MADAME DE LA ROCHEJAQUELEIN
par
Alfred NETTEMENT
Honneur aux provinces de l’Ouest, honneur à vous, ô Vendée ! noble pays du Bocage, terre des vaillants et des martyrs, qui, dans ces temps souillés par l’idolâtrie de l’or et de la jouissance, conservez le culte de la vertu, de la gloire, des grands souvenirs et de la mort ! Les larmes que vous donniez, il y a peu de jours, à la femme doublement illustre qui porta dignement les grands noms de Lescure et de la Rochejaquelein, sont pour vous un honneur, pour nous une consolation et une espérance. Comme une pure rosée, elles refraichissent nos cœurs flétris par le spectacle des turpitudes contemporaines. Au milieu de cet abâtardissement des âmes dévorées par l’âpre soif du gain et de cet abaissement des caractères, nous aimons à voir ces multitudes s’ébranler pour aller au devant d’un cercueil qui ne rappelle que sacrifices, dévouement, abnégation, fidélité à Dieu, mépris des séductions de la prospérité, inflexible soumission à la loi austère du devoir. Ce sont là les vertus qui soutiennent les sociétés ébranlées par l’amour de l’utile. S’il n’y avait en France que des spéculateurs, des agioteurs, des ambitieux et des cupides, nous regarderions notre bien-aimée patrie comme perdue. Quand viennent les jours mauvais et difficiles, ce ne sont pas les vices d’une civilisation corrompue qui soutiennent les nations sur la pente où elles glissent, ce sont les mâles et fortes vertus restées debout au milieu du naufrage général des mœurs. Les sociétés où l’on sait mourir pour son Dieu, pour sa foi politique, pour la patrie, pour le devoir, sont immortelles. C’est pourquoi nous disons : Honneur aux provinces de l’Ouest ! honneur à vous, ô Vendée, noble pays du Bocage, terre des vaillants et des martyrs, qui conservez le culte de la vertu, de la gloire, des grands souvenirs et de la mort !
Déjà la Religion, par la bouche d’un éloquent évêque, a payé sa dette à cette noble dame, devenue doublement vendéenne par ses deux mariages. Il n’y a rien à ajouter à ce qui a été dit avec une si grande autorité du haut de la chaire de vérité, qui ne flatte ni les morts ni les familles, mais qui tire des enseignements des cercueils sur lesquels elle a versé les bénédictions et appelé les prières. Il ne faut point répéter ce qui a été si bien dit, que dire autrement serait moins bien dire. Ces noms de Lescure et de La Rochejaquelein, ces grands souvenirs des armées catholiques de la Vendée, appelaient naturellement l’intervention du catholicisme, qui a d’ailleurs sa place marquée auprès de toutes les tombes. Il appartenait à une voix épiscopale d’animer toutes ces cérémonies, et au milieu de ces populations qui accouraient de toutes parts, le chapelet à la main, chaque paroisse conduite par son recteur, qui donc était autorisé à parler à la Vendée de la veuve de Lescure et de La Rochejaquelein, et des jours passés de sa propre gloire, sinon l’évêque même dans le diocèse duquel une partie des grandes actions qu’il s’agissait de célébrer s’étaient accomplies ?
À côté de cette dette payée par le catholicisme à la Vendée, une autre dette cependant reste à acquitter. Mgr l’évêque de Poitiers l’a dit avec autant de vérité que de talent : « La Vendée aimait sa patrie, aimait son Roi, et je ne sache pas que personne songe à lui en faire un crime. Napoléon Ier disait qu’il fallait envoyer les peuples modernes à l’école de la Vendée, pour y apprendre leurs devoirs envers les gouvernements. Non, cette contrée ne professait pas le dogme et ne partageait pas la morale de l’indifférence par rapport aux questions les plus élevées de la société humaine ; la patrie n’est pas un être abstrait, jamais elle ne justifie mieux ce beau nom que quand elle possède, au sommet de la hiérarchie nationale, un père. » C’est donc au nom de la tradition historique de la France que nous venons payer une seconde dette à la mémoire de la veuve de Lescure et de Louis de La Rochejaquelein, et dans sa personne, à la Vendée.
La vie de Madame la marquise de La Rochejaquelein, comprend, dans sa vaste unité, toutes les phases successives de nos dernières Révolutions. Elle naquit à Versailles, le 25 octobre 1772, au milieu des pompes suprêmes de l’ancienne monarchie. Après avoir traversé les derniers jours de l’ancien régime, la monarchie constitutionnelle de 1789, la République de 1792, le Directoire, le Consulat, le premier Empire, la Restauration de 1814, les Cent-Jours, la seconde Restauration, le gouvernement de Juillet, la République, elle est morte sous le second Empire, le 13 février 1857, à Orléans, âgée de quatre-vingt-cinq ans, et parmi ces dates, il en est bien peu que quelqu’un des siens n’ait marquées de son sang.
Son père, le marquis de Donnissan, était gentilhomme d’honneur de MONSIEUR, plus tard Louis XVIII ; sa mère, Marie-Françoise de Durfort de Civrac, était dame d’atours de Madame Victoire. Marie-Louise-Victorine de Donnissan avait été elle-même tenue sur les fonts par MONSIEUR, comte de Provence, et par Madame Victoire. Ce fut donc au milieu de la cour la plus polie de l’Europe que s’écoulèrent les seize premières années de sa vie, années riantes comme l’espérance, entourées de toutes les splendeurs, mêlées à tous les plaisirs, familiarisées avec toutes les grandeurs par l’éclat de la naissance, la faveur particulière de la famille royale, la noblesse des alliances. Son grand-père, le duc de Civrac, après avoir été ambassadeur à Venise et à Naples, était allé à Vienne, pour conclure le mariage du dauphin avec Marie-Antoinette. Il était cordon bleu et chevalier d’honneur de Madame Victoire. Il avait eu quatre enfants : le duc de Lorge, dont la femme était dame d’honneur de la comtesse d’Artois, la marquise de Donnissan, la marquise de Lescure morte en couches de son fils unique, et enfin la comtesse de Chatellux, dame pour accompagner Madame Victoire, et depuis sa dame d’honneur. La position de Madame la duchesse de Civrac à la cour attirait dans son salon la société la plus brillante, et Madame Victoire, qui la traitait en amie, venait, quand le Roi et la Reine s’étaient retirés dans leurs appartements, y achever presque toutes ses soirées.
Pendant cette période fortunée de sa vie, pendant ce beau printemps de son âge, la jeune fille dont l’existence devait être traversée par tant d’épreuves ne connut pas une contradiction. Elle était l’idole de toute sa famille, la préférée de ses amies, Mesdemoiselles de Sérent, la compagne des jeux des fils du comte d’Artois, l’objet de tous les soins, des attentions les plus ingénieuses et les plus délicates, de toutes les prédilections. Elle rencontrait parfois avec un tendre intérêt son cousin germain, M. de Lescure, auquel on avait pensé un moment à unir sa destinée lorsque leur âge le permettrait, projet de famille que la fortune de M. de Lescure, dérangée par les folies de son père, dupe et victime des erreurs et des désordres du dix-huitième siècle, avait fait écarter. N’est-ce pas le cas de dire qu’il y a des mariages écrits au ciel et que rien ne peut empêcher ? Et qu’était-ce, ce jeune élève de l’école militaire, alors âgé de seize ans ? Ce fils d’un père débauché était un jeune homme grave, d’une piété ardente, studieux, modeste jusqu’à l’humilité, austère, plein d’un mérite qu’il tâchait de dérober aux autres et qu’il aurait voulu se dissimuler à lui-même. Il grandissait dans la prière, l’étude, la pratique de toutes les vertus, le culte de tous les nobles sentiments pour cette mission encore cachée dans les ténèbres de l’avenir plus profondes encore que celles du passé, mais pour laquelle Dieu, devant l’œil duquel l’avenir n’a pas plus de mystères que le passé, l’armait en secret.
Les premières et riantes années de cette jeunesse ont fui ; voici que les mauvais jours se lèvent. Le siècle d’incrédulité qui a passé sur la France, en ébranlant partout le sentiment de la croyance et du respect, les passions émues des gouvernés qui n’acceptent plus de devoirs et ne rêvent plus que des droits, aidées par les fautes des gouvernants, ont tout mis en péril. Les États-Généraux se rassemblent, pleins d’inexpérience, de projets et d’illusions ; les premières scènes de la révolution éclatent, la prise de la Bastille, les visites des multitudes populaires à Versailles, les journées des 5 et 6 octobre. Tous ces bruits, tous ces tumultes, tous ces malheurs, retentissent aux oreilles et dans le cœur de la jeune fille qui, jusque-là, n’avait vu que joie, bonheur, plaisirs, fêles, concorde, union. Elle est dans le carrosse de Mesdames, lorsque le Roi, déjà à demi-captif, quitte Versailles pour aller s’établir aux Tuileries, et elle s’arrête avec elles à Bellevue. Puis, avec l’agrément des princesses, sa mère malade se retire pendant quelque temps dans ses terres de Gascogne, et c’est là, au château de Blaignac, près de Libourne, que le projet d’un mariage entre elle et son cousin M. de Lescure est repris et bientôt conclu. C’était le 27 octobre 1791 ; elle avait alors dix-neuf ans et M. de Lescure en avait vingt-cinq. M. de Lescure perd sa grand’mère ; les titres étaient supprimés, on ne pouvait donc écrire ses anciens titres sur son tombeau. La reconnaissance des paysans y suppléa ; elle écrivit sur la pierre tumulaire cette simple et admirable inscription : « Ci-gît la mère des pauvres. » Une pareille louange oblige. Celle à qui M. de Lescure avait donné son nom s’en souvint, et, bien des années plus tard, pareille inscription se trouverait à sa place sur le tombeau qui vient de s’ouvrir. Les évènements se pressent. L’émigration emporte la noblesse française de l’autre côté de la frontière. C’est un courant auquel presque personne ne résiste. La persécution, la flamme et le fer à la main, pousse les uns, le point d’honneur entraîne les autres, un certain nombre cède à l’esprit d’imitation. M. et Mme de Lescure traversent Paris, disposés à suivre le torrent. La Reine, qui a voulu voir Mme de Lescure chez la princesse de Lamballe, lui dit tout bas : « Victorine, j’espère que vous resterez. » Ce mot suffit. Un désir, un espoir de la Reine est un ordre. Cependant des murmures s’élèvent parmi ceux qui partent contre M. de Lescure qui reste. Il craint pour son honneur, plus précieux pour lui que sa vie, mais moins précieux qu’un devoir, et fait de nouveau consulter la Reine. « Je n’ai rien de nouveau à dire à M. de Lescure, répond-elle, c’est à lui de consulter sa conscience, son devoir, son honneur, mais il doit songer que les défenseurs du trône sont toujours à leur place quand ils sont auprès du Roi. » Dès qu’il connaît cette réponse, Lescure ne balance plus : « Je serais vil à mes yeux, dit-il à sa jeune compagne, si j’hésitais un moment entre ma réputation et mon devoir. Je dois avant tout obéir au Roi. »
Arrêtons-nous ici : la grande loi qui domine les âmes chrétiennes, celle qui domina la vie de M. de Lescure et celle de la compagne qu’il s’était donnée, apparaît ici, la loi du devoir. Quand on n’est que gentilhomme, on obéit à l’honneur ; quand on est chrétien, au devoir. C’est-à-dire qu’on préfère la vertu à la renommée qui n’en est que l’ombre, le jugement de Dieu à l’opinion des hommes. C’était là une belle préparation aux luttes héroïques de la Vendée, et qu’il nous soit permis d’ajouter que c’est la clef de toute la vie de celle qui devait porter successivement les beaux noms de Lescure et de La Rochejaquelein.
Que pensez-vous, en effet, de cette noble femme qui a traversé tant de périls, tant d’épreuves, tant de souffrances, tant de fatigues, et qui, à la fin de sa longue vie, est morte fidèle aux deux grands sentiments dont son cœur était rempli au début de son pèlerinage ? Était-ce une de ces natures intrépides qu’un penchant inné porte vers le péril, qui aiment les hasards de la guerre, les émotions de la lutte, et qui ne savent pas résister aux enivrements de la gloire ? Était-ce une de ces femmes au cœur viril comme on en rencontre quelques-unes dans certaines époques de nos annales ? Il est plus commode de le penser, nous le savons, cela dispense de les imiter. On se dit que ce sont des organisations exceptionnelles, des héros auxquels la nature a donné, par un hasard étrange, un corps de femme, mais qui n’appartiennent à leur sexe que par la forme. Telle n’est point la vérité pour la veuve de Lescure et de La Rochejaquelein. Nous l’avons entendue, dans les dernières années de sa vie, dire avec cette grâce charmante qu’elle avait conservée jusque dans sa vieillesse, qu’elle était née... – pourquoi ne le répéterions-nous pas après elle ? – qu’elle était née poltronne. Elle ajoutait même que, comme elle avait dépensé, dans sa jeunesse, le peu de courage que la nature lui avait départi, il ne lui en restait plus et qu’elle avait peur de tout. Ce n’était point là une simple plaisanterie. Plus d’une page de ses mémoires témoigne de sa timidité naturelle, de cette poltronnerie native, dont elle s’accusait elle-même de si bonne grâce. Elle y raconte comment, le 10 août, traversant les rues de Paris, au bruit de la mousqueterie dont les décharges retentissaient encore, au milieu du massacre des Suisses, elle criait sans savoir ce qu’elle disait, répétant machinalement les cris qu’elle entendait, et, cramponnée au bras de son mari : « Vivent les sans culotte ! Illuminez ! Cassez les vitres ! » Et lorsqu’après cette terrible journée du 10 août, elle fut obligée de fuir Paris avec M. de Lescure et Henri de La Rochejaquelein, qui avaient en vain essayé de défendre ce Roi qui craignait de faire tuer des Français, mais qui ne craignait pas de mourir, on la retrouve aussi faible, aussi craintive à Clisson qu’à Paris. « – M. de Lescure et Henri avaient entrepris de m’apprendre à monter à cheval, dit-elle ; j’avais une grande frayeur ; et même quand un domestique tenait mon cheval par la bride et que ces deux messieurs marchaient à mes côtés, je pleurais de peur ; mais mon mari disait que, dans un temps pareil, il était bon de s’aguerrir. »
Voilà la femme, la grande dame élevée dans les mignardises de la famille et les délicatesses des cours ; mais voici venir la chrétienne et la royaliste. L’année 1793 s’est levée dans le sang du roi. La Convention, comme enivrée de ce sang royal et sacrée par le régicide pour toutes les exterminations et tous les crimes, déclare la guerre à l’Europe, à Dieu, à l’humanité et à la vertu. Le recrutement de trois cent mille hommes est ordonné par toute la France. Les populations catholiques de l’Ouest commencent à s’agiter et à frémir d’indignation devant cette révolution qui a tué leur roi, qui leur ôte leurs prêtres et qui leur demande leurs enfants, pour aller, au prix de leur sang, propager des idées qu’elles réprouvent et établir une domination qu’elles abhorrent. S’il faut prendre les armes, que ce soit pour Dieu et pour le roi, contre la Convention et non pour elle ; voilà le sentiment qui provoque des insurrections spontanées comme l’indignation, universelles parce que l’indignation est universelle, mais sans entente préalable et sans concert. C’est alors que le voiturier Cathelineau, du village de Pin-en-Mauge, un des hommes les plus respectés de son canton et père de cinq enfants en bas âge, apprend que les jeunes gens appelés pour tirer à Saint-Fulgent se sont soulevés et ont pris la pièce de canon braquée sur eux par les ordres du commandant républicain. Il était à pétrir le pain de son ménage, quand cette nouvelle lui fut apportée ; il quitte sa besogne, essuie ses bras, et, plein de cette passion grave qui s’appuie sur une conviction raisonnée, il harangue les gens de son village et leur démontre qu’après cet acte de résistance, ils n’ont de ressource que dans une insurrection ouverte et d’asile que dans leur courage à tout braver. Va, glorieux voiturier, quitte ta femme qui pleure, tes enfants en bas âge, ta besogne commencée ; tu ne pétriras plus désormais le pain de ta famille, mais tu pétriras dans tes fortes mains les armées de la République. Noble paysan, tu seras général en chef des armées catholiques et royales ; tu combattras, tu vaincras, tu mourras pour le vieux cri de la patrie : Dieu et le roi ! et après une vie courte par le temps, mais longue par les souvenirs, un de tes parents, un noble paysan comme toi, annoncera ta mort à la Vendée en larmes, par ces paroles qui retentiront dans les profondeurs les plus lointaines de l’histoire, tant qu’il y aura des cœurs sensibles à la vertu et au courage, tant qu’il y aura une France : « Le bon Cathelineau a rendu l’âme à celui qui la lui avait donnée pour venger sa gloire ! »
Encore quelques instants, et la Vendée sera debout. Dans le château de Clisson, où M. de Lescure se trouve avec Henri de La Rochejaquelein, et dans la cour duquel, plus de soixante ans après cet évènement, le cercueil de la marquise de La Rochejaquelein vient d’être porté, une délibération s’ouvre. C’est un véritable conseil de guerre. Les femmes n’en sont pas exclues. C’est aussi leur vie, c’est celle de leurs enfants, c’est leur fortune, c’est toute leur existence, toutes leurs affections qu’il s’agit de remettre aux hasards des combats. Henri de La Rochejaquelein, qui est le plus jeune, il n’avait encore que vingt ans, parle le premier ; il déclare que jamais il ne prendra les armes contre les paysans, comme les autorités républicaines l’exigent ; plutôt périr ! Plutôt périr ! c’est aussi l’avis de Lescure ; c’est l’avis de tout le monde. La marquise de Donnissan prend à son tour la parole : – Messieurs, leur dit-elle, vous avez tous la même opinion ; plutôt mourir que se déshonorer : j’approuve ce courage. – La marquise de La Rochejaquelein ajoute dans ses Mémoires avec une touchante modestie : – Chacun fut de cet avis, et dans ce triste moment personne n’eut l’idée de donner un conseil timide.
Ainsi cette femme faible et tremblante, l’enfant gâtée des fêtes de Versailles, qui, peu de mois auparavant, s’épouvantait au bruit de la fusillade du 10 août, qui, il y a quelques jours à peine, pleurait de peur en cheminant sur un cheval que l’on conduisait par la bride, la voilà qui, pour sa part, comme femme, comme fille, comme mère, déclare la guerre à cette terrible Convention qui fait trembler les rois de l’Europe ! Le devoir lui est apparu : elle ne donnera pas de conseil timide à son mari. Il faut que Lescure fasse son devoir de chrétien, de royaliste, de soldat, de gentilhomme ; elle fera, à côté de lui, son devoir de chrétienne, de femme, de fille et de royaliste. Elle vaincra sa timidité, elle triomphera de sa faiblesse : sa première victoire sera de se vaincre elle-même. Souffrance, dangers, fatigues, inquiétudes mortelles, faim, soif, nuits sans sommeil, journées sans repos, dangers des champs de bataille, dangers de l’échafaud, elle surmontera tout. Et où prendra-t-elle cette force ? Elle la prendra où la prend la Vendée, dans le sentiment du devoir, elle la prendra en Dieu. Voilà la véritable vertu chrétienne qui n’est pas l’insensibilité au danger, aux douces joies de la paix, au bonheur calme et paisible du foyer domestique, aux jouissances permises de la société ; mais la préférence donnée sur toutes ces choses à l’austère devoir, parce que le devoir est une loi de Dieu, que l’accomplissement du devoir est la conformité de la volonté humaine à la volonté divine. Ce n’est pas la vertu stoïque des anciens, qui, toujours montée sur un piédestal, crie à la douleur : « Ô douleur, tu n’es pas un mal ! » On reconnaît que la douleur est un mal, on souffre, on craint, on lutte, on gémit, on se plaint, on éprouve des sueurs et des défaillances mortelles ; on demande, à l’imitation de la sainte humanité du Christ, que ce calice, si cela est possible, soit éloigné, mais avant tout, par dessus tout, on veut faire la volonté de Dieu ; on boira le calice s’il l’ordonne, on veut faire, on fera son devoir.
Toute la vie de Madame de La Rochejaquelein est dans ce peu de mots. Toujours partout, elle fut la femme du devoir. D’abord vient la première phase de la lutte, la Vendée militaire honore par ses triomphes la cause expirante de la monarchie. Henri de La Rochejaquelein mène au combat les paysans électrisés par son immortelle harangue : « Mes amis, si mon père était ici, vous auriez confiance en lui, pour moi, je ne suis qu’un enfant, mais, par mon courage, je me montrerai digne de vous commander. Si j’avance, suivez-moi ; si je recule, tuez-moi ; si je meurs, vengez-moi. » Lescure, le saint du Poitou, Cathelineau, le saint de l’Anjou, montrent aux Vendéens le chemin de la victoire. On prend des canons avec des bâtons. Sans armes, sans vivres, sans munitions, sans tactique, on gagne des batailles, on repousse les armées de la république. Rien ne peut résister à ce premier élan. C’est l’époque où tous les grands noms de cette épopée chrétienne et monarchique apparaissent. Bonchamps, Charette, d’Elbée, Stofflet, Talmon, d’Autichamp, noms héroïques, unis aux noms de Cathelineau, Lescure et La Rochejaquelein par l’admiration de la postérité. La noble femme, à laquelle la Vendée vient de payer un juste tribut d’hommage, se jette de cœur et d’âme dans ce grand mouvement. Elle a été conduite en prison à Bressuire entre deux gendarmes, portant à la main leur pistolet armé et prêt à faire feu, et elle n’a point hésité. Quand les autorités révolutionnaires de Bressuire quittent cette ville, à l’approche du corps conduit par Henri de La Rochejaquelein, et que demeurée libre avec M. de Lescure, elle retourne à Clisson, savez-vous quel est le premier usage que Lescure, d’accord avec sa jeune femme, fait de sa liberté ? « M. de Lescure, se décida sur-le-champ, dit-elle dans ses Mémoires ; il envoya avertir dans les paroisses voisines, donna un lieu de rendez-vous aux paysans, et leur fit dire qu’ils y trouveraient des chefs. Nous commençâmes à faire les préparatifs. M. de Lescure n’avait communiqué son projet qu’à M. de Marigny, au chevalier Desessarts et à moi. Mes parents avaient bien les mêmes sentiments que nous, mais non la même ardeur de jeunesse. Nous nous cachâmes d’eux, nous redoutions les conseils raisonnables. Ces messieurs se mirent à apprêter des armes et moi je faisais des cocardes blanches. »
Bientôt après, elle se trouve en présence des Vendéens. Ces naïfs héros la présentent à leur fameuse pièce de canon, Marie-Jeanne, comme ils l’appellent, et la lui présentent en lui demandant de l’embrasser. Presqu’aussitôt après, elle se jette à Bressuire entre leurs fusils et trois gardes nationaux qu’ils veulent fusiller, parce qu’ils les prennent pour des espions. Elle est la digne femme de Lescure, qui ne jura qu’une fois dans sa vie, parce qu’on avait tué un prisonnier républicain sous ses yeux ; la digne fille du marquis de Donnissan, qui disait à un cavalier vendéen qui allait riposter au coup de sabre que, dans un mouvement de colère, un camarade lui avait donné : « Jésus-Christ a pardonné à ses bourreaux, et un soldat de l’armée catholique veut tuer un camarade ! » Elle a toujours sur les lèvres des paroles de paix, de conciliation, de miséricorde et de pardon. Nul n’a mieux peint cctte guerre, parce que nul n’a mieux partagé les sentiments dont étaient animés ceux qui la faisaient. « Il n’y avait ni ambition, ni vanité, dit-elle dans ses Mémoires. On se battait tous les jours ou du moins à peu près ; il ne restait pas de temps pour se disputer, pour soutenir des prétentions, pour les étaler en conversations. La diversité des conditions était oubliée. Un brave paysan, un bourgeois d’une petite ville, étaient les frères d’armes d’un gentilhomme ; ils couraient les mêmes dangers, menaient la même vie, étaient presque vêtus des mêmes habits, et parlaient des mêmes choses qui était communes à tous. Cette égalité n’avait rien d’affecté, elle était réelle par le fait ; elle l’était de cœur aussi pour tout honnête gentilhomme qui a du sens. »
Ici se présente une question souvent débattue. Quelle était la cause, quelle fut l’occasion, quel était l’objet de l’insurrection de la Vendée ? Quelques-uns ont voulu en faire une insurrection exclusivement politique, les autres, se jetant dans l’extrémité opposée, ont voulu qu’elle fût exclusivement religieuse. La vérité est située entre ces deux exagérations contraires. La cause de l’insurrection de la Vendée a été le mécontentement profond, la vive indignation qu’excitaient en elle l’ensemble des crimes, des violences, des folies, des renversements, des tyrannies, des exigences de la Révolution. Que le sentiment catholique ait surtout été blessé en elle par l’expulsion des prêtres orthodoxes et l’arrivée des intrus : c’est la vérité même, comme Mgr de Poitiers l’a proclamée dans sa belle oraison funèbre. De tous les sentiments qui peuvent animer le cœur de l’homme, le sentiment religieux est le plus puissant et le plus fort. Mais lorsqu’à l’occasion du recrutement des trois cent mille hommes, la Vendée, blessée dans toutes ses affections, spoliée de tous ses droits, poussée à bout par la persécution religieuse et mise en demeure de servir la Convention ou de la combattre, s’est trouvée debout devant la Révolution, elle s’est trouvée ce qu’elle était, catholique et royaliste. Nous l’avons dit ailleurs, et nous croyons pouvoir le répéter en parlant de cette femme royaliste et chrétienne, la balle républicaine qui venait briser sur la poitrine du Vendéen la croix de Jésus-Christ, mutilait du même coup la royale fleur de lys, frappante image de l’union intime de ces deux sentiments dans le cœur du Vendéen dont l’avant-dernière pensée était pour son roi, la dernière pour son Dieu. On en trouve à chaque instant des preuves dans les Mémoires de cette illustre dame qui vit les hommes et les choses si bien et de si près. Les premiers Vendéens qui subirent le supplice furent sabrés, ils se jetèrent à genoux, firent leur prière et moururent au cri de : Vive le Roi ! Quand il s’agissait de tenter une entreprise, on envoyait dans toutes les paroisses ; le tocsin sonnait, tous les paysans arrivaient ; alors on lisait une réquisition ainsi conçue : « Au saint nom de Dieu, de par le Roi, telle paroisse est invitée à envoyer le plus d’hommes possible en tel lieu, tel jour, et à telle heure. » Enfin quand cette guerre, qui fut plutôt défensive qu’offensive en commençant, eut abouti à de grands succès, les Vendéens n’aspiraient qu’à deux choses : rétablir Dieu sur ses autels, contribuer à replacer le Roi sur son trône. Quant à eux-mêmes, leur ambition était bien modeste : « Ils désiraient, dit Madame de La Rochejaquelein, que ce nom de Vendée qui leur avait été donné par hasard, fut conservé à une province formée de tout le Bocage et administrée séparément. Ils auraient sollicité du roi d’honorer une fois de sa présence ce pays sauvage et reculé ; de permettre qu’en mémoire de la guerre le drapeau blanc flottât toujours sur le clocher de chaque paroisse et qu’un corps de Vendéens fut admis dans la garde du Roi. Du reste, les paysans ne voulaient demander ni diminution d’impôt, ni privilèges particuliers. »
Voilà la Vendée, dignement, saintement louée par un éloquent évêque que de tristes sophistes ont osé accuser d’impiété parce qu’il rendait un pieux hommage à la religion, au dévouement, à l’héroïsme et à la vertu. Malheureux, qui prétendez défendre la liberté et la dignité humaine, qu’entendez-vous donc par ces grands mots que vous bégayez après en avoir perdu le sens ? Que voulez-vous ? que demandez-vous ? quelle est votre pensée ? Quoi, c’est impiété que de louer ceux qui ont préféré leur foi religieuse, leurs devoirs à leur vie, à leur fortune, qui sont morts pour la première des libertés, celle d’obéir à Dieu ! Ils se sont insurgés contre la loi, dites-vous. Quelle loi, juste ciel ! la loi de la Convention, la loi de Marat, de Robespierre, de Danton, de Saint-Just, de Couthon, la loi de tous les exterminateurs, de tous les malfaiteurs politiques, la loi de l’assemblée violatrice de toutes les lois divines, humaines et nationales, qui dédiait des autels à Marat et un échafaud à Louis XVI ! Ils se sont insurgés contre la Convention, insurgée elle-même contre quatorze siècles de notre histoire, qui faisait asseoir la déesse Raison sur les autels profanés du Christ, qui jetait au vent la cendre des morts ; ils ont désobéi à la loi qu’elle votait, mais qu’elle ne voulait pas elle-même, car cette assemblée, à la fois tremblante et terrible, qui recevait et renvoyait la terreur, cette assemblée cruelle, sans doute, mais plus misérablement lâche encore que cruelle, se décimait pour obéir à deux ou trois dictateurs plus pervers que leurs collègues, et, comme ces nègres qui travaillent sous le fouet, elle dressait servilement des échafauds, et commandait docilement des crimes, sous l’œil de Robespierre et sous les piques des égorgeurs des faubourgs. Telle est la loi à laquelle vous accusez la Vendée de ne pas s’être soumise. Ah ! qu’une loi semblable à celle-là se présente encore, il se trouvera encore des gens pour y désobéir, nous en jurons par les honneurs rendus à la mémoire de Madame de La Rochejaquelein. Plutôt obéir à Dieu qu’aux hommes, c’est la devise des chrétiens, ce sera toujours celle de la Vendée, de tous les hommes dans l’âme desquels ces nobles mots de droit, de loi, de liberté, de dignité humaine, n’ont pas perdu leur inviolable sens.
La Vendée, à la fois catholique et royaliste, était restée française, tout en luttant contre la révolution, nous en trouvons dans la vie de la noble dame à la mémoire de laquelle nous avons voulu rendre cet hommage une double et nouvelle preuve. Elle a successivement porté les deux noms en qui se personnifie le mieux la Vendée, Lescure et La Rochejaquelein. À dix-huit années de distance, ces deux illustres interprètes des populations de l’Ouest ont tenu le même langage, exprimé le même sentiment dans des circonstances analogues, en professant le même culte pour la patrie. Lorsque les Vendéens s’emparent de Saumur, Lescure apprend que le général républicain Quétineau est resté dans la prison de la citadelle, où les autorités révolutionnaires l’ont fait enfermer, à la suite de la prise de Thouars dont elles le rendaient responsable, et où il attend son jugement. Il ordonne que Quétineau soit amené devant lui. Alors une conversation s’engage entre ces dignes adversaires, entre le loyal républicain et le loyal royaliste. Lescure insiste pour que Quétineau se dérobe à l’échafaud, en venant avec les Vendéens. Quétineau résiste et refuse. « Si je m’enfuyais, dit-il, on dirait que je suis un traître. Je me suis conduit en brave homme ; je veux être jugé. » Puis il ajoute avec tristesse : « Voilà donc les Autrichiens maîtres de la Flandre ; vous êtes aussi victorieux ; la contre-révolution va se faire ; la France sera démembrée. » Le patriotisme de Lescure s’indigne et s’exalte à cette pensée. Il répond à Quétineau que jamais les royalistes ne le souffriront, et qu’ils se battront pour défendre le territoire français. – « Ah ! monsieur, s’écrie Quétineau, c’est alors que je veux servir avec vous ; j’aime la gloire de ma patrie. Voilà comme je suis patriote. » Ainsi, ce noble républicain et ce noble royaliste se retrouvaient Français quand il s’agissait de maintenir l’intégrité du territoire, et l’unité des cœurs se refaisait pour protéger l’unité matérielle de la France.
Dix-huit années se sont écoulées. La Vendée d’abord triomphante, à Viniers, à Doué, à Montreuil, à Saumur, à Chantonnay, à Angers, à Torfou, a été écrasée sous le nombre, plutôt que vaincue. Tous les grands chefs de la première guerre sont tombés sur le champ de bataille ou dans les supplices. Bonchamps est mort, comme Cathelineau. Lescure est mort dans cette retraite désastreuse qui a suivi le passage de la Loire, et sa digne et courageuse compagne, tout-à-l’heure veuve et bientôt mère, toujours à cheval, à côté de la voiture où s’achève la douloureuse agonie du saint du Poitou, lui a donné tous ses soins et ces derniers témoignages de tendresse que Dieu envoie aux mourants dont il veut faire commencer la récompense ici-bas. Henri de La Rochejaquelein est mort aussi, généralissime de l’armée catholique et royale à vingt ans. D’Elbée est mort, Talmon a fait jusqu’au bout son devoir, et ses juges ont fait leur métier. Le marquis de Donnissan, pris les armes à la main, a été fusillé à Angers ; Charette a subi à son tour le même sort. Stofflet, le jeune de Mondyon, ce héros de quatorze ans, Desessarts, Mlle Desessarts, compagne de Mme de Lescure, Beauvalliers, tous sont morts. La veuve de l’illustre Lescure, après avoir connu toutes les douleurs, toutes les angoisses, tous les deuils, avoir perdu son mari, son père, ses parents, ses amis, ses enfants en bas-âge, avoir erré, d’asyle en asyle, souffert la faim, reçu l’aumône, elle qui l’avait si souvent donnée, qui devait la rendre un jour au centuple, a connu de meilleurs jours. L’ordre matériel s’est peu à peu rétabli en France par la lassitude du désordre, un mieux relatif s’est produit par l’épuisement même du mal. Après bien des années données aux larmes, Madame de Lescure a rencontré le frère de M. Henri, comme l’appelaient les Vendéens, Louis de La Rochejaquelein, et ces deux illustres débris de la Vendée se sont tendu la main au-dessus de ses ruines, pour s’entr’aider à les réparer. « Ma mère me pressait toujours de me remarier, dit-elle avec une pudeur pleine de gravité, je ne pus songer à lui obéir que lorsque j’eus vu en Poitou M. Louis de La Rochejaquelein, frère de Henri. Il me sembla qu’en l’épousant, c’était m’attacher encore plus à la Vendée, unir deux noms qui ne devaient point se séparer. J’épousai M. Louis de La Rochejaquelein le 1er mars 1802. »
C’est ici que nous arrivons à ce second exemple que nous avons promis de rappeler. Madame de La Rochejaquelein, qui a tant sacrifié à ses principes religieux et politiques dans la première révolution, ne se croit pas encore quitte envers eux. Pendant l’Empire, elle approuve son mari qui se tient à l’écart, résiste à toutes les offres, repousse tous les honneurs ; intrépide devant la menace, incorruptible devant les séductions, non-seulement les séductions de la puissance qu’une honnêteté vulgaire suffit pour repousser, mais devant la plus dangereuse des séductions, celle de la gloire et du génie. « Mettez-vous à prix. Choisissez la place qui vous conviendra », lui répétait M. de Pradt. Cet homme, à qui le sens moral manquait, ne savait pas qu’il n’y a point de prix qui vaille l’honneur, qui vaut plus que la vie. Louis de La Rochejaquelein le savait ; il déclina toutes les offres, et Madame de La Rochejaquelein eut le bonheur ineffable de voir son mari prendre l’initiative du rétablissement des Bourbons, en ayant une grande part au mouvement de Bordeaux. Elle salue la Restauration comme les Israélites saluèrent la terre promise, dont l’horizon fuyant avait reculé si longtemps devant eux pendant leur marche dans le désert. Puis les jours difficiles renaissent. L’homme de la guerre a reparu. L’Europe en armes s’ébranle pour venir saisir le fugitif de l’île d’Elbe sur le trône de France, où il s’est réfugié. Louis de La Rochejaquelein croit qu’il appartient à la Vendée de prouver qu’on meurt encore en France pour la monarchie. Il lève le drapeau ; déjà vingt mille hommes ont répondu à son appel, et la Vendée accepte avec bonheur le frère de M. Henri pour général. Mais savez-vous quelle pensée le préoccupe au milieu de ses préparatifs ? La généreuse pensée qui préoccupait Lescure dix-huit ans auparavant, lorsque, après la prise de Saumur, il échangeait, avec le général républicain Quétineau, les expressions d’un commun dévouement, d’une commune sollicitude pour la grandeur et l’inviolabilité territoriale de la France. « Mon but, écrivait Louis de La Rochejaquelein en 1815, est d’éviter à la France une seconde invasion ; j’espère que nous pourrons être à Paris avant les étrangers. » À quatre jours de là, le 4 juin, Louis de La Rochejaquelein, s’exposant au péril avec la témérité ordinaire aux siens, tombait mort sous les balles des impériaux.
Deux fois veuve, Madame de La Rochejaquelein ne s’occupa plus que de l’éducation de ses nombreux enfants et des secours à donner, à faire donner à cette famille plus nombreuse encore pour laquelle elle avait un cœur de mère, la Vendée. Cette illustre solliciteuse eut, pendant toute la Restauration, la main ouverte ou tendue pour secourir les innombrables misères de cet illustre et malheureux pays. Elle ne demandait pour elle que lorsqu’elle ne pouvait plus donner. Comme l’a dit d’une manière admirable Mgr l’évêque de Poitiers, « noble mercenaire, elle travailla de ses mains pour la Vendée, et elle n’était pas satisfaite d’elle-même, quand, à la fin du jour, elle n’avait pas achevé la tâche qu’elle s’était imposée le matin. » Puis la révolution de 1830 éclate, le trône est encore une fois renversé. Quelques hommes de cœur croient pouvoir le relever à la pointe de leurs épées, et lèvent le drapeau dans l’Ouest. Son digne fils, Louis de La Rochejaquelein, est au nombre de ces hommes de cœur. Tant qu’on se bat en Vendée, il est où l’on tire des coups de fusil. Quand la courte et incomplète prise d’armes de 1852 échoue, il va chercher des périls et un trépas militaire au service d’une cause malheureuse en Portugal, et il est tué le 5 septembre 1833 à l’attaque de Lisbonne, en chargeant, à la tête de soixante cavaliers, une batterie ennemie. Alors commence cette campagne judiciaire qui suivit de près la campagne militaire de l’Ouest. Un des plus notables habitants de la ville d’Orléans, un des aides de camp de Madame de La Rochejaquelein dans cette lutte d’un nouveau genre, M. Boucher de Maulendon, a redit, avec la vivacité d’émotion et d’accent d’un témoin oculaire, sa conduite dans des circonstances nouvelles :
« Ce sera pour notre ville un éternel honneur, dit-il, d’avoir recueilli dans ses murs cette veuve héroïque, – et sa jeune et noble famille déjà décimée par la mort, – et sa mère octogénaire, modèle accompli de la dignité naturelle et bienveillante, de la grâce incomparable, de l’esprit solide et délicat qui distinguaient les femmes éminentes de l’ancienne cour. Deux ans ne s’étaient pas écoulés qu’un arrêt de la cour suprême renvoyait devant les jurys d’Orléans les nombreuses légions des paysans vendéens, qui, vaincus dans un nouvel effort de leur inébranlable courage, avaient déposé les armes sur la foi des amnisties promises. Il semblait qu’il y eût quelque chose de providentiel en ce rapprochement imprévu des généreux enfants de la Vendée, et de la veuve de leurs héroïques chefs, se retrouvant une fois encore, pour traverser ensemble une dernière et cruelle épreuve. Pour tous ces bons métayers du Bocage, dont quelques-uns portaient encore les glorieuses cicatrices des grandes guerres, Madame de La Rochejaquelein était plus qu’une protectrice ; c’était une mère. Son incessante sollicitude les attendait à leur arrivée, les consolait à la prison, les soutenait à l’audience. – Son hôtel était comme le foyer permanent où s’élaborait la défense, et d’où rayonnaient sous toutes les formes l’appui moral et les secours matériels que d’ingénieux dévouements ne se lassaient pas de recueillir. Et lorsque la ferme indépendance de nos jurés renvoyait à leurs travaux champêtres ces coupables d’un nouveau genre, il était touchant de les voir tous accourir auprès de leur bienfaitrice ; plus heureux de lui presser les mains en pleurant, que des dons qu’ils devaient à son inépuisable munificence. »
Malgré tous vos malheurs, vous fûtes une heureuse femme, madame, d’avoir été successivement unie à deux hommes illustres qui, au culte de leur Dieu, au dévouement à leurs principes, surent joindre l’amour de la patrie ; et nous comprenons, veuve de Lescure et de La Rochejaquelein, que la Vendée se lève tout entière pour assister à vos funérailles, honorant en vous la plus pure expression de sa gloire, de ses malheurs et de ses immortels souvenirs. Quelles funérailles que les vôtres, et comment ne pas se sentir ému à l’aspect de cette grande scène ! C’est l’illustre morte qui l’a voulu ; le cercueil traverse les mêmes contrées que la veuve, la fille, la sœur, la mère des héros vendéens, des soldats, des martyrs, traversa jadis avec la Vendée victorieuse, puis avec la Vendée vaincue. Ces stations funéraires, comme Mgr de Poitiers les a si bien nommées, ont été jadis des haltes militaires. Les fils de ceux qui ont été aux combats veulent tous être à ce grand deuil. Il semble que la poussière héroïque des morts tressaille sous le char qui porte cette froide dépouille, et que de tant de tombes vendéennes ouvertes par les balles républicaines dans tous les champs de la Vendée, sortent un salut et un adieu. Venez tous, vous dont les pères ont cru ce que croyaient Lescure et La Rochejaquelein, aimé ce qu’ils aimaient ; venez rendre un dernier hommage à leur illustre veuve. Ils viennent tous, priant et songeant au passé, le front chargé de souvenirs, tandis que les grains de leurs chapelets se succèdent entre leurs doigts, et attentifs à la parole du saint prélat qui, en déroulant devant eux cette grande vie, déroule en même temps devant la Vendée les pages héroïques de son histoire. Voici les hommes des paroisses de Saint-Aubin, des Aubiers, de Nueil, des Cerqueux, d’Ivernay, qui se levèrent les premiers à la grande voix de Henri de La Rochejaquelein ; Saint-Aubin qui gardera le précieux cercueil ! Voici aussi les hommes de cette glorieuse paroisse des Échaubroignes, aux pères desquels Lescure cria au moment où la bataille de Torfou semblait perdue : « Y a-t-il quatre cents hommes assez braves pour venir mourir avec moi ? » et qui, présents ce jour-là sous les armes au nombre de dix-sept cents, lui répondirent tous à grands cris : « Nous vous suivrons où vous voudrez ! » et allèrent vaincre avec lui Kléber et les redoutables Mayençais. Les villages se vident, les routes se couvrent de pèlerins : hommes, femmes, enfants, vieillards accourent de vingt-cinq lieues à la ronde ; tous veulent toucher, baiser, bénir le cercueil de la mère des pauvres ; donnons-lui ce titre qu’elle a mérité, titre plus précieux devant Dieu que celui de marquise de Lescure et marquise de La Rochejaquelein.
Vous tous qui avez suivi ces mémorables funérailles, parents, amis de cette illustre et vénérable femme, habitants des provinces de l’Ouest, vous, ses enfants aussi, et vous qui, plus éloignés, n’avez pu que les saluer de loin de vos larmes et de vos prières, souvenez-vous, souvenons-nous tous, des enseignements qui sortent de ce grand cercueil. Conservons comme elle tous les dépôts saints qui nous ont été transmis par le passé : la Religion, cette ancre immuable qui peut seule empêcher les âmes de céder aux courants qui les entraînent dans ces temps de tempêtes et de naufrages, l’honneur, cette vertu française, le sentiment du devoir ; et puissent un jour nos enfants rendre à notre mémoire le témoignage que nous avons rendu à celle dont la vie sera le sujet d’un éternel entretien pour la Vendée, et d’un sympathique respect pour la France entière !
Alfred NETTEMENT.
Paru dans La Belgique en 1857.