THOMAS MORUS

ET

LA RENAISSANCE EN BELGIQUE.

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Félix NÈVE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a toujours du charme à étudier les tendances et les as pirations, les idées et les entreprises d’un siècle fameux dans la personne de ses grands hommes : on interroge à cet effet leur vie, leurs mémoires, leurs écrits et ceux de leurs amis ; on y recherche leur rôle véritable dans les luttes de leur temps, leurs vues sur l’avenir de la société et sur les destinées de la science.

Dans cette ère du monde moderne inaugurée par de prodigieux efforts d’intelligence et par de sanglantes catastrophes.

Thomas Morus est une de ces âmes d’élite dont le souvenir élève et fortifie. Un noble esprit, un cœur aimant et doux, un grand caractère nous apparaissent étroitement unis dans le fidèle sujet qui occupa la première magistrature de son pays, dans le chrétien convaincu qui mourut martyr de sa foi.

Depuis trois siècles, chaque génération s’est acquittée en quelque sorte à son tour envers Morus ; d’émouvants récits ont donné à sa mémoire une apologie perpétuelle, et continué en sa faveur le plus simple, le plus vrai des panégyriques : aujourd’hui encore la figure de Morus, tant de fois évoquée, commande la sympathie, l’admiration et le respect, et conserve le pouvoir d’inspirer le talent 1. L’Angleterre elle-même, dont l’Église dominante est fille de Henri VIII, s’est intéressée vivement de nos jours aux vertus et aux malheurs de la victime 2 ; là, comme en Allemagne 3, la conscience plus forte que l’esprit de secte, a suscité quelquefois des défenseurs de Morus dans des rangs étrangers à l’Église romaine. L’indifférence religieuse s’avoue vaincue devant un héroïsme sincère et grand comme le sien, et l’on a entendu naguère des paroles d’admiration et de pitié arrachées à un académicien bel-esprit, qui avait étudié l’histoire de Morus dans ses œuvres 4.

Le nom de Morus a donc été réhabilité dans la mémoire des hommes ; il est devenu populaire dans la littérature européenne, et, sans nul doute, des voix éloquentes s’élèveront encore en tout pays, pour faire comprendre aux générations futures la beauté de sa vie et la sublimité de son sacrifice. Mais sait-on assez, au milieu de nous, quelles relations Thomas Morus eut avec la Belgique et avec les hommes remarquables, qui mirent en honneur dans nos villes la culture de l’esprit, au commencement du XVIe siècle ? Se souvient-on des hommages que la Belgique d’alors rendit au diplomate spirituel qui prenait à cœur la cause des lettres, et puis au magistrat courageux qui succombait dans les orages d’une révolution religieuse ? Une traduction française de sa vie, écrite en latin et imprimée à Douai, l’an 1658, par Stapleton, a rappelé, il est vrai, l’attention publique sur la carrière du grand chancelier, et les notes érudites que M. Audin ajouta à cette version, ont mis en lumière la partie littéraire de sa vie 5. Toutefois, l’écrivain français n’a touché à cet ordre de faits qu’en passant, et n’a pas pu éviter d’assez nombreuses méprises en consultant précipitamment les sources.

C’est pourquoi, il nous a paru digne d’intérêt de rechercher dans la vie de Morus les circonstances qui se rapportent à ses relations avec notre pays. Nous avons tenté de retracer ici avec quelque détail, d’après les œuvres de Morus lui-même 6, et d’après les documents latins appartenant à la littérature de son siècle, quelle fut l’occasion et quel fut l’objet des rapports que ce grand homme entretint avec la Belgique : nous exposerons sommairement le fruit de nos recherches, sans reprendre les faits principaux de sa biographie que nous avons le droit de croire suffisamment connus aujourd’hui.

Nous nous arrêterons d’abord aux relations d’estime et d’amitié qui unirent Thomas Morus à plusieurs hommes qui furent les promoteurs de la Renaissance des lettres dans nos provinces ; on jugera quelle influence ont eue, sur leur zèle ou sur leurs écrits, les avis d’un personnage aussi considérable, dévoué au progrès des bonnes études.

Nous consacrerons ensuite un examen spécial à la célèbre Utopie de Th. Morus, imprimée pour la première fois à Louvain en 1517. Certes, c’est un phénomène digne d’attention que la publication d’un tel livre, sorti d’une plume chrétienne, et accueilli tout d’abord sans défiance ni colère, au sein d’une école profondément chrétienne. Nous dirons ce que fut la for tune du livre, ce qui fit son succès dans l’opinion d’alors.

Enfin, nous recueillerons les témoignages que la Belgique rendit à l’héroïsme de Morus, après sa mort et dans les années du même siècle où l’Angleterre, précipitée dans des révolutions interminables, n’avait pas la liberté de glorifier cette précieuse mémoire.

Nous nous croirions récompensé de nos efforts, pour rattacher le nom de Morus à une glorieuse époque de notre histoire nationale, s’il nous était donné de revendiquer pour lui une part dans la reconnaissance due aux protecteurs et aux amis de nos premiers érudits, de prouver que nos ancêtres ont été justes et reconnaissants envers lui.

 

 

I

 

Relations de Thomas Morus avec Érasme et les savants belges.

 

C’est comme diplomate, comme humaniste et comme littérateur surtout, que Thomas Morus fut en rapport, à plusieurs époques de sa vie, avec des hommes remarquables de la Belgique. S’il ne séjourna jamais longtemps sur notre sol, une correspondance littéraire bien entretenue lui donna grande renommée parmi nos savants, et il est de fait qu’il suivit attentivement tout ce qui se fit dans nos villes, et spécialement à Louvain, en faveur de l’étude des langues et des lettres.

Thomas Morus, dont les plus belles années s’écoulèrent dans l’accomplissement de devoirs publics, avait reçu à Oxford, vers la fin du quinzième siècle, une éducation scientifique et littéraire aussi complète qu’on la donnait alors dans cette université.

Il y avait cultivé les langues grecque et latine sous Guillaume Grocyn et Thomas Linacre, ces deux humanistes anglais qui avaient entendu en Italie Démétrius Chalcondyle et Ange Politien. Il y avait étudié tour à tour la dialectique et la jurisprudence, et il s’était préparé dès lors à cette carrière du barreau, qui lui ouvrit la route des plus hautes fonctions du royaume. Quand Morus quitta l’école, il était en possession d’un savoir très-vaste, d’une grande habileté d’écrivain, et d’une rare aptitude à discuter subtilement toutes les questions suivant l’esprit du droit anglais. Il était versé dans la lecture des Saints Pères, et l’on rapporte que, jeune encore, il interpréta un jour la Cité de Dieu de Saint Augustin dans une église de Londres, devant une assistance composée en partie de docteurs et de théologiens.

Morus conserva pour amis tous les hommes de son âge, qui se préoccupaient le plus sérieusement de la culture des lettres et de l’avenir des études en Angleterre ; presque tous ceux de sa nation, que l’on peut citer comme les représentants de l’érudition naissante, Jean Colet, Th. Lupset, William Lilly, William Latimer, étaient ses émules. Il prit part quelquefois, à leur exemple, à ces luttes de plume que dirigeaient les humanistes contre le parti ennemi des lettres dans les deux universités anglaises, et c’est sans doute d’accord avec eux qu’il publia sa lettre à l’université d’Oxford, contre les scholastiques de cette académie qui se donnaient à eux-mêmes le nom de Troyens.

Le jeune Barrister qui, au sein de la capitale, était fier de persister dans ses premiers goûts, était assuré de l’appui des grands et des prélats d’Angleterre qui les partageaient. Dans la magistrature et à la cour, il compta, parmi ses patrons, et bientôt parmi ses collègues, ceux qui secondaient de toutes leurs forces la rénovation des études : Cuthbert Tunstall, évêque de Londres, Jean Fisher, évêque de Rochester et chancelier de Cambridge, l’archevêque de Cantorbéry, Guillaume Warrham, grand chancelier du royaume avant Wolsey, et Thomas Wolsey lui-même, archevêque d’Yorck avant d’être cardinal et chancelier. Tout ce que ces hauts dignitaires et d’autres encore firent dans l’intérêt des bonnes lettres, fut applaudi par la jeune école d’humanistes, qui avait pour défenseurs à Londres Thomas Morus et Jean Colet.

Le premier de nos savants qui noua des relations entre la Belgique et l’Angleterre, fut, paraît-il, Érasme de Rotterdam. Tandis que plusieurs étudiants anglais, devenus célèbres, fréquentaient l’Université de Paris et visitaient les écoles de l’Italie, Padoue, Milan, Bologne, Rome, Florence, un petit nombre de jeunes gens se rendait des divers pays du Continent aux deux écoles anglaises d’antique fondation : ainsi fit Érasme, et jeune encore, il passa deux fois en Angleterre dans le but de s’instruire 7. Dès son premier voyage, il fut surpris de l’érudition et des qualités aimables des savants anglais, et il distingua au milieu d’eux celui qu’il devait chérir et admirer au-dessus de tous, jusqu’à son dernier jour : « La nature, écrivit-il à un jeune anglais 8, a-t-elle jamais formé un esprit plus tendre, plus liant et plus heureux que celui de Thomas Morus ? » La tradition veut qu’à la première rencontre, Morus ait discerné le prodigieux esprit de son interlocuteur, qu’il ne connaissait pas, et qu’il se soit écrié au milieu de la conversation : « Ou vous êtes un démon, ou vous êtes Érasme ! »

L’amitié de ces deux hommes, cimentée dans leurs premiers entretiens, ne fut point affaiblie par l’absence. Érasme descendit chez Morus, quand il se rendit en Angleterre pour la troisième fois, vers la lin de l’année 1509 9. Après le séjour assez long qu’il fit dans le pays, jusque dans l’année 1514, il n’alla plus qu’une fois en Angleterre, dans les premiers mois de l’été de l’an 1814 10. Mais les leçons publiques qu’il avait naguère données, à Oxford et à Cambridge, y avaient rendu son nom célèbre, et un échange continuel de lettres servit à fortifier les sentiments d’estime et d’admiration qui l’unissaient à Morus et aux plus distingués de ses compatriotes. Placés l’un loin de l’autre, Érasme et Morus attendaient avec impatience les épîtres qui témoignassent de leur amitié : on voit le second solliciter du premier une lettre bien longue et détaillée, au lieu de plusieurs lettres envoyées successivement et rapidement écrites 11.

Le goût des jouissances de l’esprit était le fondement de la vive sympathie de Morus pour Érasme. Humaniste, philologue, écrivain et poète lui-même, il avait l’esprit ouvert à toutes les tentatives du siècle dans les sciences et les lettres. Il saluait dans Érasme un séduisant initiateur, qui donnait de la vie et du charme à la philologie, qui interprétait à coup sûr la pensée antique, qui traçait des voies naturelles à l’érudition sacrée et à l’érudition profane. Il semble que Morus acceptait, sans méfiance, sans crainte, les suites du renouvellement des études, dirigé surtout par Érasme et favorisé par les esprits les plus actifs de toutes les écoles. Attaché de cœur à la foi catholique, fervent chrétien à tous les instants de sa carrière, il ne voyait aucun danger pour l’Église dans la culture des langues et des lettres antiques, et il ne se croyait point coupable de faiblesse ou de témérité, en applaudissant aux travaux qui avaient pour objet la restitution des monuments du monde grec et romain. Si Morus apercevait dans le langage de quelques humanistes des velléités d’opposition aux méthodes scolastiques reçues dans l’Église, et à des institutions établies d’ancienne date dans son sein, il ne s’alarmait point de ces symptômes, comme si ce n’était là qu’une protestation contre des abus, auxquels les plus sages des hommes de sou temps désiraient porter remède ; il envisageait cependant avec effroi les controverses théologiques, qui tendaient à ébranler les dogmes fondamentaux du christianisme et à détruire l’autorité de l’Église. On comprend donc comment, sans faillir dans sa foi et sans se relâcher de ses principes de morale et de vertu, Morus a pu contracter une étroite amitié avec Érasme, et témoigner de la sympathie à une foule d’écrivains qui suivaient avec hardiesse et entraînement la même impulsion. Plus tard, il a dû se détromper sur le caractère et sur les convictions religieuses de plusieurs d’entre eux ; mais il n’a renié aucunement l’adhésion qu’il avait donnée dans sa jeunesse au mouvement des études. En d’autres termes, Morus a admis, en toute sécurité de conscience, la légitimité de la Renaissance des lettres, qu’il désirait voir s’étendre de l’Italie aux contrées cisalpines et aux pays du Nord.

Si Morus attachait un si grand prix à l’estime et à l’amitié d’Érasme, s’il prenait son parti contre ses adversaires ou ses détracteurs 12, c’est qu’il considérait tout le bien dont Érasme était capable, et redoutait les querelles qui auraient nui à sa réputation et à son ascendant : il lui semblait que les destinées de la science régénérée reposaient en partie sur la tête de ce seul homme. Non-seulement il condescendit à ses réclamations et fit en Angleterre de nombreuses démarches pour lui assurer la jouissance de gratifications et de pensions qui lui avaient été promises, ou bien de bénéfices qui lui avaient été proposés 13 ; mais il ne négligea rien pour concilier à Érasme la bienveillance et l’appui de personnages de ce pays haut placés dans l’Église ou dans l’État 14. Il advint même, comme on le verra plus loin, que Morus prit ouvertement la défense d’Érasme, dont l’esprit satirique effrayait bien des docteurs. Quand il vit les alternatives de confiance et de froideur, d’admiration et de colère qui marquèrent les rapports personnels d’Érasme avec les maîtres de Louvain, Morus ne désespéra point d’une heureuse conciliation entre les vues scientifiques de l’un et les intérêts sacrés défendus par les autres. Il croyait son ami méconnu et déplorait l’aveuglement d’une fraction des professeurs de Louvain, touchant un homme qui pouvait répandre tant de lumières dans leur université. À son avis, la présence d’un tel savant toujours actif, était pour Louvain un bienfait tout à fait digne d’envie, mais qui cependant était à peine apprécié 15. Tant qu’Érasme résida en Belgique, Morus lui adressa les jeunes Anglais qui se rendaient à la célèbre école brabançonne 16 : il avait communiqué, nous dit Érasme, quelques étincelles de son vif attache ment pour lui à son ami John Clément 17, médecin qui vint à cette époque dans nos provinces.

Lorsque plus tard Érasme eut fixé sa résidence à Bâle et en suite à Fribourg, Morus ne cessa point de lui témoigner le plus vif intérêt, et il montra toujours une grande sollicitude pour sa santé qui avait été plus d’une fois menacée. Il savait qu’Érasme avait séparé ouvertement la cause des bonnes lettres de celle de la Réformation, et que, tout en vivant sur le théâtre même des troubles religieux, il avait combattu les doctrines hérétiques de Luther, de Carlostadt et d’autres novateurs ; il ne manqua point de l’en féliciter, et de lui renouveler ses protestations d’attachement 18.

Considérons maintenant, combien sincère et profonde était l’estime d’Érasme lui-même pour l’humaniste anglais, pour l’écrivain spirituel, pour le conseiller d’une couronne encore catholique. On le voit en mainte occasion faire l’éloge du talent et du caractère de Morus, avant le dénouement fatal et grand de sa carrière, qu’il aura encore le temps de célébrer et de pleurer. Érasme vante son ami dans des termes bien choisis, qui ne ressemblent pas à ces formules banales de politesse, comme il y en a tant dans les épîtres littéraires du même siècle. Il apprécie les charges et les hautes fonctions qui absorbent les pensées de Morus, et il n’en fait pas moins un arbitre des choses de l’esprit, parce qu’il a pénétré tous les secrets de cette intelligence animée de l’amour du vrai et du beau.

Parmi tant de passages où la sympathie d’Érasme pour Morus s’est traduite éloquemment, nous choisirons quelques traits de la lettre qu’il adressait à son sujet 19, en 1519, à Ulric de Hutten. Qu’on ne s’étonne point de la faveur accordée alors par Érasme à ce personnage tristement fameux qui lui avait demandé un portrait de Morus ! C’est à titre d’écrivain que celui-ci était l’objet d’une sympathie particulière pour Hutten qui avait débuté par des écrits de littérature avant de composer des satires ; et, sans nul doute, Morus, qui le connaissait de nom, n’entendait pas honorer de son estime le principal auteur du recueil anonyme, mais diffamatoire, des Epistolae obscurorum virorum, publiées pour la première fois en 1516 20. Pour expliquer l’admiration réciproque d’hommes qui ne se sont jamais vus, Érasme invoque l’attrait caché et irrésistible de la Sagesse dont l’amour unit les âmes supérieures.

Le portrait de Morus, qui nous est tracé par Érasme dans cette lettre, nous montre l’homme tout entier : bien que le peintre regrette de ne pas tenir entre les doigts le pinceau d’un Apelle, son tableau peut passer pour un morceau des plus achevés 21. Érasme nous a peint Morus au physique et au moral ; il l’a représenté dans la vie publique et dans l’intérieur de la famille, à la cour de Henri VIII et dans le silence du cabinet, dans ses heures de méditation et de travail. Il serait difficile de raconter en latin avec plus de suavité l’emploi d’une vie d’intelligence et de vertu, d’action et de sentiment. Érasme nous montre Morus heureux dans sa maison, goûtant les joies domestiques, donnant l’exemple de la piété la plus solide, et consacrant ses loisirs à l’éducation intellectuelle et morale des siens 22. Il le suit dans ses relations du dehors, pour louer la délicatesse qu’il porte dans l’amitié, la bonne humeur qui anime sa conversation, l’habileté qu’il déploie dans les affaires de tout genre où il intervient chaque jour. Quand il a loué les qualités de l’écrivain, il s’occupe du penseur qu’il place à la même hauteur que le magistrat, défenseur intègre des intérêts privés, et légiste consommé dans les conseils de son roi.

En toute vérité, Érasme a pu donner Morus comme un des principaux ornements de la cour de Henri VIII, et comparer cette cour à un Musée, dans lequel toutes les facultés de l’esprit avaient leur représentant 23. Il l’a déclaré sans crainte digne d’y prendre place à côté des diplomates et des conseillers les plus respectés, longtemps avant son élévation au poste de grand chancelier, et c’est le même homme encore qu’il aimait à nommer le favori des Muses et des Grâces, un homme dont les écrits révélaient le talent à quiconque les ouvrait. Mais il n’a pu s’empêcher de se récrier 24, de ce que des volontés étrangères l’arrachaient sans cesse à son goût naturel pour les travaux littéraires : « Il peut plutôt, disait-il de lui 25, aimer les études que les cultiver. » Toutes les fois qu’il apprenait une promotion nouvelle qui augmentait l’influence de Morus à la cour 26, il en félicitait l’État et le Souverain ; mais il plaignait sincèrement son ami d’accepter des charges accumulées, des honneurs fatigants. C’est qu’Érasme savait fort bien quel était le dédain de Morus pour le faste et les distinctions, et même à l’époque où les titres de Morus n’exposaient pas sa tête au péril, il regrettait de le voir privé de sa liberté, éloigné de sa famille, soustrait aux habitudes patriarcales de sa vie quotidienne, distrait des méditations qu’il tirait de tout sujet, et empêché de lire ou de composer à son tour.

Nous croyons avoir jusqu’ici fait connaître, avec assez de détails, le genre d’estime et d’attachement qui a fait de Morus un ami d’Érasme, et qui lui a valu de nombreux et nobles témoignages conservés dans les œuvres du grand homme. Ces témoignages et bien d’autres viendront à l’appui de la plupart des faits que nous allons mettre en lumière. Thomas Morus est entré en relations avec les écoles et les savants de la Belgique, sous les auspices de la généreuse amitié d’Érasme. Nous retracerons brièvement les circonstances à la faveur desquelles ces relations ont été engagées et poursuivies.

Des missions diplomatiques ont conduit plus d’une fois Morus à Calais, qui était encore, sous Henri VIII, un poste anglais, et qui restait le centre des négociations auxquelles prenait part la couronne d’Angleterre ; il nous apprend lui-même que c’était toujours à contrecœur qu’il quittait Londres et ses foyers de Chelsea, pour remplir ou attendre dans ce port les ordres de son maître. Mais, en d’autres occasions, Morus fut amené à visiter les provinces Belgiques et à se rendre de la Flandre dans le Brabant. On peut assigner deux époques au séjour qu’il fit dans plusieurs des grandes villes de notre pays, l’an 1508 d’abord, et ensuite les années 1514 et 1515.

Morus parcourut vraisemblablement une première fois la Belgique vers 1508, et c’est alors qu’il visita l’Université de Louvain, comme il le rappelle dans une pièce que nous citerons plus loin 27. Il parle comme s’il avait fait à Louvain un séjour suffisant, pour s’enquérir de l’enseignement qui y était donné, et il entame avec Martin Dorpius une discussion sur la dialectique : « Je ne sais, lui dit-il, quel cas vous faites de nos universités (Oxford et Cambridge), vous qui placez si haut Louvain et Paris, que vous paraissez ne concéder absolument rien au reste des mortels, spécialement en fait de dialectique ; car vous dites que, si les théologiens de Louvain et de Paris n’étaient pas dialecticiens, il arriverait que la dialectique serait exilée du monde entier, comme elle en a été exilée auparavant pendant plusieurs siècles. J’ai été moi-même dans l’une et l’autre Académie, il y a sept ans 28, non pas longtemps sans doute ; mais je me suis appliqué à bien savoir ce qui s’enseigne dans chacune d’elles, et quel est de chaque côté le mode d’enseignement. Quoique je pense connaître l’une et l’autre par les observations que j’ai faites en personne, et, par les informations que j’ai prises de loin, je n’ai pas rencontré jusqu’ici de motif suffisant pour faire enseigner la dialectique à mes enfants, objets de ma sollicitude, dans l’une ou l’autre de ces universités, plutôt qu’à Oxford ou à Cambridge 29. »

Plus tard, Morus vint probablement résider en Belgique pendant plusieurs mois, à la suite des hostilités qui éclatèrent entre Louis XII et Maximilien. Les troupes anglaises avaient remporté sur la chevalerie française la victoire de Guinégate, ruiné Térouane et enlevé Tournai. Morus fut un des diplomates qui s’occupèrent, en cette occurrence, des arrangements politiques pris de concert par l’Angleterre, l’Espagne et l’Empire 30. Déjà, au mois de mai 1514, « les deux hommes les plus savants d’entre les Anglais », Morus et C. Tunstall se trouvaient à Bruges 31. Il paraît que Morus fit en cette ville, dans le cours des années 1514 et 1515, un assez long séjour, pendant lequel il se rendit dans le Brabant et visita plus d’une fois peut-être les villes de Bruxelles, Louvain 32, Malines et Anvers. C’est seulement en octobre 1515 qu’une lettre de son souverain le rappela en Angleterre, comme on le lit dans sa correspondance 33.

Dans cette période de temps, il fut donné à Morus de revoir Érasme, à Bruges surtout, et de reprendre avec lui leurs entretiens littéraires d’autrefois : il lui fit part des dispositions favorables dans lesquelles étaient à son égard Henri son souverain, des grands et des prélats de la cour de ce prince 34. C’est dans ce même intervalle de temps qu’il apprit à connaître Louis Vivès, et qu’il noua des relations d’amitié avec Pierre Ægidius, Jérôme Busleiden, François Craneveldt, Jean Paludanus et Martin Dorpius.

De retour en Angleterre, après avoir accompli avec honneur sa mission diplomatique 35, Morus ne cessa point de porter intérêt à ses hôtes et amis de la Flandre, comme les Anglais appelaient souvent la Belgique. Il leur écrivit de temps à autre, et parla souvent d’eux dans ses lettres à Érasme qui nous sont conservées. C’est à la faveur de leur amitié que plusieurs de ses travaux littéraires furent imprimés à Louvain par Thierry Martens ; c’est à leurs soins qu’il confia la publication de celui de ses écrits qui fit sans contredit le plus de bruit, son Utopie ou sa république idéale. Remarquons à l’avance que ce sont des goûts et des affinités littéraires, plutôt que des affaires et des mobiles politiques qui ont établi une fraternité si honorable et si pure entre Morus et nos compatriotes lettrés du second siècle de la Renaissance.

Morus avait sans doute entendu parler de Jérôme Busleiden, ecclésiastique de naissance noble, envoyé par l’empereur Maximilien en légation auprès de plusieurs souverains étrangers : peut-être même l’avait-il vu à la cour de Henri VIII, à laquelle Busleiden avait été accrédité. Mais il se fit une plus haute idée de cet homme remarquable, quand il l’eût visité dans la résidence qu’il s’était faite à Malines 36. L’étonnement de Morus fut grand à la vue de cette demeure où le possesseur avait satisfait ses goûts de savant, d’antiquaire et d’artiste ; il dut se rappeler les palais des grands d’Angleterre, et s’extasia devant les collections d’objets d’art, de livres et de manuscrits, que le maître y avait étalés avec intelligence 37.

Morus ne regretta plus les privations d’une absence bien longue, qui lui avait d’abord paru un exil, puisqu’il y avait gagné l’amitié d’un homme tel que Jérôme Busleiden : « Buslidius, écrivait-il de Londres à Érasme 38, m’a reçu magnifiquement, en rapport avec sa fortune, et avec une politesse digne de sa bonté naturelle. Il m’a montré sa maison disposée avec un art particulier, garnie d’un mobilier habilement choisi, et puis tant de ces choses antiques, dont je suis si curieux, vous le savez ; enfin, une bibliothèque bien fournie, et avec cela, une ouverture de cœur plus riche qu’aucune bibliothèque, au point que j’en étais tout à fait émerveillé. » Aussi Morus ne se crut point quitte envers son hôte illustre, s’il ne lui payait point un tribut de reconnaissance poétique 39 ; il célébra tout ce qu’il avait vu et admiré chez Busleiden, ses collections de numismatique, ses tableaux, les peintures qui décoraient sa maison, et l’ameublement recherché qui l’avait frappé ; en même temps, il releva le talent d’écrivain et de poète qu’il avait reconnu dans le Mécène de Malines, et le supplia de vaincre la modestie qui privait le public de ses productions littéraires 40.

Les médailles romaines rassemblées par Busleiden lui faisaient dire par Morus, dans des distiques chargés d’antithèses : « Autant Rome fut jadis redevable envers ses capitaines, autant ils sont eux-mêmes redevables envers toi, ô Busleiden ! – Rome a été sauvée par ses chefs : quand Rome n’existe plus, tu gardes toi-même les généraux romains. – Maintenant qu’une poussière épaisse recouvre les arcs de triomphe, tu conserves, toi, le nom et la figure des triomphateurs ! »

Morus terminait la description de la demeure de Busleiden en souhaitant qu’elle ne changeât point et qu’elle ne vit jamais la vieillesse de celui qui la possédait :

 

      Tunc vident dominum, nec tamen usque senem.

 

Mais le vœu de Morus ne s’accomplit point. On ne sait si Busleiden eut encore le temps, après la visite de Morus, de s’acquitter d’une mission auprès de Henri VIII 41 ; quand il entreprit, au mois d’août 1517, le voyage d’Espagne où il précédait son jeune roi Charles, il succomba à Bordeaux des suites d’une pleurésie. Thomas Morus fut très-affligé de cette mort inattendue : « J’en prends Dieu à témoin, écrivit-il peu après à Érasme 42, j’ai été vivement frappé de la mort de Busleiden, cet homme d’un savoir peu commun, d’un esprit affectueux envers nous, et franc envers tout le monde. » Bientôt après, Morus apprit quel hommage son ami avait rendu aux bonnes lettres, en léguant la majeure partie de sa fortune, pour l’institution du collège des Trois-Langues à l’Université de Louvain.

Parmi les hommes distingués du haut clergé d’Angleterre qui n’applaudirent pas moins que Morus aux généreux projets de Busleiden, nous citerons surtout Cuthbert Tunstall, homme instruit et savant, prélat d’un caractère gai et de mœurs pures, qui accompagna Morus dans la plus importante de ses légations en Flandre, et qui vint bien des fois encore en Belgique, comme envoyé de son souverain, auprès de Charles-Quint. L’évêque de Londres 43, Tunstall, n’était pas seulement ami des nouvelles études, admirateur d’Érasme et de nos humanistes ; mais encore, il avait au plus haut degré le goût de tous les objets d’art et d’antiquités qu’on avait exhumés en Italie depuis plus d’un siècle, et que l’on recherchait alors plus avidement que jamais. Il visita les collections déjà formées par quelques hommes fortunés dans notre pays, et, selon toute apparence, il acquit lui-même grand nombre d’anciennes médailles et d’objets rares dont il enrichit son propre Musée : il ne quitta point nos villes sans y avoir fait quelque butin 44. Ne croyons donc pas que les Anglais aient commencé de nos jours seulement à dépouiller la Belgique de ses œuvres d’art, de ses objets d’antiquités, et de toute espèce de monuments précieux.

Thomas Morus se lia intimement en Belgique avec le premier secrétaire ou greffier de la ville d’Anvers, Petrus Ægidius ou Pierre Gilles, un des hommes les plus lettrés de ce pays parmi ceux qui n’enseignaient pas. Il le choisit pour son principal correspondant qui faisait passer ses lettres à Érasme et à ses autres amis du Continent. Après avoir joui de son hospitalité, il le traita avec la plus affectueuse confiance. « Il avait trouvé en lui, dit-il à leur ami commun 45, un homme instruit, spirituel, modeste, d’une amitié franche, et il osait dire qu’il achèterait volontiers le seul plaisir de sa société au prix d’une grande partie de sa fortune. » Ce jugement de Morus est d’autant plus honorable pour notre compatriote, que le magistrat anglais mettait ses délices, non dans le luxe, la musique, la chasse ou dans le jeu et les divertissements des grands, mais dans une conversation pleine d’abandon avec un ami instruit et sincère 46.

Pierre Ægidius comprenait parfaitement les besoins intellectuels de son temps ; il entretenait de fréquents rapports avec les esprits les plus actifs de la Belgique, et il était lui-même savant, humaniste et jurisconsulte 47. Helléniste par goût, il avait préparé les matériaux d’un lexique grec ; il avait enfin donné ses soins à un recueil appelé : Tituli legum ex codice Theodosiano, et imprimé à Louvain en 1517 chez Thierry Martens 48. Son nom ne peut être séparé de celui des hommes dévoués aux lettres, qui furent les amis de cet ingénieux typographe, et qui se firent les correcteurs toujours vigilants de ses impressions grecques et latines.

Morus voulut honorer l’amitié d’Ægidius par ses vers, comme il l’avait fait pour J. Busleiden. Voici en quelle occasion il reçut, en octobre 1517, un tableau où le célèbre peintre d’Anvers, Quentin Metsys, avait représenté sur un même panneau, Gilles et Érasme, l’un tenant à la main une lettre de Morus, l’autre, sa Paraphrase de l’Épître aux Romains 49. Ce don causa la plus grande joie au savant anglais ; il la témoigna aussitôt à Érasme, et il remercia Pierre Gilles lui-même en lui en voyant les distiques qu’il avait composés comme inscription de l’œuvre d’art 50 ; il faisait ainsi parler le tableau :

« Les deux amis que je représente, Érasme et Ægidius, ne sont pas moins unis que ne le furent jadis Castor et Pollux. – Morus se plaint d’être séparé d’eux par la distance, lui qui leur est attaché de cœur autant que personne. – Aussi est-ce le désir de l’absent que des paroles affectueuses retracent leur pensée, et que moi je représente leur figure ! »

Poursuivant son épître en vers, Morus parle en son nom, de la ressemblance des portraits, de l’exactitude des détails, de l’habile mélange des couleurs. Il interpelle et loue l’artiste en ces termes : « Ô Quentin, rénovateur de l’art antique, artiste qui ne le cède point au grand Apelle, toi qui es si habile à prêter la vie à des traits immobiles par des couleurs d’un merveilleux mélange ! Comment as-tu consenti à confier à un bois fragile la figure de ces grands hommes..... reproduite par un prodigieux travail ? » Il ose espérer que l’œuvre du peintre flamand ne se perdra point malgré la fragilité de la matière : « Si les siècles futurs, lui dit-il, conservent le goût des beaux-arts, et si l’horrible Mars ne triomphe point de Minerve, quel ne sera pas le prix de ton tableau pour la postérité ? »

Pierre Ægidius, qui ne mourut qu’en 1553, continua à correspondre avec Morus, et c’est par son intervention que la première édition de l’Utopie fut imprimée et terminée en 1517, comme on le verra plus loin. Érasme ne manqua jamais de faire part à Morus de toutes les épreuves que Ægidius eut à subir, tant sous le rapport de sa propre santé, qui fut longtemps chancelante, que dans les souffrances de ses proches : on voit qu’un ami aussi dévoué a toujours attaché la plus grande importance à ces communications.

Quoique Morus fût venu à plusieurs reprises à Louvain, dans ses excursions en Belgique, il est vraisemblable qu’il n’a pas rencontré dans la ville universitaire plusieurs des docteurs et maîtres, qu’il honora de son estime et à qui, plus tard, il confia ses vues, ses idées personnelles. Parmi ceux-ci nous citerons surtout Jean Paludanus, professeur d’éloquence à la Faculté des Arts 51, et Martin Dorpius, jeune théologien, qui s’adonna ardemment à plusieurs branches des études académiques et qui s’y intéressa encore quand il remplit une chaire de théologie 52.

Morus n’ignorait pas la durée et l’importance des services rendus aux bonnes études par Paludanus ; verse dans les deux langues classiques, il savait qu’il avait été longtemps le directeur des études de philologie et de littérature qui allaient prendre rang dans l’enseignement public de l’Université même, après avoir été seulement jusque-là l’objet de leçons privées dans les pédagogies. Il considérait aussi en lui l’humaniste qui avait été le maître d’Érasme au commencement du siècle, et qui était resté à Louvain son hôte préféré jusqu’en 1517 53. Nous ferons voir que Morus investit Paludanus de sa confiance en lui donnant part avec Pierre Ægidius à la publication de l’Utopie : le nom de ce maître est resté inscrit en tête de l’ouvrage à coté de ceux de ses premiers patrons.

Martin Dorpius avait déjà fourni la moitié d’une carrière littéraire alors qu’il prit le bonnet de docteur en théologie (1515) et fut chargé de la leçon d’Écriture Sainte. Bien jeune encore, il s’était fait l’interprète et le continuateur de Plaute, et il avait fait représenter en 1508, par les élèves du collège du Lis, des pièces de ce comique avec des prologues et des scènes de sa façon. À mesure que s’étendait l’horizon de ses études, il avait mis en harmonie les travaux de la philologie naissante avec les hautes sciences cultivées dans les universités, et c’est un coup d’œil encyclopédique très-vaste et très-hardi que ce discours qu’il prononça à la louange de toutes les sciences, l’an 1513, en présence du corps académique tout entier 54. L’auteur des Plautina, l’humaniste, le philosophe était connu en Angleterre par ses piquantes élucubrations imprimées à Louvain ; il avait été vanté aux savants de ce pays tout particulièrement par Érasme, et, quoique Morus n’eût pas encore vu Dorpius en personne quand il allait quitter la Belgique en octobre 1515 55, il pouvait déclarer au jeune écrivain en quelle estime il le tenait, et lui affirmer en même temps que son nom était aussi célèbre en Angleterre qu’à Louvain même. Voyons quelle occasion Érasme fournit à Morus d’échanger ses idées et ses vues avec celles de Dorpius.

Au retour d’un voyage en Italie, en 1508, Érasme avait écrit en peu de jours l’Éloge de la Folie qui avait occupé son imagination pendant le passage des Alpes. Le petit livre était l’expression de cet esprit de satire et de persiflage, qui s’était fait jour de bonne heure dans les Adages et d’autres œuvres du grand écrivain, et qui allait éclater plus d’une fois encore dans ses Lettres et enfin dans ses Colloques. Il y donnait l’exemple d’un mélange déplorable du sacré et du profane, et il déversait, dans ses tableaux, le ridicule sur tous les rangs, sur tous les états, sur tous les degrés de la hiérarchie sociale, religieuse et politique. Mais, à vrai dire, le sarcasme, manié par Érasme dans l’Éloge de la Folie avec autant de vigueur que de finesse, n’était pas sans analogie avec la plaisanterie qui tombait souvent alors de la bouche d’hommes instruits, attachés à la foi chrétienne, dévoués au maintien de l’ordre social, mais désireux de réformes utiles, indignés de l’inconséquence des esprits et de l’affaissement des caractères, révoltés de l’obstination mise quelquefois à défendre de graves abus. Morus était de ce nombre : le magistral chrétien, le père vigilant, l’humble chantre du lutrin de Chelsea, avait usé fort souvent d’un langage frondeur, qui avait paru à Érasme s’accorder avec le sien et en quelque sorte le justifier. Il avait raillé quelquefois les moines d’Angleterre, au sujet de leur insouciance ou de leur paresse, et il avait pu se divertir des satires latines du temps qui ne les ménageaient pas. Gai de son naturel, doué d’un esprit fin, aiguisé, Morus faisait son profit des joyeux propos de l’idiome anglais, et des réminiscences antiques qu’il devait à ses lectures : les proverbes grecs et latins ne lui faisaient défaut ni dans ses reparties, ni dans ses écrits, et on lui savait gré de cette causticité assaisonnée d’érudition. Sa pensée se traduisait souvent, devant tout le monde, soit en plaisanteries mordantes, soit en sentences mêlées d’un peu d’ironie 56. Ce penchant qu’il nourrissait dans l’intérieur de sa famille et qu’il portait au barreau, dans les conseils de la Couronne, ou dans l’intimité du roi, ne l’abandonnera même pas dans l’exercice de sa plus haute dignité, et se trahira encore dans ses derniers adieux ! Le noble, le spirituel chancelier sera jusqu’au bout l’enfant de la vieille et toujours joyeuse Angleterre ! Merry England !

Qu’on ne s’étonne point après cela que cet homme, dont « le cœur était plus blanc que la neige », mais dont le rire malin était intarissable, ait pu encourager Érasme à donner cours à sa verve satirique contre les abus et les préjugés de l’époque. Quand l’humaniste lui communiqua ses pages consacrées à la censure de la société entière, Morus ne le détourna point de les publier, et il en accepta même la dédicace.

L’Éloge de la Folie, écrit en latin, reçut d’Érasme un titre grec qui rappelait, dans le nom de l’héroïne, le nom latinisé de More, ayant en grec l’acception plaisante de fol 57. Le satirique, dans sa préface, demande pardon à son ami d’un jeu de mot qui est un badinage et qui ne peut porter atteinte à sa sagesse bien connue, et ensuite il le prend à témoin si une telle satire n’est pas de son goût :

« Ne sais-je pas, lui dit-il, que vous aimez cette sorte de plaisanteries, je veux dire celles qui sont assaisonnées de quelque peu de sel et de littérature 58 ? Ne riez-vous pas en Démocrite du train de la vie humaine ? Élevé par la supériorité de votre esprit bien au-dessus du vulgaire, par la singulière aménité de vos mœurs et de votre caractère, vous savez pourtant, sans qu’il vous en coûte, vous montrer avec tous l’homme de toutes les heures ! »

Érasme prenait ensuite à cœur de justifier ses tableaux, par l’exemple des anciens et des modernes qui avaient censuré les vices de leur temps ; il se glorifiait de n’avoir pas abusé de la liberté propre à la satire, d’avoir toujours respecté les noms et de ne jamais avoir cherché le scandale : « Je ne suis point, comme Juvénal, ajoutait-il, descendu dans un égout pour remuer des crimes cachés à tous les yeux : j’ai passé gaîment en revue des ridicules plutôt que des turpitudes. » En définitive, il remettait la défense de sa cause à son éloquent ami, comme « à un avocat qui pourrait la défendre victorieusement, ne fût-elle pas des meilleures ».

L’Éloge de la Folie ne fut point d’abord livré à la publicité ; mais, quand il eut été imprimé plusieurs fois en peu de mois, il eut un succès extraordinaire 59. Tout fait croire que l’irritation ne fut point vive et générale à l’origine, dans les rangs de ceux qui étaient attaqués dans les peintures d’Érasme. Qu’on n’oublie pas que le même esprit respirait dans bien d’autres livres et pamphlets qui n’avaient point la même finesse de diction, et que d’ailleurs les plus zélés défenseurs de l’ordre établi ne prévoyaient point encore les orages cependant si proches de la Réformation. Vivès et Barland avaient parlé avec indulgence de la Moria, comme les latinistes appelaient l’Éloge de la Folie. Bien des hommes avaient été séduits par le sel de la plaisanterie, et par la vivacité du style ; et ils avaient appris par cœur maint passage du petit livre 60.

Évidemment Morus, moins encore qu’Érasme, n’avait en vue le renversement d’aucune des institutions de la société chrétienne qui étaient décriées par la Folie dans les travers de leurs membres. Il ne prenait point au sérieux les déclamations et les sarcasmes qui dépassaient le but moral de la satire, et sans aucun doute, il eut combattu les insinuations qu’on eût tirées de la lettre pour frapper au nom d’Érasme les pouvoirs constitués de l’Église et de l’État. Toute la vie du magistrat anglais écarte de lui le reproche d’avoir prêté des armes sciemment, ouvertement, aux réformateurs et aux révolutionnaires de son époque : comme la dispute se faisait en latin dans le champ clos de la science, il admettait une liberté de discussion qui n’avait jamais manqué aux luttes de la scolastique, aux tournois de la philosophie et de la jurisprudence.

Cependant trois années ne s’écoulèrent pas depuis la publication de la Moria sans que l’alarme fût donnée au sujet de ce livre en plusieurs pays et particulièrement en Belgique où tous les écrits d’Érasme étaient beaucoup lus. Un des jeunes hommes de Louvain que l’on a vu s’associer avec le plus d’ardeur au mouvement littéraire, Martin Dorpius, représenta à Érasme le parti désastreux que l’on ne manquerait pas de tirer de son livre 61, et comme il n’obtint pas de lui qu’il en écrivît lui-même la contrepartie sous le titre d’Éloge de la Sagesse, il se mit en devoir d’en publier une réfutation 62.

Tout affecté qu’il fut par cette protestation publique d’un ami, Érasme fit à l’écrit de Dorpius une réponse modérée, dans le cours de la même année 63 : il se défendait d’avoir pris les choses à la lettre ; il insinuait que ce n’étaient point tous les théologiens qui condamnaient la Moria, mais que de telles tragédies étaient suscitées par ceux qui étaient chagrins de voir renaître les bonnes lettres. Il rappelait qu’après tout c’était la Folie qu’il avait mise en scène, et qu’elle parlait en folle 64.

Morus loua hautement Érasme d’avoir mis de la mesure dans sa justification. Mais lui-même il voulut défendre son ami et le livre dont il avait accepté le patronage, contre les accusations les plus graves dont Dorpius s’était fait l’interprète. Il composa à cet effet une Apologia Moriae qu’il adressa sous forme de lettre à Dorpius lui-même 65, et dans laquelle il combattit résolument, mais à armes courtoises, un savant qu’il aimait. Son épître polémique est un véritable traité où l’on aperçoit bien, à travers les railleries, les vues de Morus sur la renaissance des lettres et sur la direction qu’il fallait lui imprimer pour qu’elle fût légitime.

Le premier soin de Morus est de mettre en garde Dorpius contre la prévention avec laquelle certains esprits avaient accueilli le livre d’Érasme. Il lui fait sentir qu’exiger de celui-ci une palinodie serait une atteinte des plus graves à son honneur. Que n’aurait pas obtenu Dorpius s’il avait fait valoir de solides raisons auprès d’Érasme dans la société de qui il avait si longtemps vécu ? Maintenant Dorpius le traite avec hauteur, l’avertit sur le ton d’un censeur et paraît le confondre avec Jérôme de Prague et d’autres hérétiques pour le désigner à l’animadversion des universités. Morus n’en veut point pour cela à Dorpius : il lui représente ses torts par amour pour lui, par désir de voir se maintenir sa bonne renommée et de mettre sa droiture au-dessus de tout soupçon.

Il est très-curieux de voir en quels termes Morus proteste contre la sentence de Dorpius qui exclurait Érasme des rangs des théologiens et le rejetterait dans ceux des grammairiens. Il définit la tâche très-vaste des grammairiens, appelés à fournir des lumières à ceux qui cultivent les plus hautes sciences 66, et il revendique pour Érasme une place dans la classe de savants qui compte dans son sein Varron et Aristarque. Il le range aussi parmi ces théologiens d’un esprit élevé, dont fuit partie Dorpius lui-même, c’est-à-dire, parmi ceux « qui joignent à la connaissance des controverses une habileté particulière dans les bonnes lettres, dans les lettres sacrées surtout, et aussi dans les lettres profanes 67. » Il venge enfin Érasme du reproche d’ignorance dans la dialectique, et soutient qu’il a étudié d’autres sciences que la grammaire dans les universités d’Italie, de France et d’Angleterre qu’il a fréquentées.

Ensuite, Morus aborde les travaux d’exégèse à propos desquels on avait chargé Érasme le plus durement. Il n’attaque pas les bases de l’enseignement théologique traditionnel dans l’Église ; mais il révoque en doute la valeur absolue du système d’argumentation qui était inconnu aux Saints Pères et qu’ont introduit Pierre Lombard et les maîtres de la scholastique. Il réclame en faveur de l’Écriture sainte, dont la connaissance n’est point si facile que la plupart le disaient alors, et dont l’étude peut rapporter plus de fruits que celle des questions controversées ; il demande s’il n’y a plus de miel à recueillir hors des alvéoles des Sommes de l’école. Les adversaires systématiques de l’Écriture sont comparés par Morus à ces latinistes qui, négligeant les bons auteurs, croiraient connaître tout le trésor du langage latin par l’étude du Doctrinale d’Alexandre, de la Cornucopia de Perotti ou bien de Calepinus. Morus n’a point de blâme pour les théologiens qui font tourner la connaissance des controverses à une étude plus profonde des lettres sacrées et des Pères, mais pour ceux qui vieillissent dans la discussion des questions, sans souci de l’Évangile, ni de l’étude des anciens.

C’est ensuite le lieu où Morus aborde une des questions brûlantes de cette époque : la légitimité et l’utilité de la philologie sacrée. Nous relèverons seulement quelques-unes des raisons qu’il invoque pour justifier les intentions d’Érasme et ses travaux déjà avancés sur le Nouveau Testament. L’autorité de la Vulgate latine fondée sur l’ancienneté n’est pas mise en cause ; mais la science théologique réclame de plein droit l’examen des textes originaux, pour interpréter les passages obscurs. Saint Jérôme en a donné l’exemple ; oserait-on rejeter l’autorité des manuscrits grecs qu’il a défendue ? Saint Augustin lui-même ne s’est-il pas prononcé en faveur de la version grecque des Septante ? Mais le premier de ces Pères a été plus loin encore, puisqu’il a appris l’hébreu et consulté le texte original de la Bible. C’était, sans mettre en doute la nécessité de la tradition et la puissance de l’Église, produire en faveur de l’exégèse philologique d’imposants témoignages de l’antiquité chrétienne.

Plus loin, Morus en vient à prendre la défense des études grecques contre Dorpius qui en avait nié imprudemment l’utilité dans sa lettre polémique 68. Il n’a besoin que de lui indiquer les monuments nombreux de la littérature chrétienne en cette langue, et il lui cite adroitement dans les lettres profanes l’oracle des écoles de philosophie, Aristote, dont Albert-le-Grand n’est que le paraphraste. « Vous êtes parvenu très-loin, dit Morus à Dorpius en concluant, plus loin, je le veux bien, que ceux qui se sont évertués dans les études grecques : mais ajoutez ces études à votre savoir, et vous vous surpasserez vous-même ! » Dorpius revint, en effet, après 1515 à de plus saines opinions sur la culture du grec, et on le vit défendre dans des leçons qui furent imprimées l’application des langues savantes à la science de la Sainte Écriture 69.

Mais, quand il a dit assez des questions débattues à propos d’Érasme, Morus reprend le livre qui a été l’occasion de sa lettre, l’Éloge de la Folie, que son ami a placé autrefois sous sa protection, et dont il lui confie de nouveau la défense. Il se sert d’abord d’arguments généraux pour atténuer l’effet des attaques dont le livre est l’objet : pourquoi s’indigner tout à coup si fort, demande-t-il, du trouble produit par la Moria connue dans le monde depuis plus de sept ans 70 ? Elle a eu des admirateurs, même à Louvain 71, parmi les plus doctes ; d’ailleurs les doctes seuls peuvent la comprendre. Pourquoi tant de récriminations contre une œuvre si séduisante, que beaucoup de lecteurs ont retenue de mémoire, dit-on, des plaisanteries auxquelles se mêle beaucoup de vrai ? Morus s’empare de l’aveu qui est au bout de la plainte de Dorpius, et il affirme avec lui qu’il y a du vrai dans la Moria.

Les arguments que Morus dirige contre Dorpius lui-même sont plus spécieux encore. On incrimine Érasme, dit-il, qui s’est caché sous le nom de la Folie, et l’on pardonne les satires les plus mordantes à Gérard de Nimègue qui a écrit en vers : or, Dorpius avait donné la sanction de son nom à ces satires latines 72. Bien plus, il n’y a rien de plus incisif dans la Moria que les reproches adressés aux grands dignitaires de l’Église, dans une épître de Dorpius lui-même à l’abbé d’Egmond près d’Alkmaar 73, et l’on aurait peine à faire des allusions plus mordantes aux habitudes et à la tournure des théologiens que celles qui remplissent une partie du Prologue du Miles de Plaute, composé en 1508 par Dorpius pour une représentation du collège du Lis. Que Dorpius ne s’en excuse point : il a mis au jour ce passage dans ses Plautina, cinq ans plus tard (1513), quand il était au milieu de ses études théologiques ! Morus conjure donc son ami d’être plus indulgent envers Érasme, sous peine d’avoir deux poids et deux mesures.

La réplique de Morus est terminée plus brièvement qu’il ne l’aurait souhaité ; mais du moins il a dit toute sa pensée, et il a répondu moins à Dorpius qu’à ceux qui l’avaient instigué. Il est heureux de n’avoir pas à défendre la Moria contre l’accusation d’impiété et de blasphème ; car Dorpius n’a pas tenu ferme sur ce point.

Après l’envoi de celle longue épître que nous venons d’analyser, Thomas Morus dut quitter la Flandre sans voir Dorpius en personne. Mais il lui voua beaucoup d’estime, et il chargea Érasme de le saluer de sa part 74, en ajoutant : « C’est un homme qui me plaît beaucoup, non-seulement à cause de sa grande érudition, mais encore sous bien des rapports, entre autres sous celui-ci, que la critique qu’il a faite de la Moria, m’a donné l’occasion d’écrire une apologie en votre faveur. » Érasme se déclara très-satisfait de la franchise avec laquelle Morus avait répondu aux plaintes et aux insinuations de Martin Dorpius 75. À la suite de cette polémique, il rendit toute son amitié à Dorpius qui, de son côté, l’assura de ses sentiments 76, et prit en main jusqu’à sa mort la cause des bonnes études.

Suivons encore Morus dans ses relations avec d’autres hommes distingués, qu’il apprit à connaître pendant son voyage en Flandre. Ainsi vit-il probablement à Bruges un de nos magistrats les plus lettrés de cette époque, François de Craneveldt, dit aussi Craneveldius. Originaire de Nimègue dans la Gueldre, il avait pris le grade de docteur en droit à Louvain en 1510, et il remplissait lors du passage de Morus les fonctions d’orateur ou pensionnaire de la cité de Bruges 77, avant d’être appelé par Charles l’au conseil souverain de Malines (1522).

Élève de Despautère, humaniste formé dans les collèges de Louvain et proclamé primus en 1505, Craneveldt parut à Morus digne de toute sympathie. Il reconnut en lui un grand zèle pour les bonnes études, et une vive préoccupation d’apprendre le grec qui passionnait alors les hommes plus jeunes. On sait que Craneveldt donna dans sa vieillesse des preuves de ses progrès en cette langue par les lettres qu’il écrivait en grec à ses amis, par sa traduction de trois homélies de saint Basile, dédiée à Rutger Rescius, et par celle des six livres de Procope sur les édifices construits par Justinien 78.

En 1520, Craneveldt remerciait Érasme de l’avoir mis en rapport avec Morus, dont l’amitié a pour lui bien plus de délices « que les tables de la Sicile 79 ». Instruit des sentiments que Morus nourrissait pour Craneveldt, Érasme se disait jaloux du plein et entier attachement que celui-ci avait obtenu du noble étranger 80.

On serait autorisé à conjecturer que Morus a rencontré dans son principal voyage en Flandre Jean Louis Vivès qui, en quittant Paris vers 1512, était venu poursuivre ses vastes études en Belgique et avait entretenu de fréquentes relations avec Érasme. Il ne semble pas douteux que Morus n’ait fixé dès lors son attention sur les travaux de Vivès dont il a apprécié plus tard toute la valeur.

Le savant espagnol résida assez longtemps à Louvain, de 1519 à 1522, pour y donner des leçons publiques autorisées par plusieurs auteurs latins 81. Plusieurs de ses écrits de philosophie et de critique virent le jour dans la même période. Morus les lut avec admiration ; il y trouvait de l’éloquence, du savoir, un ensemble bien rare de connaissances diverses, un talent remarquable à instruire. Il rougissait de lui-même et de bien d’autres, disait-il 82, en pensant à la satisfaction qu’ils attachaient à de petits écrits de mince valeur, tandis que Vivès, jeune encore, a produit tant de morceaux achevés, éloquents, qui sont les fruits de profondes lectures.

Morus avait encouragé Vivès à écrire sur l’art oratoire, et à composer des déclamations qui servissent de thèmes aux exercices de jeunes orateurs, en leur fournissant les éléments d’un plaidoyer pour une cause fictive. Vivès se mit à l’œuvre et fit sept déclamations, soumises peut-être à Morus avant qu’elles fussent imprimées : de l’avis de son Aristarque 83, il avait atteint un naturel surprenant, et il avait déployé une grande connaissance de l’époque ancienne où il transportait le débat, et où il prenait Quintilien lui-même pour antagoniste.

Vivès, qui avait déjà reçu quelques faveurs de la reine Catherine d’Aragon, attendit à Bruges en 1522 Henri VIII et Wolsey son ministre ; mais il reste douteux si Morus vint alors en cette ville dans leur société. Appelé en Angleterre en 1525, Vivès y fut chargé de l’instruction de la princesse Marie, fille de Catherine. Quand il donna à Oxford des leçons publiques sur la demande de Wolsey, Morus fut peut-être au nombre des personnages de distinction qui vinrent l’écouler. Il dut faire grande attention aux deux lettres sur l’éducation, que Vivès adressa à la princesse Marie et au comte de Montjoie 84.

Il est enfin un beau trait qui unit le nom de Vivès à celui de Morus : c’est l’attitude qu’ils prirent l’un et l’autre devant les prétentions coupables d’un Roi qui se croyait maître des consciences. Vivès se retira à Bruges, en 1528, quand il vit éclater les premiers scandales causés par les projets de divorce et par la faveur toujours croissante d’Anna Boleyn. Morus resta à la cour ; il fut exposé aux séductions, mais il n’y succomba point comme tant d’autres. C’est dans la retraite que viendra l’atteindre le ressentiment d’un prince qui était jaloux de son suffrage, et qui ne pardonnait pas plus une résistance passive qu’une rébellion ouverte.

Citons après Vivès un autre savant adopté par la Belgique, Conrad Goclenius, qui eut aussi l’honneur d’avoir part à l’affection et à la générosité de Morus. Cet humaniste, originaire de la Westphalie, nommé récemment professeur de latin au collège des Trois-Langues 85, fut désigné à Morus par Érasme, dans une lettre de 1520 86, comme méritant au plus haut point son estime : éloquence naturelle et habileté dans les langues, finesse d’esprit et art de la plaisanterie, sincérité de cœur et vrai désintéressement, c’étaient là bien des qualités qui devaient le recommander au lord anglais. Aussi Morus, sur le portrait qui lui avait été tracé, avait un vif désir de connaître Goclenius. Suivant Érasme, il trouverait trop faibles les éloges donnés jusque-là à ce savant, quand il aurait entretenu des relations particulières avec lui 87. Goclenius était en effet non-seulement un littérateur distingué, mais encore un de ces hommes prudents qui faisaient trouver grâce aux lettres devant ceux mêmes qui les avaient en suspicion ou en horreur.

Érasme avait conseillé à Goclenius d’adresser une lettre de félicitation à Morus sur son rapide avancement dans la voie des honneurs, et sur ses dignités de chevalier et de Lord de la Trésorie. L’humaniste anglais, qui était versé dans la langue grecque, avait lu avec prédilection les œuvres de Lucien et traduit lui-même quelques-uns de ses dialogues : Goclenius lui dédia sa traduction latine de l’Hermotime de Lucien (dialogue sur les sectes des philosophes), publiée en 1522 à Louvain ; il reçut de Morus, en témoignage de sa satisfaction, une coupe dorée pleine de pièces d’or, dites angelots.

N’oublions pas de dire, en terminant ce morceau, que Morus fut au nombre des auteurs qui fournirent un aliment aux presses de Thierry Martens, dans la période brillante de la carrière de cet imprimeur qui s’écoula à Louvain 88. On imprima chez lui en 1520 la version du Menippus seu Necromantia de Lucien, œuvre de Morus, avec la version de l’Icaromenippus du même auteur par Érasme 89. Déjà, en 1516 et en 1517, Martens avait imprimé des lettres de Morus et celles d’autres hommes célèbres, dans un recueil extrait de la vaste correspondance d’Érasme, son ami 90. Mais aucun ouvrage des auteurs contemporains, sorti des presses de Martens, ne peut le disputer en originalité et en célébrité à la fameuse Utopie de Morus. Nous réservons à un second article les observations que nous avons à faire sur ce livre, étrange production d’une intelligence droite et sincèrement chrétienne ; nous y joindrons quelques études sur l’accueil qui fut fait à l’Utopie par les maîtres, les savants, les littérateurs de nos provinces, sous le règne de Charles-Quint, un demi-siècle avant l’explosion de la révolution religieuse qui séparera la Belgique espagnole de la Hollande confédérée.

 

 

II

 

L’Utopie de Morus et sa première publication en Belgique.

 

.... Haec ego mecum           

Compressis agito labris ; ubi quid datur oti,

Illudo chartis.                                             

 

Au moment où la jeunesse des universités étudiait avec ardeur les langues grecque et latine dans leurs chefs-d’œuvre, grand nombre d’esprits distingués à qui ces langues n’étaient plus étrangères se livraient à la lecture passionnée des ouvrages philosophiques et politiques de l’antiquité : humanistes et philologues, orateurs et poètes, théologiens et philosophes, dialecticiens et légistes, tous trouvaient leur satisfaction dans la même étude, et chacun prenait sa part.

La politique et la morale furent fréquemment alors l’objet de discussions ou de digressions fort longues, fort animées, dans les épîtres latines que les savants de la Renaissance échangeaient avec tant de zèle et tant d’émulation. Quelques-uns de ceux qui étaient avant tout hommes de lettres, et qui n’étaient revêtus de charges dans aucun État, osaient ouvrir un avis sur les conditions d’une bonne société, et s’entretenir, avec les princes qui les écoutaient volontiers, soit des réformes, soit des lois nouvelles qui devaient donner plus de prospérité à leur peuple, plus de force à leur couronne, plus d’éclat à leur règne. Faut-il après cela s’étonner beaucoup que, dans leur premier enthousiasme qui était partagé du reste par la plupart des souverains et par leurs conseillers, les littérateurs et les savants aient souvent célébré l’organisation des républiques anciennes comme l’idéal des gouvernements ? Faut-il s’étonner davantage que ces mêmes hommes aient accueilli quelquefois les thèses les plus hasardées des philosophes païens, leurs utopies (le mot n’existait pas encore), comme si elles renfermaient des notions utiles et directement applicables au monde chrétien qui les avait ignorées ou dédaignées pendant un millier d’années ?

Thomas Morus appartenait à cette classe de penseurs qui avaient pris avidement connaissance des idées et des théories sociales de l’antiquité : il avait parcouru lui-même les auteurs grecs et latins à peine publiés, et il ne peut faire doute qu’il n’ait lu les écrits de Platon et particulièrement les livres de la République, qui exposent les vues absolues de ce philosophe sur l’État 91. Aussi éclairé que sincère dans sa foi, il avait interrogé sans appréhension les témoignages de l’histoire et les spéculations de la philosophie ; certes, il n’attendait point de ce côté l’apparition d’une lumière nouvelle pour la conscience ; mais il voyait dans l’expérience des anciens peuples une source destruction pour les nations européennes qui avaient passé dans les derniers siècles par de fréquentes commotions civiles et politiques. Si Morus était inébranlable dans ses croyances religieuses, et si, comme jurisconsulte et magistrat d’Angleterre, il n’entendait autoriser aucune illégalité, ni pousser personne à la rébellion contre les lois, il jugeait les choses de chaque jour, à la clarté de l’Évangile, avec une sereine impartialité, et il ne fermait pas les yeux sur les causes de malaise et de désordre qui existaient de son temps dans l’organisation des monarchies chrétiennes, et particulièrement de la monarchie anglaise.

Morus s’est mis un jour à dessiner lui-même le plan d’un état idéal : ce n’était point cependant un état chrétien, une réduction de cette cité divine, Jérusalem terrestre, dont il aurait de mandé à S. Augustin et à d’autres pères la séduisante image 92 ; c’était au contraire un état qui ressemblait presque de tous points aux cités du paganisme et aux Républiques de ses écoles, et qui offre une étonnante conformité avec les états chimériques esquissés par des mains plus modernes.

Mais, qu’on le sache bien, Morus n’a pas fait appel à la foule : il s’est adressé en latin à un cercle de lecteurs qui ne pressaient point les conséquences de ses assertions et de ses maximes. Et d’ailleurs, qu’a-t-il fait d’autre que reprendre, à son profit, la liberté d’examen et de discussion concédée aux théologiens, aux juristes, aux dialecticiens de tout système ? Nous nous formons aisément une idée de la mesure dans laquelle on se servait de cette liberté, par les thèses soutenues publiquement au moyen âge dans des écoles fameuses instituées par les deux pouvoirs. Cette même liberté, Morus l’avait réclamée pour Érasme, comme nous l’avons fait voir ci-dessus, alors qu’il prenait contre Dorpius la défense de l’Éloge de la Folie, et lui-même il en avait usé dès sa jeunesse en mainte occasion ; souvent, en manière d’exercice, pour aiguiser les forces naturelles de son intelligence, il s’était plu à disserter longuement et avec subtilité ; il avait recherché de préférence les questions controversées, les opinions paradoxales, et il avait trouvé plaisir à solliciter au travail l’esprit des autres après avoir donné satisfaction au sien 93.

Tout en vivant dans le monde des affaires, Morus avait su maintenir dans leur libre essor les sentiments excellents de son cœur et les forces toujours actives de son imagination. Rien n’échappait à celle-ci, qui traduisait les moindres incidents en joyeux propos : mais le cœur de Morus n’était pas moins vite ouvert à toutes les impressions de pitié et de dévouement. Chaque jour, alors qu’il appliquait les lois de son pays, il avait apporté des adoucissements à la lettre ; il avait sondé de ses propres mains les plaies du peuple, qu’il voyait chaque matin dans son cabinet ou bien à l’audience.

Humain et bienveillant dans ses fondions d’avocat, infatigable et ferme dans l’exercice de ses diverses charges, il n’en avait pas été moins attentif aux maux et aux travers de la haute société. Appelé de bonne heure dans les conseils de la royauté, Morus avait vu de près les intrigues, les violences, quelquefois les crimes qui faisaient la fortune d’une foule d’hommes et qui peuplaient la cour de favoris éhontés. Les vices des grands abreuvaient son âme de dégoût ; l’oppression des petits la soulevait d’indignation. Il se donnait une douce et innocente vengeance, en imaginant, en rêvant ce que serait un état sans inégalité de fortune ni de naissance, sans titres ni privilèges, sans besoins factices ni faste trompeur.

Cet ordre de pensées conduisit Morus à la conception d’un livre ; il s’en ouvrit non-seulement à Érasme, mais encore à des amis généreux qu’il comptait en Angleterre dans les rangs les plus élevés ; c’étaient des prélats et des seigneurs éclairés qui ne démêlèrent dans son dessein le fait ni d’un hérétique, ni d’un novateur, ennemi de la société. Après son voyage en Flandre, dans les années 1515 et 1516, il jeta sur le papier une longue fiction pour faire valoir ses idées de douceur, de charité et de justice, pour les mettre en quelque sorte en action ; il avait composé à cet effet le tableau d’une république qu’il plaçait dans une île reculée et jusque-là inconnue : tel est le sujet de ses deux livres intitulés : « De la meilleure constitution d’un état et de la nouvelle île nommée Utopie. »

Nous reviendrons plus loin sur les circonstances de la publication de cet ouvrage, en faisant connaître ceux de nos compatriotes qui engagèrent et qui aidèrent Morus à le mettre au jour pour la première fois en Belgique. Nous allons d’abord donner une idée sommaire de l’Utopie de Morus, et nous avons droit de le faire d’autant plus succinctement qu’elle a été l’objet d’une mention spéciale dans plusieurs écrits de notre temps relatifs à l’histoire et à la réfutation du socialisme 94. Puis, nous nous attacherons à rechercher les sources où Morus a puisé les idées fondamentales de sa République utopienne ; nous ferons en sorte d’indiquer quelle part il faut faire aux vues générales, aux spéculations de l’auteur, et aussi à la critique de l’organisation sociale et du système politique qui prévalaient en Angleterre. On comprendra mieux de la sorte, nous l’espérons, quelle opinion on se fit en Belgique et dans les pays voisins de la nature d’un livre bientôt célèbre et des intentions de l’homme qui y attacha son nom.

Dans le premier livre de l’Utopie, la scène est placée à Anvers où Morus s’était rendu quatre mois après son arrivée en Flandre (1514). Il était, prétend-il, dans la société de Pierre Gilles ou Ægidius, son ami, quand il fit la rencontre d’un navigateur étranger qui venait de fort loin : c’était là le garant de sa fable, et il eut soin de le dépeindre tout d’abord ; Raphael Hythlodée, portugais de naissance, était un marin intrépide, qui avait été autrefois compagnon d’Améric Vespuce dans l’exploration des mers lointaines, et qui avait beaucoup observé. La conversation s’engage entre eux sur les maux de la société d’Europe, sur la disproportion des peines avec les fautes 95, et sur la multitude des délits que les lois ne peuvent ni prévenir ni atteindre. Le voyageur ne manque pas de se récrier sur un tel désordre et de vanter la tranquillité, le bien-être, la vertu de peuples inconnus à l’Europe, qu’il a visités dans ses excursions d’outre-mer.

Morus dès lors s’efface, et donne la parole à l’interlocuteur étranger ; il ne l’interrompt que rarement par des réflexions qui attestent de sa part quelque réserve ou quelque incrédulité sur la possibilité et sur la durée du merveilleux bonheur des Utopiens. Le second livre, plus long et plus important que le premier, reproduit les conversations poursuivies dans l’après-midi 96, quand les deux amis prirent séance sur des sièges de gazon pour écouter à l’aise les récits du navigateur.

L’exposé de la vie des Utopiens, c’est-à-dire la fiction même, n’est point à la charge de Morus : il est mis sur le compte de Raphael Hythlodaeus ou Hythlodée ; or, ce Portugais porte un nom grec qui signifie simplement forgeur de contes, amateur de badinages 97. Le second livre est donc la fable ; Morus, paraît-il, l’avait composé en premier lieu et travaillé dans ses loisirs, tandis qu’il ne fit que plus tard le premier livre qui en est comme le prologue. Encore en acheva-t-il précipitamment la rédaction, quand les circonstances le déterminèrent à publier l’ouvrage complet. Érasme explique de cette manière l’inégalité de diction visible dans les deux parties dont se compose l’Utopie 98. Il est constant d’ailleurs que, malgré sa juste célébrité comme production philosophique de la Renaissance, malgré ses nombreux passages pleins de verve et d’originalité, le livre de Morus est loin d’être un chef-d’œuvre et qu’il n’est point aussi remarquable sous le rapport de la latinité que beaucoup d’autres compositions de la même époque : nous dirions que Morus est un écrivain plus habile qu’il n’est éloquent 99. L’Utopie a paru quand son auteur était parvenu à la maturité de l’âge et du talent ; il avait un peu plus de trente-cinq ans, quand il a présenté sous une forme originale ses vues spéculatives et critiques aux jugements de l’opinion. On va voir dans quel cadre il a placé le morceau de législation philosophique élaboré, au milieu de sa carrière, dans les courts loisirs de la diplomatie.

Les iniquités sociales qui frappaient les yeux de tout le monde sont passées en revue dans les premiers entretiens de Hythlodée avec Morus et P. Gilles ; le voyageur est censé avoir visité autrefois l’Angleterre et y avoir connu le cardinal Morton 100, archevêque de Cantorbéry, chancelier du Royaume, et c’est de la bouche de ce prélat qu’il avait appris comment les choses se passaient dans la grande île.

Hythlodée fait entendre de vives plaintes sur l’absence de sécurité publique ; il s’en prend non-seulement aux voleurs qui bravent la justice, mais encore aux soldats, aux bandes indisciplinées, qui ne causent pas moins de dommage que les voleurs. Il va même jusqu’à murmurer contre l’entretien d’armées permanentes, charge accablante pour le trésor public et pour les particuliers. Il n’épargne pas les ordres monastiques ou plutôt les ordres mendiants, et, raisonnant comme les esprits avancés du temps, il discute l’existence des monastères comme s’ils étaient indistinctement des asiles ouverts à la paresse 101. Il s’effraie de l’essor que prend l’industrie anglaise aux dépens de l’agriculture et déplore de voir de tous côtés les champs convertis en prairies. Des milliers d’hommes sont exposés tous les jours à de plus dures privations, à de plus vives souffrances. Mais d’où découlent tant de maux qui les atteignent, sinon de la cupidité, de la soif du gain, de la passion de posséder et de jouir ? Les crimes dont le nombre augmente sans cesse n’auraient pas de raison, s’il n’y avait pas dans le monde deux classes d’hommes divisés d’intérêts, ceux qui jouissent et ceux qui travaillent. La cause des inimitiés, l’occasion des violences et des injustices, en un mot, la source du mal, c’est l’argent que tous recherchent, c’est la propriété qui est désirée par tous.

Morus n’entend point ces réflexions hostiles à la propriété sans prendre la défense de ce droit ; il ne conçoit pas de société sans propriété individuelle, il met en doute la persévérance de l’homme au travail, dans un état où personne n’y serait excité par l’espoir d’un gain qui en soit la récompense, où des citoyens qui se croient égaux ne reconnaîtraient aucune magistrature, aucune autorité. L’étranger ne se déconcerte pas devant les objections réitérées de Morus. Hythlodée lui donne l’exemple d’une île où il a résidé pendant cinq années : on n’y connaît pas la propriété, et cependant l’ordre social y subsiste admirablement sans elle.

Quelle est cette île ? C’est Utopie, l’île introuvable, le lieu qui n’est nulle part 102 : son gouvernement a été fondé par un roi voisin du nom d’Utopos 103, prince imaginaire, s’il en fut, et qu’on ne trouverait en aucun lieu du monde. Sa capitale est appelée Amaurote, la ville inconnue, obscure.

L’égalité a établi son règne dans Utopie. Le peuple est souverain : tous les pouvoirs sont électifs, depuis celui du plus humble magistrat, jusqu’à celui du monarque ; toutes les fonctions sont annuelles ; la royauté seule est une magistrature à vie, sauf la révocation que les délégués du peuple ont le droit de prononcer.

La famille est la base de l’état, et la racine de toute juridiction sociale. Trente familles nomment un magistrat, dit Phylarque, qui les représente et les dirige ; dix de ces magistrats nomment un chef ou Protophylarque ; ces chefs, au nombre de deux cents, font choix de la personne royale. Les grands intérêts de la République sont soumis aux délibérations d’un Sénat composé de citoyens âgés au nombre de cent soixante-deux, délégués par les cinquante-quatre villes dont se compose l’état d’Utopie.

Dans cet heureux pays, point de propriété, point de monnaie. La communauté des biens est absolue : à chacun sont dispensés, par la main des magistrats, les objets nécessaires à la vie. Le travail est imposé à tous les membres de l’état ; mais il est toujours modéré, bien distribué, limité à six heures par journée : la production est du reste bornée aux objets d’une utilité incontestable. L’argent n’est d’aucun usage en Utopie ; mais il est employé uniquement aux transactions des Utopiens avec les étrangers, et à la défense de la République contre ses ennemis extérieurs. L’or est traité avec mépris ; il est banni des meubles et des costumes ; il est réservé aux chaînes des galériens et affecté aux choses les plus viles. La mode n’a ni caprices, ni tyrannie ; car l’uniformité des vêtements est strictement observée dans cette île extraordinaire.

Les jouissances de l’âme sont prisées hautement par les républicains d’Utopie : les prescriptions législatives qui s’étendent à la vie de tous les jours ont assuré au corps un repos et un délassement qui favorisent la culture de l’esprit. Satisfaction est donnée chez eux, pendant les repas, aux sens de la vue, de l’ouïe et de l’odorat, comme au sens du goût ; mais les repas sont publics, et les convives se réunissent par familles de quarante membres environ dans de vastes salles 104. La musique et la conversation forment chaque jour leur principal divertissement ; les jeux de hasard étant proscrits chez eux, ils ont inventé deux espèces de jeux analogues aux échecs, qui simulent, l’un des combinaisons arithmétiques, l’autre la guerre des vices contre les vertus.

La législation consacre la plus grande liberté dans le choix des époux ; cependant elle autorise le divorce par consentement mutuel. Les lois pénales sont fort douces : elles réservent la peine de mort au seul crime d’adultère. À la peine capitale est substitué l’esclavage qui met au service de la société les bras des grands coupables.

Toutes les religions qui sont censées reposer sur la croyance à une seule divinité, dont les hommes se forment des idées diverses, sont tolérées en Utopie ; la religion chrétienne y a été prêchée dans les derniers temps, mais sans préjudice aux droits des autres. Il existe un culte symbolique d’une grande simplicité qui rassemble dans un même temple les familles et les hommes de croyances différentes : le rituel est tellement ordonné qu’il n’est jamais en désaccord avec les cérémonies propres à chaque culte.

Ce n’est pas ici le lieu de montrer en détail ce que les aperçus, les hypothèses de Morus renferment de hasardé, de téméraire, de contraire aux lois essentielles de la société humaine ; nous n’avons pas la tâche de signaler les erreurs entées çà et là sur des idées nobles et vraies dues au christianisme : une lecture attentive de l’Utopie suffirait au plus grand nombre pour les faire découvrir, soit dans les traits généraux, soit dans les particularités du récit. Plusieurs de ceux qui ont traduit, examiné, décrit le livre de Morus ont mêlé à leur analyse des observations qui tendent à la critique des erreurs et des illusions qu’on y rencontre. M. Dareste a suivi cette méthode en exposant naguère les notions fondamentales de l’Utopie 105 : il a réfuté en analysant, et il a réussi assez bien, ce nous semble, à relever les défauts de cette conception, et à indiquer les vues utiles qu’elle renferme, les tendances généreuses de l’âme qui l’a nourrie 106.

C’est avec raison que M. Dareste a reproché au langage de Morus le manque de rigueur philosophique et au plan de son livre le manque d’unité 107. Le politique lui a paru faire place souvent à l’érudit, de sorte qu’il en résulte des disparates dans l’exposition du sujet. Ce n’est pas non plus sans fondement qu’il dénonce comme impraticable cette loi d’égalité qui, à en croire Hythlodée, aurait été appliquée avec succès en Utopie. Il est bien vrai que l’auteur de la fiction n’a pas avisé aux moyens d’assurer le maintien de cette égalité contre la mobilité des sentiments et le jeu des passions ; mais on ne peut dire que Morus ait méconnu les invincibles tendances du cœur humain, comme s’il avait exprimé des plans arrêtés, des convictions sérieuses, et non des vues idéales.

Morus a fait des réserves dans la République en faveur des esprits d’élite autorisés à poursuivre l’étude des sciences sans être assujettis aux travaux corporels de chaque jour. Il a même entendu que le vrai bonheur consistât pour les utopiens dans le développement complet des facultés 108 de l’intelligence. Mais il n’a peut-être pas prévu que le nivellement des talents viendrait à la suite de celui des fortunes, si les principes d’égalité étaient toujours d’une application rigoureuse, et surtout si la jalousie et l’ignorance arrêtaient ceux qui s’élèveraient par les forces naturelles de l’esprit. Le philosophe aurait dû tenir compte davantage des différences que la nature a mises entre les hommes, et son plan eût été plus parfait s’il eût pourvu explicitement à la satisfaction des aptitudes intellectuelles et morales qui se produiraient parmi les Utopiens 109.

Mais, quelle que soit la perfection de ces parties de la théorie, on peut faire honneur à Morus d’avoir deviné les besoins futurs de la société et de la science : il a pressenti l’importance des questions économiques : il a aperçu l’application de la loi du travail, les conséquences du perfectionnement des procédés et de l’association des forces. Il lui a été donné aussi de faire valoir, dans la constitution de sa République, la supériorité du talent uni à la vertu sur la puissance matérielle, de réclamer pour l’esprit la mission de gouverner le monde. Admettre cela en principe, c’était faire une protestation indirecte, mois noble contre la politique des gouvernements, dont Morus ne connaissait que trop le matérialisme.

Il n’y a cependant pas de doute possible : dans les mêmes passages où le génie doux et bienfaisant de Morus a dépeint un état de bien-être rare dans l’humanité, on trouve les germes du socialisme ; on y voit apparaître les principes qui ont été énoncés et développés par les plus hardis des réformateurs modernes. Depuis longtemps déjà on a appelé leurs doctrines des Utopies, en généralisant le titre du traité de Morus, et, si la plupart de ceux qui ont tenté le bouleversement de la société européenne n’ont pas fait de ce traité leur premier manuel, il est certain qu’il n’est pas resté inconnu aux novateurs qui se sont appuyés sur l’opinion de penseurs chrétiens. On sait d’ailleurs que sa lecture a produit une très-vive impression sur Cabet, le législateur de l’Icarie.

Il est de fait que presque toutes les thèses transformées en doctrines par les chefs des écoles socialistes ont été formulées, ou du moins implicitement indiquées en 1516 par Morus, dans son livre latin : « Notre siècle, dit M. Nisard 110, a lu, sans le savoir, bien des contrefaçons de l’Utopie, quoique assurément les auteurs de ces contrefaçons ne connussent pas l’ouvrage original. Les doctrines de Saint-Simon et de Fourier sont dans l’Utopie ; les attaques contre le droit de propriété sont dans l’Utopie ; la défense de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre est dans l’Utopie. L’Utopie, c’est la phalange de Charles Fourier ; l’Utopie, c’est la communauté des biens de Saint-Simon. Quelques idées applicables brillent au milieu de ces rêveries, il y a telles maximes que Beccaria semble avoir transportées tout entières, avec leurs développements, du livre de l’Utopie, dans le livre Des délits et des peines. L’Utopie, c’est cet idéal du bien absolu que caressent à toutes les époques certains esprits honnêtes ou impatients, qui ne savent pas voir le bien relatif dans le monde où ils vivent. »

Mais, après tout, il y a çà et là, dans Morus, des réticences, des réserves, de l’indécision si l’on veut, et puis des réflexions malignes, qui mettent son ouvrage à une distance immense des volumes ou des pamphlets composés dans le dessein de nier et de détruire. Un des coryphées de la démocratie, M. Jules Michelet, l’a bien compris, et il n’a pas manqué de ravaler l’utopiste anglais au profit d’un de ses héros, le cynique et aventureux Rabelais 111 : « Thomas Morus, dit-il, est un romancier fade, dont la faible Utopie a grand’peine à trouver ce que les mystiques communistes du moyen âge avaient réalisé d’une manière plus originale. La forme est plate, le fonds commun. Peu d’imagination, et pourtant peu de sens des réalités. »

Les hardiesses qui sont tombées de la plume de Morus ne lui font pas trouver grâce, on l’entend, devant les apôtres déterminés et impatients de l’école révolutionnaire. En effet, ils ne se méprennent point : Morus n’a pas abjuré l’idée chrétienne, et c’est leur droit de le renier. Les chrétiens, de leur côté, ne traiteront point en ennemi ou en rebelle l’auteur de l’Utopie ; ils seront portés, avec M. Nisard 112, à voir dans cet écrit « plutôt l’aimable jeu d’esprit d’un érudit, que la déclaration de principes d’un réformateur », à se représenter Morus, dans les années qu’il donna aux lettres et aux soins de sa fortune, « pliant » quelques moments « sous le vent de réforme et de doute qui soufflait sur toute l’Europe 113 ». Mais d’où Morus a-t-il tiré les traits généraux de sa théorie sociale et politique ? À quelles sources a-t-il puisé les vues généreuses auxquelles il a donné un corps dans quelques parties de son œuvre, et d’autre part les paradoxes et les impossibilités qu’il a paru autoriser par l’exemple des Utopiens ? Ce sont là des questions générales auxquelles nous devons toucher avant d’aller plus loin.

Sans contredit, Morus a fait entrer dans son Utopie des notions vraies, des conceptions utiles ; il y a fait entrevoir quelquefois les conditions d’une société parfaite, et il y a même mis en valeur des idées vraiment chrétiennes de douceur et de fraternité, de concorde et de justice. Mais, de fait, il ne s’est pas tenu à poursuivre une application sociale plus complète de la vérité religieuse qu’il représentait si bien dans sa propre vie ; il a cherché des lumières et des remèdes ailleurs, et on découvre sans peine qu’il a été sous deux rapports entraîné sur la pente du paradoxe. Tantôt Morus applique largement les principes et les vues politiques des philosophes de l’antiquité ; tantôt il propose une organisation nouvelle des pouvoirs et des fonctions du corps social, en opposition à ce qui existait sous ses yeux, et en ce cas, il mêle la satire au tableau des abus qu’il censure ou qu’il combat.

Que Morus ait reproduit la fidèle image d’une République païenne dans un état d’Utopie, il ne faut pas en être surpris. Il n’a point fait d’emprunt aux sectes hérétiques du moyen âge qui avaient attaqué les fondements même des états monarchiques de la chrétienté ; mais il a remonté, d’un coup, jusqu’à l’antiquité profane, de même que tant d’hommes de son époque qui méditaient, comme nous l’avons dit plus haut, les livres anciens d’histoire et de philosophie.

La République de Platon avait surtout frappé l’esprit de Morus par l’idée de l’unité absolue dominant dans l’État modèle, et consacrant avec l’égalité des citoyens la communauté des biens et même celle des femmes et des enfants. Dans sa jeunesse nous apprend Érasme 114, il avait élaboré un dialogue où il défendait la thèse platonicienne de la communauté 115, jusqu’à la communauté des femmes y compris. Plus tard, dans son Utopie, il admit le même principe et alla jusqu’à supprimer entièrement la propriété privée : cependant il maintint expressément la monogamie et consolida l’institution du mariage, tandis qu’un autre penseur de son siècle, le dominicain Campanella, reprit l’hypothèse de Platon, en sacrifiant l’idée et la loi chrétienne de la famille, dans sa fameuse Cité du Soleil. En tout cas, Hythlodée montre une connaissance familière de la philosophie grecque bien étonnante chez un marin portugais.

Cependant, en voulant réaliser les opinions absolues des écoles, Morus est-il parvenu à maintenir partout l’idée qu’il se faisait de la dignité humaine, à faire prévaloir dans son propre plan les notions philosophiques d’égalité et de charité ou plutôt de philanthropie ? Évidemment, il est tombé, à cet égard, dans plus d’une contradiction.

Ainsi voit-on Morus admettre l’esclavage dans certaine mesure, en accordant à chaque famille deux esclaves pour son service. Il avait grande pitié des petits et des opprimés ; mais il a probablement considéré l’esclavage comme une nécessité sociale, à l’exemple de plusieurs philosophes et législateurs anciens, pour alléger le travail des hommes libres et pour augmenter la somme de leurs jouissances.

Ainsi encore Morus, qui déclare la guerre abolie et les armes inutiles en Utopie, veut-il que les Utopiens soutiennent au dehors de longues hostilités dans un but politique, mais à l’aide de mercenaires qu’ils enrôlent chez leurs voisins ; alors aussi les Utopiens font usage sans scrupule de l’argent qu’ils dédaignent eux-mêmes, afin d’amener par force ou par ruse la ruine de leurs ennemis. Ici non-seulement il a repris les maximes étroites de la cité antique, la haine de l’étranger, la légitimité de tous les moyens de défense ou de succès, mais encore il a transporté dans son état imaginaire les procédés de la politique anglaise suivis sans retenue et sans crainte dans les derniers siècles du moyen âge. L’époque de Morus n’était pas si éloignée du temps où les rois d’Angleterre, pour soutenir leurs prétentions à la couronne de France, avaient engagé des luttes où l’astuce et la perfidie étaient compagnes de la force ouverte.

À tout prendre, Morus n’était point simplement le plagiaire des anciens philosophes : son caractère, tel qu’il nous est dépeint par ses biographes, se reflète dans l’Utopie tant de fois, et de manières si diverses, qu’il n’y a pas de méprise possible. Les goûts, les habitudes, les allures de l’homme privé, du père de famille, du magistrat plus heureux dans son manoir de Chelsea qu’en aucun lieu du monde, se trahissent à chaque instant dans les traits de mœurs décrits comme particuliers aux insulaires : simplicité dans les vêtements, horreur du luxe en toutes choses, idée du bonheur cherché dans les joies paisibles du foyer domestique ou dans les plaisirs de l’esprit, amour de la science et des livres, honneur attaché au devoir et au travail, toutes ces choses ont été peintes par Morus avec un naturel et une vérité qui réfléchissent en quelque sorte l’image de sa personne.

Il n’y a pas toutefois que des raisons spéculatives, ou des raisons de sentiment à mettre en ligne de compte dans un examen des motifs qui ont inspiré l’auteur de l’Utopie : les faits ont agi sur son imagination comme sur son esprit et sur son cœur. Cherchons maintenant à reconnaître quelle impression l’observation et l’étude du présent ont faite sur lui.

Encore une fois, Morus a écrit sans être mû par l’espoir de renverser une institution quelconque, par le désir de bouleverser la société. Mais il n’a pas perdu de vue la situation du plus grand nombre de ses compatriotes, en esquissant une constitution supérieure à celle sous laquelle ils vivaient. On a droit de le croire, la critique des institutions de la société anglaise a été le but primitif de Morus ; mais il s’en est écarté visiblement, afin de donner plus de vraisemblance et plus d’harmonie à sa peinture d’une république égalitaire. Examinons rapidement tout ce qui, dans l’histoire sociale et politique de son temps, rend raison des protestations ou des allusions formulées par Morus dans son Utopie. Qu’on se garde bien de donner à tout dans ce livre un sens ironique, de découvrir partout un vœu de réforme 116 : mais il n’en est pas moins de la dernière évidence que le futur Chancelier d’Angleterre s’est aventuré dans des voies opposées à la tradition des siècles chrétiens, pour montrer par contraste les excès du pouvoir, pour stigmatiser plus librement les abus et les iniquités à tous les degrés de la hiérarchie sociale.

Or, quel spectacle Thomas Morus avait-il eu sous les yeux dans la première partie de sa vie ? Quelles émotions éprouva-t-il à la lecture de l’histoire des règnes antérieurs à celui de Henri VIII ? Morus avait senti profondément les malheurs de sa nation ; il avait pénétré les souffrances physiques et morales qui en avaient atteint toutes les classes. Si la France, échappant enfin aux étreintes des Anglais, avait été soumise dans le XVe siècle à des crises douloureuses où la justice n’était point toujours du côté des rois, l’Angleterre n’avait pas été sujette à de moins rudes épreuves. La rivalité des maisons de Tudor et de Lancastre l’avait inondée de sang. La noblesse s’était vengée contre le peuple des atteintes portées par les rois à ses prérogatives. Luttes homicides, confiscations et proscriptions injustes, crimes odieux accomplis dans l’ombre au profit des partis, caprices sanguinaires des maîtres du pouvoir, c’étaient là autant de calamités qui avaient frappé le peuple aussi cruellement que les classes élevées. Dans cette suite de catastrophes politiques, les mœurs de la nation étaient devenues dures et inhumaines ; les habitudes de luxe et de prodigalité avaient rendu les grands impitoyables envers leurs vassaux, et des iniquités étaient commises chaque jour sur un sol chrétien sous le couvert des privilèges féodaux. De son côté, la royauté avait manifesté des exigences toujours plus grandes, et elle inventait à chaque instant des prétextes pour enrichir la couronne aux dépens des seigneurs et des ordres, des communes et du peuple.

Dès sa jeunesse, Thomas Morus avait observé, avec attention et le cœur ému, tant de désordres et de calamités ; il en fit l’objet de ses méditations, quand il entra dans la vie publique 117. Son père, John More, avait été un modèle d’intégrité ; juge à la cour du Banc du Roi, il avait mérité d’être emprisonné à la Tour pour sa fidélité au devoir. Le fils eut bientôt l’occasion de l’imiter : sous le règne de Henri VII, la levée de nouveaux impôts dits de bénévolence était sans cesse proposée aux mandataires de la nation ; dès son entrée dans la chambre des communes (1504), Thomas Morus protesta hardiment contre les rigueurs du fisc atteignant les plus humbles sujets 118. Puis, après l’avènement de Henri VIII, il porta son attention sur les nombreux artifices à l’aide desquels ce prince, tout en amusant son peuple par des fêtes et des tournois, augmentait insensiblement les prérogatives de la couronne et grossissait le plus possible son trésor privé.

Avocat et orateur des communes, Thomas Morus accepta plus tard des fonctions publiques dans la magistrature : il dut aux suffrages des habitants de Londres le rang de sous-shérif de la Cité qui lui donnait entrée dans le conseil du Lord-Maire. Plus d’une fois, il fut appelé à servir la politique de son roi, en acceptant de hautes dignités et en remplissant des missions diplomatiques qui lui donnaient une grande considération dans son pays et à l’étranger.

Mais jamais Morus ne se laissa éblouir par les honneurs, ni tromper par les dehors de la puissance. Il ne ferma jamais son cœur à la pitié et à la justice dans l’exercice de ses charges officielles. L’avocat, qui avait restitué plus d’une fois les honoraires aux plus pauvres d’entre ses clients, était l’appui le plus sûr des faibles et des opprimés qui comparaissaient devant son siège de juge : l’impartialité du magistrat était inébranlable ; ses arrêts étaient rendus en toute équité sans acception des personnes, et le plus obscur des bourgeois de Londres trouvait auprès de lui bienveillance et justice.

Citoyen anglais, savant et publiciste chrétien, Thomas Morus respectait le pouvoir dans la personne de ceux qui en ont reçu le dépôt légitime. Mais il haïssait le despotisme, qu’il ne confondait pas avec la force de l’autorité, et qu’il jugeait contraire à la notion chrétienne du pouvoir. Il le regardait comme un excès aussi opposé à la dignité des hommes qui obéissent qu’à la mission des hommes qui commandent. En outre, Morus avait une aversion naturelle pour la vie factice que l’on mène dans les cours et les palais : par caractère et par goût, il n’en aimait point la contrainte, et il prenait en pitié la fatuité ou l’arrogance de la plupart de ceux qui les fréquentent.

Le mérite personnel de plusieurs des ministres et des conseillers de Henri VIII n’avait pu échapper à Morus qui, d’ailleurs, avait reçu des gages de leur estime. Mais il avait rencontré à côté d’eux et au-dessous d’eux la foule des courtisans et des ambitieux dont il savait la funeste influence sur l’esprit du souverain. Par obéissance à son roi, Morus fit du reste quelquefois une résidence fort longue à la cour, et apporta même sa part de bonne humeur aux entretiens familiers du prince. Ses amis savaient bien qu’il n’était pas là de cœur : Érasme était sûr de ne pas se tromper quand il le plaignait d’être revêtu de titres toujours plus honorables et plus élevés, mais toujours plus lourds à porter. On retrouve dans les lettres de Morus les confidences réitérées qu’il fit à Érasme sur la dure obligation de condescendre aux habitudes frivoles ou fastueuses d’une cour, et d’en voir de près toutes les intrigues. Il était sincère quand il félicitait Érasme de pouvoir se soustraire aux affaires vétilleuses des princes 119.

Quoiqu’il ne se fît point illusion sur la moralité de ceux qui prenaient part à l’administration ou au gouvernement de l’état, Morus se crut lié par le devoir aux fonctions qu’on lui avait conférées. Il resta le même à tous les moments de sa carrière, depuis son entrée dans la magistrature, jusqu’à l’obtention du rang de grand Chancelier. Vigilant et intègre, il ne cessa d’avoir l’œil ouvert sur le sort du peuple qu’il voyait opprimé par les seigneurs, vexé par les hommes de guerre et dupé souvent aussi par les hommes de loi. Le mal qu’il apercevait de toutes parts lui semblait fort grand : mais ce n’était point par la négation des droits ou par la violence que Morus entendait y porter remède. Quand il mit la main à l’Utopie, il eut surtout en vue les désordres dont l’Angleterre était le théâtre 120 ; écoutant le cri de sa conscience qui réclamait pour ses frères un état meilleur, il esquissa les conditions dans lesquelles existerait un tel état.

De pages adressées par fragments à quelques amis, le livre de Morus devint une confidence faite à un plus grand public ; mais, qu’on ne l’oublie pas, c’était le monde de l’érudition latine. Le livre n’était point un libelle de conspirateur, un pamphlet du genre de ceux dont, à la même époque, les presses de Bâle ou de Mayence inondaient l’Europe : c’était un délassement du magistrat lettré qui allait être soumis au jugement d’autres écrivains qui connaissaient l’âme de Morus.

Disons maintenant dans quelles circonstances l’Utopie vit le jour, et où elle fut publiée pour la première fois. Morus acheva la rédaction de sa fable philosophique au retour de son voyage diplomatique en Flandre. Il entretint de son projet, en 1516, les amis qu’il avait laissés dans notre pays ; il les sonda sur la question d’opportunité, et confia l’exécution même à leur vigilante sollicitude.

Érasme et Pierre Gilles furent consultés le plus souvent par Morus dans cette occurrence ; ils connaissaient ses intentions et son plan ; ils avaient reçu de lui communication de plusieurs parties de l’œuvre. On voit Morus revenir à la charge plus d’une fois dans les lettres qu’on a conservées de lui dans la collection de la correspondance d’Érasme. Il était satisfait de l’assentiment de P. Gilles ; mais il était désireux de savoir si sa république d’Utopie plairait à C. Tunstall, à Buslidius ou Busleiden, enfin au Chancelier de Louvain qui était alors Jean Briard, maitre de Dorpius, et l’un des oracles de l’école théologique 121.

Morus hésita quelques instants ; mais on lui écrivit pour déterminer sa résolution. Érasme sollicita de lui l’envoi du manuscrit complet de l’ouvrage, en lui disant qu’un sénateur ou magistrat d’Anvers en savait déjà des passages par cœur 122. Enfin Morus céda tout à fait, et se laissa persuader que son livre pouvait affronter sans danger la publicité. Il le termina en dérobant chaque jour quelques moments à ses repas et à son sommeil, de manière à ne manquer en aucun point à ses devoirs envers l’État ou envers sa famille. Une de ses lettres, moitié sérieuse, moitié plaisante, à Pierre Gilles, servant de préface aux livres de l’Utopie, nous révèle les objections nombreuses que Morus se fit à lui-même et adressa à ses amis : il espère que sa mémoire a été assez fidèle pour le préserver de mensonge, mais il s’apitoie de bonne façon sur la difficulté de l’art d’écrire, et sur l’impossibilité où sont les auteurs de satisfaire le goût mobile et varié du public lettré. Ailleurs il laisse entendre qu’il est quelqu’un qui aurait souhaité de mettre à la révision de l’ouvrage le terme de neuf années suivant le conseil donné aux écrivains 123 : c’est assez dire qu’il se faisait une juste idée du mérite littéraire qui assure le mieux le succès d’un livre.

Pierre Gilles, à qui Morus envoya le manuscrit de l’Utopie, eut toute liberté de prendre des arrangements pour sa publication en Belgique. Il s’entendit avec Érasme et fit choix d’un imprimeur de Louvain : c’est des presses de Thierry Martens que sortira le premier volume de l’Utopie, au commencement de l’année 1517.

Un jeune philologue et poète, qui s’était distingué comme correcteur dans les ateliers de Martens, accepta la charge de surveiller l’exécution typographique du volume ; Gérard de Nimègue écrivait à Érasme le 12 novembre 1516 124 : « Notre Thierry s’est chargé volontiers et avec joie de l’impression de l’Utopie. Un excellent dessinateur a fait le dessin de l’île : notre Paludanus vous le fera voir ; si vous désirez y changer quelque chose, vous l’écrirez, ou vous l’annoterez à la marge du dessin..... Je mettrai tous mes soins à faire paraître l’Utopie bien imprimée, afin qu’elle soit utile au lecteur sans le choquer aucunement. »

La première édition de l’Utopie fut achevée à Louvain et mise en circulation avant le mois de février 1517 ; on aurait peine à en douter d’après les remarques chronologiques faites sur des pièces de la correspondance d’Érasme par le dernier biographe de Thierry Martens 125. Dans des lettres qui sont datées de deux jours différents de ce même mois, Érasme parle du livre comme ayant paru, et le recommande à deux savants français, G. Budé et G. Copus ; il dit au premier 126 : « Ayez soin d’acheter au plus tôt l’Utopie, et ne tardez pas à la lire dès votre premier loisir. »

Le titre latin du livre est fort curieux 127 ; il porte sans déguisement aucun le nom de son auteur, et rapproche les noms de nos deux compatriotes qui ont eu grande part à sa publication. Qu’on nous permette d’en donner ici la paraphrase suivante : « Traité précieux comme l’or, et non moins instructif qu’amusant, sur la meilleure organisation de l’État, et sur l’île récemment découverte, dite Utopie, dont l’auteur est l’illustre Thomas Morus, citoyen et sous-shériff de la célèbre cité de Londres ; publié pour la première fois avec la plus grande exactitude par les soins de Pierre Ægidius, et par l’art industrieux de Thierry Martens d’Alost, imprimeur de l’excellente Académie de Louvain. »

On peut lire en tête de l’in-quarto de 1517 les témoignages rendus à la vertu et à la droiture de Thomas Morus, à son savoir et à son talent, par les hommes considérables de notre pays avec qui nous l’avons montré en relations d’amitié : le livre vit le jour en quelque sorte sous leurs auspices, et les éditeurs ou les traducteurs de l’Utopie se sont toujours fait un devoir de conserver ces épîtres qui lui servent de préliminaires.

C’est d’abord la lettre de Pierre Gilles à Jérôme Busleiden, datée d’Anvers, le 1er novembre 1516. L’écrivain vante beaucoup la composition de Morus, et déclare l’Utopie plus digne d’être recherchée que la République de Platon. Il tâche de donner le change au lecteur sur l’origine de la fable à la faveur de laquelle son ami a fait le tableau d’un état inconnu. Il s’extasie sur l’extrême fidélité que Morus a mise à reproduire le récit de Hythlodée ; il exalte la nouveauté et la profondeur des idées ; il admire le naturel de la description qui transporte le lecteur dans l’île fabuleuse et lui donne foi dans la réalité des choses qu’on en rapporte. Gilles demande à Jérôme Busleiden l’autorité de son nom pour le livre de Morus dont la sublime intelligence lui est bien connue 128. Il appartient à Busleiden de prendre en main cette belle cause, lui qui a géré les affaires publiques depuis tant d’années avec une réputation supérieure de prudence et d’humanité, et qui peut être salué du nom de Mécène des bonnes études (studiorum Maecenas).

Le conseiller impérial de Malines ne crut pouvoir mieux faire que de donner à l’œuvre du savant anglais son adhésion affectueuse dans une épître d’un style fort élégant, adressée à Morus lui-même, et qui fut placée parmi les pièces justificatives au début du livre 129. L’admiration de Jérôme Busleiden pour l’œuvre de Morus est presque sans réserve. Il y trouve un plan de société qui surpasse de beaucoup le système des républiques les plus vantées, Lacédémone, Athènes, Rome : les institutions égalitaires d’Utopie lui paraissent bien mieux conçues, puisqu’elles suppriment les causes permanentes d’inimitié et de haine entre les hommes ; à son sens, tant de maux qui découlent de la distinction du mien et du tien ne doivent plus se produire dans un état qui ne connaît pas la propriété individuelle. Busleiden ne suppose point l’essai immédiat des plans sociaux de Morus ; mais il ne craint pas d’affirmer que ses vues viendront en aide désormais aux hommes qui travailleront à guérir les maux de la société actuelle et à prévenir sa ruine totale. Il loue Morus d’avoir fait chose utile aux intérêts généraux, après avoir si longtemps mis son talent au service des intérêts particuliers, et l’engage à méditer dans l’avenir sur ce grand sujet. Enfin, il le félicite de sa haute érudition et de sa bonté d’âme, et il l’appelle « l’honneur de la Bretagne et du monde entier ».

Puis vient le tour de Jean Paludanus, de Cassel, professeur d’éloquence à Louvain. Dans une lettre du 1er décembre 1516, il conjure Pierre Gilles, au nom des lettres dont il est le défenseur éclairé, de ne pas priver le public plus longtemps de l’Utopie dont il est le dépositaire.

Pour lui, il a éprouvé à sa première lecture autant de plaisir que d’admiration, et il envie à l’heureuse Angleterre la gloire de lutter avec les génies de l’antiquité même. Il lui semble que l’œuvre de Morus est un bel exemple donné aux autres nations par la Bretagne qui compte tant de savants éminents, et qu’il en résultera une salutaire émulation pour les Belges gouvernés par un prince tel que Charles de Castille et par un ministre tel que Jean Sauvage, chancelier de Bourgogne.

À ces trois épitres des savants de notre pays qui donnaient leur concours à la première édition de l’Utopie, étaient jointes des épigrammes latines dues à la plume de nos humanistes. Après une pièce anonyme de quatre vers sur les merveilles du gouvernement d’Utopie, on lit trois distiques d’une allure facile, composés par Gérard de Nimègue, et cinq autres non sans mérite, de la main de Paludanus lui-même. Il avait demandé, disait-il, aux Muses qu’il avait négligées, une inspiration à la hauteur de son enthousiasme ; on remarque dans ses distiques le développement poétique de cette idée, que la gloire réunie de tous les pays qui ont produit de grands hommes est effacée par la vertu supérieure que la seule Utopie a mise au jour. Plus tard encore, Corneille Graphaeus, d’Anvers, a fait en l’honneur de l’Utopie quelques vers latins qui ont trouvé place dans la plupart des éditions 130.

Nous nous bornerons à reproduire ici, dans une version française, l’épigramme de Gerardus Noviomagus à la louange de l’Utopie : « Veux-tu l’agréable, ô lecteur ? Il n’y a nulle part plus d’agrément que dans ce livre. Mais, cherches-tu l’utile, tu ne peux rien lire de meilleur. – Désires-tu peut-être l’un et l’autre, cette île te satisfera surabondamment ; elle a de quoi polir ton langage et cultiver ton esprit. – Ici les sources du juste et de l’injuste sont ouvertes par l’éloquent Morus, la première des gloires de Londres sa patrie. »

Des louanges si sincères et si empressées avaient touché Morus, qui en eut communication avant que l’impression de son livre fût achevée. Il remercia, par l’intermédiaire d’Érasme 131, ses admirateurs et ses amis, surtout Ægidius, J. Busleiden et Paludanus. Quand l’Utopie était déjà imprimée, Morus lui-même resta plusieurs mois sans en recevoir un exemplaire ; il était cependant impatient de voir le livre de ses yeux ; il l’attendait, disait-il 132, « comme une mère impatiente de revoir un enfant qui a peine à revenir auprès d’elle ».

La fiction inventée et retracée par Morus se représentait quelquefois à son esprit avec un véritable charme : il ne craignait pas de déplaire à ses amis en les entretenant de son pays d’Utopie, et il promettait bon accueil à Érasme si celui-ci le visitait un jour dans son royaume imaginaire. C’était un songe après la spéculation ; mais voici ce que Morus entrevoyait et racontait avec une certaine complaisance des prérogatives qu’il aurait en Utopie 133. Ses chers Utopiens lui ont offert la souveraineté à vie ; il lui semble marcher déjà avec les insignes de cette dignité : il porte une couronne d’épis, et tient une gerbe de blé, au lieu de sceptre ; il a pour robe un froc de franciscain ; il marche entouré d’une troupe d’Amaurotiens, habitants de sa capitale. Dans ce simple appareil, il va au devant des ambassadeurs de nations étrangères, qui s’enorgueillissent stupidement devant lui, parce qu’ils sont chargés d’ornements dignes plutôt de la toilette des femmes, parce qu’ils sont vêtus de pourpre et couverts d’or et de pierreries 134. Or, tout ce que l’on sait de la vie et des habitudes de Morus témoigne de son dédain pour le luxe des vêtements et le faste des cours ; on le vit toujours lui-même se dépouiller des insignes de ses diverses dignités aussi vite que le permettait la convenance ou le respect dû au souverain 135 : c’est donc la pensée intime de Morus qui est personnifiée dans la simplicité patriarcale de la royauté utopienne.

Morus continue à plaisanter sur l’exercice de cette royauté qu’il préfère à toute autre. Qu’on ne le juge point d’après tant d’hommes dont les honneurs changent les mœurs : il sera toujours le même pour ses amis, s’il plaît au ciel de l’élever à cette dignité incomparable. Non ! qu’Érasme et ses amis ne craignent point de faire un peu de chemin pour venir jusqu’en Utopie ! Il leur promet à tous le plus cordial accueil ; les mortels qui vivront sous son empire très-clément s’empresseront de leur témoigner honneur et respect, comme ils doivent le faire à ceux qui sont chers à leur prince.

C’est un rêve, c’est un songe qui s’est évanoui aux premières clartés : Morus le sait bien. Il se voit retombé dans le pétrin, c’est-à-dire, dans l’agitation du barreau, dans le mouvement des affaires. Il s’en console toutefois : car il sait que bien des royautés véritables n’ont pas duré beaucoup plus longtemps que la sienne !

Que de lumière de pareils traits jettent sur toute la personne de Morus ! Ils nous révèlent une fois de plus son caractère doux et affectueux, son amour désintéressé du devoir, sa manière profonde et vraie de considérer l’étiquette, les pompes et les honneurs ; ils nous attestent la droiture de ses intentions, quand il faisait dans son livre la critique des illusions, des travers, des excès de la société qu’il avait le mieux étudiée ; enfin, ils nous font apercevoir le point de vue fort élevé auquel il envisageait le cours des choses du monde.

Tout se passa au mieux pour l’honneur et la réputation de Morus quand l’Utopie commença à se répandre dans le public des provinces belgiques et des contrées voisines. Érasme en annonça l’apparition à ses amis du dehors, et ils s’empressèrent d’en faire venir des exemplaires du Brabant. Une réimpression du volume fut faite à Paris, peu de mois après l’impression de Louvain ; mais elle était, paraît-il, très-fautive 136. Érasme ne se donna point de relâche qu’il n’eût assuré à l’Utopie une plus grande popularité en Allemagne. Il sollicita, dés 1517, Jean Froben d’en faire une édition nouvelle d’une exécution très-soignée 137 ; car, si les Froben n’étaient pas d’une grande délicatesse envers les imprimeurs étrangers, leur maison de Bâle, lui semblait-il, avait le marché le plus étendu. Plus d’une fois, Érasme entretint Morus de sa résolution, et lui détailla les recommandations qu’il avait faites pour donner plus de valeur au volume 138.

Sûr qu’il était de l’assentissement des hommes instruits qui avaient admiré, comme lui, l’esprit ingénieux de Morus, Érasme fit en sorte qu’on réimprimât avec l’Utopie la plus grande partie des essais littéraires de ce savant. C’étaient d’abord les études poétiques de Morus remontant à son extrême jeunesse 139, ses imitations des vers grecs de l’Anthologie sous le titre de Progymnasmata, et une foule de petits poèmes écrits en distiques et rangés sous le nom d’Épigrammes. C’étaient ensuite les dialogues que Morus avait traduits autrefois du grec de Lucien.

C’est en 1518 que l’édition de l’Utopie sortit enfin des presses de Froben à Bâle. Les retards apportés à son exécution étaient dus en partie à l’attente d’une épître remarquable de G. Budé 140 : cette pièce nouvelle adressée à un savant anglais, Thomas Lupset, fut insérée dans l’introduction du volume, et donna du relief à l’œuvre de Morus à cause de l’importance de son contenu et du grand nom de son auteur. « C’est lui, disait Budé, qui, dans notre siècle, a donné le modèle d’une vie heureuse et la manière de mener une telle vie. »

Avant 1520, l’Europe savante connaissait parfaitement l’ouvrage de Morus qui avait été imprimé trois fois avec les meilleures chances de publicité. De nouvelles éditions en furent données dans le même siècle, en même temps qu’on en fit des versions en plusieurs langues vivantes 141. L’Utopie était lue dans tous les centres d’activité littéraire ; elle avait aussi passé entre les mains des hommes d’état, comme Morus l’avait souhaité 142. De part et d’autre, les louanges qu’il pouvait ambitionner ne firent point défaut à l’auteur. On ne voit s’élever aucune réclamation contre l’idée du travail, ni contre la portée ou le danger des doctrines étranges et neuves qui semblaient y être prônées. Au contraire, des suffrages favorables au livre de Morus se retrouvent dans tous les monuments de l’érudition contemporaine. Jusqu’en Italie a pénétré avec son œuvre la réputation de son nom ou plutôt l’admiration de son génie. Il est curieux de rechercher les raisons de cette grande tolérance du siècle de Charles-Quint envers un livre qui, aujourd’hui même, exciterait la défiance de presque tous les gouvernements, comme glorifiant expressément des idées radicales d’égalité et de communisme.

À n’en pas douter, la plupart des hommes de son temps qui ont donné le plus d’attention à l’Utopie de Morus, n’y ont pas vu autre chose que lui-même : c’est-à-dire une fantaisie sous l’enveloppe d’un livre sérieux, « un rêve qu’on ne discute pas 143 », un badinage cachant la censure ; mais non point le scepticisme, l’hérésie ou la révolte. Quelques-uns crurent y reconnaître la plume d’Érasme à qui ses adversaires attribuaient sans façon les écrits les plus hardis et même les pamphlets de Hutten 144 ; mais on ne fit aucune dénonciation, aucune enquête.

Le plus grand nombre des lecteurs de l’Utopie avaient facilement pénétré la pensée et les intentions de Morus : ils avaient remarqué, à côté d’allusions sensibles aux abus du présent, des observations de bon sens ou des mots malicieux, insinuant l’incrédulité du poète à sa fiction, son peu de foi dans la viabilité des institutions égalitaires d’Utopie. Ainsi, le trait final, placé en manière d’épilogue et de conclusion à la dernière page du second livre, n’avait pu leur échapper. « Certes, disait Morus, en parlant du narrateur Hythlodée, je ne puis donner mon assentiment à toutes les assertions d’un homme incontestablement très-instruit, et d’une grande expérience dans les choses humaines ; et de même, je l’avoue sans peine, il est, dans la république des Utopiens, bien des choses que je souhaiterais de voir introduire dans nos états, plutôt que je ne l’espère. »

Semblable réserve n’avait pas été faite par les savants qui avaient donné ouvertement leur avis en tête de l’Utopie : ils ont cru sans doute qu’il en était une, assez facile à saisir, dans la fiction déroulée par Morus, et que tout le monde comprendrait les signes d’incrédulité qu’il a laissé percer de temps en temps, en interrompant Hythlodée avec une douce ironie.

Il n’est pas moins digne de remarque qu’on ne s’offensa point de lire dans l’Utopie que toutes les religions étaient admises dans cette île, et que le pur déisme y prévalait au milieu de la diversité des symboles et des cultes qu’il était permis à chacun d’admettre ; que le matérialisme et l’athéisme seuls y étaient proscrits, à cause de leurs conséquences morales 145 : que la religion chrétienne y avait été prêchée, mais qu’aucune contrainte ne pouvait être exercée en sa faveur plutôt qu’en celle des autres. Pour mieux se tenir dans la vraisemblance, Morus avait placé sa république dans une île lointaine où le paganisme avait longtemps dominé, avant qu’il s’y formât une sorte de religion philosophique ; mais il avait réservé habilement les droits du christianisme, en insinuant que le sage législateur d’Utopie avait admis une tolérance illimitée pour laisser à la vérité l’empire qui ne peut manquer de lui appartenir quand on la recherche avec liberté et sincérité. Suivant le récit fait à Morus, le nombre des sectes avait toujours été en diminuant, et chacun de ceux qui étaient parvenus à connaître la religion la plus raisonnable l’avait sérieusement adoptée 146.

Entre les savants qui parlèrent les premiers de l’Utopie, personne ne se montra choqué de voir les Utopiens encore plongés dans le paganisme ou professant un déisme fort vague. L’auteur lui-même avait parlé ironiquement d’un théologien de ses amis qui briguait à Rome le futur évêché d’Utopie en vue du salut des âmes 147. Paludanus, transformant la fable en réalité, émet le vœu dans son épître préliminaire, que des missionnaires aillent un jour convertir au christianisme les vertueux habitants d’Utopie, et qu’en retour ceux-ci fissent connaître à notre monde les lois et les coutumes de leur île. Vivès apercevait si peu de danger dans la lecture de l’Utopie qu’il mit le livre parmi ceux qu’il serait bon de lire dans le cours d’une haute éducation 148. Guillaume Budé ne jugea pas avec moins de discernement comment il fallait prendre le tout, dans son épître à Th. Lupset, où il exprime le plaisir qu’il a eu à lire et relire l’Utopie. Il acceptait le tableau tracé par Morus à la fois comme une conception philosophique dont quelques traits mériteraient d’être empruntés, et comme un plan sans application dans son ensemble ; il admirait comment les distinctions et les subtilités du droit étaient mises à néant, grâce aux belles prescriptions de la sagesse utopienne, laissant entendre qu’en réalité ces prescriptions seraient stériles à cause des passions humaines qui se refusent à subir le joug des meilleures lois. Mais, d’un autre côté, Budé n’eut pas de peine à reconnaître ce qu’il y avait de vraiment chrétien dans une partie des vues de Morus ; il avouait que la sociabilité qui s’établirait à l’image de celle qui est mise en honneur chez les Utopiens serait une réalisation presque parfaite de la morale de l’Évangile, de la loi de charité prêchée au monde par le Christ. Budé ne s’est point aventuré en donnant sous ce rapport des louanges excessives à la conception de l’écrivain anglais : il a opposé à l’idée du bien appliquée sans réserve l’imperfection de la nature humaine dans la vie terrestre. Cette critique est la plus vraie : le régime de l’égalité tel qu’il a, dit-on, fleuri en Utopie, ne serait possible qu’à la condition du triomphe complet de l’esprit d’abnégation et de sacrifice enseigné par l’Évangile, et donné par l’Église comme signe et caractère des vocations les plus parfaites, sans être imposé à personne.

On ne trouve pas non plus de traces de réclamations faites dans les Pays-Bas après des censeurs civils et ecclésiastiques contre l’auteur de l’Utopie. Quand on donna à Louvain, en 1563, les œuvres latines de Morus, les deux livres de Utopia avec les préliminaires y furent compris. De plus, le dominicain Fr. J. Hentenius, professeur de théologie, chargé de donner à ce volume une approbation, ne fit aucune réserve pour l’Utopie : il déclara que les œuvres qui y sont contenues peuvent être proposées aux lecteurs non sans fruit, puisqu’elles contribuent à la fois à la piété et à un divertissement non contraire à la religion 149.

Des éloges formels furent décernés à l’Utopie de Morus dans son pays et dans plusieurs autres ; elle en avait obtenu de la bouche de C. Tunstall, ami et collègue de Morus dans la diplomatie anglaise ; elle en reçut aussi du cardinal Réginald Pole, célèbre négociateur et champion de l’église romaine. C’était en somme l’œuvre la plus remarquable dont l’Angleterre put se glorifier dans cet âge 150. Aux érudits d’Allemagne, Jean Cochlaeus, U. Zasius et Beatus Rhenanus, s’unit pour louer l’ouvrage, la voix de Paul Jove qui lui assigna une place parmi les productions remarquables dune époque féconde en grands hommes 151.

Vers la fin du XVIe siècle, le fidèle et pieux biographe du chancelier, Thomas Stapleton, ne craignit pas de répéter les éloges décernés à son Utopie par les humanistes, les savants et les philosophes de la première moitié du siècle 152. Il résumait leurs suffrages, en disant, comme P. Gilles à Busleiden, que l’auteur leur apparaissait comme « un génie incomparable, supérieur à l’esprit de l’homme, et presque divin », et il ajoutait de lui-même : « Il y a peu d’ouvrages plus ingénieusement inventés, d’une philosophie plus aimable, d’un style plus correct et plus élégant, d’une plus grande richesse d’expression et d’ornement, d’une morale plus solide et plus sage. On ne saurait se lasser jamais en lisant ce livre, et on ne le quitte jamais sans y avoir puisé d’utiles enseignements, si on en prend connaissance avec attention, et avec un désir sincère de s’instruire. »

Remarquons aussi que, si l’Utopie avec ses témérités de toute espèce ne fut point en butte à la censure des jurisconsultes et des conseillers royaux, des philosophes et des théologiens, le fait trouve dans l’histoire du siècle plusieurs explications également plausibles 153.

Le livre de Morus expose, raconte, décrit, mais n’argumente pas et ne conclut pas : les hypothèses, les paradoxes, les erreurs n’y ont pas revêtu la forme de propositions syllogistiques. Les singularités que l’œil le moins défiant devait y apercevoir étaient prises facilement comme des traits curieux, ou comme des opinions hasardées, pas plus dangereuses après tout que celles qu’on lisait alors chaque jour dans les philosophes et les polygraphes de l’antiquité. Et puis, il n’y avait pas de théorie ouvertement antichrétienne, ni de thèses formellement hérétiques à dénoncer dans l’Utopie : les droits de la vérité étaient réservés en Utopie, et les apôtres du christianisme y étaient admis à les faire valoir par la prédication et la discussion.

Les guerres politiques ou civiles qui se succédèrent jusqu’à la fin du siècle de Morus, détournèrent l’attention des hommes d’État de dessus les témérités qu’ils eussent punies peut-être dans des temps plus paisibles, et d’autre part, les controverses véritablement théologiques occupèrent ceux des docteurs de la chrétienté qui eussent facilement fait la part de l’erreur dans les pages de Morus. Croirait-on avec cela que le respect porté à la mémoire du chancelier mort pour la foi catholique a prévenu toute recherche approfondie touchant l’orthodoxie de son principal écrit ? Cette considération ne semble pas avoir arrêté la main d’aucun censeur. On respecta dans Morus le droit de retracer librement une hypothèse philosophique ; on n’attaqua point avec des armes sérieuses un livre qui n’imposait pas un système et qui ne prêchait point la rébellion. On chercha le dernier mot de Morus dans la déclaration placée vers la fin de l’Utopie, et qui concorde bien avec la pensée de ses premiers interprètes : les lois qui sont faites pour le plus grand bien de tous ne serviront à rien, si on n’obéit pas à la parole du Christ, et les vertus les plus vantées en Utopie ne produiront pas leurs fruits, parce qu’elles auront toujours pour ennemi le vice fatal qui est inhérent à l’humanité, l’orgueil ou la superbe.

On l’a bien compris : l’humaniste et le philosophe n’avaient jamais effacé entièrement le chrétien, dans le chantre d’Utopie ; il n’y eut pas un jour dans sa vie où Morus fut véritablement sceptique. Son esprit avait résisté avec force dans son âge mûr, comme son cœur avait lutté avec héroïsme dans les années de sa jeunesse : des séductions bien plus puissantes que celles des fables ou des théories antiques sont réservées à cette dernière partie de sa carrière, où Morus ne sera inférieur à aucune de ses dignités, et où il scellera de son sang son attachement inébranlable à la foi catholique.

 

 

 

III

 

Supplice de Morus, et hommages rendus à sa mémoire en Belgique.

 

... L’immensa fama                

D’uom cost forte d’intelletto, e caro             

Cotanto al regno, ed onorato in tutte          

D’Europa le contrade...                              

 

TOMMASO MORO, Tragedia di Silvio Pellico.

 

Si notre première esquisse faisait ressortir principalement dans Morus l’homme de goût, le littérateur ingénieux, l’ami franc et sincère qui fut si cher à nos plus anciens humanistes, il nous restait la tâche de parler du philosophe chrétien, du penseur original, à propos du plan de République idéale qu’il mit sur le papier d’après le vœu de ses amis de Belgique ; dans une seconde esquisse, nous l’avons montré sous cette autre face, tel qu’il fut dans la vie et dans son livre, attaché du fond de l’âme aux lois immuables des sociétés humaines, mais toujours compatissant aux souffrances et attentif aux besoins de son temps. Suivons-le maintenant jusqu’au bout de sa carrière, et voyons le grandir, à mesure qu’il s’approche du terme.

Placé par ses titres au premier rang des hommes d’état, lumière et soutien de la couronne d’Angleterre, Thomas Morus conserve dans l’histoire l’insigne honneur d’avoir toujours été ferme et conséquent. Dans la vie publique comme dans la vie privée, il ne cessa jamais de se montrer chrétien, et sa vertu fut, peut-on dire, plus forte et plus pure en raison de la gravité des obstacles contre lesquels elle eut à lutter.

De Chelsea où il résidait entouré de sa famille, et de Londres où ses fonctions le retenaient quelquefois fort longtemps, le chancelier de Lancastre ne cessa point de porter ses regards sur les évènements du continent. Non-seulement il suivit attentivement les troubles religieux qui éclatèrent en Allemagne et dans les pays voisins ; mais encore il manifesta, comme par le passé, le plus vif intérêt, pour le mouvement littéraire qui se continuait dans quelques centres d’étude, malgré le malheur des temps. Empêché désormais de satisfaire son inclination naturelle pour les belles lettres, il encouragea ceux qui s’y livraient avec ardeur et avec supériorité ; il ne perdit pas de vue les amis qu’il avait en Belgique et ceux que ses écrits lui avaient gagnés en France et en Allemagne.

C’est avec Érasme surtout que Morus entretint fréquemment des relations épistolaires. Il avait recommandé à cet écrivain la modération, la mesure (modestia) : Érasme croyait n’en avoir pas manqué ; mais il craignait que dans le monde on ne prît sa modération pour de la lâcheté ou de la peur 154. Morus fut quelquefois alarmé au sujet de son ami, qu’il savait être fixé dans un des foyers de la Réformation, la ville de Bâle placée entre l’Allemagne et la Suisse ; cependant il ne désespéra point de lui.

Il est de fait qu’à partir des manifestations de Luther et des excès des Luthériens, Érasme avait changé de conduite, et dégagé toujours davantage son nom de toute complicité dans leurs menées et leurs attaques. Morus ne pouvait pas ignorer qu’Érasme avait rompu avec les chefs des hérésies naissantes et même qu’il était devenu l’objet de leur animadversion ; il avait dû se réjouir de ce qu’il avait fait pour la défense du libre arbitre contre la nouvelle théologie. Érasme, quoique conservant à bien des égards une position expectante, avait donné comme écrivain des gages à la foi catholique ; il tenait à justifier sa conduite devant des chrétiens éclairés tels que Morus. C’est ainsi qu’en 1528 il exposa à celui-ci les raisons de son refus de l’hospitalité royale que Henri VIII venait de lui offrir de nouveau 155 ; en 1529, il fit encore part à Morus de sa résolution de se retirer de Bâle à Fribourg-en-Brisgau, ne voulant pas, disait-il, rester volontairement dans une ville sans cesse agitée par les discordes religieuses 156. Sans doute, Morus aurait souhaité quelque acte décisif qui dissipât tout soupçon touchant les opinions et les intentions d’Érasme ; il n’obtint pas de lui une telle résolution, et il fallut le dernier sacrifice, l’exemple héroïque de Morus, pour que la conscience du philosophe de Rotterdam lui dictât une déclaration expresse de ses sentiments en matière de religion.

Cependant Morus qui sut toujours se commander à lui-même fit trêve à ses goûts personnels, pour appliquer les facultés sérieuses de son esprit aux affaires publiques ; il fut à tous les instants l’homme du devoir. Dans les cours de justice et dans les conseils de l’État, Morus exerçait la plus salutaire influence ; il apportait dans toute discussion, ou le poids d’un jugement mûri, ou la lumière d’un raisonnement subtil ; il savait concilier, avec les devoirs rigoureux du magistrat, les sentiments de douceur et d’humanité qu’il tenait de la nature, et que les habitudes d’une éducation et d’une vie chrétiennes avaient développés en lui. Jamais il ne profita de sa haute position pour s’enrichir aux dépens du trésor ou du peuple ; jamais il ne voulut avoir part aux prodigalités et aux dilapidations qui semblaient à d’autres être autorisées par la connivence ou par la faiblesse du premier ministre du royaume. Élu orateur des communes en 1523, il fit une noble résistance à Wolsey voulant obtenir du Parlement le vote d’un nouvel impôt afin de combler les déficits du trésor épuisé par les guerres et les malversations 157.

Il est beau de voir à quel point Thomas Morus sait garder son indépendance pendant l’administration du cardinal Wolsey : il conserve la confiance du Roi, sans être docile en tous points à son ministre, et il intervient dans la plupart des affaires intérieures et extérieures de quelque importance. En 1529, Morus traverse avec Tunstall les provinces méridionales de la Belgique espagnole pour assister en qualité de plénipotentiaire au traité de Cambrai ; il s’applaudit d’avoir pris part à la conclusion d’un acte qui suspendait les hostilités entre la France et l’Empire, et qui devait rendre la paix au monde 158.

Entré dans l’intimité de Henri VIII en raison de ses titres officiels et à cause de la bonne humeur qui plaisait en lui, Morus ne put se méprendre un seul instant sur les défauts de ce prince : il pénétra sans doute de prime abord la violence encore cachée de ses caprices qui deviendront un jour des volontés despotiques et sanguinaires ; mais il se crut obligé de venir en aide à ses intentions encore droites dans les premières années où la Réformation éclata en Allemagne.

Henri VIII, qui se piquait à la fois d’orthodoxie et d’érudition théologique, avait composé en 1521, en réponse aux prédications de Luther, son Assertio septem Sacramentorum, qui lui valut le surnom de Défenseur de la foi : le moine allemand avait riposté à son royal adversaire par l’injure et les sarcasmes. Alors Morus prit parti pour son souverain, et publia en 1523 contre Luther un réquisitoire latin sous le nom supposé de William Ross ou Guillaume Rosseus 159. L’argumentation pressante du barreau est unie dans cet écrit à un ton véhément, à un langage figuré qui rend outrage pour outrage sans aucun ménagement dans les mots. Assurément ici, le littérateur de la Renaissance a disparu, et a fait place au polémiste qui veut venger l’honneur du prince catholique, de saint Thomas et des autres docteurs sur lesquels il s’est appuyé. Une fois entré dans la lice des controverses, il manie les mêmes armes dont tout le monde y faisait usage à son époque, et il ne se soucie plus de la délicatesse dans les termes, qu’il avait naguère prisée si haut. Est-ce à dire pour cela que Morus a laissé percer dès lors une certaine colère sourde et cachée, et qu’il « commençait à se passionner plus contre les hommes que pour la cause, signe trop certain que cette belle et noble intelligence allait glisser de la foi dans le fanatisme 160 » ?

Plusieurs traités de piété ou de polémique sortirent de la plume de Morus, dans les dernières années de sa vie, alors qu’il était accablé sous le fardeau de ses emplois. En 1522, il écrivit son livre sur les quatre fins de l’homme (de quatuor novissimis) ; en 1529, il répondit au pamphlet de Fish, espèce de plaidoyer en faveur des pauvres (The supplication of Beggars), dirigé contre les œuvres pieuses faites en vue des âmes du Purgatoire. Le petit livre de Morus, sous le titre de Supplication of souls, ou « Requête des âmes », fit sensation dans ce débat qui rappelle tous ceux où l’on a mêlé et invoqué hypocritement le précepte évangélique de l’aumône. D’autres fois encore Morus s’occupa de polémique théologique en langue anglaise, afin de combattre les libelles répandus par William Tyndall et par d’autres sectaires ; il défendit à cette occasion plusieurs points essentiels de la doctrine de l’Église, tels que tous les sacrements, l’invocation des saints, la prière pour les morts, etc. 161 Quand il eut le pouvoir en main, il prit des mesures pour mettre obstacle à la circulation des pamphlets hérétiques, imprimés à l’étranger, surtout à Anvers, et jetés en masse sur les côtes d’Angleterre.

Enfin arriva le moment où la plus haute dignité de la Grande-Bretagne devait mettre en évidence la force d’âme de Morus : assurément, il ne la rechercha point, et il ne l’accepta que par sentiment du devoir, nullement par ambition. Le cardinal Wolsey étant tombé en disgrâce, la charge de grand Chancelier du Royaume fut donnée spontanément par Henri à sire Thomas More, et remise solennelle lui fut faite des sceaux de l’État, au mois d’octobre 1529.

Bien des dangers menaçaient, soit du dedans, soit du dehors, le repos et la prospérité de l’Angleterre, en compromettant l’existence de son Église : l’esprit de Morus s’apprêta à soutenir une dernière lutte pour les conjurer. Il voulait fermement le maintien de la foi catholique assuré par l’exécution des anciennes lois de la monarchie anglaise ; il était disposé à se servir des armes légales contre les novateurs qui tenteraient d’exciter la nation à la révolte contre l’autorité religieuse, et de semer sur le sol de l’Angleterre les germes du Luthéranisme. D’autre part, il connaissait les desseins coupables dont l’habileté de Wolsey n’avait pas su détourner le Roi, et il avisait aux meilleurs moyens commandés par la prudence pour en prévenir le dangereux éclat.

Morus n’était point trompé par les semblants de fervent ca tholicisme que Henri VIII prenait quelquefois vis-à-vis de sa cour et de son peuple. II se défiait du zèle excessif que le prince manifestait contre les hérétiques, de manière à dépasser celui des évêques eux-mêmes 162. Morus était bien décidé à ne point céder ; mais il ne poussait pas les pouvoirs de l’État à des mesures préventives, à des ligueurs multipliées, parce qu’à ses yeux le mal le plus grave avait sa source au sein même de cette cour qui montrait une si vive horreur de l’hérésie. Il n’avait point de confiance dans l’application la plus sévère des lois pour la défense de l’Église, si les chefs de l’ordre temporel venaient à chanceler dans la vraie foi et à refuser obéissance à l’autorité spirituelle. On le vit, en effet, peu de mois après : par des violences et des artifices, Henri VIII paralysa toute résistance de la part du haut clergé et de la noblesse d’Angleterre qui comptaient encore, dans leurs rangs, bien des hommes orthodoxes et d’une vie exemplaire. Le pouvoir royal, auquel les concessions du Parlement avaient donné la prépondérance, se substitua à l’ancienne Église et se fit persécuteur à son profit 163.

Si Morus ne multiplia pas les emprisonnements, s’il n’ordonna pas de nombreux supplices, il ne fut pas moins vigilant à surveiller les menées des novateurs qui eussent voulu renouer des erreurs nouvelles aux anciennes erreurs de Wiclef. Morus n’abandonna pas l’idée antique et traditionnelle de l’alliance de l’État avec l’Église qui devait être, suivant cette alliance, défendue par le bras séculier contre les entreprises de l’erreur et les violences des sectaires ; jurisconsulte consommé, il se réserva l’application des peines portées contre les hérétiques. Les partisans des nouveautés eurent peur de sa sévérité ; mais il n’organisa point contre eux une persécution ouverte, et, quoiqu’il ait pu en intimider quelques-uns par la prison, il n’ordonna le supplice d’aucun d’eux, comme magistrat suprême de la nation.

Les historiens protestants ont répété bien des fois, à la charge de Morus, l’accusation de cruauté envers les hérétiques, et il était de toute justice, de venger Morus du reproche d’intolérance, comme l’a fait dernièrement M. Nisard en examinant les choses de près 164. Seulement, quand on parle des évènements du XVIe siècle, on ne peut entendre les mots de tolérance et d’intolérance dans le sens où les publicistes du XVIIIe et du XIXe siècles ont coutume de les prendre. Le terme philosophique et moderne de tolérance s’appliquerait mal à la conduite des hommes qui acceptaient en principe les lois défensives des états de la République chrétienne, mais qui se réservaient le droit d’y apporter des tempéraments suivant les circonstances ; la tolérance dont on ferait honneur à Morus, ce n’est pas la tolérance civile, comme on l’entend dans l’Europe moderne ; c’est l’intelligence, c’est la modération dans l’usage de la force.

Aussi bon patriote que croyant sincère, Morus l’avait bien deviné : le peuple anglais, chez qui s’étaient conservés tant de souvenirs des âges de foi et de sainteté, eût résisté plus facilement que bien d’autres aux erreurs du siècle, si l’impulsion au mal n’était venue d’en haut, si les passions des grands n’avaient fomenté le schisme, et enfin si le schisme n’avait préparé les voies à l’hérésie. Il ne fut point donné au conseiller fidèle et patient, devenu Lord chancelier, de gagner décidément la confiance du monarque, de s’emparer de sa conscience, au point de briser son projet de divorce avec Catherine d’Aragon et de mariage avec Anne de Boleyn. Morus fut dépassé par les perfides courtisans de Henri qui le flattaient pour l’engager dans des résolutions funestes. Des hommes puissants qui entouraient le prince, nobles et parvenus, il ne reçut que des conseils intéressés : quelques-uns s’abstinrent par peur ; la plupart excitèrent en lui ses penchants de sensualisme, d’orgueil et de cupidité, comptant bien profiter pour leur propre élévation de toutes les prérogatives qui seraient accordées à la couronne.

La conspiration est ourdie : la légitimité du divorce devient la première des questions politiques, qui doit aboutir à faire du Roi le chef spirituel de l’Église d’Angleterre. Le Grand chancelier ne veut être ni instrument, ni complice ; il se retire pour échapper à toute responsabilité dans l’accomplissement des faits. Quand il a remis entre les mains de Henri les sceaux de l’État (16 mai 1532), Morus rentre dans la vie privée, et reprend ses habitudes paisibles à Chelsea, au sein de sa famille, au milieu de ses livres.

Le successeur de Wolsey n’était-il pas sorti des palais de Londres et de Windsor, le regard serein, la conscience tranquille ? Il n’avait manqué ni de zèle, ni de dévouement ; il n’avait rien négligé pour servir les vrais intérêts d’un maître qui trahit ses meilleurs serviteurs. Plus heureux que Wolsey, il avait toujours mis au-dessus de tout la loi du Maître qui ne trompe jamais. Cependant Morus ne crut point que son épreuve était terminée avec sa mission : comme si de sombres pressentiments s’étaient offerts à son esprit, il médita chaque jour sur les sacrifices qui lui seraient demandés par Dieu même ; il redevint ascète comme il l’avait été dans sa jeunesse, et il s’entretint beaucoup avec les siens de la religion et de la mort.

Puisque Morus n’est plus rien dans le gouvernement de l’État, il est libre de fuir ; il en est temps encore. Mais il ne le veut pas. Qu’on admire ici une vertu qui l’emporte sur la vertu tant louée de Socrate, refusant à ses disciples de prendre la fuite par respect pour les lois de sa patrie ! Morus voit tous les jours grossir l’orage : mais il attend les évènements et il répute lâche de se soustraire au danger qui peut l’atteindre.

Plus d’une année s’est écoulée : contre l’avis du Pape, Henri a fait prononcer son divorce avec la reine Catherine et fait célébrer son mariage avec sa favorite Anna Boleyn. Il veut s’attribuer le gouvernement de l’Église d’Angleterre ; il a sous sa main le Parlement ; il défend tout appel à Rome et punit toute résistance des peines les plus graves, l’emprisonnement, la confiscation, l’exil, les supplices.

Le magistrat inflexible, respecté de tous, aimé du peuple, n’est plus assis dans les conseils du roi ; mais celui-ci ne l’a pas oublié. L’homme qu’il n’avait pu vaincre par la séduction des honneurs suprêmes, il va essayer de le dompter par des menaces. Morus est arrêté à Chelsea, le 13 avril 1534, et conduit à la Tour ; là, dans une captivité tolérable de plusieurs mois, il compose des écrits pieux et ascétiques, entre autres, ce dialogue sur la force contre l’adversité 165, œuvre chrétienne qui donne à son auteur une ressemblance de plus avec le mal heureux Boèce écrivant dans sa prison le livre de Consolatione philosophiae. Cependant le silence obstiné de Morus est pris par Henri pour une désobéissance, pour une rébellion : il n’a accepté aucune des formules dans lesquelles on lui a présenté le serment de suprématie royale. La persécution sévit au dehors contre ceux qui le refusent ; les monastères sont fermés et les religieux dispersés. Des supplices s’apprêtent pour ceux qui opposent quelque résistance ou qui sont soupçonnés de conspiration. Au mois de juin 1535, un ami de Morus, un évêque octogénaire, Jean Fisher, est condamné à un supplice cruel et infamant. Peu de jours après, Morus lui-même comparaît à Westminster devant le tribunal des juges du Roi, et il entend sa condamnation à mort de la bouche du nouveau chancelier qui le préside. Henri fait grâce à son ancien confident et conseiller des atroces raffinements usités pour la punition des crimes de trahison et de lèse-majesté : genre de clémence que Morus dit aussitôt ne souhaiter à aucun de ses amis ! La hache du bourreau fait tomber la tête de l’illustre victime, sur la plate-forme de la Tour de Londres, le 6 juillet 1535.

On n’attend pas de nous, en cet endroit, que nous racontions avec détails l’arrestation, la captivité, le dernier interrogatoire et le supplice de Thomas Morus. Ces choses sont bien connues des lecteurs chrétiens, et, il faut le dire, aucun des biographes de ce grand homme n’en a parlé sans émotion et sans éloquence 166. Nous avons à exposer ici quelle impression la fin héroïque de Morus produisit sur les amis qu’il avait à Louvain et dans les écoles de l’Europe latine, et particulièrement sur Érasme qui lui avait de tout temps voué la plus affectueuse estime.

Un retour sur les faits antérieurs à la condamnation de Morus est ici nécessaire pour mettre en relief l’action des évènements sur l’esprit et le caractère du savant anglais, ainsi que sur les opinions des hommes qui lui avaient été unis par le culte des lettres. Nous interrogerons à ce propos, dans la correspondance d’Érasme, des pièces qui ont été répandues assez promptement dans les Pays-Bas, et qui ont contribué sans doute à donner une juste idée des catastrophes dans lesquelles Morus fut enveloppé. La vérité fut connue sans doute fort vite dans nos provinces, grâce au témoignage de catholiques anglais qui étaient venus y chercher un asile contre les persécutions de Henri VIII ; mais, comme on va l’entendre, il faut aussi tenir compte des déclarations de Morus lui-même dans ses lettres à Érasme et de l’effet qu’elles produisirent sur les esprits éclairés ; on n’ignora point en Belgique les témoignages qu’Érasme lui rendit sous la première impression des faits.

L’ex-chancelier, à peine retiré à Chelsea, annonça lui-même à Érasme la grande résolution qu’il venait de prendre. Dans la lettre qu’il lui écrivit à ce sujet le 14 juin 1532 167, il tient un langage digne et ferme en donnant les motifs de sa démission volontaire, et il croit bon de témoigner beaucoup de respect pour le roi Henri dont il ne connaissait que trop bien les faiblesses et la perversité. D’ailleurs, jusqu’à la dernière heure, le sujet et le chrétien resteront d’accord en lui à conserver à la personne royale l’obéissance et la vénération qui lui étaient dues suivant l’ancienne constitution monarchique de l’Angleterre.

Le premier mot de Morus à Érasme est une parole humble et chrétienne. Il se félicite de voir exaucé le vœu de toute sa vie, d’être arrivé enfin à ce moment où il lui est permis de vivre quelque temps uniquement pour Dieu et pour lui-même. De là sa grande reconnaissance pour le roi qui l’a rendu à la liberté de la vie privée. Rester aux affaires, c’était pour Morus affronter le plus grand péril ; remplir son devoir en conscience dans ce poste élevé, c’était s’exposer à perdre d’abord sa charge et bientôt après la vie. En se retirant de lui-même, Morus n’a pas failli à son devoir, et il s’est assuré le bienfait de la vie, dont il est redevable, après Dieu, au roi qu’il a servi. Qu’on ne prenne point ces termes de Morus comme un aveu de crainte ! Sa conduite a prouvé qu’il n’avait pas résigné sa charge par lâcheté. On entend assez qu’il regardait en 1532 sa résistance de magistrat comme désormais impuissante devant le mal imminent, et qu’il s’arrêtait un instant à l’image du bonheur dans la solitude.

Le fond de la pensée de Morus se révèle dans la même lettre. Dieu seul sait s’il va jouir pleinement de la tranquillité, objet de ses vœux. Un mal qu’il ne peut définir s’est emparé de sa personne : les douleurs qu’il ressent ne le font pas souffrir cependant aussi fort que ses appréhensions de quelque évènement 168. Et puis que peut-il espérer encore dans l’état précaire de sa santé ? Il ne lui reste point d’illusion, et il s’en console en se reportant à la fécondité intarissable de son vieil ami. « Nous ne sommes point tous des Érasme », lui dit-il ; c’est à ses yeux une faveur particulière de la Providence, que cette grande activité d’esprit qui reste le partage d’Érasme, malgré les souffrances continuelles de l’âge et de la maladie.

Ici Morus est tout occupé de l’illustre écrivain et des encouragements qu’il lui doit 169. Il le félicite d’avoir montré des ressources nouvelles d’intelligence et de savoir, en dépit des efforts acharnés d’une foule d’adversaires pour l’avilir et pour l’abattre : le rocher qu’ils ont fait rouler est retombé sur leur tête ; le nom d’Érasme a toujours grandi 170. Morus se porte garant que, si le philosophe avait pu deviner l’emportement du siècle, il aurait modifié singulièrement le langage et le fond de plusieurs de ses écrits ; mais qu’Érasme ne se laisse point arrêter par les clameurs qui le poursuivent encore ! Qu’il donne satisfaction aux sentiments de quelques hommes vraiment religieux, et qu’il continue sa route pour l’avancement des hautes études !

Le magistrat chrétien ne peut s’empêcher de déclarer à Érasme ses vrais sentiments sur les nouveautés théologiques ; la vigilance de Morus lui a fait découvrir les menées secrètes des sectaires : « Je ne me dissimule pas, dit-il 171, combien il y a de danger à tolérer ces nouvelles sectes hérétiques, qui, contenues chez nous jusqu’ici avec soin par la vigilance des prélats et la puissante autorité du souverain, tentent de se propager par toute espèce d’artifices, et s’efforcent opiniâtrement de s’introduire dans l’État. Il est plus d’un parmi les nôtres qui ne cesse, en traduisant mal et en interprétant plus mal encore les Écritures, de répandre en ce royaume toute espèce d’hérésies dans des livres écrits en langue vulgaire : ils les envoient de la Belgique où ils se sont réfugiés comme dans un port. »

Faisant allusion à ses propres traités de polémique, Morus dit ensuite à Érasme : « Nous avons répondu à la plupart de ces écrits, et c’est au point que je ne crains rien pour quiconque a lu l’attaque et la réponse. Cependant, il est des hommes qui lisent avec plaisir et même de préférence les choses nouvelles par légèreté, les choses dangereuses par malice ; et ils y adhèrent, non parce qu’ils les croient vraies, mais parce qu’ils y sont entraînés par leurs propres penchants. Non jamais, ajoute-t-il, en s’adressant à Érasme, vous ne satisferez d’aucune manière cette race d’hommes qui a la passion du mal. Pour moi, j’ai toujours cherché à venir en aide, dans la mesure de mes forces, à ceux qui ne s’éloignent pas d’eux-mêmes de la vérité, mais qui sont séduits par les mensonges d’esprits astucieux. »

Une seconde lettre de Morus explique et confirme celle que nous venons d’analyser 172 : on apprend dans quelle intention il avait adressé à Érasme la précédente. Il ne voulait point faire ostentation de l’acte courageux qu’il avait accompli en résignant sa dignité ; mais il croyait indispensable de donner au monde les véritables motifs de sa retraite : c’était là une défense personnelle tout à fait légitime de la part d’un chrétien, dont l’âme était pleine d’humilité et d’abnégation. En exposant ses motifs à Érasme, « le grand journaliste de l’époque 173 », il était assuré qu’ils recevraient la plus vaste publicité dans le monde politique et religieux d’alors.

Après avoir parlé des menées des hérétiques en Angleterre et ailleurs, Morus manifeste expressément à Érasme le désir de voir publier sa première lettre, et il lui dit de ne pas hésiter à le faire. Voici ses raisons : quelques mauvaises langues ont commencé à répandre le bruit que Morus, bien qu’il le dissimulât, n’avait renoncé à la magistrature suprême que par contrainte. Mais puisqu’il a pris soin de se faire construire une sépulture dans l’église paroissiale de Chelsea, il ne balance pas à faire connaître la chose comme elle est dans une Épitaphe rédigée pour lui-même de sa main, afin que l’on soit libre d’affirmer le contraire, si c’est possible. Alors les mêmes hommes qui ne pouvaient plus nier l’exactitude du fait se sont mis à attaquer l’Épitaphe comme entachée de vanité (ut gloriosulum incessebant). Morus aime mieux encourir ce reproche que laisser accréditer la première accusation. Il n’a point en vue sa propre personne, faisant peu de cas du jugement des hommes, pourvu que Dieu l’approuve. Mais, puisqu’il a écrit dans sa langue maternelle quelques traités en matière de foi contre les promoteurs de doctrines condamnables, il a pensé qu’il lui importait de défendre la droiture de sa conduite, l’honnêteté de son nom (integritatem nominis).

Érasme verra dans son Épitaphe 174 que, fort de sa conscience, il n’a point flatté ses adversaires, comme pour prévenir tout le mal qu’ils voudraient dire de lui. On n’a pu l’accuser d’improbité dans l’exercice de sa charge ; le Roi lui-même lui a rendu justice deux fois en public ; le chancelier, son successeur, l’a fait aussi dans un discours prononcé devant le Parlement. Qu’Érasme publie donc sans crainte la lettre qu’il lui a écrite en dernier lieu !

Mais il est encore un autre point de haute importance sur lequel on aime à recueillir dans la même lettre le témoignage de Morus : « Que j’aie déclaré dans mon Épitaphe avoir été incommode, fâcheux aux hérétiques (molestus haereticis), je l’ai fait, dit-il 175, avec un éclat calculé. J’ai en haine cette race d’hommes au point que, s’ils ne viennent pas à résipiscence, je veux leur être odieux autant qu’à personne. Je fais de jour en jour une telle expérience de leurs desseins, que je crains beaucoup de mal de leur part pour le monde. »

La déclaration de Morus est formelle en cet endroit : croyant, il n’a pas transigé sur les dogmes ; magistrat et publiciste, il n’a pas abandonné les traditions reçues dans le royaume chrétien d’Angleterre pour la répression des sectes hostiles à l’Église, réputées dès lors ennemies de l’État. Morus n’a pas brisé l’arme ; mais il la tenait suspendue, attendant pour frapper qu’on eût essayé, qu’on eût même épuisé les moyens de douceur et de persuasion. On a mal compris, on a même dénaturé ce terme par lequel Morus a exprimé sa conviction personnelle, et en quelque sorte sa politique : molestus haereticis.

Tous ceux qui ont voulu charger la mémoire du Grand chancelier n’ont pas manqué de trouver dans ce mot l’aveu d’une rigueur systématique envers les dissidents, et, pour être logiques, ils ont accueilli sans examen les calomnies répandues de son vivant sur les nombreux hérétiques qu’il aurait emprisonnés injustement, et qu’il aurait exposés de la sorte à la vindicte des lois. La fausseté de cette accusation était tout d’abord si palpable, qu’Érasme y opposa une négation formelle et combattit les vaines rumeurs contraires à la vérité. L’administration de Morus ne fut marquée par aucun supplice pour cause de religion : « Preuve de son insigne clémence ! dit Érasme 176, personne ne fut puni de mort sous son ministère pour profession de croyances condamnées, tandis qu’à la même époque on condamna au dernier supplice grand nombre de personnes, en France, dans les Pays-Bas et l’Allemagne (in utraque Germania). »

D’un autre côté, que l’on se garde de taxer Morus d’inconséquence en prenant le mot cité comme une déclaration de principes ! Malgré les idées de tolérance philosophique presque illimitée qu’il avait émises autrefois dans l’Utopie 177, il n’entendait pas abroger le droit public consacré dans l’Europe chrétienne par l’usage de tant de siècles ; les principes dont il prit la défense en redescendant dans le domaine de la réalité donnent la mesure du peu de confiance qu’il avait dans les hardiesses et les nouveautés de sa théorie politique. Morus ne fut pas inconséquent non plus, en n’exerçant pas des poursuites rigoureuses contre les perturbateurs qui levaient la tête et contre les premières victimes qu’ils avaient faites. Nous ne dirions pas avec M. Nisard que son inconséquence est plus glorieuse que la logique de bien des hommes 178 ; mais nous admirons la force inébranlable du magistrat, qui proclamait le droit, qui imposait aux novateurs, qui leur ôtait tout espoir de compter sur sa connivence, et qui cherchait des remèdes au mal dans les institutions chrétiennes de son pays, avant de sévir contre des hommes égarés par l’exemple de l’étranger.

Érasme eut, bientôt après la retraite du Chancelier, une occasion excellente de le justifier aux yeux des hommes encore attachés à la foi catholique et à l’ordre social. C’est dans une épître à Jean Faber, évêque de Vienne et conseiller du roi Ferdinand, qu’il rend à Morus l’hommage le plus complet que celui-ci pût recevoir de son vivant 179.

Le bruit de la démission de Morus s’est répandu naguère avec la rapidité de l’éclair : Érasme s’est refusé longtemps à y ajouter foi ; la délicatesse du roi Henri envers ses serviteurs et les qualités éminentes de son chancelier l’en empêchaient à la fois. Comme il n’avait pas encore les yeux ouverts sur les desseins criminels de Henri VIII, Érasme ne craint pas de dire que ce prince a donné à Morus une preuve de son affection en consentant à sa retraite, puisqu’il ne trouvait autour de lui aucune autre personne capable de remplir d’une manière supérieure la plus haute dignité de son royaume. Mais l’éloge de Morus va l’occuper tout entier : droiture et habileté, vigilance rare unie à une prudence consommée, intégrité à toute épreuve, ce sont là des vertus que tout le monde a dû admirer dans Morus, et qui lui ont valu la reconnaissance du peuple anglais : aussi, Érasme le sait-il, son éloignement des affaires a causé des regrets unanimes dans toutes les classes de la nation.

L’écrivain ne laisse point passer la mention de la naissance distinguée de Morus, sans lui faire honneur de ne s’être jamais prévalu d’une telle origine, et d’avoir fait preuve ainsi d’un esprit vraiment philosophique 180 ; il admire davantage encore la noblesse plus haute que son ami s’est acquise par son habileté dans la politique, dans la science du gouvernement aussi utile à un État dans la guerre que dans la paix. Mais il insiste bien plus longuement sur la conduite de Morus à l’égard des sectaires qu’il avait le droit et la puissance de punir.

« Morus, dit Érasme à Jean Faber, déteste les doctrines de révolte qui agitent malheureusement le monde aujourd’hui. Il ne dissimule pas sa pensée, il ne veut aucunement la tenir secrète, tellement attaché à la religion que, s’il penche plutôt de l’un ou de l’autre côté, il semblerait être plus près de la superstition que de l’impiété 181. »

La question de fait n’était point douteuse pour Érasme : le Chancelier n’avait fait tomber aucune tête, mais il avait à cœur d’expliquer de quelle nature était la haine de Morus pour l’hérésie. Si profonde que fût cette haine, elle était toujours tempérée en lui par la charité ; elle cédait à son constant désir de prévenir le mal par la douceur, de guérir les esprits plutôt que de les châtier ou du moins avant de les châtier. « N’était-elle point clémente, demandait Érasme 182, la haine de Morus envers les hérétiques, puisqu’ayant le droit de vie et de mort, il s’efforçait de porter remède aux désordres et aux excès, de manière à ce que les personnes elles-mêmes fussent saines et sauves ? » Puis, comme s’il répondait aux objections et aux reproches des novateurs, Érasme prend le parti de Morus et discute quelle conduite on était en droit d’exiger de lui, comme chef de la justice de son pays. Voudrait-on peut-être, dit-il, que, prenant le rôle du souverain, Morus eût prêté son appui, contre l’avis du Roi et des évêques, à des novateurs en état de rébellion ? Que l’on suppose un instant Morus quelque peu favorable aux opinions nouvelles ! En ce cas, il était de son devoir de résigner sa charge, ou bien il était forcé de feindre son rôle par une dissimulation indigne de son caractère. Et puis, toute affaire de dogme mise à part, n’y a-t-il point partout, on le sait, des hommes légers et séditieux qui, sous prétexte de religion, sont prêts à commettre tous les crimes, si la sévérité des magistrats ne les arrête point dans l’exécution de leurs projets téméraires ? Le grand-juge d’Angleterre n’avait-il pas le droit de faire en pareille occurrence ce qu’a fait quelquefois le Sénat dans des villes qui ont adhéré aux doctrines nouvelles ? Si l’on n’avait pas recouru à la force, des masses de faux Évangéliques (Pseudo-Evangelici) se seraient jetées sur les demeures et les trésors des riches, traitant de papiste quiconque possédait 183 : que n’était donc pas tenu de faire celui qui avait charge de maintenir l’ordre établi dons un royaume où la religion, les arts et les sciences fleurissaient depuis longtemps ? Tout homme religieux, ajoute ici Érasme, peut désirer des réformes dans l’Église ; mais aucun homme prudent ne consentira à confondre toutes choses, à donner raison au désordre.

Comme il l’avait dit tant de fois, Érasme répète, en 1532, qu’il a félicité l’Angleterre de posséder dans Morus un ministre éminent, plutôt qu’il n’a félicité Morus des honneurs suprêmes que son Roi lui conférait. Maintenant il est heureux de savoir son ami hors du tourbillon des affaires, de le voir déchargé de ses emplois avec des marques de reconnaissance et de respect 184. Enfin, Morus pourra jouir de ce repos qu’il a toujours souhaité depuis sa jeunesse, donner cours à ses affections de famille, se livrer aux travaux de l’étude et aux devoirs de la religion. C’est ici qu’a trouvé place cette belle description du manoir de Chelsea et de la vie patriarcale de Morus au milieu des siens, description que l’on a citée souvent pour parfaire le tableau de la vie intérieure de l’illustre magistrat 185.

Érasme, qui avait vu autrefois l’intérieur de Morus et admiré sa sollicitude pour l’éducation religieuse et intellectuelle de ses enfants, n’a pu s’empêcher d’en faire ce bel éloge 186 : « C’est une autre Académie de Platon, diriez-vous ! Mais non : je ferais injure à une telle maison, si je la comparais à l’Académie de Platon, où l’on disputait sur les nombres, sur les figures, quelquefois sur les vertus morales. Sa maison, c’est bien plutôt une école, un gymnase de la religion chrétienne ! »

En traçant ces lignes, Érasme se figurait sans doute que son noble et respectable ami allait enfin trouver le repos et un bonheur parfait dans cette demeure de Chelsea, toute parfumée d’affection et de science, de piété et de vertu. L’illusion du littérateur était grande : plus grande encore était celle de la femme et des enfants de Morus qui jouissaient enfin de sa personne, et qui vivaient joyeux autour de lui dans une sécurité trompeuse. Le père seul, dans la maison de Chelsea, n’avait point d’illusion : il lisait dans l’avenir, il pressentait sa destinée.

Toutes les heures de tranquillité et de recueillement qui furent accordées à Morus encore libre furent remplies par de nobles entretiens, de pieux exercices, de sérieuses méditations ; il s’occupait tour à tour de ses obligations du moment, et des devoirs d’un ordre supérieur que les évènements pouvaient amener pour lui d’un jour à l’autre. Être prêt à tout, c’était le sentiment dans lequel il avait vécu depuis longtemps : « J’ai disposé, disait-il à Érasme 187, mon âme à tout évènement ! » La maxime dont il faisait naguère sa devise dans l’accomplissement de ses hautes fonctions, il entendit la mettre en pratique de la manière la plus stricte dans la position singulière qu’il avait prise par sa propre volonté. Le mot est vrai 188 : « Plus il avance dans la vie, plus il se retire en lui, plus il enlève de ses actions et de ses pensées aux influences extérieures, plus il se renferme dans sa foi, plus il est un. »

On avait reconnu les services du diplomate, loué les talents du magistrat, publié les hautes vertus du chancelier... mais Morus savait fort bien qu’on ne respecterait pas l’indépendance qui lui semblait désormais acquise dans la vie privée. Il avait repris les habitudes fort simples du foyer domestique avec l’espèce de bonhomie et d’insouciance qu’on avait coutume de voir en lui : mais, au fond, il ne cessait de méditer sur la résolution qu’il lui faudrait prendre pour ne point faillir à sa conscience, devant les exigences du pouvoir royal. Elle vint, en effet, l’heure où Dieu allait lui demander un témoignage solennel, le témoignage du sang, devant le peuple anglais et devant le monde.

Tout était consommé : Morus avait fait en esprit le sacrifice de sa vie, quand il sortit de sa maison pour la dernière fois. Il n’y eut rien que de noble et d’admirable dans les actes et les paroles du magistrat captif : la fermeté de ses réponses montra l’âme convaincue ; la gaieté de ses reparties et la sérénité de son regard montrèrent la victime préparée, résignée, détachée de la terre. Quand elle fut face à face avec la mort, des vœux pour la prospérité du roi qui l’immolait furent mêlés à ses nobles et touchants adieux, à ses ferventes prières 189.

C’est encore Érasme qui va nous dire quelle impression la fin tragique de Morus produisit sur le plus grand nombre des esprits cultivés de l’époque. Nous ne balançons pas à attribuer à Érasme la longue épître datée de Paris, 23 juillet 1535, et adressée à Philippe Montanus, théologien français : Guilielmus Courinus Nucerinus est un nom supposé qui cache, à n’en pas douter, la plume d’Érasme 190. Non-seulement c’est l’avis de la plupart des éditeurs de ses œuvres, ainsi que des biographes de Morus ; mais encore, la parfaite connaissance du caractère et des habitudes du héros, l’exposition même, le choix des traits et l’esprit des réflexions justifient assez cette opinion.

La mort du premier dignitaire de la Grande Bretagne après le roi est l’évènement fameux que l’auteur de l’Épître entreprend de raconter à un ami : « Entre amis, a dit Euripide, toutes choses sont communes, les douleurs comme les joies. » C’est un ami, un admirateur de Morus qui va parler.

Londres est décrite en quelques lignes : nous suivons Morus, de la Tour où il est captif depuis quinze mois, au palais de Westminster, où sont assemblés ses juges. Nous assistons à la scène du jugement d’où il sort condamné. Sa réponse aux articles de l’acte d’accusation, et son allocution à l’assemblée, qui est une profession de foi et une confession de martyr 191, sont ici retracées avec une fermeté et une précision qui font croire à la communication de relations bien exactes 192.

Le narrateur devient pathétique, quand il rapporte l’entrevue de Morus condamné et de sa fille Marguerite sur la route de Westminster à la Tour, la douleur muette de cette fille dévouée et la fermeté d’un père qui ne lui demande plus que des prières. Silence éloquent que celui qui exprime une douleur profonde mieux que des paroles ! Il n’y a pas moins de beauté dans la peinture du combat qui s’est élevé dans l’âme de l’ex-chancelier à la pensée de ses enfants ; on ne peut s’empêcher d’y retrouver les souvenirs et la main d’un de ses anciens amis : « Que Morus, dit-il, ait entendu avec courage la sentence de mort, et qu’il ait affronté de même la hache du bourreau, il faut moins s’en étonner, je le pense, que de le voir triompher de sa vive affection envers les siens. – Je ne fais pas de doute que ce glaive de douleur n’ait blessé plus cruellement le cœur de Morus que cette hache du supplice qui allait lui enlever la tête ! »

Nous lisons dans la même épître une narration non moins pieuse de la mort de Jean Fisher, évêque de Rochester, qui précéda de peu de jours celle de Morus son ami. L’affreux supplice du vénérable prélat y est raconté avec autant de respect que de pitié 193 : l’auteur, qui a beaucoup parlé de Fisher dans d’autres écrits, et qui lui avait donné part dans son amitié comme à Morus, n’a pas voulu séparer dans l’histoire deux amis qui, sans se faire d’adieux, avaient été unis dans la mort pour la même cause.

La vénération et la tristesse du narrateur se trahissent avec naturel dans le récit des faits ; mais il ne se laisse point aller à une trop vive émotion, et il se contient, bien loin de prendre le ton du panégyrique en l’honneur des deux martyrs. Sa bouche n’est point de celles d’où s’échappe un solennel hosanna. On devinerait Érasme aux réserves qu’il fait au nom de la prudence humaine plutôt que sous l’inspiration de la conscience chrétienne 194. On entend tout à coup le politique qui n’a pas assisté aux conseils des monarchies, mais qui a trouvé dans l’histoire des règles de conduite pour ceux qui se mêlent des affaires des princes, et qui se croit le droit de dire tout haut son opinion.

Qu’aurait-il fait s’il avait eu siège dans le conseil du roi d’Angleterre ? Il eût fait en sorte de lui persuader, dans son grossier bon sens (pro sua stultitia), d’épargner « ces deux lumières de la Bretagne, célèbres dans le monde entier », et de se contenter de peines fort douces, l’exil par exemple. Pour l’honneur d’un prince chrétien, il regrette que Henri n’ait pas été inspiré cette fois par la clémence. Sans doute, il eût voulu sauver les victimes ; mais comment, et à quel prix ? Elles auraient dû se soustraire à temps au courroux du prince ; elles n’auraient pas pu oublier que ceux qui servent les rois doivent savoir dissimuler ; elles auraient bien fait d’imiter ces matelots habiles qui ne luttent point directement contre la tempête. Abjurer, non pas ! Mais se taire à propos et attendre beaucoup du temps ! L’histoire l’apprend assez 195 ; il est aussi quelquefois bien dangereux de ne pas prendre parti dans des moments de révolution ; le sort de Cicéron, de Sénèque et d’Ovide n’en est-il pas la preuve ?

L’auteur de l’Épître croit avoir assez longtemps protesté contre un crime inutile et impolilique ; il lui est plus facile et plus doux d’en revenir à l’éloge des qualités de Morus, qui fut bienveillant et généreux envers tant d’hommes, qui aima toutes les nations sans préférence injuste pour aucune, et qui a obtenu partout des larmes, même de ceux qui ne l’avaient pas connu. Ici l’écrivain lève le voile de l’anonyme ; il parle d’Érasme comme d’un ami si intime de Morus que, « suivant le mot de Pythagore, ils n’avaient à eux deux qu’une seule âme ». Il se demanda si, à cette nouvelle, « le bon vieillard survivra à son cher Morus, dans le cas où il soit encore au nombre des vivants ». C’est bien Érasme qui poursuit, après cela, l’éloge du chancelier. Il ne s’arrête plus à la sublimité de sa mort ; il regrette sa fin prématurée pour sa famille, pour les amis de la science, pour tous les hommes de bien. Puis, il fait un retour sur le passé, et répète ses anciens avis : si Morus eût pu l’écouter, jamais il n’eût accepté une si haute charge qui l’exposait à de graves périls suivant le cours des évènements. Aussi lui-même répondait-il aux félicitations qu’on lui adressait au sujet de l’élévation de son ami, qu’il ne lui en offrait pas à lui-même, tant que cet ami ne l’y aurait pas autorisé.

Érasme a toujours appréhendé une issue funeste, comme celle qui vient d’avoir lieu 196. Pourquoi Morus s’est-il retiré ? C’est qu’il ne s’est pas vu libre, pas même libre de garder le silence, un chancelier étant infailliblement la bouche de son roi ; c’est qu’il lui a paru impossible de rester neutre dans une position si élevée et d’épargner les hommes de bien qu’il lui serait ordonné de frapper. En annonçant sa retraite, il ne s’est point du tout expliqué ; mais le Roi a bien compris pour quelle raison il déposait sa magistrature, et il a dissimulé quelque temps son ressentiment : car, « c’est le propre des rois, suivant Homère, de cacher leur rancune au fond de l’âme, et d’attendre l’occasion d’exercer leur vengeance ».

Bien qu’il ait ménagé le nom du roi Henri dans le cours de cette pièce, Érasme sent le besoin de placer en manière de conclusion la justification de son ami, de faire l’apologie de l’homme public aux yeux des politiques du temps. Il donne pour garant de ses paroles cette prudence éprouvée dont il a pu juger autrefois dans les entretiens de Morus. Il ose jurer que le chancelier n’a été coupable d’aucun acte de rébellion, ni même d’aucune tentative d’insubordination : car il n’est point d’Anglais qui ait aimé plus sincèrement son roi et qui lui ait souhaité plus de bien.

Jetant enfin un regard sur l’avenir, Érasme époque un souvenir de l’histoire de l’Église d’Angleterre, et hasarde une prévision qui ne s’est point réalisée : « Dieu seul sait, dit-il, quel sera le dénouement de cette tragédie. Il est avéré que, par la mort du bienheureux Thomas (Becket), l’état ecclésiastique a gagné beaucoup de puissance et de ressources en Angleterre. Celui qui dirige le cours des évènements humains dans des desseins insondables daignera, dans sa bonté, faire tourner toutes choses à sa gloire. »

Sans doute Érasme n’eut plus la force en 1535, de protester contre l’abus qu’on faisait de son nom, de renier la partie militante et agressive de sa carrière, de se rattacher à l’Église par un titre qui lui était offert en témoignage de son désir d’orthodoxie 197 ; la vie l’abandonnait. Mais sa voix affaiblie fit encore entendre quelques généreux regrets en faveur des deux victimes d’un despotisme impitoyable. Quand il s’en fut retourné de Fribourg à Bâle, il saisit encore les occasions de glorifier de nouveau leur mémoire. Il envoya à l’évêque de Cracovie, à la fin d’août 1535, un fragment de sa relation de la mort de Fisher et de Morus, ces deux hommes, lui disait-il 198, « comme l’Angleterre n’en eut jamais de plus saints et de meilleurs ». Il répétait dans la même lettre : « Il me semble que je m’éteins dans la personne de Morus, tellement nous ne faisions tous deux qu’une seule âme, suivant Pythagore ! » Vers la même époque, on le voit placer en tête de son Prédicateur évangélique, ou traité sur l’éloquence de la chaire, un grand éloge de Fisher et de Morus 199 : c’est à l’évêque Rochester qu’il se proposait de dédier ce livre, quand il apprit son supplice.

Morus et Fisher avaient eu le courage d’être conséquents ; ils ne peuvent perdre dans le monde chrétien la gloire de leur vertu. Ils ont témoigné, mieux qu’aucun homme de leur époque, que l’amour des lettres n’avait aucunement refroidi chez eux le zèle religieux, l’attachement à la foi et l’obéissance à l’Église.

Thomas Morus, helléniste distingué, poète spirituel, penseur original, auteur de l’Utopie et promoteur des bonnes lettres, a su, l’heure venue, défendre les croyances catholiques dans la langue de la polémique d’alors, et donner à son refus de reconnaître la suprématie spirituelle du Roi l’éclatante sanction de sa mort : « Pendant que Luther et Mélanchthon 200 remplissaient l’Europe occidentale de leurs écrits, le catholique Thomas Morus disputait comme un Père de l’Église romaine, et mourait comme un martyr de l’Église primitive. »

L’évêque Fisher, ami et protecteur des humanistes, admirateur d’Érasme dont il se disait le disciple, plus tard chancelier de Cambridge, fut le digne émule de Morus dans la défense des dogmes de l’Église 201, et il montra d’éminentes vertus dans son évêché 202, avant de marcher au supplice courbé sous le poids de l’âge et des fatigues apostoliques.

Quel contraste présentent ces deux hommes, avec tant d’autres dignitaires de la couronne et de l’Église d’Angleterre ! Combien les deux martyrs se sont élevé au-dessus de cette foule de personnages puissants qui avaient comme eux la mission de défendre la vérité religieuse, la tradition, l’autorité !

Qui donc a résisté aux sanctions et aux menaces du pouvoir ? Qui a bravé la mort plutôt que de prêter les mains au schisme ? De vrais chrétiens, esprits vifs et droits, enfants soumis de l’Église, défenseurs de son autorité mais libres penseurs en dehors du domaine de la foi, promoteurs avoués du progrès des études et du renouvellement des méthodes.

Qui a cédé ? Qui a été coupable de faiblesse, de défection, d’apostasie ? Quels ont été, en d’autres termes, les fauteurs du schisme, les courtisans de Henri VIII, ses créatures, ses complices ? C’étaient les Pharisiens des hauts conseils et des chapitres d’Angleterre 203, diplomates, jurisconsultes, bénéficiers, canonistes, dialecticiens : hommes habitués à tout juger suivant la lettre qui tue, les habiles qui veulent jouir à tout prix, les prudents du siècle qui cèdent toujours et partout pour ne rien perdre.

Les deux victimes de Henri avaient entendu tout autrement le devoir, et cependant, c’étaient deux de ces hommes que les scolastiques des écoles et des cloîtres d’Angleterre avaient en suspicion, comme amis des langues et des lettres. L’un et l’autre ont prouvé que leur foi était à l’épreuve de tous les périls que la timidité, l’ignorance et la routine faisaient redouter alors. Vers le milieu du second siècle de la Renaissance, leur mort a vengé les bonnes études de l’accusation d’être les auxiliaires du scepticisme, de l’incrédulité et de la révolte.

L’exemple était décisif : les ambassadeurs anglais eurent beau dénoncer Morus comme un conspirateur, ennemi de son Roi, ainsi que le fit sir Elliot devant François Ier ; il n’y eut bientôt qu’une voix sur le continent pour flétrir le honteux attentat dont Henri VIII s’était rendu coupable afin d’assurer son usurpation de la suprématie spirituelle et la réussite de ses plans dynastiques. Érasme mourut en 1536 ; mais il avait suffi qu’il parlât pour que son témoignage retentît jusqu’au bout de l’Europe : Morus était vengé devant les hommes.

L’Allemagne, malgré ses divisions, prit parti pour le savant et vertueux chancelier. Mélanchthon lui donna des larmes ; un théologien célèbre comme polémiste, Jean Cochlée, écrivit une pièce pour la justification de Morus et de Fisher en réponse à la défense du roi d’Angleterre par Richard Sampson 204. La France, l’Italie et l’Espagne s’émurent : dans les Pays-Bas, on célébra d’un commun accord le nom de Morus, et on proclama sa mort une calamité publique.

L’Université de Louvain que les émissaires du roi d’Angleterre n’avaient point essayé de gagner à la cause du divorce, fut pleine d’admiration pour l’intrépide opposition du légiste le plus respecté de son pays. D’anciens amis d’Érasme, Goclenius, Rescius, ainsi que les nombreux humanistes qui avaient l’Utopie entre les mains, sentirent toute la grandeur d’une telle catastrophe. Nous n’oserions affirmer que Conrad Goclenius qui avait reçu autrefois des bienfaits de Morus ait écrit lui-même une relation de sa mort, ainsi que de celle de Fisher 205 : mais nous parlerons ici des témoignages que plusieurs écrivains et poètes de nos provinces rendirent au nom d’un ami des lettres, de concert avec des poètes et des littérateurs de toute nation.

Un des fils de Nicolas Éverard, Jean Second, de La Haye, que l’on compte parmi les meilleurs poètes latins de l’époque, composa un chant funèbre qui fut attribué à Érasme ; voici la version de deux passages de cette Nénie 206, écrite en distiques :

« Quel est ce tronc inanimé ici étendu ? De qui est cette tête tranchée par le glaive ? De qui sont ces cheveux blancs trempés d’un sang noir ? – C’est Thomas Morus ! Ainsi la destinée départit des calamités aux bons, et souvent de grands biens aux méchants. – Quelles sont ces déesses rangées autour du triste cadavre ? La divine Vérité, la sainte Foi, et puis Némésis. – Si les deux premières ont été causes de sa mort, la troisième vengera son injuste supplice ! »

La seconde pièce est ainsi conçue : « Arrêtez-vous, ô hommes ! Il vous plaira peut-être d’apprendre quelles sont ces cendres... C’est Morus décapité qui occupe ce tombeau ! – Lui, autrefois la gloire, maintenant la honte de l’Angleterre, qui, après avoir enfanté un si grand homme, vient de lui ôter la vie ! – Pour sauver sa religion, jadis il abandonna la cour ; pour assurer son salut, il vient de quitter aussi la vie. – Aie confiance, Thomas ! Il se prépare pour toi une vengeance que tu n’aurais pas désirée... Une royale expiation sera offerte à tes mânes ! »

Un peu plus tard, un théologien de Louvain, Jacques Latomus 207, si ce n’est un poète belge du même nom, fit aussi à la mémoire de Morus quelques vers qui nous semblent d’un tour ingénieux, et qui se terminent par un trait qui ne l’est pas moins. « Quel droit as-tu sur un citoyen tel que Morus, indigne Angleterre ? Comment persistes-tu sans raison à le revendiquer ? – Tu persécutes ce Caton sans crime, tu le frappes du fer et lui infliges une mort qui n’est pas ordinaire : il n’est donc point permis d’être religieux en sécurité !... – Garde le silence ! Car, comme pour t’enlever une tache infamante, Morus lui-même s’est fait une patrie nouvelle dans Utopie ! »

N’oublions pas non plus les nombreuses pièces de poésie qui furent faites chez nous à la louange d’Érasme, mais où ’on inséra un souvenir à la louange de Morus. C’est ainsi que le Conseiller impérial, François Craneveldt, qui avait connu et aimé ces deux grands hommes, a rappelé fort à propos le nom de Morus dans des distiques qui célébraient Érasme pour sa longue carrière de littérateur et de savant 208 : « Voilà que lui-même, dit le poète, accablé sous le poids de ses longues études, il ne craignit point de partager le sort bienheureux de son cher Morus, et il est allé s’asseoir avec lui dans les hauteurs de l’Olympe, affranchi des vicissitudes de l’existence terrestre ! »

Citons encore Pierre Nannius, successeur de Goclenius dans la chaire de latin, au collège des Trois-Langues, à Louvain : il associa plusieurs fois le souvenir de Morus à celui d’Érasme, comme on lit par exemple dans un petit poème iambique qui n’est pas sans grâce 209 :

« Il vivait intimement dans le cœur de son cher Morus, Érasme, cette gloire de notre siècle ! Il vivait au fond du cœur d’Érasme, Morus, lumière unique de la Bretagne ! L’un emprunta sa vie à l’autre... Chacun d’eux vivait de l’âme de son ami. Est-il surprenant que, Morus une fois mort, Érasme ait voulu mourir aussi, qu’il n’ait pas consenti à vivre au delà ? »

Quelques années s’écoulèrent, et, sous le règne trop court de la reine Marie, le nom de Morus fut remis en honneur dans l’Angleterre par les soins du Cardinal Réginald Pole et d’autres ministres de cette princesse. Alors aussi on s’occupa à recueillir les œuvres du Grand Chancelier, en joignant à ses traités imprimés de son vivant quelques morceaux qui avaient pu échapper à la destruction de ses papiers, faite à Chelsea après son arrestation. Il se fit à Londres, en 1557, une édition des œuvres de Morus en langue anglaise 210, où l’on trouve ses livres de polémique, ses traités religieux et les méditations pieuses de sa captivité : c’est là où on le voit reprenant la plume à diverses reprises pour venger des sarcasmes de John Frith et d’autres libellistes le sacrement de l’Eucharistie et la croyance à la présence réelle.

Un peu plus tard vint le tour des œuvres latines dont une première édition fut faite à Bâle en 1563 211. On corrigea le texte des écrits de Morus imprimé autrefois avec beaucoup de fautes, et on y joignit les lettres latines de Morus ainsi que deux épîtres d’Érasme sur sa vie et sur sa fin tragique.

Deux ans après, ce fut à Louvain même qu’on donna une seconde édition plus complète des œuvres latines de Morus 212, comprenant les livres antérieurement publiés, et des traités nouveaux publiés pour la première fois. On trouve en tête de cette édition de Louvain, après tous les préliminaires de l’Utopie, le texte complet des deux livres de l’Utopie, avec les annotations marginales que P. Gilles y avait mises autrefois 213 ; puis, les épigrammes latines de Morus, ses traductions de Lucien, une histoire inachevée du roi Richard III, sa réponse aux injures de Luther contre Henri VIII, son traité inachevé de la Passion du Seigneur (Expositio passionis Domini), sa démonstration du devoir de ne pas fuir la mort pour la cause de la foi, et enfin ses prières tirées des Psaumes.

Le censeur de l’époque, le P. Dominicain Jean-François Hentenius, professeur de théologie à l’Université 214, donna approbation au recueil ainsi ordonné des œuvres de Morus. Il fait illusion dans la formule à des corrections faites à leur texte 215.

Voici, semble-t-il, en quoi ces corrections consistèrent principalement : si on laissa subsister l’Utopie dans l’édition de Louvain, il est digne de remarque qu’on en retrancha toute la correspondance littéraire de Morus dont les prières avaient été imprimés partiellement autrefois à Louvain et à Bâle, la lettre de Morus à Dorpius pour l’apologie de l’Éloge de la Folie, et les épîtres d’Érasme qu’on avait réimprimées dans l’édition de Bâle touchant la vie et la mort du Chancelier.

On a lieu de croire qu’à l’époque où l’on publia dans le Brabant une collection des œuvres latines de Thomas Morus, on réputa dangereux de mettre en évidence dans ce volume les relations de l’écrivain anglais avec Érasme, et de faire appel au témoignage de celui-ci sur les doctrines et la carrière de son ami. L’opinion avait changé : les luttes de la Réformation, les troubles qui agitaient encore les états catholiques et les vicissitudes de la controverse théologique avaient jeté dans beaucoup d’esprits une grande irritation au sujet d’Érasme, dont on avait pu prononcer le nom et louer les écrits, sans aucune crainte, au commencement du siècle. Non-seulement quelques traités d’Érasme avaient été censurés à Paris et à Rome, mais encore la Faculté de théologie de Louvain avait décidé en 1552 de faire rechercher, dans les œuvres d’Érasme, tous les passages susceptibles de censure. Le même Hentenius, qui revit l’édition des œuvres de Morus, avait été chargé de l’examen de celles d’Érasme, et c’est son travail qui servit plus tard à désigner les livres condamnables de ce fameux écrivain dans l’index expurgatoire du duc d’Albe 216.

En tout cas, le recueil des écrits de Morus, imprimé en 1565 à Louvain, était un bel hommage rendu par notre école nationale à la mémoire du penseur catholique ; il devait satisfaire à toutes les exigences des lecteurs de cette époque, sous le rapport de la piété et de la science. Ce n’est pas tout : au moment des premières persécutions de la reine Élisabeth, Louvain avait donné asile à grand nombre d’Anglais et d’Irlandais qui fuyaient leur pays pour cause de religion 217. Dans ce nombre était une famille de catholiques anglais, dont un des plus jeunes membres, Thomas Stapleton, qui était déjà chanoine de l’église de Chichester, entreprit dans l’Alma mater du Brabant de fortes études de théologie, pour se préparer à la polémique religieuse. Stapleton prit dans la suite (1571) le bonnet de docteur à l’Université de Douai, fille de celle de Louvain ; il rendit de grands services à l’Église en travaillant à l’érection du séminaire anglais dans cette ville, et plus tard en enseignant l’Écriture sainte dans son Université. C’est à Douai qu’il écrivit et publia, en 1588, une monographie latine qui rapproche les noms vénérés de trois Thomas, l’apôtre saint Thomas, le martyr saint Thomas de Cantorbéry et un nouveau héros chrétien, le chancelier Morus 218.

Le livre de Stapleton fut accueilli avec reconnaissance dans la Belgique espagnole. Nos compatriotes y trouvèrent réunis pour la première fois grand nombre de renseignements bien choisis sur toutes les phases et toutes les particularité de la vie de Morus qui occupe les deux tiers du volume. Ils purent y lire combien de marques d’estime et d’amitié il avait données à des hommes de notre pays. Stapleton avait consulté et extrait les écrits du Chancelier, il avait cité judicieusement les opinions et témoignages d’Érasme, sans fausse crainte, sans réticence mal déguisée ; en outre, il avait pu recueillir des détails curieux et sûrs de la bouche de témoins respectables qui avaient passé sur le continent et dont plusieurs s’étaient réfugiés à Douai. Avant les relations écrites par des descendants de Morus, la biographie de Stapleton était déjà une source remarquable par la richesse et l’exactitude des faits 219.

Né l’année même du supplice de Morus, et portant le même prénom, Thomas Stapleton se crut appelé à lui rendre hommage, dans un pays où l’on avait toute liberté de célébrer sa foi et ses vertus. Il revint de Douai à Louvain où il obtint la chaire royale d’Écriture sainte, et il y mourut le 12 octobre 1598, alors qu’il avait chance d’être nommé protonotaire apostolique et même cardinal. On voyait autrefois son tombeau dans une chapelle de la Collégiale de Saint-Pierre dont il fut chanoine 220. La biographie historique des trois Thomas ne tomba point de sitôt en oubli : elle fut réimprimée dans le recueil des œuvres théologiques de ce célèbre controversiste, fait à Paris en 1620 221.

Stapleton avait réuni l’histoire du Chancelier Morus à celle du saint archevêque de Cantorbéry, et ce rapprochement bien fondé entre deux beaux faits de l’histoire de l’Église tournait à la gloire de l’Angleterre. La mémoire des mêmes faits ne resta point oubliée non plus dans la littérature d’autres pays de l’Europe, et particulièrement dans celle des Pays-Bas catholiques. Nicolas Vernulaeus, professeur d’éloquence à Louvain et poète distingué, composa une tragédie intitulée : Henri VIII ou le schisme d’Angleterre, et la fit jouer, en 1524, dans un des collèges de l’Université ; il exposa aussi, sous forme de tragédie, l’histoire de Thomas Becket (Thomas Cantuariensis). Quelle que soit l’opinion que l’on se fasse du théâtre latin de Vernulaeus, au point de vue de l’art, on ne peut dénier à de telles pièces un certain mérite de nouveauté et de vérité que n’ont pas les sujets de la plupart des pièces latines, exercice des jeunes humanistes au XVIIe siècle.

L’histoire a réhabilité de nos jours le saint martyr de Cantorbéry ; avant la monographie encore récente que M. le docteur Buss a consacrée à l’étude de sa vie et de son siècle, il avait été vengé par M. Ozanam dans un parallèle avec François Bacon de Vérulam, ministre courtisan d’Élisabeth et de Jacques Ier. L’auteur des deux Chanceliers d’Angleterre eut retracé de main de maître la vie de la victime de Henri VIII, et eût ajouté un portrait achevé à ceux qu’il avait donnés dans un des écrits de sa jeunesse. Après tous les historiens que nous avons nommés, le talent du regrettable écrivain eût encore donné au nom de Morus quelque relief inattendu. Prosateurs et poètes n’ont pas encore épuisé ce sujet ; Silvio Pellico a trouvé cette année même un émule en Allemagne : l’art n’a pas dit son dernier mot sur une figure historique qui, comme celle de Morus, offre plus d’un genre de beautés.

Quelle n’est point la difficulté de la tâche proposée à quiconque étudie profondément toute l’existence du Chancelier martyr ! Quels doivent être les efforts de l’intelligence pour ne pas être au-dessous de la vérité en parlant de Morus ! Il s’agit de reproduire sa noble image sous tous les aspects, de faire revivre dans une peinture fidèle cette simplicité et cette grandeur antiques qui manquaient à la plupart des hommes de son temps, mais qui rayonnent jusqu’aujourd’hui sur toute sa personne ; cette chaleur de l’âme qui vivifie les sentiments et anime leur expression ; ce profond amour de la vérité qui dirigea et soutint le magistrat, le diplomate, le littérateur, le philosophe ; et enfin, cette force chrétienne qui donna le spectacle d’une résistance invincible et d’un héroïsme sans ostentation.

 

 

Félix NÈVE.

 

Paru dans La Belgique en 1857.

 

 

 

 

 



1 L’histoire de Morus a été retracée dans un livre beaucoup lu de Mme la princesse de Craon et plus récemment dans une tragédie d’Oscar de Redwitz.

2 Lord Campbell a donné place à Morus dans sa galerie des grands chanceliers d’Angleterre. On a réimprimé à Londres, dans ce siècle, les mémoires et relations authentiques sur sa vie, qui avaient été mis au jour dans l’un ou l’autre des siècles précédents.

3 G. Th. Rudhart a donné à Nuremberg, en 1829, une biographie étendue et bien travaillée de Thomas Morus (en allemand).

4 Études sur la Renaissance. – Renaissance et Réforme (Érasme, Thomas Morus, Mélanchthon), par D. NISARD, de l’Académie française. Paris, Michel Lévy, 1855. 1 vol. in-12. – La biographie de Morus, insérée dans ce volume, a été écrite autrefois pour le Dictionnaire de la Conversation.

5 Histoire de Thomas More, grand chancelier d’Angleterre sous Henri VIII, par TH. STAPLETON, traduit du latin par ALEXANDRE MARTIN, avec une introduction, des notes et commentaires, par M. AUDIN. Paris, 1849. 1 vol. in-8o. – L’ouvrage a été réimprimé à Liège, chez Lardinois, en 1849. (1 vol. in-8°, avec portrait de Morus, d’après Holbein). Nous citerons quelquefois ce livre sous le seul nom de Stapleton.

6 Nous avons fait usage des deux éditions les plus anciennes de ses œuvres latines, données l’une à Bâle, en 1563, et l’autre à Louvain, en 1565, ainsi que du recueil de ses œuvres anglaises, imprimé à Londres, en 1557.

7 En 1497 et 1499. – Voir DE BURIGNI, Vie d’Érasme, tome I, p. 58 et 59, p. 73 et 74.

8 Lettre à Robert Piscator, Londres, 5 décembre 1497 (Epistolae Erasmi, p. 13.) – Nous citerons toujours Érasme d’après la grande édition de Leyde, dont les lettres forment le volume troisième, partagé en deux tomes.

9 DE BURIGNI, tom. I, p. 156, 166 et suiv.

10 Epist., tom. I, p. 135 et 136.

11 Epist., p. 222, (ann. 1316).

12 Epist., p. 1636.

13 Voir, par exemple, Epist., p. 220 et 221, (ann. 1516).

14 Tels étaient Richard Pace ou Paccens, G. Warrham, Cuthbert Tunstall, le cardinal Wolsey, le comte de Montjoie, et le roi Henri VIII lui-même.

15 Morus, Calais, 1517. Epist., p. 1642.

16 Epist., p. 1663, (Londres, 1517). Morus annonçait dans cette lettre l’arrivée de Palsgrave ou Palgravius, déjà connu d’Érasme, et qui se proposait d’étudier le droit à Louvain sans négliger les langues grecque et latine.

17 Epist., p. 575. (Louvain, 1520).

18 Epist., p. 1711 et 1712, (Greenwich, 1525). La signature de cette lettre est ainsi conçue : « Toto pectore plusquam totus tuus. Thomas Morus. »

19 Epist., t. I, p. 472 à 477. (Anvers, 23 juillet 1519).

20 Morus, pas plus qu’Érasme, n’a pris fait et cause pour l’audacieux pamphlétaire de l’ère de la Réformation, quand celui-ci ne se fit honte de rien. Érasme ayant refusé de voir Hutten en Allemagne, il fut en butte à ses fureurs, jusqu’à la mort de cet homme passionné. (Voir DE BURIGNI, vie d’Érasme, tom. I, p. 414 à 418).

21 M. Nisard a reproduit l’esquisse de ce portrait dans son article cité sur Thomas Morus, p. 161 à 192, et M. Audin en a tiré le complément de la biographie de Stapleton (p. 318 et passim).

22 Érasme est souvent revenu sur ces scènes d’intérieur. Il a relevé le fait dans son traité : De pueris liberaliter instituendis. (Opp., tom. I, p. 503) : « Il prend la peine, dit-il de Morus, de se faire le maître de sa femme, de ses filles et de ses fils, d’abord pour la religion, puis pour la connaissance des deux littératures. » Tous les biographes parlent de l’étonnante érudition de la fille aînée de Morus, Marguerite Roper. (STAPLETON, ch. XI, p. 250. – D. NISARD, loc. cit., p. 202.)

23 Érasme à P. Bombasius, 1518. (Epist., p. 492) ; à Hutten, 1519. (Ibid., p. 477).

24 Dans des lettres de diverses dates. Voir Epist., tom. I, 541 ; tom. II, 1176, 1680, 1694.

25 CICERONIANUS. Opp., tom. I, p. 1013.

26 Le magistrat de Londres, après des fonctions officielles remplies dans les conseils et dans les ambassades, fut créé chevalier et trésorier de l’échiquier ; puis chancelier du duché de Lancastre. Voir STAPLETON, p. 160 à 174.

27 La longue épître de Morus à Dorpius, écrite de Bruges en 1515. (Epist., tom. II, p. 1896).

28 « Ego inutraque Acadcmia fui abbino septennium, non diu quidem... » Loc. cit., p. 1896.

29 Dans la suite de ce passage, Morus demande malicieusement à Dorpius, si les dialecticiens des deux Universités de Louvain et de Paris ne sont pas profondément divisés sous les noms de réalistes et de nominalistes.

30 Voir l’Histoire de Henri VIII, par M. AUDIN, tom. Ier, chap. IV.

31 Epist., I, 135. (Érasme, Londres, 7 mai 1514).

32 Morus dit à Dorpius qu’il a été à même d’entendre parler à Louvain plus d’une fois de la Moria d’Érasme. (Epist., p. 1893 B) : « Quanquam ibi post editam Moriam saepe multumque versatus... »

33 À la fin de la même lettre à Dorpius, datée du 21 octobre 1515. (Epist., p. 1916).

34 Il dit à Érasme, en 1516 : « Cum esses mecum Brugis. » (Epist. p. 220). Nous savons par la même source que, Tournay étant tombé au pouvoir des Anglais, Montjoie offrait un canonicat de cette ville à Érasme, qui ne jugea pas bon de poursuivre les démarches nécessaires pour l’obtenir.

35 Lettre d’André Ammonius à Érasme, 1517. (Epist,. p. 234).

36 Jér. Busteiden s’était fixé à Malines dès 1503, comme membre du conseil souverain de Belgique, et il était chanoine de la cathédrale de cette ville.

37 Voir notre Mémoire histor. et littér. sur le Collège des Trois-Langues à l’Université de Louvain. (Bruxelles, 1856, in4o), p. 40 et 41.

38 Epist., I, p. 222 (an 1516).

39 Dès sa jeunesse, Morus s’était adonné à la versification latine ; à l’âge de dix-sept ans, il avait traduit du grec en latin des épigrammes de l’Anthologie en concurrence avec son ami G. Lilly. Il continua à s’exercer dans la composition de vers latins, prise comme moyen d’assouplir sa prose. (Epist., p. 476), et il produisit plusieurs pièces de circonstance formant un recueil à part dans ses œuvres latines.

40 Les trois pièces de vers qui retracent les souvenirs de Morus ont été publiées avec ses autres poèmes dans les éditions de Bâle (p. 258 à 260) et de Louvain (fol. 30 et 31) ; nous les avons réimprimées dans les pièces justificatives du Mémoire sur le Collège des Trois-Langues, p. 384 et 385.

41 Epist., I, p. 222. (Lettre de Morus, Londres, 1516).

42 Calais, 7 octobre 1517. (Epist., II, p. 1636.)

43 Promu en 1530 à l’évêché de Durham, le plus riche de l’Angleterre, C. Tunstall fléchit dans l’affaire du divorce royal, mais ne transigea point avec l’hérésie.

44 Érasme disait à Morus, en 1517 : « Tunstall va bien, il triomphe, tant il a trouvé ici d’anciennes médailles. » (Epist., p. 287.)

45 Epist., Erasmo, p. 222.

46 Érasme à Morus, Anderleekt, 1520. (Epist., p. 614 et 615).

47 VALÈRE ANDRÉ, Bibliotheca belgica, éd. 1650, pag. 720. – POPPENS, pag. 948 et 949.

48 Voir la Biographie de Th. Martens, par le P. VAN ISEGHEM (Alost, 1832), p. 276.

49 Epist. II, p. 1630, 1631, 1636. – Le tableau lui fut porté en Angleterre, par F. Coclès. – Il passa plus tard dans la collection du roi Charles Ier (Alf. MICHIELS, Histoire de la peinture flamande et hollandaise, tom. III, p. 28).

50 Lettre à Ægidius, Calais, 6 octobre 1517. Epist. t. II, p. 1635). – M. Audin a raconté l’épisode et reproduit les vers latins dans ses annotations sur la biographie de Stapleton (p. 228 et 229).

51 Jean Paludanus, de Cassel, occupa cette chaire depuis 1490 jusqu’à sa mort, l’an 1526.

52 En juillet 1520, Érasme écrivait à H. Buschius : « Dorpius optimis studiis semet oblectat. » Epist. I, 567).

53 Voir sur ces faits relatifs à Paludanus le Mémoire sur le Collège des Trois-Langues, p. 9, 130 à 132.

54 Voir le tome Ier des Analectes de M. de Nélis, et notre Mémoire cité, chapitre V, pag. 113 à 121, et 127, 130. – Nous ne savons d’après quelle orthographe M. Nisard a modernisé le nom de Dorpius sous la forme de Martin Dorpion.

55 Epist., tom. II, p. 1892 et 1893.

56 Voir aux chapitres XII et XIII de Stapleton les sentences et les bons mots de Morus, et les aperçus de M. Nisard, p. 193 à 196.

57 Stullitiae laus. – MORIAS ENCOMION (Moriae encomium).

58 Dans la lettre mentionnée à Hutten (1519, Epist., p. 474), Érasme reporte à Morus la première inspiration de sa satire, comme s’il était lui-même trop lourd pour s’essayer dans un genre léger : « Qui et mihi ut Moriae encomium scriberem, hoc est, ut camelus saltarem, fuit auctor. » – Dans la même pièce, il fait de Morus un autre Démocrite que sa bonne humeur n’abandonne jamais.

59 L’édition fautive de Paris (1512) fut suivie rapidement de plusieurs autres qui furent achetées en peu de mois à des milliers d’exemplaires. – Voir la Vie d’Érasme, par DE BURIGNI, tom. I, p. 192 à 196. – Le Moriae encomium fait partie du tome IV des Œuvres complètes d’Érasme, dans l’édition de Leyde.

60 Il est bon de savoir que l’Éloge de la Folie ne fut censuré à Paris et à Rome qu’après la mort d’Érasme. Voir DE BURIGNI, tom. I, p. 203 et 204. – Le pape Léon X avait dit, en riant, qu’Érasme avait aussi un petit grain de folie. (Epist., p. 1667, ann. 1518).

61 Voir DE BURIGNI, tom. I, p. 200 sq. – M. ROTTIER, Mémoire sur Érasme, (Brux., 1854), p. 81 et suiv. – Les noies de M. Audin dans Stapleton, p. 126 à 128.

62 On crut Dorpius excité en ceci par son maître Jean Briard, dit Noxus. (Érasme à Tunstall, 1510, Epist., p. 509).

63 Un recueil imprimé en 1515, chez Th. Martens, à Louvain, contenait les deux pièces : M. Dorpii ad Erasmum epistola de Moriae encomio. – Erasmi ad Dorpium copiosa et plena eloquentiae apologia. Voir la Biographie du P. VAN ISEGHEM, no 91, p. 255 et 256.

64 Voir DE BURIGNI, tom. I, p. 201 et 202, et ROTTIER, p. 89 et suivantes.

65 La lettre, datée de Bruges, le 21 octobre 1515, est intitulée : Apologia proMoria Erasmi qua etiam docetur quam necessaria sit linguae graecae cognitio. – Epist., tom. II, p. 1892 à 1916. – On trouve aussi cette Apologia dans l’édition de Bâle des Œuvres de Morus, p. 365 à 428, mais non pas dans celle de Louvain.

66 Dans sa harangue académique de 1513, Dorpius avait parlé avec justesse du rôle des trois sciences du Trivium, la grammaire, la dialectique et la rhétorique. Voir notre analyse de l’Oratio dans le Mémoire cité, chap. V, p. 113 à 115.

67 Stapleton cite un passage curieux de l’allocution prononcée à Oxford, par Morus, lors de sa promotion, sur l’alliance nécessaire de la théologie avec la philosophie et les lettres antiques. (Chap. IV, p. 97 et 98.)

68 On avait vu, à la cour d’Angleterre, Morus soutenir avec un merveilleux aplomb la cause du grec contre un théologien opiniâtre, qui avait attaqué violemment dans un sermon l’étude de cette langue ; celui-ci demanda pardon en présence du roi, qui s’amusa beaucoup de cette dispute. Lettre d’Érasme à P. Mosellanus, 1516, (Epist., p. 408).

69 Cons. le Mémoire cité plus haut, p. 126 et 127.

70 Epist., p. 1912. Ce passage ferait croire que la satire a circulé en manuscrit avant d’être imprimée.

71 Morus dit au commencement de son Apologia (Epist., p. 1893 B) qu’il n’a jamais entendu que la Moria ait froissé gravement quelqu’un même à Louvain, bien qu’il y ait été souvent après la publication du livre, à l’exception de l’un ou de l’autre de ces vieillards moroses et faibles, dont les enfants eux-mêmes se moquent.

72 Satirae VIII a Dorpio approbatae. – Louvain, Th. Martens. ann. 1515. (VAN ISEGHEM, Biographie, p. 251).

73 Épître, publiée en 1515, chez Th. Martens, au verso du litre des Questiones quodlibeticae d’Adrien d’Utrecht. (Voir VAN ISEGHEM, loc. cit., no 85, p. 250), et réimprimée par De Nélis, en tête de son tome Ier d’Analectes.

74 Epist., tom. I, p. 222. (Londres, 1516.)

75 Lettre à Morus, Brux., 1518. (Epist., p. 381.)

76 Voir deux lettres de l’an 1517 à Érasme. (Epist., p. 1661.) – Dorpius étant mort en 1525, Érasme lui consacra une épitaphe en vers, qui met à un rang fort élevé le littérateur et le théologien.

77 Valère ANDRÉ, Fasti academici, p. 181. –POPPENS, p. 290. « Reipublicae Brugensis orator. »

78 Voir, outre les livres cités plus haut, le Mémoire sur le Collège des Trois-Langues, p. 206, 304, 336.

79 Epist., p. 581.

80 Epist., p. 615. (Ann. 1520).

81 Voir le Mémoire de M. Namèche, sur la vie et les écrits de L. Vivès, 1842. p. 15, 16, 19, 24, 103, et le Mémoire sur le Coll. des Trois- Langues, chap. V, p. 136 et 137.

82 Lettre à Érasme, Cantorbéry, 11 juin 1519. (Epist., I, p..449 et 450), traduite en partie par M. NAMÈCHE, p. 20 et 21.

83 Lettre citée de Morus, p. 450. – Mémoire de M. NAMÈCHE, p. 94 et 95. – Vivès data cinq de ces déclamations de Louvain, 1520, et deux de Bruges, 1521. Deux de ces déclamations ont paru sous le nom de Vivès à Louvain, en 1523, chez Th. Marient. (VAN ISEGHEM, no 85, p. 327.)

84 Voir STAPLETON, notes, p. 105, et le Mémoire de M. NAMÈCHE, p. 29, 48 à 51.

85 Voir le chap. VI de notre Mémoire, p. 143 à 149.

86 Epist., I, p. 615.

87 Lettre d’Érasme à Goclenius. Bruges, août 1590. (Epist., p. 569.)

88 Voir la Biographie de Th. Martens, no 181, p. 324.

89 Biographie par le P. VAN ISEGHEM, no 152, p. 303.

90 Voir la même Biographie, no 105, p. 265, et no 110, p. 270 et 271.

91 Les doctrines fondamentales de Platon s’étaient répandues, dès la fin du XVe siècle, dans la version latine de ses œuvres par Marsile Ficin, que l’on sait avoir poussé l’admiration pour ce philosophe jusqu’à une sorte de culte. Morus, qui avait donné dès 1508 sa traduction de quelques dialogues de Lucien, était à même de lire en grec les œuvres de Platon, dont une édition complète parut en 1513, chez les Alde, à Venise.

92 Croirait-on avec M. Audin (Hist. de Henri VIII, t. I, p. 458), qu’il y a dans les généralités de l’Utopie des réminiscences de la Cité de Dieu que Morus avait beaucoup lue dans sa jeunesse ?

93 Lettre citée d’Érasme à Hutten, p. 476 : « Declamationibus praecipue delectatus est, et in his materiis ADOXIS, quod in his acrior sit ingeniorum exercitatio. »

94 Voir Alfred Sudre, Histoire du communisme, Paris, 1850 ; Ad. Franck, le Communisme jugé par l’histoire, et le Socialisme depuis l’antiquité, etc., par M. le professeur Thonissen, chap. VII, les Utopistes modernes, t. I, pp. 204-210 (Louvain, 1852, édit. in-8o).

95 La jurisprudence anglaise comportait un cruel abus de la peine de mort pour des délits qui n’étaient point des crimes : elle ressemblait, suivant Morus, aux mauvais maîtres qui aiment mieux battre leurs écoliers que de les instruire et de les corriger.

96 Le livre est intitulé : Liber pomoeridianus.

97 Hythlos, babil, vétilles, et Daios, habile, consommé.

98 Lettre à Hutten (1519), pp. 376-77 : « Secundum librum prius scripserat per ocium, mox per occasionem primum adjecit ex tempore. Alque hinc nonnulla dictionis inaequalitas. »

99 Sans nier les beautés du style de son ami, Érasme a pu dire dans le Ciceronianus (Opera, t. I, p. 1012) que l’éloquence de Morus ressemble plus à celle d’isocrale qu’à celle de Cicéron.

100 C’est une occasion pour Morus de faire, au début de l’Utopie, le portrait de ce cardinal, dans la maison de qui il avait résidé jeune encore en qualité de page. – Voir le chap. Ier de la vie de Morus par Slapleton.

101 Morus a laissé percer ici des idées d’opposition qui lui étaient dictées par son désir d’une réforme des abus trop longtemps attendue : il ne s’est point figuré que la confiscation serait peu d’années après l’arme des réformateurs. Le schisme n’était point encore consommé, que déjà le roi et les seigneurs se servirent de tout prétexte pour mettre la main sur les biens des monastères anglais.

102 Usquama est dans le latin de Morus une variante d’Utopia.

103 Son nom est tout grec : Outopus, la négation ou, et topos, lieu.

104 La description de ces repas rappelle les Syssities de Lacédemone et d’autres anciens états de la Grèce.

105 Dans une thèse de doctorat présentée naguère à la Faculté des lettres de Paris, par M. Antoine Cléophas Dareste, aujourd’hui professeur à la Faculté de Lyon : Thomas Morus et Campanella, ou Essai sur les utopies contemporaines de la Renaissance et de la Réforme. (Paris, Paul Dupont, 1843, pp. 68, in-8o.)

106 Ouvr. cité, pp. 35-38 et 67.

107 Hallam a bien fait ressortir le mérite de l’invention et la justesse des allusions : mais il voit dans l’Utopie un ouvrage plus ingénieux que profond. (Hist. de la littérat. de l’Europe, t. I, pp. 281-282.)

108 Lord Campbell a glorifié expressément Morus sous ce point de vue.

109 Un humaniste comme Morus n’a pas laissé les Utopiens dans une complète ignorance des anciens : on leur avait apporté bon nombre d’auteurs grecs qu’ils lisaient avec intelligence, et entre autres Plutarque et Lucien dont ils faisaient leurs délices.

110 Études sur la Renaissance, 1855. pp. 178-179.

111 Histoire de France, tome VIII (Réforme, 1855), p. 414.

112 Études sur la Renaissance, p. 185.

113 Ibid., p. 229.

114 Lettre citée, p. 476. « ... Platonia communitatem ad uxores usque defendit. »

115 Dans une déclamation latine faite en réponse au Tyrannicida de Lucien qu’il avait traduit du grec en 1508, Morus s’est replacé complètement dans les idées de la démocratie ancienne : il plaide en faveur d’une cité contre le meurtrier de son tyran, qui réclamait la somme d’argent promise en récompense du meurtre, sans l’avoir perpétré de sa propre main.

116 Voir Nisard, ouvrage cité. p. 184.

117 Thomas ne se prépara au barreau que par obéissance pour son père, tellement il avait naturellement en aversion les affaires litigieuses el les procès. Voir sa lettre à Érasme, 1520, p. 589.

118 Voir l’Histoire de Henri VIII, par M. Audin, t. Ier, chap. XXII (pp. 157-159, édit. de Louvain, 1847). – Chancelier trop complaisant, Morton avait inventé toute espèce de subtilités pour la rentrée prompte et facile des impôts les plus odieux au peuple.

119 Epistol., p. 589 (an. 1520) : « Negotiosis nugis principum. »

120 « Utopiam hoc consilio edidit, ut indicaret quibus rebus fiat, ut minus commode habeant Respublicae, sed Britannicam potissimum effinxit, quam habet penitus perspectam, cognitamque. » Lettre d’Érasme à Hutten, p. 476.

121 Lettre d’octobre 1516 à Érasme. (Epist. p. 1575.) – Encore l’année suivante Érasme se louait de la bienveillance du Chancelier (Joannes Atensis) ainsi que d’autres théologiens envers lui. C’était donc un des personnages dont l’avis paraissait grave et important à Morus.

122 Lettre de 1517 (p. 234.)

123 Lettre de Morus à Érasme, p. 1664 (an. 1517) : « Qui dolet editam, ante annorum enneada decursam. »

124 Gerardus Noviomagus à Érasme, Lettres, p. 1577. Voir la Biographie de Thierry Martens, par le P. Van Iseghem. p. 139.

125 Van Iseghem, Biograghie citée, pp. 267-269, et p. 118 et suiv. – Le volume de l’Utopie y est décrit sous le no 288 des éditions de Martens ; c’est un in-4o de 54 feuillets à 35 ou 36 lignes, caractère romain cicéro arec sommaire à la marge en gothique.

126 Lettre du 21 février 1516 ou plutôt 1517 (pp. 185-186).

127 « Libellus verè aureus nec minus salutaris quam festivus de optimo reip. statu, deque nova Insula Utopia authore clarissimo vira Thoma Moro..... cura M. Petri Ægidii Antverpiensis, et arte Theodorici Martini Alustensis, Typographi almae Lovaniensium Academiae nunc primum accuratissime editus. »

128 P. Gilles déclare, à cet endroit de son Épître, qu’il ne saurait rien ajouter à l’écrit lui-même, mais qu’il a mis avant le texte quelques lignes en langue utopienne, que Hythlodée lui a communiquées après le départ de Morus, et qu’il y joint l’alphabet de la même nation (au recto du second feuillet. Voir Van Iseghem, loc. cit. ; p. 268). C’est aussi de la main de Gilles que provenaient les notes marginales servant de sommaire aux chapitres de l’Utopie.

129 Voir sur cette épître de Busteiden le chap. II du Mémoire sur le Collège des Trois-Langues, p. 41.

130 M. Thonissen a donné les pièces de Paludan et de Graphée, en latin et en français, dans l’appendice au tome Ier du Socialisme depuis l’antiquité, pp. 341-343.

131 Lettre à Érasme, Londres, 13 janvier 1517 (Epist., p. 1590).

132 Lettre au même, 15 décembre 1517 (Epist., p. 1650).

133 Lettre à Érasme, Londres, 1517 (Lettres, pp. 1663-1664). V. Nisard, p. 177.

134 Il y a dans l’Utopie même une peinture de l’entrée solennelle d’ambassadeurs étrangers, magnifiquement vêtus, dans la capitale de l’Île, et des sentiments d’indifférence et de pitié que les Utopiens, et même les femmes et les enfants, témoignent à cette vue.

135 Morus aimait bien mieux rire à l’aise que de se laisser traîner dans une voiture d’apparat. (Lettre d’Érasme, 1518, p. 1680, p. 474.)

136 Mendosè (Epistolae Erasmi, p. 1671). – Cette édition fut faite chez Cilles Gourmont, à la fin de 1517 ou au commencement de 1518.

137 Voir la lettre latine d’Érasme à Jean Froben, datée de Louvain, 15 août 1517 (Epist., pp. 1626-1627), et imprimée presque toujours dans les Parerija de l’Utopie.

138 Lettre de 1517 à Morus (p. 1058).

139 Lettre d’Érasme à Froben (1517) : « Epigrammate lusit adolescens admodum, ac pleraque puer. » – Un ami d’Érasme, Beatus Rhenanus, fit à sa demande une préface élogieuse aux vers latins de Morus. (Lettre du 25 août 1517, p. 1625.)

140 Lettres d’Érasme, p. 1647, 5 mars 1518 (pp. 1671-1672).

141 Voir sur les traductions de l’Utopie en diverses langues européennes l’Histoire de Slapleton, p. 9, et les annotations de M. Audin, pp. 111-112.

142 Lettre à Érasme, Londres, 1517 (p. 1664).

143 Suivant le mot de M. Ad. Franck (le Communisme, p. 43).

144 En se plaignant de cette tactique injuste, Érasme a occasion de dire qu’on lui avait aussi attribué l’Utopie. (Lettre d’Anvers, 1518. p. 523.)

145 Comme la vie future est la sanction des sacrifices que les lois exigent de chaque citoyen, l’accès de tout emploi public est interdit à tout Utopien qui ne croit pas à l’immortalité de l’âme.

146 Voir tout le dernier chapitre du livre II, intitulé : Des différentes religions d’Utopie, et les écrits cités de M. Nisard (pp. 183-184) et de M. Dareste (pp. 32-33).

147 Lettre de Morus à P. Gilles, préface de l’Utopie.

148 De ratione studii puerilis epist. I. Voir le Mémoire de M. l’abbé Namèche sur Louis Vivès, p. 50, et Stapleton, pp. 92 et 105.

149 « Quum et pietatem et delectationem non irreligiosam adferant... » (Page 12, infra.)

150 De l’aveu de Hallam, qui n’a pas méconnu les côtés faibles de la composition (t. I, p. 281).

151 Elogia doctorum virorum, lit. 89. (éd. Basil., 1577, p. 167).

152 Chapitre IV de son histoire intitulée : De l’érudition de Th. More et de ses travaux littéraires (trad. franç., édition de Liège, p. 91 sq.). – Vita Thomae Mori. (Duaci, 1588, pp. 44-45.)

153 Quand, environ un siècle après, Bacon fit paraître sa Nouvelle Atlantide, il réfuta partiellement l’Utopie, dont les attaques contre la propriété auraient pu être prises au sérieux ; mais son livre d’ailleurs resté incomplet n’est aucunement supérieur à celui de Morus. – Voir Dareste, loc. cit., pp. 44-45.

154 Epistolae, an. 152, p. 552. C’était au moment où Érasme s’apprêtait à répondre à un théologien anglais, Édouard Lee. Voir Stapleton, pp. 151-152, 296.

155 Epistol., p. 1062 (Bâle, 1527). Dès cette année, Érasme, fort souffrant, était ennemi du changement, et parlait comme s’il devait plutôt s’apprêter à mourir qu’à voyager.

156 Fribourg, 28 septembre 1529 (p. 1231).

157 Voir Nisard, Études sur la Renaissance, pp. 107-200.

158 Il parte ainsi dans le récit de sa vie, qu’il composa en 1532, et que nous mentionnerons plus loin. (Epist., p. 1441, infra.)

159 Voy. Stapleton, chap. IV, pp. 92-93, et la digression de M. Audin sur le traité de Morus contre Luther, pp. 116-122. Voir aussi le chap. XII de l’Histoire de Henri VIII, par le même auteur, et la notice de Nisard, pp. 205-208.

160 Nisard, ibid., p. 218. – Le même auteur s’est chargé de montrer en d’autres passages ce que la conduite de Morus eut de calme et de réfléchi, comme on en jugera plus loin.

161 On peut lire sur les écrits polémiques de Morus la traduction de Stapleton, chap. IV, pp. 93-95, et des notes de M. Audin, pp. 124-125, et chap. XI, p. 264, avec les notes du même, pp. 267-268. Cf. Nisard, loc. cit., pp. 217-219, 233-234, 253.

162 Il disait en 1532 à Érasme (Lettres, p. 1856) : Rex videtur adversus haereticos acrior quam Episcopi ipsi.

163 Les légistes de l’église royale eurent bien soin de conserver et d’appliquer, pour la défense du nouvel établissement, les lois spirituelles et temporelles qui assimilaient l’hérésie à la haute trahison.

164 Études sur la Renaissance. – Morus, no VIII, – pp. 228-231, 239-248. Dans ce second endroit, M. Nisard a mis à profit sa propre Apologie, écrite par Morus deux ans avant sa mort, pièce négligée par presque tous les biographes modernes. (English Works. – The Apology, pp. 845-928.)

165 Dialogue of Comfort against tribulacion, en trois livres (English Works, pp. 1130-1164).

166 Pour nous en tenir aux ouvrages les plus récents et les plus répandus, mentionnons l’Histoire de Henri VIII par M. Audin, chap. VII-IX, et la notice citée de M. Nisard, §§ X-XII.

167 Epistolae, pp. 1439-1441.

168 Epistol., fol. 1440 : Sed interim pectus mihi occupavit nescio quid morbi : cujus non tam sensu et dolore crucior, quant eventus metu ac timore sollicitor.

169 Toute cette digression de l’épître de Morus mérite d’être étudiée de point en point ; elle fournit des circonstances atténuantes au procès encore pendant, intenté à la mémoire d’Érasme.

170 Tu semper altior et sublimior evaderes, p. 1440.

171 Même lettre, p. 1441.

172 Cette lettre, sans date, est écrite quelques mois après la première. (Erure nostro chelseico. – pp. 1856-1857.)

173 Comme l’appelle très-bien M. Audin (Slapleton, p. 179).

174 La copie de cette épitaphe ne parvint à Érasme qu’avec cette seconde lettre dans laquelle elle lui est promise (p. 1857) ; on croirait que le texte en a été joint à tort à la première lettre, celle du 14 juin 1532 (pp. 1441-1442 de l’édition de Leyde). L’épitaphe en question se compose de deux pièces : un récit de la carrière de Morus, en prose, destiné à être gravé sur les parois de son tombeau (Tabula affixa ad sepulchrum), et puis une véritable inscription en distiques. Voir le texte latin dans Stapleton, notes, pp. 393-394, et la traduction française dans Nisard, pp. 225-327.

175 Hoc ambitiose feci. Epist.,p 1857.

176 Lettres, p. 1810, infra. Voir Stapleton, notes, pp. 179-181 et Histoire de Henri VIII, t. II, pp. 154-155. – Dans son Apologie, Morus disait formellement qu’il n’avait donné à aucun ni coups, ni même une chiquenaude sur le front (chap. 26, p. 901-902).

177 Qu’on n’oublie pas que le matérialisme et l’athéisme étaient chez les Utopiens des crimes d’État. Dans la monarchie anglaise, c’était aussi un crime d’État que l’hérésie, négation d’un ou de plusieurs dogmes essentiels du christianisme.

178 Études citées, § VIII, pp. 228, 248-249.

179 Cette lettre, qui a dû être écrite vers la fin de l’an 1532, est rangée parmi les lettres sans date positive dans la Correspondance d’Érasme, édition de Leyde, pp. 1809-1812.

180 Ut est ingenio plane philosophico. (Ibid., p. 1810.)

181 Érasme qui se sert de la même expression dans son épître sur la fin de Morus (Lettres, page 1770, infra), avait été frappé du grand attachement aux pratiques religieuses du christianisme, qui distingua le littérateur anglais à tous les moments de sa carrière ; il a usé d’un terme n’impliquant pas pour lui le blâme d’une piété sincère, qu’il a souvent louée chez d’autres hommes.

182 Même lettre à J. Faber, p. 1811. – Quand Érasme écrivait cette justification de Morus, il ne pouvait connaître encore les déclarations formelles consignées par l’ex-chancelier dans son Apology, composée en 1533 : c’est l’erreur qu’il détestait et qu’il voulait détruire en sauvant les personnes (chapitre 97, p. 903. Voir Nisard, p. 245).

183 Érasme s’est exprimé de même, dans bien des endroits de ses écrits et de ses lettres, sur la perturbation sociale qui a suivi de près, dans une grande partie de l’Allemagne et de la Suisse, la prédication du Luthéranisme et du Zwinglianisme.

184 L’histoire ancienne fournit à Érasme les noms d’illustres romains qui ont désiré le bonheur du repos sans l’obtenir : Scipion l’Africain, Pompée, Tullius, Octave.

185 Voir Stapleton, chap. IX, More dans sa famille, et chap. X, l’école chrétienne de Thomas More, avec les notes de la traduction française, ainsi que le chap. XXII de l’Histoire de Henri VIII, par M. Audin.

186 Lettre à J. Faber, p. 1812.

187 Lettre du 19 août 1520 (p. 570).

188 Nisard, Études, p. 229. – « Nous ne voyons pas bien ce qu’il faut entendre par l’âpreté dogmatique de la fin de sa vie », dont parle ailleurs M. Nisard (p. 185), s’il était permis à Morus de rester catholique inflexible et homme bon, comme il a apparu à cet écrivain après toutes ses lectures achevées.

189 Après bien des alternatives d’émotion et de froide réserve, le critique dont nous avons bien des fois rapporté les opinions se dit contraint de s’incliner devant les fortes croyances de Morus, dont le siècle actuel n’a plus selon lui qu’une idée affaiblie. Études, pp. 295-300.

190 Édition de Leyde, tome III, pp. 1763-1771. On y lit en tête de la lettre : « Erasmum auctorem habere persuasum est nonnullis... » Voir Audin, dans Stapleton, pp. 389-390.

191 On y lit sa belle déclaration sur l’Église, « grand conseil des chrétiens », si souvent citée, et vantée par Bossuet (Variations, libre VII, ch. 15).

192 L’auteur dit à plusieurs reprises qu’il travaille d’après une relation écrite en français, d’après la rumeur publique, et d’après des lettres d’amis. Il parle aussi, relativement à J. Fisher, de particularités qui lui sont venues de la Flandre, si proche de l’Angleterre.

193 Epist., p. 1767. Voir Audin, Hist. de Henri VIII, t. II, chap. VII.

194 Sans partager toutes les opinions de M. Nisard sur Érasme (dans ses Études sur la Renaissance), il nous semble qu’à cet endroit il a bien observé l’espèce d’aridité qui avait desséché l’âme d’Érasme dans ses derniers jours.

195 Stapleton a inséré tout ce passage au chapitre XXI de son Histoire (trad. franc., p. 396-398.)

196 Il était encore en Belgique quand il écrivait au diplomate anglais, Richard Pace ou Pacaeus, ami de Morus : « Je le vois, la cour lui réussit si bien que j’en ai pitié pour lui ! » (Lettre du 11 juin 1521. Anderlecht, p. 646.)

197 Le refus que fit Érasme du chapeau de cardinal était un peu dédaigneux. Voir sa Vie par de Burigni, t. II, p. 388 suiv., p. 393.

198 Lettre de Bâle, 31 août 1535 (Epist., p. 1513) : Quo hominum jugo nunquam Anglia habuit quicquam sanctius aut melius.

199 Voir de Burigni, t. I, p. 190, et t. II, pp. 394-395.

200 Notice sur Mélanchthon par Nisard, dans ses Études sur la Renaissance, p. 444.

201 Lui aussi, il combattit Luther, vengea Henri VIII de ses injures, et écrivit, en 1527, un livre remarquable sur l’Eucharistie en réfutation d’Œcolampade.

202 Érasme a retracé admirablement en quelques lignes sa carrière épiscopale (Épître citée, p. 1767).

203 Bien des prélats qui fléchirent au premier instant se rétractèrent plus tard, et même souffrirent persécution sous Henri VIII et sous Édouard VI.

204 Voir le chap. XXI de Stapleton, p. 398.

205 Dans son Histoire de Henri VIII, publiée en 1847, M. Audin cite cette lettre autographe de Goclenius acquise, en 1843, par un heureux notaire de Châlons-sur-Marne (t. II, pp. 116-117, 122, édition de Liège). Jusqu’à nouvelle information, nous pensons que l’on a confondu peut-être avec Goclenius, à qui on n’attribua rien de semblable, Jean Cochlée, auteur d’une relation citée par Stapleton, ou bien encore qu’on a pu inscrire le nom de Goclenius sur un manuscrit ou sur une copie de l’Épître d’Érasme lui-même (qui avait pris d’abord le faux nom de Courinus Nucerinus).

206 Cette Noenia aurait été publiée en 1536, à Louvain (de Burigni, tome II, p. 559, note). Stapleton cite le poème et en donne deux extraits. (Texte latin des Tres Thomae, pp. 357 et 367). – Le poète, Joannes Secundus Nicolaius Hagiensis, est mort lui-même le 24 septembre 1536.

207 Traducteur des livres poétiques de la Bible en vers élégiaques, J. Latomus fit aussi un recueil de poésies diverses (Anvers, Plantin, 1571 et 1587). Voir Foppens. Bibl. Belg., p. 521, et les Mémoires de Paquot, t. III, pp. 15-16 (éd. in-fol.). Il est un autre poète du même temps, Jacobus Latomus, né à Berg-op-Zoom, et surnommé Berganus.

208 Voir les Epitaphia in laudem Erasmi, au tome Ier la grande édition d’Érasme.

209 Opera, tome I (p. 18, introduction), Encomia in laudem Erasmi. – La même pensée fut encore exprimée en deux distiques. (Voir ibid. Epitaphic) par Thomas Lineus, étudiant originaire de la Gueldre, qui devint docteur en droit à Louvain en 1536. Foppens, Bibl. Belg., p. 1139.

210 The Workes of Sir Thomas More... wrytten by him the Englysh tonge (sic). Anno 1557, pp. 1458, in-folio. Voir sur cette édition des œuvres anglaises le Manuel de Brunei.

211 THOMAE MORI, Angliae ornamenti eximii, lucubrationes, ac innumeris mendis repurgatae. Basileae, apud Episcopium F. 1563, pp. 530, in-8o plus 15 feuillets avec chiffres de préliminaires et 23 feuillets avec chiffres d’index.

212 THOMAE MORI angli, viri eruditionis pariter ac virtutis nomine clarissimi, Angliaeque olim Cancellarii, omnia quae hucusque ad manus nostras pervenerunt, Latina Opera : quorum aliqua nunc primum in lucem prodeunt, reliqua vero multo quam antea castigatiora – Lovanii, apud Joannen Bogardum sub Bibliis Aureis, anno 1569, folio (6 feuillets non chiffrés et 150 feuillets chiffrés). – Une édition des œuvres latines fut donné au siècle suivant en Allemagne (Lipsiae, et Francf. 1689, folio).

213 On trouve aussi la trace d’une édition de l’Utopie imprimé à Louvain en 1548 chez Servatius Sassenus.

214 Promu docteur en 1551 (Fasti academ., p. 113), Hentenius fui un des collaborateurs de la Bible dite de Louvain, et fit preuve d’une connaissance extraordinaire du grec dans ses écrits publiés en partie. Voir Foppens, Bibl. Belg., p. 657.

215 Voir au verso du 6e feuillet la formule signée de Hentenius : « Haec Thomae Mori opera, ita correcta, judico non sine fructu excusa tradi mortalibus posse, etc. » – Voir ci-dessus, second article, p. 517.

216 M. de Reiffenberg a donné une notice sur le travail de Hentenius, encore manuscrit, dans ses Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque dite de Bourgogne. Part. 1, 1829, pp. 25-33.

217 Vers 1528 plusieurs ouvrages du cardinal Pole qui avait été légat en Flandre, furent publiés à Louvain.

218 TRES THOMAE seu de S. Thomae apostoli rebus gestis, etc. Authore Thoma Stapletono Anglo. S. Theolog. Doctore. Duaci, ex officina Joannis Bogardi. MDLXXXVIII, pp. 375, in-8o. – On trouve dans ce volume un portrait gravé de Th. Morus.

219 La version française de cette biographie, composée de nos jours, fait suite aux publications de M. Audin sur les principaux personnages de l’ère de la Réforme. Cet écrivain l’a enrichie de notes historiques et littéraires, pour la plupart fort utiles.

220 Voir Foppens, Biblioth. Belg., pp. 1141-1143, Paquot, Mémoires, t. II, pp. 526-533, et Vernulaeus, Acad. Lotaniensis, p. 153. – Sans aucune preuve, M. Audin fait mourir Stapleton à Douai.

221 Tome IV de Opera in-folio, pp. 931-1057.

 

 

 

 

 

 

 

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