manquons des sens appropriés, parce que nous sommes aveugles et sourds à leur égard. Partout des questions, partout des mystères. Les plus grands problèmes ne naissent pas des hautes spéculations de la pensée, ils naissent du vol de l’insecte, du dernier brin d’herbe, de chaque molécule de l’air que nous respirons, ou du sol que nous foulons sous nos pas. La science progresse ; elle fait de riches conquêtes, et beaucoup s’en enivrent ; mais d’infranchissables barrières l’arrêtent de tous côtés, et le sage, comprenant toujours mieux le néant de ce qu’il sait au prix de l’immensité de ce qu’il ignore, est souvent tenté de résumer le résultat de ses recherches dans cette phrase célèbre : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien. »

Il est ainsi à l’égard de la nature, de cet univers visible qui semble avoir été plus spécialement livré à nos investigations. Qu’en sera-t-il, pour ces questions qui dépassent l’expérience : l’origine et la fin dernière des choses, les mystères de l’être spirituel ? Le désir de sonder les problèmes de cet ordre est-il ordonné en vue de cette vie, et ne semble-t-il pas que les problèmes nous passionnent davantage, dans la même proportion où leur solution nous échappe ? Le désir de percer les ténèbres qui enveloppent naturellement le principe et la fin de notre existence serait-il un besoin factice, né de l’exercice de la pensée, qui, une fois en mouvement, dépasse son objet réel et s’élance dans le vide ? La plus haute des curiosités n’est-elle qu’un raffinement illégitime de l’esprit ? Eh ! Messieurs, les premières questions que se soit posées l’humanité sont les questions de cet ordre. Disons-le, et disons-le à l’honneur de notre espèce : lorsqu’on ne savait pas un mot de physique, lorsque la chimie n’était pas née, les sages se demandaient déjà quelle est l’origine de toutes choses, et quelle est la fin dernière de l’univers. T’el est le témoignage de l’histoire des anciens jours. Et cette histoire de l’humanité naissante se reproduit au milieu de nous. Prêtez l’oreille aux questions des enfants : elles sont naïves, mais parfois cette naïveté devient sublime. N’avez-vous jamais entendu, dans le petit cercle de leur pensée enfantine, éclater tout à coup un de ces pourquoi qui atteignent et dépassent toute notre métaphysique ?

Nous sommes faits pour connaître. Nous voulons la clarté totale, et de toutes parts nous nous heurtons à des mystères, et de tous côtés nous rencontrons ce verre obscur dont Paul de Tarse parlait il y a dix-huit siècles. Le fait est là : la disproportion entre l’élan de notre pensée et les résultats qu’elle peut atteindre est si manifeste qu’on ne saurait la nier. Que faut-il conclure ? Conclurons-nous, avec un ancien 7, que « la nature de l’homme est un mensonge, puisqu’elle unit la plus grande pauvreté au plus grand orgueil » ? Dirons-nous que le regard de l’esprit qui se porte vers la lumière n’est qu’un éblouissement maladif ? Ou dirons-nous que notre âme a le pressentiment de ses hautes destinées, et que si des lueurs mêlées de ténèbres ne peuvent nous suffire, c’est que nous avons été créés pour la pleine lumière ? Voilà encore notre question : la pensée et la science la soulèvent comme la soulevaient l’art et le besoin de l’idéal.

 

Nous cherchons le beau et le vrai. Nous cherchons aussi le bien. Dans ce nouveau domaine, le problème qui nous occupe se pose de toutes parts. Nous aspirons à la sainteté, et ceux que nous considérons comme les plus avancés dans la route qui y conduit sont les premiers à se plaindre de la distance qui les sépare du but. Cette poursuite est-elle illusoire ? Nous cherchons un bien moral que nous ne pouvons complètement atteindre ; conclurons-nous que la recherche est vaine et qu’il faut y renoncer ? Conclurons-nous que la recherche est légitime et que son but est au-delà de la vie ? Je n’insiste pas sur cette considération. Le sujet est immense ; le temps nous presse ; il faut choisir, et je désire fixer votre pensée sur des considérations banales entre toutes, banales comme la vérité.

La morale, comme on le dit à l’ordinaire, la morale veut une sanction. « Sois bon et tu seras heureux », dit la voix intérieure. C’est la sentence de la justice, qui prononce que, dans l’état normal, le bonheur de l’individu doit être proportionnel au bien qui est en lui. Or, cette justice se fait-elle autour de nous ? Nos oreilles sont rebattues des plaintes qui, de toutes parts, s’élèvent à ce sujet. Ah ! nous le savons trop : s’il s’agit des joies de ce monde, elles ne sont pas données en partage à la stricte observation des lois éternelles de la morale ; la richesse, l’influence, le pouvoir ne sont pas liés, par un lien indissoluble, à la probité, à la vérité, au dévouement. Mais ne nous arrêtons pas à ce point de vue inférieur de notre sujet. Il y a, dit-on, dans la vie présente, des compensations à ces flagrantes injustices de la fortune, et ces compensations suffisent. La vertu ne porte-t-elle pas avec soi sa récompense et le vice sa punition ? Messieurs, les biens de ce monde ne sont pas le bonheur ; la fortune n’est rien au prix de l’état de la conscience, et le moyen le plus sûr d’être heureux ici-bas, c’est sans doute de marcher dans l’ordre et dans le bien : certes, je n’entends pas le nier. Mais les compensations dont on parle, pour réelles qu’elles soient, sont-elles de nature à supprimer la question de l’avenir ? Les moralistes ont beaucoup parlé des joies d’une bonne conscience ; ils ont trop méconnu ses peines, je dis les peines d’une conscience droite. Le devoir est un maître exigeant. La conscience devient plus délicate à mesure qu’elle se purifie : ce qui semblait licite ne le paraît plus ; le scrupule est là, bizarre aux yeux du monde, angoissant pour celui qui le porte en son sein. On gravit péniblement la montagne et, à mesure qu’on avance, le sommet semble reculer et défier les atteintes du voyageur. Quelles sources de douleurs ! douleurs saintes, sans doute, mille fois préférables aux plaisirs de la vie, mais douleurs enfin. Ah ! le devoir tout seul, sans explication, sans espérance, sans avenir, le devoir est un noble maître ; mais c’est un maître dont le joug est dur et le fardeau pesant.

On parle des terreurs du remords, et l’on a surtout en vue quelques-uns de ces redoutables exemples où le souvenir du crime suit le coupable comme son ombre, empoisonne ses jours et trouble le sommeil de ses nuits. Oui, la conscience parle ; mais elle se tait aussi, et l’on oublie trop son silence. La voix intérieure est fière ; dédaignée, elle se retire. La conscience s’endurcit, l’existence morale s’abaisse peu à peu, la nuit se fait. Le soleil manque, on allume des bougies ; il n’y a plus de joie, on cherche le plaisir. Quelques éclairs, sans doute, sillonnent, ces ténèbres ; la conscience s’éveille peut-être dans de subites angoisses ; mais pourtant, combien de consciences faciles qui laissent s’établir, en dehors de toute règle et de tout bien, des vies après tout supportables : cette redoutable puissance nous a été accordée.

Pesez ces faits. Voyez d’une part les tourments des consciences délicates, de l’autre ces consciences éteintes où s’est fait le repos, ces âmes endormies dans le mal. Que dirons-nous ? La justice ne se fait pas dans ce monde ; ne se fera-t-elle jamais ? La soif de la sainteté ne sera-t-elle jamais étanchée ? Les âmes endormies ne seront-elles jamais réveillées ? Pensez-y, la question de l’avenir ne mérite-t-elle pas d’être sérieusement posée ?

Mais ici, nous devons indiquer une difficulté assez rarement présentée, et qui pourtant se rencontre. Il n’y a pas de justice, dit-on, au sens où vous l’indiquez ; mais vous avez tort de poser la question dans ces termes. La morale se passe de sanction. Si vous êtes dans l’ordre, cela doit vous suffire, et votre désir de trouver le bonheur dans l’accomplissement du devoir est au fond un secret égoïsme. Il faut aimer le bien pour le bien, sans aucune autre considération ; la vertu se suffit et n’a besoin d’aucune vue d’avenir.

Il est difficile de rencontrer une objection qui honore davantage ceux qui la proposent sérieusement. Répondons en peu de mots. Non, ce n’est pas l’égoïsme qui me fait prononcer que, dans l’ordre, le bonheur doit être proportionnel au bien. Je le veux pour moi-même, sans doute, et je ne suis pas libre de changer ma nature qui me fait absolument le vouloir ; mais ma personnalité est si peu en cause ici, que je prononce pour les autres précisément comme pour moi-même. Là où le bonheur et le bien se séparent, lors même que je serais tout à fait désintéressé dans la question, la voix intérieure s’élève, et me crie qu’il y a là un désordre, et que ce désordre doit être réparé. Puis, Messieurs, je redoute ces hauteurs de vertu, où la vertu ne s’appuie que sur elle-même. Si le désir du bonheur est un élément primitif, fondamental de notre nature (et qui pourrait le nier ?), je crains que, privé d’espérance, il ne se rejette violemment sur les satisfactions les moins nobles de la vie, et que des hauteurs du désintéressement absolu, on ne tombe quelque jour dans la fange des voluptés. « L’homme, dit Pascal, n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. »

 

Considérons maintenant en lui-même ce besoin de bonheur que nous avons mis en rapport avec l’idée de la justice. Il se trouve des hommes pour nier le devoir ; personne, que je sache, n’a nié que nous avons le désir d’être heureux. Ce désir est-il ordonné en vue des choses de la terre ? C’est toujours notre question qui se reproduit. La vie présente a ses joies, et trop souvent nous avons à son égard le double tort d’un attachement insensé et d’une ingratitude coupable. Il est des joies dans la nature ; il en est au foyer domestique ; il en est dans une activité couronnée de succès ; joies légitimes, joies pures... et pourtant, le sentiment de la vie est triste au fond. Je pourrais en appeler ici à cet empereur romain qui, parvenu au faite de la plus grande puissance que la terre ait jamais connue, mourait en prononçant ces mots : « J’ai été tout, et j’ai vu que tout n’est rien. » Je pourrais citer ces autres paroles, placées aussi dans une bouche royale : « Vanité des vanités. » Je pourrais fouiller les annales de la littérature, ct vous montrer des poëtes qui ne voulaient chanter que les folles joies et les plaisirs bruyants, mêler souvent de sombres élégies aux accents de leur gaîté coupable ou frivole. Vous connaissez ce chansonnier qui part à la recherche du bonheur, sous la conduite de l’espérance. Le bonheur est devant nous, mais là où nous ne sommes pas ; il est à la campagne, puis à la ville ; il est en Asie, il est en Afrique : toujours il s’éloigne ; et où est-il enfin ?

 

          Le vois-tu bien, là-bas, là-bas,

          Là-bas, là-bas, dans ces nuages ;

          Ah ! dit l’homme enfin vieux et las,

          C’est trop d’inutiles voyages.

          Enfants, courez vers ces nuages,

          Courez, courez ; doublez le pas,

          Pour le trouver là-bas, là-bas..... 8

 

On veut se couronner de roses, on veut chanter et rire, on veut cueillir d’une main légère les fleurs de la vie, et la tristesse monte du fond du cœur, où elle a ses racines naturelles. La poésie n’est pas un gémissement, sans doute, mais elle serait étroite et pauvre, la lyre du poëte sur laquelle ne résonnerait pas souvent la corde de la mélancolie.

Laissons, si vous le voulez, les rois et les poëtes, les empereurs et les chansonniers. Cherchons un jugement plus calme sur notre destinée. Écoutons un penseur doué de cette bonne foi sérieuse qui est la vertu des philosophes :

« Au début de la vie, notre nature s’éveillant, avec tous les besoins et toutes les facultés dont elle est pourvue, rencontre un monde qui semble offrir un champ illimité à la satisfaction des uns et au développement des autres. À la vue de ce monde qui paraît renfermer pour elle le bonheur, notre nature s’élance, pleine d’espérances et d’illusions. Mais il est dans la condition humaine qu’aucune de ces espérances ne soit remplie, qu’aucune de ces illusions ne soit justifiée. Tant que dure notre jeunesse, le malheur nous étonne plutôt qu’il ne nous effraie ; il nous semble que ce qui nous arrive est une anomalie, et notre confiance n’en est point ébranlée. Cette anomalie a beau se répéter, nous ne sommes point désabusés. Mais à la fin, soit que quelque grand coup, venant à nous frapper, nous ouvre subitement les yeux, soit que la vie s’écoulant, une expérience si longtemps prolongée l’emporte, la triste vérité nous apparaît ; alors s’évanouissent les espérances qui nous avaient adouci le malheur ; alors leur succède cette amère indignation qui le rend plus pénible ; alors du fond de notre cœur, oppressé de douleur, du fond de notre raison, blessée dans ses croyances les plus intimes, s’élève inévitablement cette mélancolique question : Pourquoi donc l’homme a-t-il été mis en ce monde ?

« Et ne croyez pas, Messieurs, que les misères de la vie aient seules le privilège de tourner notre esprit vers ce problème : il sort de nos félicités comme de nos infortunes, parce que notre nature n’est pas moins trompée dans les unes que dans les autres. Dans le premier moment de la satisfaction de nos désirs, nous avons la présomption, ou pour mieux dire l’innocence de nous croire heureux ; mais si ce bonheur dure, bientôt ce qu’il avait d’abord de charmant se flétrit ; et là où vous aviez cru sentir une satisfaction complète, vous n’éprouvez plus qu’une satisfaction moindre à laquelle succède une satisfaction moindre encore, qui s’épuise peu à peu, et vient s’éteindre dans l’ennui et le dégoût. Tel est le dénouement inévitable de tout bonheur humain ; telle est la loi fatale à laquelle aucun d’eux ne saurait se dérober. Que si, dans le moment du triomphe d’une passion, vous avez la bonne fortune d’être saisi par une autre, alors, emporté par cette passion nouvelle, vous échappez, il est vrai, au désenchantement de la première ; et c’est ainsi que dans une existence très-remplie et très-agitée vous pouvez vivre assez longtemps avec le bonheur de ce monde avant d’en connaître la vanité. Mais cet étourdissement ne peut durer toujours : le moment vient où cette impétueuse inconstance dans la poursuite du bonheur, qui naît de la variété et de l’indécision de nos désirs, se fixe enfin, et où notre nature, ramassant, pour ainsi dire, et concentrant dans une seule passion tout le besoin de bonheur qui est en elle, voit ce bonheur, l’aime, le désire dans une seule chose qui est là, et à laquelle elle aspire de toutes les forces qui sont en elle. Alors, quelle que soit cette passion, alors arrive inévitablement l’amère expérience que le hasard avait différée ; car à peine obtenu, ce bonheur si ardemment, si uniquement désiré, effraie l’âme de son insuffisance ; en vain elle s’épuise à y chercher ce qu’elle y avait rêvé ; cette recherche même le flétrit et le décolore : ce qu’il paraissait, il ne l’est point ; ce qu’il promettait, il ne le tient pas ; tout le bonheur que la vie pouvait donner est venu, et le désir du bonheur n’est point éteint. Le bonheur est donc une ombre, la vie une déception, nos désirs un piège trompeur. Il n’y a rien à répondre à une pareille démonstration ; elle est plus décisive que celle du malheur même ; car dans le malheur vous pouvez encore vous faire illusion, et en accusant votre mauvaise fortune, absoudre la nature des choses, tandis qu’ici c’est la nature même des choses qui est convaincue de méchanceté : le cœur de l’homme et toutes les félicités de la vie mis en présence, le cœur de l’homme n’est point satisfait. Aussi  ce retour mélancolique sur lui-même, qui élève l’homme mûr à la pensée de sa destinée, qui le conduit à s’en inquiéter et à se demander ce qu’elle est, naît-il plus ordinairement encore de l’expérience des bonheurs de la vie que de celle de ses misères 9. »

Telle est la voix des déceptions personnelles, résultat de l’expérience. Mais il est dans notre cœur de plus nobles afflictions que les tristesses nées du froissement de nos désirs égoïstes. Nous ne sommes pas seuls dans ce monde, et nous ne sommes pas tous comme ce Sganarelle de Molière qui, lorsqu’il avait bien bu et bien mangé, voulait que tout le monde fût soûl dans sa maison 10. Il est des âmes qui vivent de la vie des autres, souffrent de leurs douleurs, et mettent en pratique cette belle pensée d’un poëte romain 11 : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » À cette heure même où nous sommes ici rassemblés dans la tranquillité de cette salle, il se passe, au près et au loin, sur la surface de notre globe, par milliers et par centaines de milliers, des actes odieux et des scènes de profonde douleur. Savez-vous, au moment où je parle, combien il y a dans cette ville de malades dans l’angoisse, d’esprits tourmentés par des inquiétudes pires que la maladie, d’âmes blessées dans leurs plus chères affections, déçues dans leurs plus légitimes espérances ? Et au loin, qu’entendons-nous ? Dans cette Amérique fière de sa liberté, des enfants sont séparés de leur mère et vendus en détail, lorsqu’on ne trouve pas à placer en bloc la mère et les enfants. Dans les cités ouvrières de notre vieux monde, des familles entières sont condamnées à un rude labeur, qui ne suffit pas toujours à les sauver de la faim, mère de l’angoisse et conseillère du crime. Ailleurs, ce sont des scènes habituelles de guerre, de carnage et d’horreur, qui ne viennent épouvanter que de loin en loin nos contrées plus heureuses. Or, il est des oreilles ouvertes à ce soupir des créatures. Il est des âmes qui en souffrent, même au sein des circonstances personnelles les plus heureuses. Il est des cœurs assez nobles pour saigner des plaies de leurs semblables. Comprenez-le bien : il n’est pas de bonheur pour l’égoïste, et sans un regard d’espérance qui aille au-delà de ce monde, il en est moins encore pour les cœurs dévoués. Et pourtant, nous le voulons, le bonheur. N’est-ce qu’une illusion ? Est-ce une fleur de l’adolescence que le midi de la vie doit faner sans retour ? Que veut dire cette souffrance qui nous suit, s’empare de nous sous mille formes, et présente un si cruel contraste avec les aspirations de notre âme ? Si nous ne sommes pas faits pour le bonheur, pourquoi ces éclairs de joie qui traversent notre existence ? Que signifient ces rayons qui vont se perdre dans les ténèbres, ces avant-goûts qui se terminent en amertume ? N’y a-t-il aucun séjour où la joie nous attende, la joie pour nous consoler de l’amertume de nos douleurs et de la déception de nos plaisirs ?

Notre question se pose partout. Autour de vous, les coups de la mort et l’instabilité de toutes choses ; en vous, vos facultés, vos désirs, votre nature entière, tout soulève ce problème : la destinée de l’homme s’accomplit-elle ici-bas ?

 

Ce problème, la légèreté l’oublie, l’indifférence finit par le dédaigner ; nous le savons tous, et cela ne nous étonne plus. Mais, ce qui est surprenant et triste, c’est que des hommes graves, des hommes réfléchis, des hommes faisant figure de sages dans le monde, s’appliquent à nous ôter le souci de notre avenir, à effacer dans nos âmes les titres de notre dignité. Ce qui est amèrement triste, c’est qu’il se trouve des docteurs pour ériger notre légèreté en système, pour élever notre indifférence à la hauteur d’une théorie.

Des littérateurs et des savants de notre siècle, à force de considérer dans l’histoire le mouvement des opinions humaines, ont été saisis de vertige ; ce qui change leur a fait perdre de vue ce qui demeure ; et, voici ce qu’ils nous disent : « Les pensées et les croyances, produits variables de la civilisation, sont entraînées par le temps dans le gouffre du passé. Cet écoulement perpétuel des idées des hommes est un spectacle choisi, et d’un merveilleux intérêt pour le sage ; mais il n’y a là rien de plus à chercher que la satisfaction d’une curiosité délicate. L’intelligence qui veut saisir le vrai se jette dans des espaces vides et n’y rencontre que des chimères. La religion, la philosophie, lorsqu’elles nous parlent de l’avenir et des splendeurs d’une autre existence, sont les fleurs de la vie, mais ce sont des fleurs de la terre. Ne privez pas notre nature de ces rêves si beaux : ce serait la mutiler. Mais prenez les rêves pour ce qu’ils sont ; ne cherchez pas dans les fantaisies de l’imagination une vérité ferme, une vérité stable, pour y appuyer votre existence. Une telle illusion n’est permise qu’aux intelligences restées en arrière de leur siècle ; elle est, de nos jours, le propre des esprits étroits et vulgaires. » Ainsi parlent des hommes en position de séduire par le prestige du talent et l’éclat de la renommée. Écoutons maintenant une voix qui nous arrive d’un autre côté de l’horizon.

Une doctrine nouvelle s’est répandue en France sous le nom de philosophie positive. Éclose dans le cerveau d’un homme distingué, déposée par son auteur dans des volumes énormes, et que je crois peu lus, vulgarisée ensuite dans des productions plus à l’usage de tous, elle a fait son chemin et conquis des disciples un peu partout, dans les sociétés savantes comme dans la jeunesse des écoles, et même, dit-on, dans les ateliers de Paris, parmi les ouvriers de cette capitale. Se répand-elle chez nous ? Je l’ignore ; mais, à tout évènement, je la nomme et vais la désigner.

Le progrès, dit la philosophie positive, est une loi fondamentale de l’humanité. En vertu de cette loi, l’homme passe par des degrés divers de développement intellectuel, de même qu’il offre des phases successives dans la formation de son corps. L’humanité a commencé par la religion, qui est le domaine de l’enfance ; puis, s’élevant peu à peu, elle est parvenue à la métaphysique ; et enfin, faisant un nouveau pas, elle doit renoncer à la métaphysique comme à la religion, abandonner ces régions spéculatives, pour s’en tenir à ce qui est positif, c’est-à-dire aux faits physiques et sociaux qui sont du domaine de l’expérience et du calcul : voilà le dernier terme du progrès. La science de la nature et ses merveilleuses applications : télégraphes, chemins de fer et bateaux à vapeur ; la science sociale : des constitutions à faire ou à défaire ; tel est le partage de l’humanité, et cela doit nous suffire. Mais au-delà ? Au-delà c’est le domaine des rêveries innocentes où se complaisent des esprits attardés.

C’est ainsi qu’à côté de la plainte respectable du découragement qui désespère de soulever le voile qui couvre nos destinées, à côté de l’ironie grossière demandant si nous pouvons avoir des nouvelles sûres de l’autre monde et quel messager nous les apporte, à côté de ces voix plaintives ou lugubrement gaies, nous rencontrons la parole des savants et le sourire des beaux esprits, qui ont au fond une signification pareille. Et cet abandon des hauts problèmes, ce progrès qui consiste à confiner l’homme dans les bornes de la vie présente, on le place sous l’invocation des lumières du siècle et de l’esprit moderne. Il faut, dit-on, il faut laisser aux hommes d’autrefois, aux habitants des cloîtres du moyen âge, la sotte prétention de savoir ce qui se passe au-delà de la tombe. La science de la nature, l’industrie, la politique, telles sont les seules pensées dignes de la sagesse mûrie des hommes de notre époque.

J’admire les belles inventions de notre temps et quelques-unes des œuvres qu’il accomplit. Mais si l’on prétend faire de l’esprit moderne, et non plus du vrai et du bon, la règle de nos pensées, je refuse de courber le front devant cette idole de création récente. Si l’on ose dire, et on le dit, qu’il est indigne d’un homme éclairé de chercher à percer, en quelque mesure, les mystères de l’avenir, je proteste pour ma part. Mais, que dis-je ? pour ma part. Pourquoi, Messieurs, êtes-vous ici ? Pourquoi vous pressez-vous dans cette enceinte, sinon pour témoigner que vous ne jugez pas indignes de votre attention les graves pensées qui doivent nous occuper, pour protester que les bruits de la terre n’ont pas étouffé en vous cette voix qui, dans le silence de l’âme, lui murmure les problèmes de l’éternité.

Abordons ces problèmes, vieux comme l’esprit humain, et qui dureront autant que lui. Franchissons la barrière qu’une science suspecte s’efforce d’élever sur notre route. Ne nous laissons pas arrêter surtout par cette ironie froide et superbe qui prétendrait nous séduire par une apparence de distinction et un air de supériorité.

Il est un doute angoissé, livré à une recherche laborieuse, inquiète, ou bien un doute triste, mais d’une tristesse sérieuse dans sa résignation. Ce doute-là, je le respecte, non-seulement comme on doit respecter en tout la conscience de son semblable, mais de ce respect mêlé de sympathie qu’on accorde aux états dont on a fait soi-même l’expérience. Mais ce scepticisme fier et hautain, satisfait et dédaigneux, toujours prêt à taxer de vulgaire une croyance sérieuse (toute réserve faite pour les hommes qui le représentent, et pour ne parler ici que d’une doctrine ou plutôt d’une tendance), ce scepticisme-là, je dirai le mot propre, je le hais. Je le hais, parce qu’il n’est pas seulement la mort de la foi, mais le suicide de la raison ; je le hais, parce qu’il ébranle les fondements de la morale, en entraînant la distinction du bien et du mal dans la ruine de la pensée ; je le hais, parce que le travail de l’esprit réduit à une recherche sans but, à un plaisir délicat, me paraît l’abaissement d’un des plus nobles attributs de notre nature. Je le hais enfin, parce que le sourire satisfait de ces hommes qui se complaisent dans le vide et l’isolement m’attriste et m’épouvante, comme je ne sais quelle mystérieuse perversion de ma propre nature.

Pour moi, Messieurs, je voudrais heurter toujours à la porte de la vérité ; ou si, lassé de tentatives inutiles, il fallait désespérer, devant cette porte fermée, je voudrais m’asseoir dans la tristesse de mon cœur, pour que cette tristesse rendit au moins témoignage que je me sens fait pour la vérité, et que s’il faut que j’y renonce, le sacrifice est contre nature. Mais ce ne sont pas des paroles de découragement que je vous apporte ; c’est au contraire avec un sentiment de confiance et d’espoir que je vous propose d’aborder l’examen du problème de la destinée humaine.

 

 

Ernest NAVILLE, La vie éternelle, sept discours, 1862.

 

 

 

 



1  Bossuet, Sermon sur la mort.

2  Philémon et Baucis.

3  Phèdre.

4  Le Banquet.

5  Pascal.

6  La Fontaine, La mort et le mourant.

7  Pline l’ancien.

8  Béranger, le Bonheur.

9  Jouffroy, Mélanges philosophiques, pages 399 à 403.

10  Le Médecin malgré lui.

11  Térence.

 

 

 

 

 

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