L’État sans Dieu, mal social de la France

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Auguste NICOLAS

 

 

 

 

 

 

1872

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La nation chérie a violé sa foi ;          

Elle a répudié son époux et son père.

RACINE, Esther, acte I, sc. IV.  

 

 

 

 AVERTISSEMENT.

 

_______

 

 

Au sortir de nos désastres, la conscience du pays a été prise d’un mouvement dont on ne peut méconnaître la noblesse. Au prix de notre orgueil national, si cruellement éprouvé déjà par nos défaites et par nos discordes, elle a scruté ouvertement les causes de nos malheurs ; elle a porté la lumière de ses enquêtes sur les plus secrètes hontes qui les avaient préparés ou aggravés ; elle a institué des commissions parlementaires pour y traduire les divers coupables, et nous avons eu comme des Grands Jours. Au delà de ces investigations officielles, nous nous sommes recherchés inexorablement les uns les autres dans les diverses parts que nous pouvions avoir eues à nos maux, et nous avons offert le spectacle d’une nation qui ne laisse à nulle autre, pas même à sa plus cruelle ennemie, le soin d’exercer sur elle toutes les sévérités de la justice. Il y a là un vif sentiment de la responsabilité qui n’est pas sans grandeur, et qui témoigne d’une riche réserve d’honneur et d’intégrité publique. Un peuple qui a tellement la conscience des torts qui l’ont déshonoré, et qui, dans sa plus grande détresse, s’occupe à les flétrir, ne devrait pas être incapable de se relever.

Cependant nous ne nous relevons pas : tout fait craindre même de nouveaux naufrages. On peut dire que c’est la faute du pilote ; mais on ne peut disconvenir que ce ne soit aussi la faute de l’équipage et des passagers ; et toutes ces fautes, en somme, viennent d’un vice plus profond. Il ressort en effet de toutes nos investigations et de toutes nos récriminations, que les coupables sont si nombreux, qu’ils deviennent diversement tout le monde, et qu’ils accusent un mal commun sous toutes ces variétés. Cela ne les décharge pas sans doute, et la conscience nationale ne saurait en être désarmée ; mais sa rigueur même l’oblige à quelque chose de plus : à un véridique retour sur elle-même et à la courageuse recherche de ce mal commun. Que si, au lieu de nous honorer par cette grande enquête, plus préoccupés des responsabilités privées que de la responsabilité publique, nous ne poursuivons celles-là que pour échapper à celle-ci, et particularisant toujours nos accusations, si nous nous buttons ainsi aux auteurs immédiats et aux causes secondes de nos malheurs, sans jamais aller au delà : alors, nous nous abusons gratuitement sur le mal social qui les a produits et qui ne cessera de les reproduire, nous en devenons les dupes volontaires et les artisans, et toute cette belle ardeur de justice en devient suspecte et trompeuse. C’est ce qui s’appelle courir après la pierre qui nous frappe, au lieu de s’élever en haut pour voir la main qui la jette, pour reconnaître la cause première et générale qui l’a provoquée, et qui, par notre persistance à la méconnaître, continue à la provoquer.

C’est cette cause première, c’est ce mal public que je viens dénoncer et discuter dans les quelques pages qui vont suivre.

Je ne m’abuse pas sur la difficulté de l’entreprise, non en elle-même, mais par l’opposition que l’évidence même de ma démonstration va soulever. Je sais contre quelle masse de préjugés je vais me heurter, quelles montagnes de préventions et de parti pris, même chez les bons, je vais avoir à déplacer. Mais, dans l’extrême décomposition où nous continuons à descendre, d’impuissance en impuissance, une chose me semble avoir droit à la liberté, je dirai même au respect, sinon à la sympathie : c’est une conviction profonde, qu’anime le seul amour de la vérité, et qui, en s’acquittant du patriotique devoir de la dire, se décharge sur le devoir qui incombe aux autres de l’entendre.

J’ai foi d’ailleurs encore dans la raison, dans le bon sens, dans la réflexion et dans la conscience de ceux auxquels je fais appel, fut-ce contre eux-mêmes, alors qu’il y va du suprême salut social. J’ai foi dans l’empire final du juste et du vrai.

Et puis enfin je me dis, avec un illustre publiciste : « Un homme a rempli la première et la plus noble destination de l’être intelligent et raisonnable, lorsqu’il a appliqué son esprit à connaître la vérité et à la faire connaître aux autres ; c’est une fonction publique, et une sorte de ministère qu’il ne paye pas trop cher de sa fortune, de son repos, et même de sa vie 1. »

 

Juillet 1372.            

 

 

 

 

 

 L’ÉTAT SANS DIEU

 

MAL SOCIAL

 

DE LA FRANCE

 

 

 

 

 

Mon mal vient de plus loin... 2.        

 

Il y a plus d’un siècle déjà, en 1767, un moraliste, d’autant plus obscur qu’il était plus éclairé, s’exprimant en un style dont le tour rappelle La Bruyère, conseillait une précaution à ceux qui, comme moi, auraient un jour le souci de ramener l’esprit public aux éternels principes du sens commun :

« Je conseillerais, disait-il, à tous ceux qui espèrent vivre, et à qui le délire épidémique n’a pas encore fait tourner la tête, de recueillir bien précisément les lumières de leur bon sens, et d’écrire, comme quelque chose de fort rare, ce que du premier coup d’œil leur esprit décidera juste et convenable. Surtout qu’ils prennent garde de se rebuter par la raison que cela leur paraîtra trop évident. En 1797 ou 98 au plus tard, il sera temps de faire imprimer le recueil : alors on trouvera neuf ce qu’il y a de plus simple ; et je craindrais même, vu le progrès de la déraison, que ce livre ne parût encore trop extraordinaire. Cependant, je pense que peu à peu on s’y accoutumera. Ainsi un malheureux, tout à coup sorti du noir cachot où il languissait depuis bien des années, souffre de la première vue du soleil ; mais il ne tarde pas à s’y faire 3. »

Venant soixante-quinze ans après le terme assigné par le piquant publiciste, je ne sais si je n’arrive pas trop tard, et si nous ne sommes pas à cette époque où, disait-il encore, « les vérités qu’on a toujours regardées comme le rudiment des mœurs et la source de l’honnêteté publique auront tellement dégénéré en problème et en paradoxe, qu’on n’entendra plus raison sur rien, et où le brouillard gagnant et s’étendant sur toute l’Europe, on n’y verra plus en plein midi ».

Cependant je me décide, à la faveur de l’éclaircie que la foudre a faite un instant sur les abîmes où les préjugés modernes nous ont conduits.

 

 

I

 

« Pour les nations comme pour les individus, dit quelque part Bossuet, le malheur fait dans les âmes un vaste désert où retentit la voix de Dieu. »

Cette grande voix a retenti au milieu de nous, jusqu’à trouver des échos parmi les plus indifférents et les plus hostiles.

« Nous assistons (disait la Patrie, à la veille des suprêmes horreurs de la Commune) au dernier acte de la Révolution française : il est lamentable ; la société sortie de la Révolution, imprégnée de ses principes, achève en ce moment de faire ses preuves de langueur et de stérilité. Puissent les dernières scènes du drame qui vont se précipiter ne pas nous apporter, comme surcroît à l’accablante douleur de la défaite, quelque parodie de terreur et l’humiliant spectacle des convulsions d’une démagogie expirante !

« Il nous faut rompre avec nos préjugés d’enfance, dit M. Sarcey, dans un écrit reproduit par le Gaulois du 10 mai 1871, et répudier une part de l’héritage de 89. Retranchement douloureux ! pénible sacrifice ! mais le salut est à ce prix. C’est la France à refaire, à refaire de haut en bas. »

Le Figaro, du 5 septembre, dans un excellent article plein d’humour, exécute aussi l’idole avec un bon sens et une verve de sincérité qui l’honore. Cet article serait à reproduire en entier, et je ne peux qu’y renvoyer le lecteur. J’en détache seulement cette verte et loyale parole :

« Maintenant, si vous me demandez ce que m’a fait la grande Révolution, je m’en vais vous le dire : elle m’a élevé, c’est ce que je ne lui pardonnerai jamais ! C’est grâce à elle que je suis ce que vous voyez. C’est à elle que je dois ces professeurs de l’Université qui détruisaient d’un côté ce que la religion m’enseignait de l’autre ; c’est à elle que je dois, en entrant dans la vie, de m’être trouvé sans foi à un drapeau, sans affection pour aucun prince, sans conviction pour aucun principe ! »

La Revue des Deux-Mondes elle-même, cette citadelle des doctrines révolutionnaires, fait feu contre la Révolution :

« Pourquoi serions-nous moins hardi que nos ruines ? dit-elle. Pourquoi nous aussi ne parlerions-nous pas ouvertement, et ne dirions-nous pas tout haut ce que nous pensons tout bas, bien mieux ce que nous avouons dans toute conversation où se rencontrent deux Français possédant le sentiment de l’histoire nationale et quelque peu soucieux des destinées futures de leur pays ?

« Ce que nous pensons tout bas, les uns en se soumettant docilement à la vérité, les autres en rechignant contre les clartés de l’évidence, c’est que la banqueroute de la Révolution française est désormais un fait accompli, irrévocable. Il n’est pas une seule de ses promesses que la Révolution n’ait été impuissante à tenir, il n’est pas un seul de ses principes qui n’ait engendré le contraire de lui-même et produit la conséquence qu’il voulait éviter. La liberté ? elle n’a jamais pu nous la donner qu’avec intermittence, et elle nous l’a toujours donnée sans franchise. L’égalité ? elle l’a compromise par une interprétation brutalement matérialiste qui, renversant les rôles, reconstruit au profit de la pauvreté et de l’ignorance les privilèges de la science et du rang. Pour toute fraternité, elle ne nous a fait connaître jusqu’à présent que celle de Caïn pour Abel. »

L’auteur de l’article continue ainsi à parcourir tous les principes engagés par la Révolution française : le règne de la loi, la souveraineté nationale, les droits de la conscience, l’unité nationale, l’idée de la patrie, la suprématie politique de la France, et il constate leur avortement, pis que cela : « Prenez, dit-il, laquelle de ses idées les meilleures, les plus célébrées, et vous verrez qu’elle a produit des résultats infiniment plus désastreux que le mal qu’elle se proposait de guérir. De quelque côté qu’on regarde, l’avortement de la Révolution française est complet, et l’enfant qu’elle a mis au monde, allaité par des doctrines d’une santé si douteuse, suçant le pus avec le lait, meurt de ce qui le fait vivre et vit de ce qui le fait mourir 4. »

Ces aveux et ces répudiations vont trop loin et portent à faux. Il y a vingt ans nous dénoncions, nous aussi, la Révolution de 89, fille de celle du XVIe siècle et mère de toutes celles qui ont suivi, comme devant aboutir à notre ruine. Nous fûmes traité d’intolérant et de visionnaire. Aujourd’hui, nous sommes dépassé en un sens par ceux-là mêmes qui nous reprochaient d’aller trop loin, et c’est nous qui devons sauvegarder contre eux nombre de biens acquis en 89 et qu’ils sont trop disposés à jeter par-dessus bord dans la tempête, pour retenir encore le vrai mal que seul il faut extirper.

Ne nous abusons pas ; car nous n’avons plus le temps de faire de nouvelles expériences. Ce qui est à répudier, ce ne sont pas la plupart des vérités et des réformes qu’on a faussement qualifiées de conquêtes de 89 et qui, venues à terme seulement à cette funeste époque, sont le fruit précédemment élaboré de la civilisation chrétienne.

Ce qui est à répudier, c’est LE PRINCIPE de 89 ; c’est son esprit.

Pour me servir des expressions de la Revue des Deux-Mondes, ce n’est pas le lait qu’il faut rejeter, c’est le pus.

Mais, illusion déplorable ! alors que le principe de décomposition est arrivé à putréfier la masse entière de la nation, et qu’on est forcé de reconnaître enfin qu’il y a beaucoup à rejeter, c’est ce fatal principe qu’on est disposé à garder seul, fût-ce au prix de tous les biens qu’il empoisonne.

C’est ainsi que la Revue des Deux-Mondes conclut à proposer, comme expédient à la situation, le retour à... la révolution de 1830 !...

On comprend très bien qu’on ne tienne plus beaucoup aux principes de 89, du jour où les classes populaires viennent nous en disputer le monopole, et que, excellents pour renverser la vieille société, ils deviennent détestables du jour où la société parvenue se trouve elle-même en butte à la société de l’avenir. Il serait commode de pouvoir remonter ainsi à 1830, au parfait régime des satisfaits, à égale distance de 1789 et de 1872, de l’ancien régime renversé et de celui qui nous menace, clouant pour ainsi dire à cette date la roue de la Révolution.

Mais le principe du mouvement qui nous pousse toujours en avant et ne nous permet pas d’arrêter, nous permet encore moins de remonter la pente, encore moins de nous y établir en arrière sur ce principe même qui nous emporte ; il nous faudrait en toute hypothèse refaire le même chemin que nous avons fait depuis, et qu’a-t-il de si enviable ? Ah ! loin de revoir de tels malheurs, cherchons plutôt à en conjurer une bonne fois la cause, et si nous devons remonter, remontons jusqu’à la vérité.

C’est ainsi que nous jugions la situation en 1851 :

« Nécessairement, disions-nous alors, la société est perdue, si elle ne fait retour au principe d’autorité d’où Luther l’a détachée. Elle a vécu depuis lors jusqu’à ce jour de la vérité chrétienne maintenue dans l’Église, et de ce qui s’était conservé de cette vérité dans le protestantisme même. Mais le progrès de l’erreur ayant tout à la fois séparé de plus en plus le monde de l’Église et dépensé la portion de vérité qu’il emportait dans cette séparation, il ne reste plus rien pour vivifier la société. Vainement essayerait-on de revenir en arrière, et de reprendre une des positions qu’on a traversées sur la pente de l’erreur. Chimère ! Le monde ne refait pas ses destinées. Ce qui est passé est passé. La position qui était tenable hier, a cessé de l’être aujourd’hui que le terrain est creusé en dessous. Voltairianisme, rationalisme, libéralisme, et tous les régimes qui en ont été l’expression, ont pu être transitoirement quelque chose, mais ne sont plus, ne peuvent plus être rien ; parce que tous sont absorbés par le socialisme qui en est sorti et qu’on ne peut plus y faire rentrer. Une seule chose subsiste avec l’erreur totale : c’est la vérité totale ; la vérité qui ne passe pas, qui était hier, qui est aujourd’hui, qui sera demain, et par qui seulement nous pouvons être...

« Qui que vous soyez, qui lisez ceci, ajoutions-nous, membres d’une société qui n’a plus que les dernières ressources de l’empirisme pour gagner quelques jours de vie ; vous tous qui sentez dans votre âme la grande responsabilité de l’avenir, et l’insigne honneur que la Providence a fait à notre temps de pouvoir décider de la vie ou de la mort du monde : honnêtes gens de toutes les opinions qui flottez dans le scepticisme, je vous adjure, au nom du sens social qui est en vous et qui parle en ce moment à votre jugement et à votre cœur, de vous rendre enfin à une vérité si prodigieusement démontrée par les horribles conséquences de sa négation. Allez aux abîmes, ou revenez à la foi. Celle-ci ou le chaos. Il n’y a plus de milieu. Ce dilemme n’a pas seulement pour lui l’expérience d’un siècle de révolutions qui nous y a conduits, les sauvages manifestes du socialisme qui nous y enferment, mais l’autorité de la Destruction elle-même qui se dresse de toutes parts autour de nous pour nous accabler 5. »

Nous eûmes le tort alors, aux yeux des politiques, de pousser ce cri d’alarme trop tôt, avant le déluge ; Dieu veuille que nous ne le répétions pas aujourd’hui trop tard !

Pour cela, allons au fond des choses, et dégageons-en la vraie vérité, entre tant de vérités douteuses, relatives et contestables dont on cherche toujours à la déguiser.

 

 

II

 

La vraie vérité, ai-je dit, c’est que nous achevons de mourir, non pas tant des réformes de 89 que du principe de 89, seul sérieux, seul réel, dans lequel seul consiste la Révolution, qui a empoisonné tout le travail de ces réformes, et qui, parce qu’il est faux et coupable, ne pouvait être que ruineux et mortel.

Marquons d’abord le caractère général de la Révolution et ce qui en constitue la criminelle folie.

Il y a eu deux mouvements en 1789 : un grand, beau et salutaire mouvement de réforme auquel tous les esprits, tous les cœurs honnêtes et généreux dans toutes les classes de la société, royauté, noblesse, clergé, bourgeoisies concouraient à l’envi, et dont les vœux étaient déposés dans les cahiers partis de tous les points de la France. On n’a jamais vu peut-être une nation plus admirablement unanime dans le sacrifice, voulant opérer sur elle-même la réforme de ses abus et la réalisation de ses progrès.

Mais ce mouvement, combien a-t-il duré ? Le temps d’arriver au siège de sa concentration et de son élaboration, à l’Assemblée constituante. Il est venu expirer au seuil de la salle du Jeu de paume.

Là, un autre mouvement, un tout autre esprit a surgi et s’est substitué au premier : un mouvement, un esprit révolutionnaire.

Ce n’a pas été un excès, un emportement du premier élan ; mais l’explosion d’un principe tout différent, d’une intention adverse, qui l’a dénaturé et absorbé.

Le premier était la réforme de ce qui était par sa transformation ; le second, sa refonte par la révolution.

Il y a entre ces deux choses, réforme et révolution, un écart qui n’échappera pas aux esprits sérieux.

Une nation, une société, est un être organique, un corps vivant qui, à son origine, a pu être ou ne pas être, être de telle ou telle façon, mais qui, une fois qu’il a pris naissance, qu’il s’est formé et développé, par le concours et la succession de mille circonstances et de mille influences, constitue une existence comme celle de chacun de nous. Il a sa vie : sa vie, qui n’est pas chose artificielle et de pure convention, mais l’œuvre de la nature, du temps et des évènements. Il peut subir des corrections, des transformations, des réformes, mais à une condition : c’est qu’on ne touchera pas à sa vie même, sur laquelle et par laquelle doit se faire l’opération. Que si, dans la confiance qu’on peut lui rendre la vie, on commence par la lui ôter, on fait acte de folie. L’homme ne peut que modifier et que réformer : il ne peut refondre ; il ne peut travailler que sur la vie ; il ne peut créer, ni par conséquent recréer.

« Entreprendre de refondre une si grande masse que la société, – dit très sensément Montaigne, – c’est l’affaire de ceux qui veulent guérir la maladie par la mort, et qui sont plus désireux de détruire que de modifier. »

Telle a été l’entreprise de la Révolution, tel est le procédé constant des révolutionnaires.

Précédemment, et dans le cours de sa longue et glorieuse existence, sous Charlemagne, S. Louis, Louis le Gros, Charles V, Richelieu, la France avait grandi par de sages ou de vigoureuses réformes, qui toutes s’appuyaient précisément sur ce qui était vivant en elle pour le dégager et le développer. Pour la première fois on a érigé en principe la mort préalable.

La Révolution a opéré à la façon criminellement crédule des filles du roi Pélie, dont parle la Fable, qui, à l’infernale instigation de Médée et sur la foi de son art magique, commencèrent par égorger leur vieux père et firent bouillir ses membres dans une chaudière comme seul moyen de le rajeunir.

Mais ce procédé général de la Révolution est venu s’aggraver d’une erreur plus insensée et plus criminelle encore : dans cette refonte, non seulement on attenta une fois à la vie nationale, mais on écarta à toujours, comme condition et objet même de l’œuvre, le principe de toute vie sociale.

On a tenté à cette époque une œuvre contre nature, on a voulu prendre à revers et à rebours le genre humain : créer un état social en dehors de la condition éternelle de l’homme et de l’humanité, contraire à l’instinct et à la pratique universels, qui ne s’est jamais vu, qui ne se voit encore aujourd’hui nulle autre part dans le monde, et qui fait de cette tentative une monstruosité isolée dans l’espace et dans le temps, d’où devaient logiquement sortir toutes nos décadences morales, nationales et sociales.

On a entrepris cette gageure contre le bon sens et la nature des choses, de vouloir fonder une société civile et un gouvernement humain en rejetant la pierre angulaire de toute fondation de cet ordre, et le ciment qui en relie toutes les parties : la Religion.

Non seulement on n’en a pas tenu compte, mais on s’est fait un système de la proscrire de toutes les institutions ; on s’est fait un principe, non de distinguer, ce qui doit être, mais de séparer, d’éliminer tout élément religieux du monde social : de faire une société civile parfaitement privée et soigneusement dépourvue de toute religion.

On a voulu bâtir une cité humaine, comme si l’homme, qui en est l’agrégat, n’était pas un être religieux, comme s’il était à lui-même l’unique cause et l’unique fin de son être, comme s’il pouvait se suffire pleinement à lui-même dans toutes les exigences et toutes les conditions de sa nature, sans nulle dépendance, sans nul besoin de justice, de lumière, de force, de compensation, de secours et de recours, par rapport à quoi que ce soit de supérieur. On a voulu faire comme si ce qui est nécessairement n’était nullement.

Cette doctrine, qui a été le partage de quelques cerveaux excentriques ou comprimés dans les âges de décadence, et dont la profession a toujours soulevé la conscience universelle, l’ATHÉISME, on l’a choisie pour en faire la condition légale et pratique du gouvernement d’un grand peuple ; ou l’a étendue et imposée à toute une grande nation.

On a fait comme s’il n’y avait pas de Dieu et comme si l’homme était Dieu. On a renversé Dieu et on s’est mis en sa place : imitant dans l’ordre moral ce que serait dans l’ordre physique la conduite de son soleil et le bruit de son tonnerre. On a tenté la folie de Phaéton et le crime de Salmonée.

Voilà la Révolution : tel est le principe radical de 89 ; tel est son dogme.

C’est un déicide social : et bien certainement on a exécuté Dieu autant qu’on l’a pu dans les institutions et dans les mœurs politiques.

Mais on n’exécute pas Dieu, on n’exécute pas l’éternelle nature, et c’est se briser que de le tenter ; c’est se priver de la vie ; c’est mettre en soi un principe de mort.

Tout déicide ne peut être qu’un suicide.

J’en appelle à la réflexion intime du lecteur, à sa simple raison, pour reconnaître cette incontestable vérité, en attendant que je la dégage de tous les sophismes.

Mais est-il possible, dira-t-on, que tout un siècle, toute une nation ait donné systématiquement et volontairement dans ce qui serait faux au point que vous le dites, contre nature et monstrueux, comme qui serait de marcher la tête en bas ? La faculté d’errer a beau être grande dans l’humanité, elle n’ira jamais jusqu’à un renversement aussi général et aussi prolongé ; et il y a dans le fait seul une telle importance, qu’il s’en dégage un préjugé digne de quelque considération.

J’en conviens. Mais convenez par cela même que cette considération se retourne contre l’argument de toute la proportion qu’il y a entre un siècle et tous les siècles, une nation et toutes les nations, et que si ce n’est pas la France depuis cent ans qui marche la tête en bas, c’est (chose bien plus monstrueuse, préjugé bien autrement considérable) le genre humain tout entier, au sein duquel la France moderne fait seule exception, et contre qui elle a prétendu faire révolution. Et lorsqu’on voit cette révolution aboutir à de telles catastrophes et de telles ruines que ses plus zélés partisans sont les premiers à s’écrier : Nous assistons au dernier acte de la Révolution française et il est lamentable, – la France est à refaire de haut en bas, – rien n’est plus bête que la grande Révolution, – la banqueroute de la Révolution française est désormais un fait accompli, irrévocable, etc., etc., convenez, dis-je, qu’on est bien autorisé à conclure que ce n’est pas le genre humain, mais la France de 1789 qui est dans le faux.

Il est un fait prolongé comme l’histoire et grand comme le monde : c’est que la nature humaine est ainsi faite que jamais et nulle part elle n’a pu être gouvernée et subsister socialement et nationalement sans religion. Il n’y a pas d’exemple du contraire. On ne l’a même jamais tenté, si ce n’est dans notre France, qui est précisément la victime d’expérience de cette impossibilité.

Il est même à observer que la grandeur ou la décadence des nations, pourvues de cette condition d’existence, a été en raison de son culte ou de son abandon :

 

            Di multa neglecti dederunt

            Hesperiæ mala luctuosæ.

 

disait l’épicurien Horace.

Que doit-ce donc être d’une nation qui a voulu se faire un régime de l’exclusion de cette condition, dont la négligence seule est si désastreuse !

Je ne crois pas qu’il existe dans les temps anciens non plus que dans les temps modernes un seul politique, un seul penseur digne de ce nom, quelles que soient ses convictions personnelles, qui n’ait proclamé cette vérité.

Elle est banale et vulgaire, tant elle est hors de discussion.

J’en produirai cependant deux témoignages.

Le premier est d’un contemporain et d’un juge de la révolution de 89, le célèbre anglais Edmond Burke, qui se prononçait ainsi sur le caractère antisocial de ce régime au moment où on l’inaugurait.

« Nous savons, et, qui mieux est, nous sentons intérieurement que la Religion est la base de la société civile et la source de tous les biens et de toutes les consolations ; nous sommes tellement convaincus de cette vérité en Angleterre, que vous y rencontreriez quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent qui préféreraient la superstition à l’impiété. Nous ne serons jamais assez fous, lorsque nous aurons à retrancher quelque corruption, à suppléer quelques défauts, ou à perfectionner la substance d’un système quelconque, pour appeler à notre aide sa substance ennemie : si nos opinions religieuses devaient quelque jour exiger de plus amples explications, ce ne serait pas l’athéisme que nous appellerions pour nous les donner... Nous savons, et nous mettons notre orgueil à le savoir, que l’homme est par sa constitution un être religieux ; que l’athéisme est non seulement contraire à notre raison, mais qu’il l’est même à notre instinct, et qu’il ne peut pas le surmonter longtemps. Mais si, dans un moment de débauche, si dans le délire d’une ivresse causée par cet esprit ardent distillé à l’alambic de l’enfer qui est en ce moment dans une si furieuse ébullition en France, nous devions mettre à découvert notre nudité en secouant la religion chrétienne, qui a fait jusqu’à présent notre gloire et notre consolation, qui a été une grande source de civilisation parmi nous, ainsi qu’elle l’est parmi tant d’autres nations, nous craindrions (étant bien avertis que l’esprit ne souffre pas le vide) que quelque superstition grossière, pernicieuse et dégradante ne vint en prendre la place 6. »

Le second témoignage que je crois bon de produire est celui de M. Thiers. Dans une page où le scepticisme laisse place à ce bon sens pratique qui l’inspire parfois très heureusement, quand l’intérêt de son sujet le demande, l’éminent historien a écrit :

« Il faut une croyance religieuse, il faut un culte à toute association humaine. L’homme, jeté au milieu de cet univers, sans savoir d’où il vient, où il va, pourquoi il souffre, pourquoi même il existe, quelle récompense ou quelle peine recevront les longues agitations de sa vie ; assiégé des contradictions de ses semblables, qui lui disent, les uns qu’il y a un Dieu, auteur profond et conséquent de toutes choses, les autres qu’il n’y en a pas ; ceux-ci, qu’il y a un bien, un mal, qui doivent servir de règle à sa conduite ; ceux-là, qu’il n’y a ni bien ni mal, que ce sont là les inventions intéressées des grands de la terre : l’homme, au milieu de ces contradictions, éprouve le besoin impérieux, irrésistible, de se faire sur tous ces objets une croyance arrêtée. Vraie ou fausse, sublime ou ridicule, il s’en fait une. Partout, en tout temps, en tout pays, dans l’antiquité comme dans les temps modernes, dans les pays civilisés comme dans les pays sauvages, on le trouve au pied des autels, les uns vénérables, les autres ignobles et sanguinaires. Quand une croyance établie ne règne pas, mille sectes acharnées à la dispute comme en Amérique, mille superstitions honteuses comme en Chine, agitent ou dégradent l’esprit humain. Ou bien, si, comme en France, en 93, une commotion passagère a emporté l’antique religion du pays, l’homme, à l’instant même où il avait fait vœu de ne plus rien croire, se dément après quelques jours, et le culte insensé de la déesse Raison, inauguré à côté de l’échafaud, vient prouver que ce vœu était aussi vain qu’il était impie.

« À en juger donc par sa conduite ordinaire et constante, l’homme a besoin d’une croyance religieuse. Dès lors que peut-on souhaiter de mieux à une société civilisée qu’une religion nationale, fondée sur les vrais sentiments du cœur humain, conforme aux règles de la morale privée, consacrée par le temps, et qui, sans intolérance et sans persécution, réunisse, sinon l’universalité, au moins la grande majorité des citoyens au pied d’un autel antique et respecté 7 ? »

Si ces réflexions sont dépourvues de la conviction qui convient au sujet, au moins, et même d’autant plus, témoignent-elles de leur nécessité politique. Après le bonheur de les prendre de plus haut, on ne pouvait en concevoir un plus grand pour leur auteur que l’occasion de les appliquer, et de se montrer fidèle à lui-même.

Napoléon Ier, avec la supériorité du héros sur l’historien, entreprit et accomplit ce que celui-ci sait si bien apprécier dans son livre. Il fit rentrer la société dans ses lois : il rétablit le culte national. Par là il ressuscita la France.

Le bienfait fut grand alors, et on sait à quel point la France lui eu fut reconnaissante.

Malheureusement, l’esprit de cette grande restauration fit défaut, et l’ambition de son auteur sembla ne l’avoir opérée que pour lui-même. Les institutions et les lois restèrent empreintes de l’esprit contraire : ce ne fut qu’un décorum, et bientôt il ne dépendit pas de lui que ce ne devînt une servitude. Il parut avoir rétabli la religion, non pour s’y soumettre, mais pour se la soumettre et pour s’élever sur elle, pour en faire l’autel de son pouvoir. On sait avec quelle dignité, quelle sagesse et quelle fermeté l’Église se refusa à cet abaissement, et sauvegarda le droit des âmes et la liberté des peuples, en opposant la seule poitrine d’un vieillard au despotisme césarien, comme elle le fait aujourd’hui au despotisme démagogique.

La Restauration reprit l’œuvre avec plus de franchise. Elle y mit même trop de naïveté. Elle crut trop au réveil religieux de la France, et le fit avorter pour vouloir le forcer. Elle identifia trop la religion et la politique, qui ne sauraient être trop distinctes, autant qu’elles ne sauraient être trop unies. On lui en a fait un crime : ce n’était qu’une faute. Mais ce qui fut un crime, ce fut la conduite de la Révolution qui, à perverse intention, identifia, elle, bien plus encore, la politique et la religion, et non seulement la religion, mais la morale, l’honnêteté publique, l’honneur, l’ordre, tout ce qu’il y a de plus nécessaire et de plus sacré parmi les hommes : mais pour les bafouer également et pour les ruiner. Je ne sache pas qu’il y ait un principe, un devoir, une vertu, même domestique, qui n’aient été outragés, aux applaudissements du libéralisme, par le Tyrtée de cette odieuse guerre, Bérenger. Il n’y a pas de république, même païenne, qui ne l’eût banni, alors que la France libérale le rapportait en triomphe de ses joutes judiciaires. Assurément, on ne pouvait faire, moralement parlant, la partie plus belle au pouvoir que de lui rattacher ainsi ce qu’il y a de plus sacré ; on ne pouvait l’autoriser davantage à défendre, en se défendant lui-même, l’ordre moral et social qu’on lui assimilait. Il ne le fit pas dans les règles. On l’attendait à ce piège où on l’avait resserré de plus en plus : il y tomba inhabilement, mais du moins noblement.

Le régime de 1830 fut une récidive de 89. Il en régularisa le principe, l’infusa dans tout l’organisme, et se flatta d’avoir fait un système légal parfaitement athée. La France descendit : les caractères, les gloires, les talents, les sentiments publics, la prépondérance nationale, tout baissa. Le droit, l’ordre, l’autorité et la liberté reçurent des atteintes profondes et incurables. Ce fut un équilibre d’intérêts sans principes. On s’installa dans la bourgeoisie, et on crut pouvoir s’y cantonner et s’y retrancher entre le haut et le bas. Ce fut un double escamotage : escamotage de la souveraineté, escamotage de la révolution. On se détacha d’autant plus de la masse qu’on en était plus rapproché et qu’on lui devait davantage.

Mais la masse, grossissant et montant, par la loi de la révolution même qu’elle avait faite au profit de la bourgeoisie contre la souveraineté, ne pouvait respecter son propre ouvrage tourné contre elle-même. Elle n’eut rien à faire pour le renverser : aucun principe supérieur ne se dressait pour l’arrêter, et elle n’avait qu’à reprendre à son profit le principe du gouvernement lui-même. Ce fut affaire de logique. Aussi, à la différence de 1830, 1848 ne fut pas à proprement parler une révolution : ce fut une échéance et une étape.

Depuis lors, c’est-à-dire à partir de 1830, jour de deuil, écrivait en 1835 un clairvoyant publiciste, d’abord pour ceux-ci, puis pour ceux-là, enfin pour tous, à mesure que, tour à tour, ils auront échoué à rien fonder à la suite 8 ; à partir de 1830, dis-je, la France a été sujette au mal caduc, ne se relevant par l’empirisme qu’aux dépens de son reste de constitution, et que pour retomber dans des convulsions de plus en plus brutales.

Telle est, à titre seulement de constatation, la genèse historique de nos malheurs, procédant du principe que j’ai dénoncé, d’abord en 1789, où il se produisit avec exaltation, puis en 1830, où il s’établit à froid : le principe de l’exclusion systématique de la religion des affaires humaines, le régime de l’État athée.

J’ai dit, et aucune contradiction ne peut s’élever à ce sujet, que, en fait, ce genre de gouvernement a contre lui le préjugé perpétuel et universel, c’est-à-dire la nature humaine telle qu’elle a toujours et partout fonctionné, dans l’infinie diversité de ses états et de ses régimes, et que nos malheurs caractérisent le seul essai qui en ait été jamais fait.

Je dois expliquer maintenant pourquoi il en est ainsi, et montrer que ce fait, trop constant pour ne pas impliquer une loi, a en effet sa loi, et ce qu’est cette loi.

 

 

III

 

L’esprit moderne a déserté la région de la métaphysique, et pour cause : c’est la région des principes. Élevons-nous-y un peu pour en rapporter, sur le grave sujet qui nous occupe, le catéchisme du sens commun. Le sens commun ! il est à refaire aujourd’hui. Entreprise difficile, sinon impossible : avec quoi refaire en effet le sens commun, si ce n’est avec le sens commun ? Essayons toutefois cette tâche de Danaïdes, dont le supplice sera de nous répéter.

L’homme est dépendant et libre.

Il est dépendant. Pour quel être humain sur cette terre est-il besoin d’exposer cette vérité ? Sa naissance, sa vie, sa mort, sa destinée, les milieux où s’agite son existence, les évènements qui la modifient au dehors, les inspirations qui la déterminent au dedans, tout accuse sa dépendance d’une cause dont il est l’effet et le sujet, qui le domine, qui l’enveloppe, qui le saisit, qui le pénètre de partout, en qui il vit, il se meut et il subsiste, sans pouvoir jamais en sortir, et que la voix unanime du genre humain nomme Dieu.

L’homme n’est pas moins dépendant que tous les autres êtres de la création, que l’insecte qui rampe dans la poudre à ses pieds ; car il n’est pas plus son principe et sa fin à lui-même. Sans doute il en diffère éminemment, comme nous allons le voir, en ce qu’il est libre. Mais sa liberté même est inscrite dans sa dépendance ; car il est responsable, et il ne peut échapper à la suprême autorité, qui est son principe, que pour rentrer sous l’éternelle justice, qui est sa fin.

Il est donc vrai, l’homme est sujet. C’est là sa condition primordiale et finale. Il relève, il dépend, il est en puissance de son auteur, de son régulateur et de son juge. Il est par conséquent constitué sur le devoir, le devoir religieux. C’est là, pour ainsi parler, son point d’attache et son centre de gravitation, d’où procède et se déroule toute la série de ses états et de ses devoirs, par rapport à Dieu, à lui-même, à la famille, à la patrie, à l’humanité.

Voilà le vrai.

Eh bien, la Révolution a voulu détrôner cette vérité et retourner les pôles de la nature humaine. Elle a proclamé l’homme indépendant. Elle l’a posé sur le droit. Elle l’a fait son principe à lui-même. Elle l’a tronqué dans la partie supérieure du devoir qui l’attachait à Dieu et qui le reliait en société avec ses semblables. Elle l’a fait son dieu.

Lorsque la Commune, en juin 1869, par la bouche du citoyen Vésinier, proférait ces paroles : « Nier Dieu, c’est affirmer l’homme unique et véritable souverain de ses destinées ; la négation de la Divinité, c’est l’homme s’affirmant dans sa force et dans sa liberté », elle ne faisait que formuler en blasphème le principe de la Révolution française tel qu’il existe dans nos gouvernements successifs depuis 89.

Sans doute, la négation de Dieu n’est inscrite nulle part dans nos constitutions ; mais l’affirmation de l’homme unique souverain de ses destinées y est partout. Or, si nier Dieu c’est affirmer que l’homme est son unique souverain, affirmer que l’homme est son unique souverain, n’est-ce pas nier Dieu ? N’est-ce pas transporter à l’homme le caractère incommunicable de l’Être suprême ? N’est-ce pas proclamer la déesse Raison, non plus sur l’autel de Notre-Dame, mais dans les mœurs politiques et dans les lois ? N’est-ce pas biffer Dieu ?

Et maintenant, est-il besoin de faire ressortir tout ce qu’un tel dogme politique a d’absurde ? La nature des choses les maintient ce qu’elles sont, et ce n’est pas parce qu’on aura nié Dieu que l’homme sera souverain, ou parce qu’on aura déclaré l’homme souverain qu’on aura effacé Dieu. C’est le fou de Charenton qui se dit le Père éternel. Ce n’est pas ici une question de foi, mais de raison. Il n’est pas vrai que l’homme soit indépendant : il est faux qu’il soit à lui-même son principe, sa cause, son Dieu. Cela est faux. Et dès lors, que peuvent être, que peuvent enfanter, où doivent aboutir une révolution et des gouvernements humains qui partent ainsi du faux et d’un tel faux ?..... Semblables à ces insensés qui, se croyant la faculté de voler, se jettent du haut d’une roche dans le vide de l’espace, à quelles chutes, à quelles catastrophes, à quelles morts ne se vouent-ils pas ? Pour moi, je ne m’étonne que d’une chose : ce n’est pas de nos malheurs, mais de nos bonheurs.

Mais on me rappelle ce que j’ai moi-même dit, que si l’homme est dépendant, il est libre.

Sans doute, pourrais-je me borner à répondre, il est libre, puisqu’il peut se perdre. En dehors de sa dépendance, sa liberté ne consiste qu’en cela.

Mais je veux donner plus de soin à ce grand argument de la liberté, dont le rôle est si considérable dans l’œuvre révolutionnaire.

L’homme est libre, seul il a été créé en puissance de sa volonté. Le soleil obéit à la nécessité ; il ne peut s’écarter de son orbite : il n’est pas arbitre de sa volonté. L’homme s’avance libre et peut faire ce qu’il veut. L’univers est esclave : l’homme encore une fois est libre.

Mais de quelle façon est-il libre, et en quoi consiste cette prérogative prodigieuse qui le distingue de tous les autres êtres de la création ?

La doctrine révolutionnaire nous fait vivre depuis quatre-vingt-dix ans sur cette erreur que dès là que nous sommes libres, nous sommes indépendants. Confondant ainsi la liberté avec l’indépendance, elle va se heurter contre la nature des choses qui la dément de tout son poids.

Méconnaissant cette première loi du double jeu de notre liberté et de notre dépendance, qui, en s’entrecroisant, forment comme la trame historique de l’humanité, elle ne peut ensuite que fausser la notion de notre liberté considérée en elle-même.

Elle a accrédité en effet cette autre erreur, qui régit tout le mécanisme de nos libertés : que la liberté pour l’homme consistant à choisir entre le bien et le mal, il faut la respecter dans ce choix, le lui ménager et le lui faciliter par toutes sortes de moyens. Et comme c’est le bien seul qui se présente avec le caractère de devoir et de contrainte, il faut contre-peser en quelque sorte ce désavantage, en mettant du côté du mal la plus grande somme de tolérance et de faveur.

Elle a confondu ainsi la liberté avec la licence, par une suite de sa première confusion de la liberté avec l’indépendance.

De cette double erreur s’inspirent toutes nos libertés : liberté de conscience, liberté des cultes, liberté de la presse, liberté d’association, etc. Toutes ces libertés sont conçues comme impliquant autant que possible la liberté de négation, la liberté d’irréligion, la liberté d’outrage, la liberté de subversion : la liberté du mal sous toutes ses formes, la licence et le déchaînement.

Il y va de la liberté, pense-t-on, de ne pas toucher à ces libertés-là ; parce qu’il y va du choix entre le bien et le mal, qui est de l’essence de la liberté même, laquelle entendue ainsi paraît courir en effet beaucoup plus de risques du côté du bien qui oblige que du côté du mal qui affranchit.

Tout cela aboutit sans doute aux abîmes ; mais tout cela, il faut en convenir, est logique, le principe étant admis.

Ce principe, que la liberté du bien est à la condition de la liberté du mal, et que ces deux libertés dérivent de l’essence de la liberté même, séduit encore nombre d’âmes généreuses qui s’y tiennent fermement, en dépit de ses conséquences révolutionnaires. Il constitue le Libéralisme.

Eh bien, ce principe est faux. Et comme toute la série des libertés modernes en découle, il importe de le rectifier. Aux libéraux catholiques je dirai qu’il est contraire à l’enseignement unanime des docteurs chrétiens ; à tous les autres je dirai qu’il n’est pas moins contraire à la simple raison.

Cette dernière me suffit, et je vais m’y renfermer.

La liberté consiste dans la faculté de choisir : la liberté est choix.

Mais de choisir entre quoi ?... Entre le bien et le mal ?

En fait, il est incontestable que l’homme a la possibilité d’un tel choix, la possibilité de choisir le mal. Il faut même dire que cette possibilité est la condition nécessaire de notre état d’épreuve en cette vie. Mais est-ce là une faculté qui rentre dans ce grand don de la liberté qui nous distingue, qui soit de son essence, tellement que sans elle la liberté ne pourrait plus se concevoir ? N’est-ce pas au contraire une de ces infirmités qui tiennent à l’imperfection de notre nature, et qui ne nous a été laissée que pour nous élever en la dominant ?

Il en est de la liberté comme de toutes les autres facultés de notre être, comme de l’entendement, comme de la volonté. Or, dira-t-on que raisonner faux est de l’essence de l’entendement ? que se porter au mal est de l’essence de la volonté ? Dira-t-on que c’est là une prérogative de l’entendement et de la volonté ? Ne dira-t-on pas plutôt que c’en est le désordre et la faiblesse ? Incontestablement.

Or, cela n’est pas moins vrai de la liberté, d’autant que la liberté participe si étroitement de l’entendement et de la volonté, qu’on peut dire qu’elle n’en est que l’exercice.

Mais, objectera-t-on, la liberté ne consiste-t-elle donc pas dans la faculté de choisir ? – Sans aucun doute.

Mais n’y a-t-il pour l’âme humaine à choisir qu’entre le bien et le mal ? Outre la multitude d’actions indifférentes dans l’ordre du bien, le bien lui-même n’est-il pas multiple à l’infini dans la diversité des moyens et des degrés par lesquels il s’offre à nos déterminations ? La perfectibilité humaine, qui n’a pas de limites, puisqu’elle ne vise à rien moins qu’à l’absolue perfection, n’ouvre-t-elle pas une carrière d’élection et d’exercice assez vaste à la liberté pour que celle-ci ne soit sauve qu’à la condition de pouvoir choisir le mal ?

Nous arrivons par là à la meilleure définition de la liberté : la liberté, c’est la perfectibilité.

La liberté est un bien et un grand bien : la possibilité du mal est une infirmité, un mal. Or il est inadmissible qu’un bien quelconque comporte essentiellement le mal. La liberté vient de Dieu : c’est un don qui doit être pur. La possibilité de la faire tourner au choix du mal vient de notre imperfection native, inhérente à toute nature créée. C’est un défaut, ce ne saurait être un attribut.

Et remarquez à quelle conséquence absurde on arriverait par le sentiment contraire.

Quoi donc ! plus l’âme humaine se rapprocherait de la perfection en se dégageant de l’inclination au mal, plus elle s’éloignerait de la possibilité de commettre le mal, et moins elle serait libre ! Elle se dépouillerait de sa liberté en se dépouillant du mal ! Elle déchoirait en s’élevant !

Que dis-je ? la Souveraine Perfection étant exclusive de la possibilité de choisir le mal serait dépourvue de liberté ! Celle-ci serait une prérogative de l’imperfection, et Dieu qui nous l’a donnée ne l’aurait pas ! L’Être libre par excellence manquerait de ce qui serait une condition de la liberté !

L’absurdité manifeste de ces conséquences ne démasque-t-elle pas tout le vice du principe d’où elles découlent ?

N’est-ce pas plutôt le contraire qui est le vrai ?

Si nous allons en effet à la racine des choses, nous trouverons que le mal ne soutient pas l’idée de choix véritable et de liberté ; par une raison très simple : c’est qu’il ne se soutient pas lui-même. Il est privatif. Il n’a pas d’existence substantielle, mais seulement modale : c’est un accident et non une essence. C’est le non-bien, nequitia (non-æquitas) 9. Aussi ne choisit-on pas, à proprement parler, le mal : on y succombe, on tombe du bien. On fait acte de négation, pour faire bientôt acte de destruction. C’est une servitude qui ne tarde pas à se faire tyrannie.

Telle est la liberté introduite dans le monde moderne par la Révolution. Cette fausse liberté implique doublement contradiction : d’abord parce que le mal ne fait que des esclaves ; puis parce qu’il les retourne contre la vraie liberté, la liberté du bien. Ils se croient libres, parce qu’ils sont tyrans ; ne voyant pas qu’ils sont ainsi doublement esclaves : comme ces oiseaux de proie qui, après avoir perdu la liberté, servent à la ravir aux autres ! – C’est tellement, sous le nom de liberté, la liberté seule du mal qu’ils se proposent, que dès que le bien paraît avoir quelque chance de profiter de la liberté, ils la suppriment, et tournent sans pudeur à l’obligatoire.

Toute l’erreur de cette doctrine tient à la confusion de la liberté avec l’indépendance. Or, redisons-le, il est indiscutable en fait, fait brutal que tout élève autour de nous à des hauteurs infranchissables contre lesquelles on ne peut que se briser, que la liberté de l’homme est inscrite dans sa dépendance. Mais ce qu’il faut aussitôt ajouter, c’est que, autant la liberté perd à vouloir lutter contre cette vérité, autant elle gagne à s’y soumettre.

Cette dépendance en effet, par rapport à la nature des choses et à Dieu qui l’a établie et qui se la devait, loin d’être la limite de notre liberté, en devient alors la carrière, Quel est le milieu en effet de notre dépendance ? C’est Dieu lui-même, c’est la perfection sans terme et sans limite, c’est l’infini. Et notre liberté, en quoi consiste-t-elle alors ? À nous déployer dans ce milieu, à nous faire participer à la nature même de Dieu, à nous rendre dieux, comme il a été dit : Ego dixi, dii estis.

Certes ! voilà une singulière dépendance, qui nous assigne pour prison l’infini ! Qui ne voit qu’une telle dépendance est la sphère même de la liberté, de la plus grande liberté imaginable, que c’est un royaume, et le royaume de Dieu, dont nous ne sommes les feudataires que pour devenir ses consorts ?

Hors de cette sphère, dont le centre est partout et la circonférence nulle part, qui est la sphère de la vérité, du bien, du beau, de la vie, de l’être, et comme l’océan sans rivage où nous vivons, nous nous mouvons, et nous nous déployons, que peut devenir notre liberté ? Évidemment, elle n’a pour partage que le contraire, le non-bien, le non-vrai, le non-être, le non en tout, qui est la borne la plus resserrée, ou plutôt l’écueil fatal et inéluctable de toute liberté : le mal, le faux, le laid, la mort, le néant, tout ce qui n’est pas Dieu, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas, ou qui n’est que pour le supplice d’une lutte horrible où on périt éternellement.

Et ce que je dis là de l’ordre moral se traduit précisément de nos jours dans l’ordre social, sans qu’il soit nécessaire que je le démontre, par les abîmes où la doctrine de l’indépendance nous a précipités.

On a resserré la liberté du bien, qui est la carrière de la liberté véritable et de la civilisation ; on a élargi la liberté du mal, qui en est le précipice. On a placé ainsi la société dans la nécessité de périr.

En dernière analyse, la faculté de la liberté nous a été donnée en vue de rendre au bien, pour lequel notre âme est faite, un hommage plus conscient, plus digne, plus profond et plus élevé, en vue d’y adhérer méritoirement et noblement. C’est un ressort qui, comme tout ressort, n’a la faculté de se mouvoir que pour revenir sur lui-même, que pour réagir plus vivement vers son principe, que pour y adhérer plus grandement et plus hautement. Est-ce un avantage pour un ressort d’être détendu et relâché en sens inverse de son jeu et de son objet, et de ne pas venir y retremper sa force et sa destinée ?

La liberté nous a été ainsi départie à l’effet de nous porter vers Dieu en raison inverse de la distance qui nous sépare de lui. La considérer en raison facultative d’accroître cette séparation, c’est donc dépraver l’homme : c’est placer son progrès dans sa décadence, sa force dans sa faiblesse, sa gloire dans sa misère, sa liberté dans sa servitude et dans sa tyrannie, son règne dans sa chute et dans sa ruine.

Il est un autre vice dans la manière de concevoir la liberté d’après la Révolution, qui ne devait pas être moins pernicieux : c’est son antagonisme avec l’autorité. Bien que ceci rentre dans ce que je viens de dire du rapport de la liberté avec la dépendance, je crois cependant, à raison de l’importance du sujet, devoir présenter la même vérité sous cet autre aspect.

C’est notre triste histoire depuis quatre-vingt-dix ans. Tout ce qu’on a eu de liberté a toujours été en diminution, en réduction, en renversement de l’autorité, et a dégénéré rapidement en licence. Ce n’a été qu’une affaire de temps, dont on a pu calculer à jour fixe les échéances. La liberté moderne en France est toujours dans l’attitude de la revendication et de l’insurrection : elle consiste dans la défiance, dans la résistance, dans la tendance à allonger la chaîne de la soumission, de peur que l’autorité ne la resserre, et parce que, jalouse et défiante elle-même, celle-ci veut en effet la resserrer. Cette lutte misérable d’esclave à maître se prolonge plus ou moins longtemps, jusqu’à ce que vienne un jour de rupture et d’anarchie, dont le lendemain est nécessairement un jour d’arbitraire et de tyrannie. De là nos révolutions où, s’entre-dévorant de plus en plus l’une l’autre, l’autorité et la liberté ont fini par se détruire réciproquement, et par faire aujourd’hui complètement défaut à la restauration sociale.

À quoi cela tient-il ?

Cela tient sans doute à ce que l’autorité ne se recommande plus par aucun principe supérieur à ses sujets : Dieu, qui seul peut valider le commandement et honorer l’obéissance, étant ôté.

Mais cela tient aussi à ce que la liberté vis-à-vis de l’autorité, même légitime, est considérée comme une limitation de l’autorité, comme une soustraction à l’autorité ; comme si elle gagnait tout ce qu’elle en retranche.

Eh bien ! c’est là encore une hérésie révolutionnaire.

La véritable autorité et la véritable liberté ne sont pas rivales ; elles ne se limitent pas, elles se pénètrent. La liberté n’est pas en raison inverse, mais en raison directe de l’autorité.

Je vais dire encore ici des choses élémentaires, et qui cependant paraîtront renversantes, tant le sens public est lui-même renversé !

En quoi consiste la liberté ?

Elle consiste à faire ce qu’on veut, – en faisant ce qu’on doit.

Comment en faisant ce qu’on doit ?

Oui, parce que ce qu’on doit est au fond ce qu’on veut. Personne ne veut librement le mal. Ceux qui le font, le font en esclaves de leurs passions. Le bien est la fin de notre nature, et la liberté est le développement d’un être vers sa fin. Aussi, tout homme irait droit au bien comme un trait vers son but. S’il en dévie, ce n’est que parce que sa liberté rencontre un obstacle contre lequel elle fléchit. De là ce mot si profondément vrai d’Ovide :

 

                      Video meliora proboque,

                Deteriora sequor.

 

et celui de S. Paul : Non enim quod volo bonum hoc ago : sed quod odi malum illud facio.

 

                Je ne fais pas le bien que j’aime,

                Et je fais le mal que je hais.

 

Nous connaissons tous cela.

Maintenant, qui est-ce qui viendra lever cet obstacle à l’accomplissement du bien, objet de la volonté de l’homme, et par conséquent de sa liberté ? qu’est-ce qui nous donnera le pouvoir du bien ?

L’autorité.

Ainsi, pour l’enfant, c’est l’autorité du père et de la mère qui vient écarter les obstacles physiques et moraux qui s’opposent au développement de sa nature ; pour le jeune homme, c’est l’autorité des maîtres qui vient lever l’obstacle de l’ignorance, et ouvrir, aplanir à son esprit la carrière de son exercice et de son développement ; pour le citoyen, c’est l’autorité civile qui lui assure le libre exercice de ses droits ; pour l’âme humaine enfin, c’est le secours de Dieu, qui l’affranchit de la servitude de l’erreur et des passions, et qui le met dans la liberté du bien, conformément à la divine prière : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal. » En un mot, la liberté ne consistant pas seulement dans la faculté stérile, mais dans le pouvoir d’atteindre le bien que nous voulons, a pour condition l’autorité qui nous donne ce pouvoir en échange de notre soumission. On ne commet le mal que par impuissance ; celui qui le fait ne se possède pas : il est serf 10. Il lui faut l’autorité, qui le délie et le mette dans la liberté de sa vraie volonté.

De là le grand nom de Libérateur donné à Jésus-Christ ; de là ce cri de liberté qui retentit à chaque page de l’Évangile, et qui, de l’Évangile porté dans le monde, y a suscité la vraie liberté, la liberté morale, mère de toutes les autres libertés.

« Si vous demeurez dans ma parole, disait le Christ parlant aux Juifs, vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres. – Ils lui répondirent : Nous sommes de la semence d’Abraham et ne fûmes jamais esclaves de personne ; comment dites-vous donc : Vous serez libres ? – Jésus leur répondit : En vérité, en vérité je vous le dis : quiconque pèche est serf du péché. Si donc le Fils de Dieu vous délivre du péché, vous serez vraiment libres. » (JEAN, VIII, 31.)

Et S. Paul aux Romains : – « Toute créature est assujettie à la vanité, non le voulant, non volens, mais à cause de celui qui l’y a assujettie ; mais elle sera affranchie de la servitude de la corruption, pour passer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. » (Aux Romains, VIII, 20.)

Pour comprendre ce langage il n’est pas nécessaire d’avoir la foi (quoique sans la foi on ne puisse le réaliser) : il suffit de la raison et de l’expérience. Il n’est personne qui n’ait éprouvé que la liberté de l’âme est en raison de la pratique du bien, et la pratique du bien en raison d’un secours supérieur à notre faiblesse ; et qu’ainsi l’autorité n’est pas la rivale, mais la patronne de la liberté. Quant à ceux qui, par la soumission de leur esprit et de leur cœur à la plus sainte et à la plus secourable de toutes les autorités, sont passés de la servitude de la corruption à la liberté des enfants de Dieu, inutile de dire les triomphes de cette souveraine liberté, et la vérité pratique de cette parole : servir Dieu, c’est régner.

La religion affranchit : le christianisme, c’est la grande liberté, la liberté au dedans, génératrice de toutes les libertés au dehors.

La Révolution, en se posant en ennemie de l’autorité, a ainsi précipité l’homme dans toutes les servitudes. Elle n’a produit que la liberté des bêtes fauves. Elle a voulu rendre l’homme indépendant de ce qui le fait être libre, et elle l’a voué à toutes les tyrannies, et elle l’a rendu serf de l’anarchie et du despotisme, deux gueules du même monstre dévorant tour à tour les générations.

En substituant le règne des droits à celui des devoirs, elle a avili et abruti les sociétés.

Les droits ont leur objet dans l’individu, et leur mobile dans l’égoïsme : ils abaissent et ils divisent. Les devoirs ont leur objet dans ce qui est au-dessus et autour de nous, et leur condition pratique dans le sacrifice : ils élèvent et ils unissent.

Les droits, étant donnés pour principe, engendrent les cupidités et les chocs : les devoirs inspirent les dévouements et les harmonies.

Les droits, après avoir étouffé les devoirs, se dévorent entre eux. Les devoirs, en observant les droits, les garantissent et les assurent.

Le droit n’est dans l’homme que d’une manière réflexe et subséquente au devoir, qui est la condition directe de l’humanité ; mais il n’en est que plus assuré : car le devoir n’est que le droit acquitté ; et le premier de tous les droits, celui de Dieu, qui est le droit même, méconnu et violé, les droits de l’homme n’ont ni titre ni assiette. C’est la pyramide sur sa pointe.

Dieu et mon droit ! à la bonne heure ! voilà une devise qui est fière et libre ; parce qu’elle appuie le droit sur le premier de tous les devoirs, comme sur sa base, et qu’elle autorise la liberté de la plus noble de toutes les dépendances.

La Révolution, en ôtant Dieu, a ôté la tête de tout droit et le principe de tout gouvernement : elle a décapité la société.

Cette vérité sort aujourd’hui de toutes les violations qui l’ont outragée et de tous les oublis où on voudrait encore la reléguer. On ne peut remuer aucune idée, aucun fait, sans qu’elle éclate. Et cependant il faut encore un certain courage pour la proclamer. On finit bien par entrevoir, au fracas de tant de chutes et à la ridicule misère de tant d’impuissances, que le mal ne saurait être que profond, que c’est le principe même qui est vicié, le grand ressort, pour ainsi parler, qui est cassé, et le pivot du mécanisme social qui manque. Mais plus on l’entrevoit, plus on craint de le voir, plus on veut essayer encore de se le déguiser, en ne donnant pas à cette importune vérité le rang et l’importance qui lui appartiennent.

Cependant une chose est claire : ou le vice que j’accuse, le principe athéistique des gouvernements depuis 1789, n’est pour rien dans nos perturbations et nos révolutions et dans le lamentable et effrayant état de décomposition politique et sociale où nous agonisons, et en ce cas n’en tenons aucun compte et continuons l’expérience de nous passer de Dieu dans nos institutions et nos constitutions, d’accord en cela avec les sauvages de notre civilisation qui menacent de l’anéantir en partant de ce même principe ; – ou bien ce vice est pour quelque chose dans cet état, et alors reconnaissons qu’il y a toute l’importance que la Révolution même a entendu lui donner en en faisant son principe ; toute l’importance que son objet, Dieu même ôté du gouvernement des peuples, lui donne nécessairement... Ce ne peut être là une demi-vérité ni une vérité secondaire : cela est ou cela n’est pas, ce doit être tout ou rien ; la négation ou l’affirmation d’un tel principe ne peut être qu’absolue.

Nous donc qui croyons, avec tous les esprits sérieux et les consciences honnêtes, qu’il y a là un vice, lequel, ainsi que je viens de le dire, ne peut être que radical, nous devons le mettre plus encore à nu en montrant toutes ses ramifications sociales.

 

 

IV

 

Ce qu’il faut à la France pour réparer ses malheurs, dit-on tous les jours, c’est le principe d’autorité et de devoir. Nous périssons faute de principes et de croyances.

Rien n’est plus vrai. Mais comment en pourrait-il être autrement ? Considérez la société civile à ses deux degrés, la Famille et l’État, telle que l’a faite la Révolution française.

Et d’abord la Famille.

J’ouvre nos codes. Je vais au titre du mariage, et j’y vois, à la grande stupéfaction de tous les autres peuples qui n’ont pas comme nous dévié du genre humain, que cette grande institution qui commence la société par le plus auguste de ses fondements, qui doit unir deux existences d’un nœud capable de résister à tous les orages de la vie, germer des hommes et des citoyens, porter ces deux grandes charges, la paternité et la maternité, constituer ce qu’on appelle encore le sanctuaire de la famille, étendre ses liens à d’autres groupes sociaux du même genre, perpétuer, en se transmettant et s’entrecroisant avec eux, la trame même de l’humanité et les destinées du genre humain ; je vois, dis-je, que cette grande institution ne se rattache elle-même à rien d’immuable, de créateur, de supérieur, de consécrateur ; et que ce dont le propre est de relier, la Religion, en est absente. Ce n’est qu’un contrat civil, formé par le seul consentement des parties contractantes, et que rien ne retient contre le relâchement ou le retrait de ce même consentement ; comme le louage ou la vente.

Aussi voyons-nous, dans la primitive économie du code, que le divorce est le corollaire logique d’un tel contrat.

Le divorce, il est vrai, a été abrogé depuis ; mais l’esprit en est resté dans le caractère du mariage, exclusivement civil, ne reposant, après comme avant, que sur le consentement fragile et mobile des époux, et produisant de lui-même le divorce clandestin en dedans du mariage même.

Le genre humain s’est donc trompé toujours et partout lorsqu’il a entouré le mariage de tout ce qu’il a pu imaginer de rites religieux, de consécrations saintes, de serments solennels, d’intervention céleste ? Le droit romain n’a donc rien compris à cette institution, lorsque, se rencontrant avec la Genèse, qui nous montre le Créateur célébrant le mariage dans les splendeurs du Paradis, il en donne cette grande définition : Consortium omnis vitæ ; DIVINI ATQUE HUMANI JURIS COMMUNICATIO ; individuæ vitæ consuetudo ? Le christianisme a donc méconnu l’honneur et la condition de la nature humaine, lorsqu’il a élevé ce contrat à la dignité de sacrement, et qu’il l’a divinisé en quelque sorte en le faisant participer à l’union même de Dieu avec la société des âmes ? La Révolution a balayé tout cela : elle nous a donné cette chose inconnue jusqu’à nos jours, le mariage sans autel, le concubinage légal.

J’entends qu’on me dit : Mais vous savez bien qu’il n’en est pas ainsi, et qu’en sortant de la mairie les mariés vont à l’autel.

Grâce à Dieu, nos mœurs valent encore mieux que nos lois : mais pourquoi nos lois sont-elles pires que nos mœurs ? pourquoi sont-elles sans mœurs, sans ce qui en est la garantie ? Si tout le monde va à l’autel, on s’explique d’autant moins que la loi n’y aille pas elle-même, je veux dire n’en fasse pas une condition de la validation du mariage, puisqu’elle ne violenterait personne !

Mais non, la loi dit au contraire dans ses mairies : C’est fini : vous êtes suffisamment et entièrement mariés, forcément mariés, par ma seule déclaration. Vous pouvez aller ou ne pas aller à l’autel. C’est affaire de religion et dès lors de conscience individuelle. Cela ne me regarde pas, si ce n’est... pour protéger l’impudeur de l’époux qui ne voudrait pas y aller contre la pudeur de l’époux qui voudrait l’y contraindre, pour river celui-ci à ce qu’il considérerait comme un concubinage, et me prononcer ainsi pour la liberté du mal et sa tyrannie 11.

Quel scandale qu’une telle loi ! Quelle déconsidération ne s’attire-t-elle pas, n’attire-t-elle pas sur le mariage ! Faut-il s’étonner après cela que, dans nos grands centres populeux, la barrière entre le mariage civil et le concubinage soit si rabaissée que celui-ci s’honore du titre d’existence maritale, et que celui-là n’en diffère souvent que par la discorde et l’abandon ? que si, dans les classes aisées de la société, les intérêts légaux de la légitimité font prévaloir le mariage, ce ne soit souvent encore qu’à titre de marché ? et enfin que le mariage religieux lui-même, réduit à un simple cérémonial, ne soit plus un sacrement que pour être un sacrilège, et que pour attirer la malédiction céleste sur les unions qu’il est appelé à consacrer ?

Voilà la Révolution sur le mariage.

Elle y a introduit la dissolution en le réduisant à un simple contrat civil, et ce fut l’œuvre de la Constituante ; dissolution qui résulte tellement de la nature de ce contrat, que la Législative n’a eu qu’à pousser la porte pour l’ouvrir à deux battants au divorce par ce considérant de la loi du 20 septembre 1792 : « L’Assemblée nationale, considérant combien il importe de faire jouir les Français de la faculté du divorce qui résulte de la liberté individuelle, dont un engagement indissoluble serait la perte ; considérant que déjà plusieurs époux n’ont pas attendu pour jouir des avantages de la disposition constitutionnelle, suivant laquelle le mariage n’est qu’un contrat civil, que la loi ait réglé le mode et les effets du divorce, décrète qu’il y a urgence. »

N’est qu’un contrat civil ! Voilà le considérant du divorce, et qui subsiste en soi malgré l’abrogation du divorce. Et cela pour la plus grande liberté individuelle dont un engagement indissoluble serait la perte, et à laquelle on a sacrifié ainsi la première de toutes les institutions sociales.

C’est toujours la liberté entendue dans le sens mauvais et faux que nous avons démasqué précédemment. C’est pour cette liberté-là que stipule toujours la Révolution.

 

Nous retrouvons ce même esprit dans la situation faite au père dans la famille. La Révolution a naturellement pris parti contre les pères pour les enfants, contre l’autorité pour l’indépendance, contre les devoirs pour les droits, contre la liberté pour la licence.

Comme elle a déconsacré le mariage, elle a découronné et déposé la paternité. Mettant à effet la tendance que dès son origine elle avait manifestée, elle a édicté la déchéance absolue pour les ascendants du droit de disposer de leurs biens en faveur de leurs enfants, et a donné à ceux-ci un droit égal sur ces biens. (Décret du 7 mars 1793.)

Ainsi, intéresser les enfants à la soumission, compenser entre eux les désavantages de la nature et de la fortune, les prémunir contre la dissipation, assurer et perpétuer la famille par la transmission du foyer où elle a été élevée au prix de tant de labeurs et de soucis, se survivre par ces traditions d’honneur, d’amour et de respect supérieures à tous les biens de fortune, mais que garantit le sage emploi de ces mêmes biens, relier entre elles les générations et communiquer par suite à l’État cette consistance des familles qui composent la société, exercer en un mot cette magistrature domestique sans laquelle il ne saurait y avoir de famille ni de véritable éducation : tout cela, si sacré, si juste, si profitable qu’il soit, a un tort irrémissible devant la Révolution : c’est d’être empreint d’autorité, et d’attenter au libre droit des enfants sur les sueurs du père, qui n’est plus ainsi pour eux qu’un régisseur comptable, dont on escompte la succession toujours tardive, et qui doit se faire pardonner ce retard en descendant lui-même ridiculement au niveau de ses enfants.

On n’a pas manqué de décrier les abus des pères, et on n’a pas reculé devant ceux des enfants ! Contrairement au cours de la nature, selon lequel l’affection, l’expérience et la sagesse descendent et ne remontent pas, on a estimé ceux-ci plus expérimentés, plus sages, plus affectionnés, plus justes que les ancêtres ! ou plutôt on a coupé court aux abus des pères et des enfants, en supprimant les pères et les enfants, en dissolvant la famille même, ou du moins en la raccourcissant au premier âge des enfants et à leurs besoins physiques, comme il en est chez les animaux ; après quoi, au lieu de se perpétuer et de perpétuer la société, tout se dissout et cherche aventure. La société, comme la famille, rompt tous les dix-huit ans, en perdant de plus en plus de sa force de reconstitution.

Et encore je me trompe : on n’a supprimé que ce qui fait les pères et les enfants, que ce qui constitue les familles : les devoirs ; et on a conservé les abus, en les mettant aux prises sous le nom de droits.

Ainsi, le père, qui ne peut disposer sagement de son bien en faveur de ses enfants, pourra dissiper leur patrimoine dans la débauche ; et les enfants, n’ayant à craindre aucune exhérédation, pourront l’engager à l’avance pour le même emploi dans les mains des usuriers. Le vice, de part et d’autre, pourra hériter seul de cette substance des familles refusée à une sage dispensation.

On aura ainsi encore une fois la vraie conception et la vraie pratique de la liberté moderne : la restriction de la liberté du bien et l’extension de la liberté du mal.

La Révolution, sur le droit de tester, est revenue un peu en arrière, dans le fait, en concédant au père une certaine quotité disponible ; mais l’avarice de cette concession témoigne toujours du même esprit, qui se retrouve du reste dans toute l’économie du code civil sur les successions et les partages, de même que l’esprit du divorce se retrouve dans le mariage.

Je ne parle pas encore du morcellement des héritages, du transfert incessant des propriétés, de la mobilisation des fortunes échappant à toute responsabilité, favorisant tous les désordres, excitant toutes les convoitises, posant le capital en butte aux mêmes revendications que la loi agraire, et menaçant de faire de la société un coupe-gorge, où on demandera la bourse ou la vie.

 

Mais où apparaît le plus l’esprit de la Révolution, c’est dans l’ordre gouvernemental.

C’est son principe essentiel que la religion doit n’être qu’une affaire de conscience individuelle : ce que nous avons vu sur la question du mariage est le type de ce qui a lieu dans le caractère général du gouvernement ; sa perfection, c’est son indifférence en matière de religion, et que depuis la première jusqu’à la dernière roue du système tout porte l’empreinte de cette indifférence. La Révolution ne connaît pas de religion : c’est la sécularisation complète de l’État, l’élimination systématique de l’élément religieux de toutes les institutions civiles, politiques, administratives, nationales et sociales. L’homme est chez lui. Dieu est exclu. L’État est théoriquement athée.

On comprendrait que, par une nécessité d’ordre public, plusieurs religions s’étant introduites dans la société, le gouvernement les tolérât et assurât à chacune d’elles son libre exercice, sans pour cela se priver lui-même, et priver la société, en tant que société, de ce même bien qu’il reconnaît aux individus. Mais non : l’État doit être sans religion. Il use pour son propre compte, ou plutôt pour le compte de la société qu’il gouverne, de la liberté de conscience comme un simple particulier ; et alors qu’évidemment, d’après ce principe, il pourrait professer aussi bien la religion que l’irréligion, plus soucieux de celle-ci que de celle-là, c’est pour elle qu’il se prononce et qu’il rompt la neutralité ; c’est elle qu’il prêche d’exemple, et au service de laquelle il met sa puissante influence.

Et ce n’est pas là une de ces dégénérescences du sens religieux qui ont signalé chez divers grands peuples les époques de décomposition, et qu’il était permis au moins de déplorer. C’est un principe, c’est un régime, c’est même une conquête et un pas immense dans la voie de la civilisation, qui doivent nous inspirer cet orgueil de nous être émancipés des lois éternelles du genre humain, au point de trouver notre fierté et notre grandeur dans ce qui a été jusqu’à ce jour une cause infaillible de décadence.

Voyons cependant et raisonnons. Je fais abstraction de l’effroyable démenti que l’expérience a infligé à cette entreprise, et de l’épouvantable retour par lequel la nature des choses a repris ses droits. Je continue à discuter comme si de rien n’était.

Je fais l’honneur à tous ceux qui me liront de croire qu’ils ne sont pas individuellement et positivement athées, qu’ils ont horreur comme moi de ces blasphèmes de la Commune, dernier mot de la Révolution dans la bouche d’un Proudhon, d’un Raoul Rigault ou d’un Vésinier : « Dieu c’est le mal ; Dieu c’est l’absurde ; il nous faut hardiment nier Dieu. » Je suis même convaincu que plusieurs se persuadent que la religion est intéressée à ce que l’État soit sans religion, et qu’à cette condition tiennent les grandes libertés de l’âme humaine : la liberté de religion, la liberté de conscience, à la faveur desquelles le christianisme a arraché le monde au paganisme.

S’il en est ainsi, j’avoue d’abord qu’il ne m’est pas donné de comprendre comment la religion, nécessaire, on le reconnaît, aux particuliers, n’aurait rien à voir ni à faire dans le gouvernement des particuliers ; comment elle serait res inter alios acta, et n’affecterait pas, du tout au tout, par son influence professée ou méconnue, l’influence de la chose publique elle-même sur les mœurs.

Comment ! le petit gouvernement de l’individu et de la famille se ressent en bien ou en mal de la religion ; il est tout autre selon que la religion y préside ou y est étrangère, et le grand gouvernement de ces mêmes individus et familles pourra n’en tenir nul compte, sans que ses actes qui les ont pour objet s’en ressentent ! On pourra rendre la justice, administrer des cités, moraliser les multitudes, prémunir les innocents, corriger les coupables, organiser des dévouements, soulager les misères, faire et appliquer des lois qui touchent à ce qu’il y a de plus intime et de plus décisif dans les destinées des citoyens ; on pourra nouer des alliances, déclarer la guerre, disposer du sort des empires, agir en un mot sur toute une grande nation et sur ses rapports avec les autres nations ; on le pourra, dans des conditions où on ne pourrait pas contracter mariage, maintenir la paix domestique, exercer la discipline paternelle, régir les intérêts privés, diriger les destinées de ses enfants ! Que dis-je ? on ne vivra ni ne mourra sans religion comme particulier, et on devra vivre et mourir sans religion comme soldat ; la religion n’aura pas sa place avouée et assurée dans les règlements militaires au sein de toutes les corruptions de la paix et parmi toutes les horreurs de la guerre ! Elle y sera admise et tolérée par faveur et par inconséquence !... Et l’éducation officielle à tous les degrés ? L’État professeur des éléments qui sont les germes de toutes les idées et de tous les sentiments, ou des grandes synthèses qui les confirment et les déterminent, conçoit-on qu’il puisse exercer ce grand magistère sans doctrine, sans criterium, sans système : toutes choses qui impliquent un parti arrêté sur la religion ?

Autant vaudrait presque dire qu’on peut gouverner sans morale, sans justice, sans raison, et que cela ne regarde aussi que les particuliers. Car enfin, tous ces principes de la vie humaine s’alimentent de la religion, dont le propre est précisément de les former et de les nourrir en nous. Et comme les gouvernements n’ont d’autre objet que de les faire régner à raison de leur insuffisance dans les particuliers, prétendre que la religion y est inutile, c’est professer ou qu’elle est inutile aux particuliers pour les rendre plus raisonnables, plus moraux, plus justes, ou que les gouvernements ont moins besoin d’être raisonnables, moraux et justes que les particuliers : ce qui est nier la raison d’être des gouvernements, et ce qui doit fatalement aboutir à leur ruine dans le respect des peuples, et à celle des peuples eux-mêmes doublement dépourvus et de principes et de gouvernements.

Le sens commun, plus fort que toutes les théories, s’insurge contre tant d’aberration, et place un tel régime dans la nécessité de conclure hardiment de l’inutilité de la religion pour le gouvernement à son inutilité radicale pour les individus, ou de se démentir lui-même par des inconséquences qui n’admettent l’intervention furtive de la religion dans certaines circonstances, que pour fausser à la fois, et la religion qui en souffre dans sa dignité, et le gouvernement qui viole en cela son propre principe.

Ce principe révolutionnaire de la séparation tranchée, sur un point si capital que la religion, entre les individus et le gouvernement, est, du reste, en soi, un principe faux. C’est l’individualisme, qui, de l’ordre religieux, devait nécessairement passer dans l’ordre intellectuel, moral et social, et aboutir à la dissolution totale. Mal profond dont sont atteintes les sociétés depuis la révolution de 89, fille en politique de la révolution religieuse du XVIe siècle qui a inauguré la doctrine du sens privé.

Ce principe, dis-je, est faux, et doublement faux : socialement et religieusement.

L’homme est société : c’est là sa nature, sa destination primordiale, antérieure à tout pacte et à tout régime conventionnel. C’est à cet effet, qu’à la différence de tous les animaux, il a été doté, en unité, de la raison, de la justice, de la sympathie, du langage, qui font proportionnellement de la famille, de la nation, des nations entre elles, et du genre humain tout entier, une seule humanité, où l’individu ne se distingue que pour s’unir, que pour respirer en quelque sorte en ses semblables plus qu’en soi, forcé qu’il est d’ailleurs à les rechercher par ses besoins plus grands, autant qu’il y est attiré par ses privilèges. L’individu, dans le sens exclusif du mot, est une anomalie : c’est le sauvage. L’homme est donc société. La société c’est l’homme même : l’homme unique multiplié. Dès lors, comment séparer, sur un point si capital que la religion, l’homme de la société, c’est-à-dire de lui-même ; de la société où il se retrouve et s’épanouit dans l’objet même de sa destination ?

Religieusement, l’individualisme n’est pas moins faux. La religion en effet, plus exclusivement encore propre à l’homme, a précisément pour objet de nous relier tous dans ce qui nous fait être en société, par notre communion au foyer supérieur de la raison, de la justice, de l’amour éternels et infinis, d’où dérivent cette raison, cette justice, cette sympathie humaine qui sont nos liens.

Il est donc doublement faux que la société civile puisse se désintéresser des individus, en ce qui touche la religion, qui est la mère, la nourrice et la patronne des sociétés ; parce qu’elle l’est de la morale, de la raison et de la justice, sans lesquelles il n’y a pas de société.

L’homme, étant un être social autant qu’un être religieux, doit être socialement religieux, comme il doit être socialement raisonnable et juste.

Sans doute, je suis des premiers à le professer, l’homme a des rapports directs et individuels avec Dieu, où il ne relève que de la religion qui noue ces rapports. La société civile ne saurait troubler l’individu dans ce commerce intime que protège contre ses ingérences ce que Fénelon appelait si bien l’impénétrable retranchement de la liberté du cœur. Cette liberté-là, sur laquelle nous nous expliquerons bientôt, c’est au christianisme que nous la devons. – Mais la société civile en cela est soumise à la religion, loin d’en être affranchie. De ce qu’elle ne peut la dominer, il est faux de conclure qu’elle peut s’y soustraire, qu’elle peut s’y refuser en ce qui la concerne ; car, en s’y refusant, elle manque à ce qu’elle doit à la religion même des individus. Pour vouloir sauvegarder la liberté de la religion dans son principe, elle la tue dans son objet, la religion même. Car s’il n’y a pas de religion sans liberté, il ne saurait encore moins y avoir de liberté de religion sans religion. De sorte que, pour vouloir respecter, par abstention, la liberté de religion, on arrive à ce que nous sommes devenus : une nation sans religion et sans liberté.

Sans doute encore la religion a des fins plus hautes pour les individus que pour les sociétés, puisque la destinée des individus franchit les limites de ce monde et que celle des sociétés s’y renferme. – Mais d’abord l’épreuve décisive de cette immortelle destinée des individus se faisant dans ce monde-ci, et y dominant de sa portée ultérieure tous les intérêts qu’ils peuvent y avoir, la société civile, qui a la charge de ces intérêts, ne saurait refuser sa sauvegarde au plus grand de tous. En second lieu, la religion n’a pas pour fin que l’autre vie ; elle n’importe pas moins à celle-ci : elle fait les honnêtes gens et les bons citoyens en faisant des justes ; elle constitue le gouvernement intérieur des esprits et des cœurs, ce que l’Internationale appelle très justement pour la maudire la force répressive spirituelle : elle fait le respect, la tempérance, la résignation, l’union, le support, le dévouement, l’ordre en un mot, l’ordre moral sans lequel il ne saurait y avoir d’ordre social. « Chose admirable, s’écriait Montesquieu, la religion, qui semble ne se proposer que l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci ! » Et il n’en est pas ainsi par surcroît, mais par fin directe, l’autre vie n’existât-elle pas. Cela est si vrai que, dans les sociétés antiques, où la préoccupation d’une autre vie entrait pour infiniment moins que dans les sociétés chrétiennes, la religion remplissait tout, consacrait tout, les affaires publiques comme les affaires particulières.

C’est que le bon sens encore une fois le veut ainsi. Je n’entends imposer ma croyance à personne ; mais je prétends imposer la logique et la raison. Or, si on est athée, si on estime, avec l’Internationale et la Commune, que l’homme est sa justice à lui-même, qu’il s’est fait et qu’il se suffit, soit ! ne parlons pas de religion, pas plus pour les individus que pour les gouvernements, sauf à voir comment nous pourrons parler encore de famille, de patrie et de société. Mais si on estime, avec la sagesse et la raison universelles s’exprimant par tous les penseurs, tous les politiques, tous les chantres de l’humanité, aussi bien que par l’instinct et la pratique de tous les peuples, que l’homme tire toutes les facultés de son être et son être même de l’Être par excellence, cause créatrice de toutes les existences, raison mère, justice substantielle, sagesse infinie d’où procèdent toute raison, toute justice, toute sagesse ; providence des empires gouvernant le monde moral à travers les agitations de notre liberté, comme le monde physique au concert de toutes les harmonies de la nature : alors je me demande comment, des hommes ayant à gouverner eux-mêmes les hommes, à se préserver des passions, des orages et des écueils auxquels ils sont plus exposés et dont ils sont plus responsables, à faire acte, au plus haut degré, de raison, de sagesse, d’autorité, peuvent avoir la folle insolence de renvoyer la religion aux particuliers, et de ne pas professer leur dépendance, tirer leur secours, emprunter leur autorité de ce souverain Être dont ils font l’office parmi les hommes, de ce Roi invisible et toujours présent des peuples dont ils sont comme les ministres, de cette Raison essentielle qui seule a le droit de commander ?

Je sais que je dis là des choses d’un autre monde ; mais cela ne montre que plus à quel point nous sommes dévoyés : et les effroyables maux que nous nous sommes faits à nous-mêmes ne le témoignent que trop. Le paysan du Danube reparaissant au milieu de nous, comme le grand fabuliste le représente devant le peuple romain dégénéré, n’aurait rien à changer à ce début de sa harangue pour nous en appliquer les traits :

 

        Fassent les immortels conducteurs de ma langue

        Que je ne dise rien qui doive être repris.

        Sans leur aide il ne peut entrer dans les esprits

        Que tout mal et toute injustice :

        Témoin vous.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

 

 

V

 

On convient que nous périssons faute de croyances. Mais on s’arrête là. On ne va pas jusqu’à en chercher la cause, comme si on craignait de la trouver et de s’engager à la combattre. Le silence sur un point si capital est significatif. Je l’ai rompu pour mon compte, et j’ai dit : Notre défaut de croyances tient sans doute à bien des causes diverses ; mais sa cause majeure, qui nous a liés à cet état, qui nous y retient et qui nous y plonge, c’est cette abstention publique de croyances érigée en principe gouvernemental et politique depuis 1789 ; – et je continue à le montrer.

Suivons, en effet, les conséquences qui découlent de ce fatal principe.

La plus immédiate, nous l’avons vu, c’est de retirer à l’État le premier de tous les fondements de la vie humaine, de faire que les plus grands actes, ceux qui demandent le plus de garantie, le plus de sagesse et le plus de crédit, les actes publics, politiques, sociaux, le mécanisme si considérable, si difficile, si compliqué et si exposé de nos institutions, soit privé de cette condition sans laquelle la simple famille et le simple individu ne peuvent moralement subsister ; de vouloir gouverner les hommes sans ce qui gouverne l’homme, et faire le plus dans des conditions qui ne permettent pas de faire le moins.

La seconde conséquence, c’est de déconsidérer le pouvoir aux yeux des peuples, en le montrant déconsacré en quelque sorte, sans foi et sans loi, ne reconnaissant lui-même aucun pouvoir supérieur comme règle du sien, ne s’élevant pas au-dessus de ses sujets, dépourvu même de ce qui vaut le respect aux simples particuliers, et obligé de recourir aux plus misérables expédients pour gagner quelques jours d’existence sous le coup toujours menaçant des révolutions.

La troisième conséquence, c’est que, en même temps que le pouvoir est ainsi déconsidéré par son défaut de religion, la religion est déconsidérée elle-même par ce mépris qu’en fait le pouvoir.

Cette conséquence est digne de la plus sérieuse réflexion ; car c’est elle surtout qu’accuse cette ruine générale de croyances que nous déplorons.

Il résulte de là, en effet, une sorte d’antinomie entre l’homme en société et l’homme individu, entre la vie sociale et la vie particulière, entre l’esprit public et l’esprit privé, contre la nature des choses qui les a faits indivisibles et devant se pénétrer réciproquement. Et dans cette antinomie, ce qui cède nécessairement, ce qui fléchit, c’est la croyance individuelle, c’est toute croyance, toute religion. Le sentiment religieux s’appauvrit dans l’individu de la déperdition qu’il doit nécessairement éprouver en respirant et se mouvant dans un milieu dépourvu de toute religion. Il faudrait bien peu connaître l’homme et la puissance des ascendants et des milieux sur les individus pour en douter. L’homme, étant un être collectif et social, vit intellectuellement et moralement de l’esprit public et des idées reçues bien plus que de la réflexion privée. Tout homme n’est pas philosophe et penseur ; il n’en a ni la faculté ni le temps. Qu’est-ce donc, lorsque c’est de ce qui le domine et le gouverne, de ce qui réclame à chaque instant sa soumission et son respect, que lui vient l’exemple de se passer de la religion, de n’en tenir nul compte, d’en violer ouvertement les préceptes ? Certes, c’est bien assez pour l’individu de réagir contre les mauvais instincts qui sont en nous et contre les intérêts d’irréligion qu’ils y soulèvent ! Qu’est-ce donc, lorsque rien ne les refoule, lorsque tout les autorise et les favorise, lorsque le sentiment religieux a à se défendre au dehors et au dedans sans que rien le nourrisse et lorsque tout le dément ? Cela est surtout vrai des masses, qui sont plus ou moins mineures, qui vivent et agissent d’impressions, qui n’ont pas de sanctuaire domestique où elles puissent se retrancher, qui n’ont d’autre foyer en quelque sorte que l’opinion publique, et vis-à-vis desquelles l’État est comme un père de famille qui élèverait systématiquement ses enfants dans une atmosphère d’impiété.

Combien les législateurs de tous les temps, vraiment dignes de ce nom, ont compris autrement la nature humaine et la charge de la gouverner ! Je lis dans Platon cette admirable pensée : « Les dieux, touchés de compassion pour le genre humain condamné par sa nature au travail, nous ont ménagé des intervalles de repos dans la succession régulière des fêtes instituées à leur honneur, afin qu’avec leur secours nous puissions réparer dans ces fêtes les pertes de l’éducation, qui se relâche et se corrompt en bien des points dans le cours de la vie 12. »

Pauvre peuple de France, né de l’Évangile et tombé plus bas que le paganisme, quel souci tes gouvernements ont-ils de réparer par la sanctification des fêtes religieuses les pertes de ton éducation ? Quel souci ont-ils de ton éducation, et ne semblent-ils pas plutôt avoir pris à tâche d’en consommer la perte et de t’abrutir sous le double joug du travail et de l’impiété (2) ?

 

 

 

Les anciens entendaient par éducation la respiration religieuse de l’humanité, son redressement vers le ciel. Ils ne comprenaient pas de conduite humaine sans religion, et leurs gouvernements surtout s’inspiraient d’elle en plaçant tous leurs actes sous son patronage. C’était là pour eux la condition première de toute direction sociale, de toute législation : « Invoquons DIEU

 

(2) Notre impiété politique, isolée, et en quelque sorte hors la loi du genre humain, cherche des nations complices pour s’autoriser de leur exemple. Elle croit en avoir trouvé une dans les États-Unis. Voilà, dit-on, le type des gouvernements modernes qui tend à se réaliser en Europe, particulièrement dans la séparation de la religion et de l’État, et la sécularisation complète de la société civile.

Le sénat et les chambres de la république des États-Unis, très peu flattés de notre admiration, viennent de la confondre par une tout autre leçon, en édictant la loi dont voici les motifs et les dispositifs :

« 1. La sanctification du dimanche est une chose d’intérêt public ;

« 2. Un utile soulagement des fatigues corporelles ;

« 3. Une occasion de vaquer à ses devoirs personnels et de réparer les erreurs qui affligent l’humanité ;

« 4. Un motif particulier d’honorer, dans sa maison et à l’église, Dieu le créateur et la providence de l’univers ;

« 5. Un stimulant à se consacrer aux œuvres de charité, qui font l’ornement et la consolation de la société.

« Considérant : a) Qu’il y a des incrédules et des gens inconsidérés qui, méprisant leurs devoirs et les avantages que procure à l’humanité la sanctification du dimanche, outragent la sainteté de ce jour en s’abandonnant à toutes sortes de plaisirs et en s’adonnant à leurs travaux ;

« b) Qu’une telle conduite est contraire à leurs intérêts comme chrétiens et trouble l’esprit de ceux qui ne suivent point ce mauvais exemple ;

« c) Que ces sortes de personnes font un tort à la société tout entière, en introduisant dans son sein des tendances de dissipation et d’habitudes immorales,

 

       « Le sénat et les chambres décrètent :

 

« 1. Il est défendu, le dimanche, d’ouvrir les magasins et les boutiques, de s’occuper à un travail quelconque, d’assister à aucun concert, bal ou théâtre, sous peine d’une amende de 10 à 20 shellings (12 fr.50 à 20 fr. 50) pour chaque contravention.

« 2. Aucun voiturier ou voyageur ne pourra, sous la même peine, entreprendre un voyage le jour du dimanche, excepté le cas de nécessité, dont la police sera juge.

« 3. Aucun hôtel ou cabaret ne pourra s’ouvrir le dimanche aux personnes qui habitent la commune, sous peine d’une amende ou de la fermeture de l’établissement.

« 4. Ceux qui, sans cause de maladie ou sans motif suffisant, se tiendront éloignés de l’église pendant trois mois, seront condamnés à une amende de dix shellings.

« 5. Quiconque commettra des actions inconvenantes à proximité ou dans l’intérieur de l’église payera de 5 à 40 shellings d’amende.

« L’exécution de ce décret est confiée aux employés de police choisis tous les ans par les communes. »

 

 

« pour l’heureux succès de notre législation ; qu’il daigne écouter nos prières, et qu’il vienne, plein de bonté et de bienveillance, nous aider à établir notre ville et nos lois 13. » – Quel langage ! quelle leçon ! – « Qu’il n’y ait pas moins de trois cent soixante-cinq sacrifices, dit encore Platon, en sorte que chaque jour un des corps de la magistrature en offre un pour l’État, ses habitants et tout ce qu’ils possèdent 14. » – Ainsi le monde a marché partout et de tout temps.

Nous avons changé tout cela depuis 1789, et nous en rions, sauf à pleurer.

Les païens avaient bien des vices, que leur religion même favorisait ; mais, toute corruptrice qu’elle était, ils savaient en tirer des vertus. Ils auraient pu la répudier, et l’impiété envers le culte souvent abominable des faux dieux eût été, ce semble, sagesse ; néanmoins, l’irréligion leur paraissait, avec raison, plus abominable encore, et dans ce sentiment ils s’élevaient au-dessus de leur religion à la Religion, ils aspiraient, parmi les faux dieux, au Dieu inconnu, et, plutôt que de se passer de culte public, ils n’hésitaient pas, pour traverser la mer orageuse de cette vie, à s’embarquer sur la nacelle du paganisme jusqu’à ce que s’offrît à eux un vaisseau à toute épreuve, une RÉVÉLATION DIVINE pour achever heureusement cette traversée ; jusqu’à ce qu’un PILOTE vînt nous enseigner quelle conduite nous devons tenir envers les dieux et envers les hommes 15.

Et c’est nous, peuples chrétiens, favorisés de la lumière de cette Révélation à laquelle nous devons notre supériorité sur les païens, dotés de ce Vaisseau et de ce Pilote divin qu’ils enviaient, qui, apostats et renégats de cette grande destinée, nous précipitons de cette hauteur plus bas qu’eux ; répudions toute religion, érigeons l’impiété en principe politique, et embrassons le monstre de l’État athée ! Faut-il s’étonner, après cela, de tous les malheurs et de tous les châtiments qui fondent sur nous ?

Quelques esprits chrétiens ne s’indignent pas de cette criminelle aberration et ne craignent pas de l’autoriser de leur foi elle-même. Ils se bercent encore, parmi nos désastres, de cette illusion libérale que ce régime est pour le mieux ; que le christianisme, précisément parce qu’il est divin, est de force à se suffire à lui-même, qu’il est à l’épreuve de tous les assauts, qu’il est même d’autant plus honoré qu’il est plus abandonné à sa force propre, plus livré à l’initiative individuelle ; qu’à cet effet l’abstention complète de l’État en matière de religion, l’athéisme officiel, non seulement n’est pas un mal, mais est la perfection même à laquelle on doit tendre.

C’est là une hérésie et une duperie, dans lesquelles il n’est plus permis de s’obstiner.

D’abord, abstraction faite de l’avantage qu’ils y voient, et considéré en soi, c’est un mal et un grand mal que l’État sans religion, que l’irréligion publique et officielle, que l’hommage refusé à Dieu par les représentants de la société. Prétendre qu’il en doit être ainsi et le professer, est une atteinte doctrinale à la plus fondamentale et la plus auguste des vérités. Il n’en faut pas davantage pour imprimer le stigmate de l’erreur sur un système qui en fait sa base.

Ensuite, et considéré dans cet avantage qu’ils y voient, ce n’est pas moins faux. C’est transposer à la faiblesse humaine la prérogative qui n’appartient qu’à Dieu, de se suffire. Sans doute la religion en elle-même est invincible et à toute épreuve ; mais non pas nous, dans des conditions de péril volontaire. L’individualisme en religion peut être une situation forcée dont Dieu bénit alors les dangers ; mais, érigé en doctrine et en thèse, c’est une témérité qui expose aux plus grands périls. Il a contre soi, alors, la force naturelle des choses sans le secours de Dieu. Or, il est de notre nature déchue que nous soyons faibles contre le mal ; que, dans une telle lutte, celui-ci l’emporte sur le bien, et que les croyances individuelles succombent sous l’incroyance publique. C’est une illusion de croire que les individus chrétiens referont la société chrétienne : il est plus vrai de dire que la société non chrétienne défait les individus chrétiens. Je me suis déjà expliqué à cet égard, et le naufrage général des croyances dans le débordement de la plus hideuse impiété le dit assez. Comment la religion se soutiendrait-elle dans les individus sous le poids de cette indifférence publique, de cette exclusion politique, de cette violation officielle qui la livrent à toutes les licences du mensonge et de la plus infernale machination ? Et puis, voyez la contradiction ! La religion, dit-on, court du danger à l’immixtion de l’État, au point qu’il doit s’en abstenir entièrement, contre le premier de tous les devoirs. Elle est donc fragile et périssable, selon vous ? Et elle cesse de l’être quand il s’agit de l’exposer à tous les assauts ! Elle n’est pas à l’épreuve de la protection, et elle est à l’épreuve de l’abandon !!! Sans doute il y a du danger dans la protection, et où n’y en a-t-il pas pour la religion, sur cet océan de la malice humaine où cependant elle ne sombre pas ? Mais, danger pour danger, ne vaut-il pas mieux s’embarquer avec la vérité qu’avec l’erreur, avec Dieu que sans Dieu ? La religion est affaire de foi, de devoir et de principe, non de calcul, de transaction et de politique. Or il est contre la foi, contre le devoir et les principes que les gouvernements soient sans religion. Chercher le salut hors de là, c’est le chercher dans l’erreur, c’est le vouloir en dehors et, si je peux ainsi dire, au détriment de Dieu ; c’est sacrifier la foi à la fausse sagesse humaine.

Remarquez en effet que, si libéral qu’on soit, on ne peut disconvenir, pour peu qu’on soit religieux, que, n’était l’inconvénient supposé de gêner la libre croyance des individus, il serait du devoir de l’État de faire lui-même profession de religion ; qu’il est très regrettable qu’il faille acheter la liberté particulière de la religion au prix de son abstention publique, et que le devoir complet serait assurément et la profession publique et la liberté individuelle de religion. Qui oserait soutenir le contraire, s’il n’est ennemi de la religion ? – Que résulte-t-il clairement de là ? – C’est qu’on transige en matière de devoir ; c’est qu’on sacrifie un devoir à un devoir ; qu’on prive Dieu du culte public et la société tout entière de ce culte, pour assurer la liberté individuelle de la religion. – Or, cela est-il permis ? Peut-on disposer ainsi des devoirs et des principes ? Peut-on composer ainsi en matière de religion ? – Mille fois non.

Et le pût-on, quelle duperie !

Je n’examine pas si la religion d’État est en réalité incompatible, comme on le dit, avec la liberté privée de religion, ou plutôt j’affirme que cela ne peut être, deux devoirs ne pouvant pas être incompatibles. On conçoit très bien d’ailleurs que l’État ait la religion de la majorité des sujets qu’il représente, sans gêner ses sujets eux-mêmes dans l’exercice de chacune des religions qui se trouvent exister dans le pays. C’est à celles-ci, au besoin, de se défendre contre les abus de la religion d’État ainsi que contre tous les autres dangers qui les assiègent, dangers où elles auront au moins pour elles la conscience de ne pas avoir mis l’intérêt privé au-dessus de l’intérêt public, et d’être avec le devoir et avec Dieu. Mais ce qu’on ne conçoit absolument pas, c’est que l’irréligion soit la meilleure garantie des religions, c’est qu’elle ne leur soit pas nuisible autant qu’elle est nuisible à la société.

Toutes les religions, en effet, ont un principe commun : la religion ; un ennemi commun : l’irréligion. Elles sont en cela solidaires. Et c’est en dehors de ce principe, c’est sous le régime de cet ennemi qu’on veut placer l’intérêt et le salut des religions ?...

À qui profite l’irréligion d’État ? – À la société ? – Non. – Aux religions ? – Non. – Elle ne profite qu’à l’irréligion générale, qu’à la ruine de toute religion et de toute société.

Cela doit être. Cela est.

Cela est, non seulement par voie de conséquence, mais par voie de principe, de système et de dessein. Et c’est ici qu’il faut achever de démasquer la doctrine révolutionnaire.

L’objet de cette doctrine, en ce qui touche la religion, c’est la liberté ; la liberté de conscience, la liberté des cultes, la liberté de religion : ce sont là les grandes conquêtes entre toutes de 89, et comme les pommes d’or de ce nouveau jardin des Hespérides, fermé jusque-là aux humains.

Mais la liberté en quel sens ?

Toute liberté se définit par son objet, parce qu’elle consiste dans son objet. Ainsi, la liberté de la presse, la liberté de réunion et d’association, la liberté de la parole, c’est la liberté, c’est le droit de publier ses opinions par la voie des journaux, le droit de se réunir et de se constituer dans un intérêt commun, le droit d’exprimer hautement sa pensée. Il ne viendrait jamais à l’esprit de définir ces libertés dans un sens négatif et de dire que c’est la liberté de ne pas écrire, de ne pas se réunir et de ne pas parler ; encore moins la liberté d’attaque contre la presse, contre les réunions et contre les manifestations de la pensée. Ce serait un outrage au bon sens et au langage.

D’après cela que faut-il entendre par liberté de religion, liberté de conscience ? Bien évidemment, la liberté de pratiquer sa religion, la liberté d’obéir à sa conscience, la liberté de faire son devoir en face de quiconque voudrait en gêner le libre exercice. Aussi est-ce à ce titre-là que ces grandes libertés ont été introduites dans le monde, à titre de religion, à titre de conscience, à titre de devoir religieux ou moral supérieur aux pouvoirs humains qui usurperaient les droits de Dieu et de la conscience. Ces libertés impliquent donc la religion et la conscience comme leur objet sans lequel elles n’ont plus de raison d’être. Dans l’antiquité païenne, où l’État absorbait tout l’individu, et où la religion et la morale en étaient peu distinctes, on ne connaissait pas ces libertés. J’en trouve cependant deux témoignages qui justifient cette seule manière de les concevoir. « Ce n’est point Jupiter ni sa justice qui ont dicté votre arrêt (dit, dans Sophocle, une jeune martyre du devoir pieux à un tyran qui veut lui en interdire l’accomplissement), et je n’ai pas cru qu’une loi humaine eût assez de force pour engager les hommes à violer les divines lois 16. » – Socrate ne comprenait pas autrement la liberté de conscience, pour laquelle il allait mourir. Il ne justifiait pas autrement son droit que par un devoir supérieur de religion, auquel il s’adossait, en quelque sorte, pour légitimer sa résolution et confondre ses juges. « Ce que je sais bien, disait-il, c’est que désobéir à ce qui est meilleur que soi est contraire au devoir et à l’honneur. Voilà le mal que je redoute. C’est pourquoi, Athéniens, je vous honore et je vous aime ; mais j’obéirai au dieu plutôt qu’à vous 17. »

Il était réservé au christianisme de vulgariser la liberté de conscience en révélant les biens et les devoirs religieux de l’âme humaine qui en sont l’objet, et d’inscrire avec le sang d’un Dieu et de millions de martyrs ces grandes paroles qui sont restées le cauchemar de toutes les tyrannies : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu 18. » – « Ne craignez aucunement ceux qui ne peuvent tuer que le corps, mais qui ne peuvent rien sur l’âme ; craignez plutôt celui-là qui peut perdre à la fois et l’âme et le corps 19. » – « Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes 20. » – « Voyez vous-mêmes s’il est juste devant Dieu de vous obéir plutôt qu’à Dieu. Pour nous, nous ne pouvons ne pas parler : Non possumus 21. »

Voilà les titres et comme la grande charte de la liberté de conscience et de religion. « C’est par cette affirmation et cette défense de la liberté religieuse, la plus haute et la plus pure de toutes, dit très justement M. Guizot, que la civilisation a commencé. »

Depuis lors, on a toujours entendu ainsi les choses et la langue des choses jusqu’en 1789, et le monde social chrétien roulait sur la liberté de conscience et de religion ainsi comprise et ainsi pratiquée.

Voici cependant qu’à cette époque se produit une explosion de prétendues libertés qui, transfuges de Dieu et du bien, et emportant avec elles les noms sacrés de religion et de conscience, s’attaquent à toute religion et à toute conscience. Par le plus odieux larcin, l’impiété prend pour elle la liberté de son contraire ; par le plus grossier euphémisme, liberté de religion veut dire liberté d’irréligion, veut dire même liberté d’attaque à toute religion. La liberté est non seulement émancipée de son principe, mais retournée contre son principe, et, chose monstrueuse ! en s’autorisant toujours de son nom.

Faut-il s’étonner après cela que non seulement la religion, mais la liberté même aient péri ?

La Révolution, ici comme en tout le reste, a fait de la liberté positive une liberté négative, négative de ce qui l’a fait être liberté : effet naturel d’une doctrine toute de négation et de destruction des choses sous les masques de leurs noms. En vérité, il y a dans la perversion des idées de ce malheureux siècle un effrayant quiproquo, où le prestige du mensonge le dispute à la crédule complaisance des esprits. C’est la décomposition du vrai en faux, doublement activée, à intentions contraires, par leurs partisans respectifs, divisés dans le but, mais unis dans la poursuite de cette œuvre fatale dont la résultante est l’impuissance, quand son résultat n’est pas la mort : tant, en fait de doctrines et de principes, la vérité est jalouse de son intégrité !

Pour mieux faire ressortir cette vérité, suspendons ici la déduction de ses dernières conséquences, et dégageons-la des sophismes par lesquels on est parvenu à la déguiser, sophismes dont s’arment les révolutionnaires et qu’admettent trop complaisamment les croyants libéraux.

 

 

VI

 

La liberté de religion et de conscience, objecte-t-on, est la faculté, le droit d’adhérer au vrai et au bien. Or, pourquoi réserveriez-vous cette liberté à ceux qui voient la vérité dans telle religion ou même dans la religion en général, et la refuseriez-vous à ceux qui estiment qu’elle est en dehors de cette religion ou de toute religion ? La liberté est le privilège de la vérité, soit ; mais où est la vérité ? où est l’erreur ? Chacun n’a-t-il pas le droit de revendiquer celle-là et d’imputer celle-ci à ses adversaires ? Dès lors la liberté de conscience, au gré de chacun, avec toutes les manifestations et les propagandes, même de l’impiété, même du matérialisme et de l’athéisme, n’est-elle pas la conséquence logique d’une telle situation ? – Voilà bien l’objection.

Je réponds d’abord que la conséquence non moins logique de cette conséquence est la mort des sociétés, qui ne vivent pas seulement de pain et de spectacles, mais de morale et de vérité. La morale est une, la vérité est une, et c’est cette unité qui est le nœud vital des sociétés, lequel rompu, elles tombent en dissolution. J’admets, tout en la regrettant, la diversité des doctrines religieuses dans une société. Je l’admets, parce que cette diversité laisse subsister un principe et un fonds commun de vérité et d’unité, le principe religieux ; et, si je la regrette, c’est que nécessairement une seule de ces doctrines étant la vérité, toutes les autres y portent relativement atteinte. C’est un inconvénient qu’il faut néanmoins supporter, lorsqu’il se trouve exister, dans l’intérêt de l’ordre, en faveur du principe religieux qui recommande encore ces doctrines dans ce qu’elles ont de vrai, et de la bonne foi qui peut excuser leurs adhérents dans ce qu’elles ont de faux. Mais pousser cette tolérance jusqu’à la licence de toute doctrine et, sous ce nom, de toute négation de doctrine, au profit de la seule négation, de la seule destruction des principes les plus élémentaires et les plus fondamentaux de la vie humaine, je dis hardiment que c’est un crime de lèse-vérité et de lèse-société 22.

Mais je dis plus : en raison pure, l’objection n’a de chances que dans une société ruinée, et là même elle ne peut encore se soutenir.

Nulle société ne peut subsister sans ce que j’appellerai un capital de vérités indiscutées. Dieu, sa providence, l’âme, l’immortalité, la justice divine avec ses sanctions éternelles, un culte de religion positive, la sanctification des fêtes de cette religion, telles sont, à ne les prendre que dans ce qu’elles ont de plus universel et de plus constant parmi les hommes, « ces grandes vérités toujours anciennes et toujours nouvelles, dit éloquemment M. Cousin, qui, après avoir servi de berceau à la société naissante, la soutiennent dans sa course et ne l’abandonneront jamais ; qui ne s’éclipsent un moment, dans la dissolution des empires, que pour reparaître avec plus de majesté dans les empires nouveaux ; que nul sage n’a faites, que nul sophiste ne peut détruire ; que Platon reçut de Pythagore, qui lui-même les avait puisées aux sources mêmes de la civilisation humaine ; que l’Orient légua à l’antique Grèce, la Grèce à Rome, Rome à la société moderne, comme la base et la condition de tente existence sociale, et qui, enfin, soit dans le monde réel, soit dans le monde des idées, forment à travers les siècles et dans la pensée une tradition non interrompue et une théorie indestructible dont tous les points sont enchaînés et attachés l’un à l’autre, comme dit Platon, par des liens de fer et de diamant 23. »

Aucune société qui veut vivre ne doit permettre qu’on porte atteinte à ce corps de vérités. Une société chrétienne surtout, qui, entre toutes les autres, a le privilège de posséder ces vérités dans toute leur intégrité, et qui doit à leur croyance d’avoir toujours été à la tête de la civilisation, ne peut les apostasier en érigeant leur négation en droit, sous peine de sa ruine.

Je vais plus loin, je suppose vrai, autant qu’il est faux, que, par suite de cette apostasie, nous en soyons venus à l’extinction totale de ces vérités dans les intelligences et dans les consciences ; que nous ne sachions plus où elles sont ni si elles sont, et que (ce qui serait monstrueux) nous en soyons tous à nous demander et à rechercher comme à tâtons, dans la nuit de l’esprit humain, où est la vérité et ce qui est, ou non, vérité, de telle sorte que chacun s’autorisât de ce nom pour tout prétendre : eh bien ! alors même, je dis qu’il y aurait des indices certains à l’encontre desquels il ne serait pas permis à la société de laisser s’égarer cette recherche.

Ces indices, devant tenir lieu, si je peux ainsi dire, de vérités, en attendant que celles-ci soient réapprises, ce sont les vertus. La marque spéciale de notre vérité, c’est notre vertu, disait très sensément Montaigne. C’est la maxime évangélique : a fructibus eorum cognoscetis eos. Oui, si nous en étions à chercher, avec cette sincérité qui seule en donne le droit, où est la vérité, elle devrait être où sont les vertus et les plus grandes vertus. Et quand j’entends M. Renan proclamer lui-même que l’auteur du christianisme est « l’honneur commun de tout ce qui porte un cœur d’homme... celui à qui chacun de nous doit ce qu’il a de meilleur en lui... un principe inépuisable de renaissances morales... qui a créé le ciel des âmes pures, le culte pur, sans date et sans patrie, que pratiqueront toutes les âmes élevées jusqu’à la fin des temps ; la religion universelle, éternelle, absolue, tellement que, si d’autres planètes ont des habitants doués de raison et de moralité, leur religion ne peut être différente de celle-là 24 », je dis que ni lui ni personne au monde n’a le droit de s’autoriser des titres de la liberté de conscience et de religion pour attaquer cette doctrine, parce qu’elle est incontestablement la vérité, et la vérité à sa plus haute puissance, le juste et le vrai ne faisant qu’un.

Et c’est là précisément ce que les premiers apologistes opposaient victorieusement à l’empire romain pour y réclamer la liberté de conscience, et ce qui rendait le paganisme moralement inexcusable dans les persécutions qu’il exerçait contre les chrétiens. « Leur faute n’a jamais consisté qu’en ceci, écrivait Pline dans sa fameuse lettre à Trajan : ils s’assemblent à jour marqué avant le lever du soleil ; ils chantent tour à tour des vers à la louange du Christ, comme d’un dieu ; ils s’engagent par serment, non à quelque crime, mais à ne point commettre de vol, de brigandage, d’adultère, à ne point manquer à leurs promesses, à ne point nier un dépôt. Après cela, ils ont coutume de se séparer, et se rassemblent de nouveau pour manger des mets communs et innocents. – Je n’ai pas su décider si c’est le nom seul, fût-il pur de crime, ou les crimes attachés au nom qu’il faut punir. Voici toutefois la règle que j’ai suivie : j’ai envoyé au supplice ceux qui ont persisté à se déclarer chrétiens... »

Eh bien ! la règle qu’il fallait suivre, suivant la conscience et la raison de Pline lui-même, c’était d’honorer ces hommes qui ne se signalaient à lui que par des vertus, de les protéger et de les laisser se propager, dût l’empire, pourri d’erreurs et de vices, en être transformé ; parce que le premier de tous les empires est celui de la vertu, et le premier de tous les droits celui de la vérité, dont la vertu est la marque. – D’après cette même règle, après vingt siècles de vertus, de gloire et de vraie civilisation répandues sur le monde par la sainteté du christianisme, mettre sa vérité en compétition avec des doctrines négatives de toute religion, avec l’athéisme et le matérialisme, que les sociétés même païennes répudiaient ; bien plus, le leur livrer en proie et le ramener au cirque, au nom de la liberté de conscience et de religion, est un mensonge odieux et un attentat social qui épouvante.

Il est encore une autre règle distinctive de l’erreur et de la vérité, d’après laquelle on doit se déterminer dans l’admission au partage de ces libertés qui s’autorisent de la vérité : c’est que la négation pure est signe d’erreur. Nier, attaquer, détruire une doctrine quelque imparfaite qu’elle soit, en ne procédant que de la négation pour n’arriver qu’à la négation, est un méfait intellectuel et social. Il n’est permis de nier qu’en procédant de l’affirmation d’une vérité, d’une doctrine réelle qu’on veuille mettre à la place. La négation ne doit jamais être l’objet de l’esprit, mais la conséquence de l’exposition de la vérité. Le christianisme ne s’est pas introduit par la négation et l’attaque du paganisme, mais par l’affirmation et l’exposition de l’Évangile. Sans doute il peut y avoir de l’erreur dans ce qu’on nie, mais alors même cette erreur vaut-elle mieux que cette négation quand celle-ci est pure et simple, parce qu’elle n’est pas sans mélange de quelque vérité qui relativement doit la faire préférer au néant de toute vérité ? L’esprit, la société des esprits surtout, ne souffre pas le vide, et lorsque de négation en négation, qui est le procédé de l’erreur, on est arrivé à la négation totale, alors on a creusé un gouffre où l’ordre matériel lui-même disparaît.

Sous les noms fastueux de science et de libre pensée, telle est l’œuvre de la Révolution. Telle est la liberté de conscience révolutionnaire.

Son crédit général tient à une erreur plus fondamentale encore sur le rôle de la liberté dans toutes ses applications, erreur dont les conséquences ne pouvaient être que désastreuses.

Cette erreur, que je ne saurais trop signaler, est celle-ci : que la liberté est à elle-même son unique objet : la liberté pour la liberté.

Erreur grossière ; car la liberté n’est qu’une faculté. Comme le droit, elle suppose un objet, un intérêt légitime et avouable, sans lequel elle ne se soutient pas, et qui est la mesure et la règle de son exercice.

Erreur désastreuse ; car, étant ainsi à elle-même sa seule raison d’être, non seulement elle n’a pas souci de se justifier par aucune légitime condition, mais elle se justifie d’autant plus qu’elle s’affranchit de toute condition par le renversement et la destruction de tout ce qui l’entoure.

C’est une prêtresse qui se fait idole, et qui immole à elle-même les victimes qu’elle devrait offrir. C’est la déesse Liberté. C’est cette furie dont le premier autel fut l’échafaud, où elle s’éleva sur des cadavres, comme dans l’ordre des doctrines elle ne s’élève que sur des négations.

Et quelle clarté jaillit de là sur le mal révolutionnaire !

La liberté pour la liberté n’est pas la liberté ; car la liberté est choix, et dès lors alliance et engagement à l’objet du choix. Pour des êtres sociaux, la liberté est surtout un bien réciproque, et ne s’autorise en chacun que de ce qui précisément la limite : la part de tous. La vraie liberté a son titre en autrui. Qu’est donc la liberté exclusivement pour soi, la liberté pour la liberté ?

C’est l’indépendance ; et l’indépendance, c’est la tyrannie du plus fort se multipliant et se déplaçant comme la force, dans une lutte incessante, au détriment de toute liberté et de toute société. L’indépendance est tout ce qu’il y a de plus impossible à réaliser. Elle a contre elle Dieu d’abord, dont elle est la prérogative inaliénable. Elle a ensuite contre elle la nature des choses.

On peut se rendre temporairement indépendant de Dieu. Il le souffre. Mais c’est à nos périls et risques. Et voyez quels ils sont ! L’indépendance ne s’arrête pas là ; car son propre est de ne pas s’arrêter. Elle s’arrête d’autant moins dans la négation de Dieu que toute autre limite et toute autre autorité, celle-là renversée, lui en deviennent d’autant plus arbitraires et insupportables. Elle est poussée logiquement et fatalement, comme par une nécessité vengeresse, de la négation de Dieu à toutes les négations et à toutes les destructions. Et alors c’est la lutte contre tout, au dedans et au dehors : contre la vérité et contre la conscience, contre toute autorité politique, contre toute supériorité sociale, contre tous les freins et toutes les lois, contre la famille, contre la propriété, contre le capital, que sais-je ! en un mot, contre la nature des choses. Lutte effroyable dont la fureur augmente en allant. Mais la nature des choses n’est pas aussi patiente que Dieu, parce qu’elle est chargée de sa propre conservation et qu’elle n’a pour elle que le temps. Elle se défend, elle réagit. Et alors, à quoi aboutit tout ceci ? À un amas confus, à un cercle fatal de tyrannies et de servitudes, de révolutions et de coups d’État, à une cohue d’esclaves qui se battent entre eux avec leurs fers rouilles ou dorés, jusqu’à extermination.

Voilà la Révolution, voilà sa liberté.

Transigez donc avec le principe d’où tout cela part, avec l’indépendance des sociétés de leur Auteur, avec l’élimination de Dieu des affaires humaines !

Cela dit, et la vérité ainsi dégagée de ces sophismes de liberté de conscience et de religion, et de liberté en général, entendues dans le sens révolutionnaire, reprenons la série de nos déductions.

 

 

VII

 

Voilà donc pour quelles libertés de conscience et de religion, contraires à toute conscience et à toute religion autant qu’à toute liberté véritable, l’État s’abstient scrupuleusement de religion, s’érige lui-même en type d’irréligion, abdique le premier de tous les devoirs, et frustre un grand peuple, toute une nation, de la première de toutes les garanties.

On voit de là ce qui doit s’ensuivre. C’est la prédominance de l’irréligion dans l’État d’abord, et hors l’État ensuite.

Dans l’État, cela est clair, et c’est considérable dans un pays où l’État occupe une si grande place, est tout et fait tout en quelque sorte, ne laissant aux particuliers que la vie privée, qu’il tend encore à envahir.

Dans un régime qui a pour principe l’indifférence radicale, l’élimination systématique de la religion de tout le mécanisme gouvernemental, un croyant, à proportion qu’il est plus croyant, est une anomalie. Il est suspect de s’inspirer de sa foi, de troubler la neutralité. Le fonctionnaire devant être comme la fonction, sans religion, il faut qu’il s’abstienne de penser, de sentir et d’agir conformément à ses convictions, qu’il se les fasse pardonner à force de les comprimer et de les subordonner, et qu’il se divise en quelque sorte d’avec lui-même. C’est un clérical. Au contraire, un indifférent véritable, un homme sans religion et à proportion qu’il aura moins de religion jusqu’à l’athéisme, celui-là, étant plus conforme au caractère de l’État, y sera comme chez lui. Il s’inspirera mieux qu’un autre de l’esprit de l’État. D’une manière générale, la religion y recevra sans doute beaucoup et même d’autant plus de politesses, beaucoup et même d’autant plus de secours matériels, auxquels ses ministres se laisseront trop souvent prendre ; mais son influence et son esprit en seront bannis. Un antagonisme sourd inspirera tous les actes du gouvernement contre elle. La nature des choses ainsi établies, cet antagonisme en résulte nécessairement ; l’État, prenant toute la place qu’il refuse à la religion dans son vaste mécanisme, en devient la contrepartie. On a l’irréligion d’État, au lieu de la religion d’État ; et cette irréligion a toutes les prétentions et toutes les jalousies d’une religion même : la religion du pouvoir, l’État-Dieu, dont les dévots de la libre pensée assiégeront tous les emplois, et tiendront en défiance et en suspicion l’homme religieux, même dans les fonctions qui réclament le plus sa salutaire influence, comme celles de coopérateur aux établissements pénitenciers et charitables.

Sans cloute un tel état de choses n’est pas absolu : il est corrigé par d’honorables inconséquences dans les gouvernements qui se respectent ; mais le principe et la tendance sont là, toujours prêts à éclater en spoliations et en proscriptions dans les régimes franchement révolutionnaires, et à réaliser alors, sur une vaste société à laquelle on reconnaît cependant la liberté de conscience, la plus brutale et la plus cynique oppression des consciences.

Voilà ce qui a lieu dans l’État et par l’État.

Mais, hors ce domaine de l’État et dans la sphère sociale proprement dite telle qu’elle résulte de l’esprit de 89, c’est bien autre chose ; car c’est là le règne parfait des libertés de conscience et de religion.

En vertu de ces libertés, au rebours de la conscience et de la religion, chacun peut être irréligieux et profanateur en pleine licence. Et là-dessus un mot qui coupe court à toute équivoque et qui caractérise ce que j’entends dénoncer.

Dans le for intérieur, chacun peut être, en fait, irréligieux, impie, immoral, à ses périls et risques. Cela le regarde. Mais cet état intime de dérèglement n’a jamais été et ne saurait être considéré, en soi, comme une liberté et un droit. Cela est clair pour tous ceux qui reconnaissent une conscience. Je serais seul au monde ou dans une île déserte, que je ne serais pas libre, que je n’aurais pas le droit de mal agir, ni même de penser le mal. Tout homme, en soi, est lié à la conscience et obligé au devoir, et tout ce qui n’est pas défendu n’est pas permis.

De ce que chacun, pour son compte personnel, peut être impie et immoral, il ne faut donc pas entendre, en soi, par ce mot peut, un pouvoir de permission, de droit et de liberté ; mais le fait seul de n’être pas recherché dans ce for intérieur fermé aux hommes et d’être réservé pour d’invisibles châtiments.

Il en est tout autrement du bien, qui a pour lui le droit et la liberté par excellence dans l’âme humaine, le droit et la liberté du devoir.

Il en résulte cette conséquence que, pris en eux-mêmes, le mal et le bien ne sont pas égaux en titres ; que le mal ne peut pas invoquer le droit qu’il viole et la liberté qu’il perd en naissant ; à la différence du bien, qui est le droit et la liberté mêmes en exercice, parce qu’il est le devoir.

Or, l’esprit de la révolution a été la négation de cette vérité. La société civile, ne devant pas avoir de convictions et de principes déterminants du vrai et du faux, du bien et du mal dans l’ordre religieux et dans l’ordre moral qui s’y rattache, ayant abdiqué toute doctrine et toute censure, ne voit plus, dans les actes de la pensée et de la volonté humaines, que des opinions et des moralités diverses également dignes de ses égards.

De cette manière de considérer, sans discernement et avec un égal titre, le bien et le mal en eux-mêmes et à la racine, a dû résulter aux yeux de l’État un égal droit et une égale liberté pour eux de se produire au dehors, d’être professés et pratiqués, et de se disputer l’influence publique sur les convictions et sur les mœurs. La liberté intérieure de conscience et de religion, ainsi faussement comprise, est devenue la liberté extérieure de se manifester et d’agir sur les esprits. Tout a pu être indifféremment prêché, enseigné, discuté, affirmé ou nié sans règle et sans contrôle. L’arène a été ouverte, et les masses ont été livrées en proie aux doctrines les plus démoralisatrices et les plus subversives : l’athéisme, le matérialisme, le positivisme, le sensualisme, l’insurrection de la pensée contre la vérité, des bas instincts contre la conscience, de l’âme contre Dieu et de la chair contre l’âme. La bête a été déchaînée. Les éternels principes du vrai et du bien, qui sont les conditions de la liberté véritable, en étant considérés comme les entraves, la liberté a consisté à s’en affranchir, et tout ce qui les niait et les renversait a été pris dans le sens et avec la faveur qui s’attache à ce grand bien et à ce grand nom de la liberté, jusqu’à ce qu’on ait érigé ce renversement en dogme : le dogme de la libre pensée et de la morale indépendante, s’affichant à la face de Dieu et des hommes et les bravant.

Le bien, il est vrai, a eu d’abord sa part de libre manifestation : il a été admis à la concurrence et à la lutte, et ses apôtres n’ont pas fait défaut. Il a joui de la liberté commune, et on sait quels caractères, quelles vertus, quels talents et quels génies ont servi et honoré sa cause. Dans la trop généreuse confiance que leur inspiraient la beauté et la force de la vérité dont ils étaient les défenseurs, plusieurs, non seulement ont souscrit à cette liberté commune, mais l’ont professée comme la condition la plus honorable et la plus favorable au triomphe de leurs convictions. Ils ont revendiqué le droit du mal pour la plus grande gloire du bien.

En cela ils ont erré.

Le droit du mal, la liberté du mal, ne sauraient être professés. C’est une hérésie non seulement dogmatique, mais sociale. On ne saurait être généreux aux dépens de la vérité et de la société.

Ils ne se sont pas moins abusés. Sans doute la vérité est invincible en elle-même : la spiritualité de l’âme humaine, sa responsabilité et son immortalité, Dieu, la providence, la révélation chrétienne avec toute la chaîne de ses dogmes et de ses préceptes, et son efficacité régénératrice et civilisatrice, tout ce corps de doctrine qui constitue le patrimoine de la raison et de la foi, non seulement est à l’épreuve de toute sérieuse discussion, mais en sort d’autant plus démontré qu’elle est plus sérieuse. La vérité n’est pas seulement invincible, elle est toujours victorieuse : victorieuse, par le témoignage de l’ordre et de la félicité qu’elle opère dans ceux qui l’embrassent, et plus encore, s’il est possible, par le témoignage du désordre et des calamités où tombent ceux qui la rejettent. Mais voici, encore une fois, le leurre et l’équivoque : ce n’est pas la vérité en elle-même qui est l’enjeu disputé dans cette grande lutte, ce sont les esprits et les cœurs. Or qui ne sait leur faiblesse, leur ignorance, leur aveuglement ? combien ils sont rebelles à la vérité qui les corrige et accessibles à l’erreur qui les flatte ? Qui ne sait d’autre part combien les indignes moyens de mensonge, de calomnie, d’audace et d’impudeur auxquels les artisans de l’erreur n’hésitent pas à avoir recours, rendent la partie inégale entre eux et les disciples de la vérité ? C’est l’honneur de ceux-ci d’être vaincus sur un tel terrain, autant que c’est leur tort de l’accepter et de le consacrer du nom de liberté de conscience, contre toute conscience et toute vérité.

Si encore la neutralité du pouvoir leur était assurée ! Mais il n’en est rien. La notion de la liberté ainsi pervertie par son application au mal de même qu’au bien, cette perversion ne pouvait s’arrêter à cette égalité de titres : elle devait aller jusqu’à la faveur pour le mal.

Cela est logique, le principe étant posé.

Étant donné ce renversement d’attacher à l’erreur et au mal l’idée de droit et de liberté, il est certain en effet qu’ils représentent et qu’ils réalisent cette idée et toutes les aspirations dont elle est l’objet plus que le bien ; car le bien et tout ce que ce mot renferme, la vérité, la vertu, la foi, ont contre eux l’obéissance, le devoir, le sacrifice, tout ce qui paraît le plus contraire à cette fausse idée d’affranchissement et de liberté.

Le renversement doit même aller plus loin que la tolérance du mal, plus loin que la faveur pour le mal ; il doit aller jusqu’au privilège et jusqu’au règne. Ce n’est pas le mal qui sera toléré, ce sera le bien, par une sorte d’extension de la liberté.

 

        On peut aller même à la messe,

        Ainsi le veut la liberté.

 

Enfin on en viendra à la persécution et à la proscription du bien et des hommes de bien, et à cette fameuse parole qui résume tout le principe de la Révolution et en porte toutes les conséquences : Nous ne vous devons que l’exclusion.

C’est qu’au fond c’est là le dernier mot de la Révolution, comme c’a été son premier mot. Entre l’un et l’autre il y a le rappel intermittent du bien comme remède nécessaire aux maux de la société, qui ne peut absolument s’en passer et qui y revient à chaque catastrophe, mais pour recommencer aussitôt la guerre contre lui, contre Dieu, contre la religion, par la loi même de la nature révolutionnaire, qui tend toujours à réaliser ce principe d’exclusion.

 

        Le cerf hors de danger broute sa bienfaitrice 25.

 

La Révolution au fond n’est pas autre chose : essentiellement hostile à toute religion, plus particulièrement au catholicisme, parce que c’est la religion qui contient le plus de religion, la religion intégrale, qui combat le plus ardemment le mal et qui opère le plus de bien. C’est la guerre à Dieu, au Christ et à son Vicaire, c’est l’antichristianisme et l’athéisme. Et dans cette guerre et sous cette guerre, c’est la guerre à la liberté, à la justice, au droit, à la morale, à la propriété, à la famille, à la patrie, à toute société : c’est la bestiale Commune ; c’est le mal pur. Sous les grands et beaux noms de liberté de conscience et de religion, on arrive ainsi à la plus effroyable servitude : la servitude d’un peuple qui se laisse conduire aux catastrophes par un césar, à la plus épouvantable accumulation de ruines par un dictateur d’aventure, à toutes les hontes et toutes les horreurs de la guerre sociale par des scélérats.

La Révolution est impiété, et en cela elle est folie et crime.

– « Ô ma patrie, disait Sophocle, aux applaudissements de tout le peuple d’Athènes, ne souffre point qu’on te ravisse la gloire d’honorer les dieux. Celui qui n’en sent pas le prix touche aux bornes de la folie. Trop de raisons s’élèvent pour le confondre 26 ! »

– « C’est un crime de trahir le dogme, dit de son côté l’orateur philosophe : Scelus est dogma prodere ; parce que, sans ce principe et ce fondement, toute la vie humaine est renversée 27. »

Telle est la folie, tel est le crime de la Révolution. Elle a ravi l’honneur à Dieu, elle a trahi le dogme.

Et quel dogme ! le dogme chrétien, dont la nécessité, étant en raison directe de tout le développement et de toute l’activité qu’il avait imprimés à l’esprit humain, ne pouvait être reniée, au plus fort de ce développement, sans les plus inévitables catastrophes.

La force centrifuge des astres, si elle échappait à ses lois, n’entraînerait pas plus de désordre dans l’économie des cieux, en rompant avec la force de gravitation qui en fait l’harmonie.

 

Mais on n’aurait pas encore entièrement convaincu certains esprits de tout ce qu’il y a de faux et de funeste dans le vice révolutionnaire, si on ne l’avait attaqué dans son fort, le fatal principe de la souveraineté du peuple.

Cette matière, aussi délicate qu’elle est importante, demande une sérieuse et calme attention.

 

 

VIII

 

L’homme a été créé sociable. La société humaine est donc de nature. Dès lors, elle est sujette à la loi de sa nature, à l’encontre de laquelle elle ne peut subsister. La seule différence qui distingue l’humanité des êtres privés de raison, et elle est grande, c’est qu’en ceux-ci la loi qui les régit fonctionne de soi, tandis que l’homme coopère volontairement à sa loi. Mais cette différence ne fait pas qu’il puisse subsister et se développer en dehors de sa loi. En ce point, qui lui est commun avec tous les autres êtres, il n’a que le fatal privilège de se détruire s’il s’y soustrait.

Son action sur lui-même ressemble à cet égard à celle qui lui a été donnée sur la nature. Ainsi il peut planter, cultiver, tailler, greffer un arbre ; mais il y a une chose qu’il ne pourra pas faire, qui a été réservée à la nature, et qui l’obligera toujours à compter avec celle-ci : c’est la vie végétale que l’arbre reçoit de la terre et de l’influence du ciel. C’est la figure dont se servait S. Paul, pour expliquer la subordination de l’homme à l’action de la grâce, et qui n’est pas moins applicable à l’action de la nature, d’où cette figure même est tirée. « Moi j’ai planté, disait-il, Apollo a arrosé ; mais Dieu a donné la croissance, incrementum. C’est pourquoi ce n’est pas celui qui plante qui opère, ni celui qui arrose, mais celui qui donne la croissance, Dieu. Car nous sommes les coopérateurs de Dieu. Vous êtes le labourage de Dieu, la construction de Dieu 28. » Ce qui se réfère à cette autre parole de l’Écriture : « Si Dieu ne bâtit la maison, en vain travaillent ceux qui l’édifient ; si Dieu ne garde la cité, en vain veillera celui qui est préposé à sa garde 29. » – L’homme est le colon de la nature et l’ouvrier de Dieu. – Et ce qui est vrai de chaque peuple en lui-même, est encore vrai des peuples entre eux, de la grande société des nations. L’histoire nous montre, en effet, à quels grands rôles, vraiment providentiels, certains peuples sont appelés par rapport aux autres, d’autant plus grands que, comme un instrument de civilisation ou une épée de justice, ils sont plus dans la main de Dieu.

Ceci n’est pas seulement une question de foi. C’est un fait qui s’impose à ceux-là mêmes qui rejettent la foi. Un agriculteur ne peut pas ne pas avoir foi au mystère de la végétation, ni un constructeur à celui de la gravitation, sinon la stérilité ou la ruine de leurs entreprises les exposerait à la dérision. La libre pensée à cet égard serait démence.

Je ne crains pas de dire qu’elle ne l’est pas moins chez nos modernes agriculteurs et constructeurs de sociétés.

On ne fait pas plus, absolument parlant, une société qu’on ne fait un arbre à soi seul et sans la nature. On ne construit pas plus un État qu’une maison sans se fonder sur le roc et se conformer aux immuables lois de la statique. Il ne saurait y avoir de révolution qui aille jusque-là. Comme l’a très bien dit, en l’observant si mal, l’un des premiers rêveurs de cette tentative : « Si le législateur établit un principe différent de celui qui naît de la nature des choses, l’État ne cessera d’être agité jusqu’à ce qu’il soit détruit ou changé, et que l’invincible nature ait repris son empire 30. »

Tout cela est de bon sens. Et cependant qu’a-t-on fait et refait depuis 1789, et que concevait Rousseau lui-même autre chose que d’encourir ce juste anathème ? On a décrété une grande société a priori, de pure fabrique humaine. On est parti de cette idée, que la société est chose purement conventionnelle, qui pourrait ne pas être, et qui n’est dès lors que par la grâce du peuple, en vertu d’une puissance qui ne relève d’aucun autre que de lui, d’une puissance dont le sujet servile est en même temps le souverain absolu : une pure contradiction théorique ; mais, en pratique, le système de despotisme le plus artistement lié, puisque la servitude elle-même y est intéressée à tous les excès de la tyrannie qu’elle subit, et que ses fers sont forgés et rivés au nom de sa souveraineté et de ses propres mains ; système qui ne peut mieux se définir que par deux mots qui s’excluent : c’est la souveraine servitude.

Chose bizarre ! c’est au même jour où on a proclamé les droits de l’homme, en ce sens qu’il ne doit relever d’aucune supériorité, qu’on a décrété la souveraineté du peuple, qui le fait relever de ses égaux, pis encore, de ses inférieurs.

On a reconnu forcément qu’on ne pouvait se passer de souveraineté. Mais on l’a dérobée au ciel, et en même temps, par un châtiment inhérent au crime, on en a renversé les termes. Alors qu’elle est, de sa nature, supérieure à l’homme, on l’a mise, non seulement dans l’homme, mais dans la partie inférieure de l’homme. Alors qu’elle n’a de raison d’être que pour dominer les passions anarchiques, on l’a fait émaner du foyer même de ces passions ; on l’y a fait résider : résider dans ce qu’un ancien appelait justement le signe du pire, la foule. On a fait passer le pouvoir, de la tête, dans les pieds et dans les bras. Et là même on a donné à ce pouvoir un caractère d’arbitraire que les plus affreux tyrans n’ont jamais osé afficher, et qui n’existe pas en Dieu lui-même, ultra-divin. On a professé cette monstruosité, que « le peuple n’a pas besoin d’avoir raison pour valider ses actes 31 » ; et encore, « qu’un peuple a toujours le droit de changer ses lois, même les meilleures ; car s’il veut se faire du mal à soi-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher 32 ? » Ce qui équivaut à dire que c’est un pouvoir sans loi : juste conséquence de ce qu’il est sans foi.

Qu’on le remarque bien, c’est bien pis que l’état sauvage. Non seulement cela y ramène par le renversement du vrai pouvoir, qui a pour objet de refouler les passions anarchiques, mais cela y rive en quelque sorte, en mettant la tyrannie aux mains mêmes de ces passions. Dans l’état sauvage, chacun peut se défendre contre chacun. Dans l’état révolutionnaire, chacun est à la discrétion de ce brutal arbitraire de tous. Ce n’est pas seulement la non-société, c’est l’anti-société.

Du fond de cet état, on prend cependant encore ombrage du droit divin. Nous allons définir ce droit dans un instant, et nous dissiperons, je l’espère, tous les fantômes qu’on s’en fait, en rejetant les excès et les abus qui peuvent avoir donné quelque consistance à ces fantômes au compte de qui il appartient. Mais, même avec cette fausse idée d’arbitraire et de tyrannie, et droit divin pour droit divin, quel est l’homme de sens qui ne préférerait le droit divin des rois à ce droit ultra-divin des peuples ? Quel de nos rois (à part Louis XIV, qui ne fut qu’un despote, et nous verrons pourquoi), dans leur longue série de quatorze siècles, a été tyran ? Combien de tyrans, et quels tyrans ! sont éclos au contraire, depuis quatre-vingts ans seulement, de ce ferment populaire qui, à la tyrannie qu’il produit, ne sait jamais opposer que les révolutions qu’il creuse, et en est venu à ne plus laisser subsister, je ne dis pas des pierres de l’édifice pouvant servir à sa reconstruction, mais le sol même ?

Prenez le droit royal dans son sens le plus absolu, et vous n’y trouverez jamais, pour celui qui l’exerce, la dispense d’avoir raison et le droit de faire licitement le mal, comme on l’a dit de la souveraineté du peuple. Nos rois étaient soumis à un double contrôle : la loi de Dieu et la liberté de remontrances, qui les forçaient, par en haut et par en bas, à exercer le pouvoir en toute justice en leur assurant le respect des peuples. Nos pouvoirs modernes, qui les retient ? Sous prétexte de relever du peuple, ils ne relèvent plus de Dieu, qui du reste n’existe plus, ce qui est commode aux souverains plus encore qu’aux sujets. La règle n’est plus sur leur tête : elle est sous leurs pieds. Les voilà donc affranchis du premier de ces contrôles. Reste le second, le contrôle populaire. Mais celui-ci dégénérant en licence, faute du même contrepoids, ils s’autorisent bientôt du péril social pour le briser, et ils restent ainsi sans contrôle. Je me trompe : il y a le contrôle après coup des révolutions !!! Tenez compte maintenant de la différence des temps et des mœurs ; mettez un de nos Césars ou Brutus quelconques dans des temps encore barbares comme ceux de la plupart de nos rois, ou un de ces rois dans des temps policés comme les nôtres, et vous conclurez avec Mme de Staël que ce qui est moderne, ce n’est pas la liberté, c’est la tyrannie.

Le pouvoir royal a anticipé des chefs-d’œuvre de civilisation dans des temps barbares, et nos régimes révolutionnaires ont produit des monstres de sauvagerie dans des temps policés.

Du reste, qu’on ne se méprenne pas sur mes intentions, ce n’est pas de la politique proprement dite que j’ai entendu faire ici. Plus haute est ma préoccupation. Ce n’est pas une question de personnes, ni même de forme de gouvernement que je veux traiter, c’est une question de fond et de principe social et gouvernemental. Le droit divin peut inspirer une république, et le droit révolutionnaire une monarchie. Je suis pour le droit divin : voilà tout ; et ma préférence est acquise à qui nous le redonnera.

Reste maintenant à m’expliquer sur ce qu’on doit entendre par droit divin.

 

Qui dit société dit une réunion de familles et d’individus poussés par la nature à vivre ensemble sous un gouvernement qui ait pouvoir sur eux à l’effet de les maintenir en paix dans le libre et régulier développement de leurs destinées sociales et nationales.

Poussés par la nature, dis-je ; parce que l’homme est de nature sociable. C’est sa manière d’être, Tout en lui est disposé pour cette fin et commande cette fin. La société n’est pas facultative et conventionnelle : elle est nécessaire, et sa nécessité a pour sanction le développement ou la dégradation, la vie ou la mort des races.

S’il en est ainsi, l’humanité, pourvue de toutes les conditions sociales, doit être munie de la première, sans laquelle toutes les autres ne sauraient aboutir, du Pouvoir. Toute humanité implique donc, comme condition virtuelle de son existence sociale, le pouvoir, la souveraineté. Elle l’a en germe, en nature, en puissance.

De là il faut déjà conclure que le pouvoir n’est pas fait, mais reçu par l’homme ; reçu de la nature, en qui il a été mis par son Auteur, comme tous les instincts, toutes les tendances natives de son être : le pouvoir est inné dans la société ; et par là le pouvoir est de Dieu.

Il y a plus : le pouvoir, la souveraineté, considérés dans leur essence, et quelles que soient les formes, monarchique, oligarchique ou démocratique, sous lesquelles plus tard on les réalise, quelle peut en être la provenance, si ce n’est du seul Puissant, du seul Souverain par nature, à qui seul appartient la gloire, la majesté et l’indépendance ? Quel est l’homme qui ait droit sur l’homme ? et si nul homme n’a droit sur l’homme, comment un nombre d’hommes, si grand qu’il soit, aurait-il ce droit ?

La paternité, qui est le pouvoir domestique, vient de Dieu, et cependant elle a des titres personnels : comment en serait-il autrement du pouvoir politique, qui est un pouvoir de providence, et qui par là semble venir plus exclusivement de Dieu ?

L’Apôtre des nations avait donc raison de dire également, et que toute paternité descend de Dieu, et que tout pouvoir vient de Dieu : « Omnis potestas venit a Deo. » Le pouvoir est divin.

Mais le pouvoir social n’est pas mis dans l’humanité pour y demeurer en cet état latent. Sa destination est d’être réalisé dans une forme quelconque de gouvernement, qui se distingue de la multitude sur laquelle il doit s’exercer, qui se rapproche plus ou moins de l’unité et qui se résume finalement dans l’unité. Car où il n’y a pas de chef, le peuple va à la ruine 33, et S. Augustin ajoute très judicieusement : « Le nombre descend de l’unité, et non pas l’unité du nombre. Donnez un chef, et vous aurez un peuple ; enlevez cette unité, et ce n’est plus qu’une troupe confuse. » Une troupe confuse n’est pas le nombre ; car le nombre est une série rangée procédant de l’unité. Ainsi est un peuple ; ainsi est le monde : nombre, poids et mesure. Avant, c’était le chaos ; mais sur ce chaos planait l’Esprit de Dieu. De même, l’instinct divin du Pouvoir plane sur cette troupe confuse devant devenir un peuple.

Et maintenant, comment se fera le fiat lux, comment se fera le dégagement, le passage et l’incarnation du pouvoir dans un chef ?

C’est là la question.

Ici deux systèmes, deux doctrines : la doctrine catholique ultramontaine, et la doctrine protestante et gallicane.

Ces deux doctrines sont d’accord sur ce point commun que le pouvoir vient de Dieu. Ou peut faire un souverain, mais on ne fait pas la souveraineté ; et comme il n’y a pas de véritable souverain sans la souveraineté, on se trouve ramené, ou à n’avoir qu’un chef d’aventure, de surprise ou de force, sans racine et sans autorité, que le mouvement factice ou tumultueux qui l’a porté ne cesse de menacer jusqu’à ce qu’il l’emporte, et qui a besoin de se faire tyran pour y résister ; ou bien à revenir au principe supérieur de la souveraineté véritable, provenant de la nature divine, au moyen duquel seul on peut faire un légitime et solide gouvernement.

Sur ce point les deux écoles sont d’accord et réprouvent la doctrine révolutionnaire.

Mais en quoi diffèrent-elles ?

Le voici :

L’école protestante et gallicane professe que les rois tiennent leur pouvoir immédiatement de Dieu, que par conséquent ils ne sont tenus à aucune législature humaine qu’autant qu’ils l’estiment à propos ; qu’ils sont constitués par Dieu seul, à qui seul aussi ils doivent compte ; que la nation ne s’appartient pas ; que, n’existant que parce qu’elle est gouvernée, elle n’existe que dans celui par qui elle est gouvernée, lequel ne relève d’aucun contrôle, d’aucune puissance au monde, mais de Dieu seul. C’est le légitimisme absolu, qui s’est formulé dans le fameux mot de Louis XIV : « L’État c’est moi. »

Deux actes mémorables ont inauguré cette doctrine. L’un se produisit au sacre d’Édouard VII, fils d’Henri VIII. L’archevêque apostat Cranmer, au grand étonnement des Anglais, osa, dans cette cérémonie, remplacer l’interrogation du peuple intervenant comme partie stipulante par une allocution où il disait que ce prince tenait la couronne, non de la volonté du peuple, mais de sa seule naissance et immédiatement de Dieu. Cette doctrine fut ensuite soutenue théoriquement par Jacques Ier. C’est celle du protestantisme, qui du reste est conséquent en cela avec son principe de la confusion des deux puissances dans la personne du souverain.

Le second acte est la déclaration de 1682, où les prémisses de cette doctrine furent posées. Dans cet acte, en effet, pour affranchir l’État de tout contrôle de l’Église, qui avait été pendant tout le moyen âge la patronne des sujets contre les excès des souverains, on fut amené à déclarer que ceux-là devaient à ceux-ci une soumission absolue, dont rien ne pouvait les délier, et qui leur était commandée par l’émanation immédiatement divine du pouvoir royal. Cette dernière doctrine respire dans toute la Politique tirée de l’Écriture sainte de Bossuet 34.

Telle est l’école gallicane et protestante : je ne discute pas, j’expose.

L’autre école, la grande école, l’école de S. Thomas d’Aquin, de Bellarmin, de Suarez, etc., qui s’est inspirée de l’antiquité et de la tradition autant que du bon sens et de la nature des choses, l’école catholique, professe au contraire que, si le pouvoir dans son essence est de Dieu, il n’arrive aux princes que par la nation ; que celle-ci en a la provision dans la nature sociale de l’humanité, d’où elle en fait dévolution au gouvernement qu’elle se donne.

« Il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu. – Que dites-vous ? Tout prince est donc constitué de Dieu ? – Je ne dis point cela, puisque je ne parle d’aucun prince en particulier, mais de la chose en elle-même, c’est-à-dire de la puissance. J’affirme que l’existence des principautés est l’œuvre de la divine Sagesse, et que c’est elle qui fait que toutes choses ne soient pas livrées à un téméraire hasard. C’est pourquoi l’Apôtre ne dit pas qu’il n’y a point de prince qui ne vienne de Dieu ; mais, parlant de la chose en elle-même : « Il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu. » – Ainsi parlait, dès les premiers siècles S. Jean Chrysostome ; et cette doctrine n’a pas varié dans le grand courant catholique jusqu’à nos jours.

Par droit divin on ne doit donc pas entendre, en saine doctrine, que l’homme qui exerce la souveraineté de ce chef y soit promu par un ordre immédiatement émané de Dieu. Non. C’est Dieu sans doute qui fournit la souveraineté, en tant qu’il l’a annexée à la nature sociale de l’humanité dont il est l’auteur, et où il l’a mise en puissance comme dans son sujet. Mais c’est la nation qui la fait passer en acte dans son objet, en la réalisant dans tel prince ou telle autre institution du pouvoir, selon la forme des gouvernements.

C’est le droit divin médiat : médiat, en tant que c’est la nation qui le confère ; divin, en tant qu’il est constitué sur les lois naturelles et fondamentales des sociétés dont Dieu est l’auteur, et qu’il participe de leur inviolabilité.

Pour revenir à notre comparaison tirée de l’arbre, l’homme plante, mais Dieu fournit la vertu qui fait que l’arbre prend. Ainsi, pour le pouvoir, le peuple nomme, mais la vertu qui valide le commandement et qui honore l’obéissance est de Dieu ; l’homme coopère, mais c’est Dieu qui opère.

De là deux conséquences : l’une contraire à l’absolutisme royal gallican ; l’autre contraire à la souveraineté du peuple révolutionnaire.

La conséquence contraire à l’absolutisme royal, c’est que le pouvoir, si inviolable qu’il soit en tant que divin, ne peut oublier son extraction nationale, que du reste l’Église, dans la cérémonie du sacre, ne faisait faute de lui rappeler ; et c’est aussi que la nation, si soumise qu’elle soit, par l’épuisement de son pouvoir constituant, retient cependant un droit de remontrance et même de concours qui oblige et intéresse moralement le souverain à la respecter. Il y a là des tempéraments et un équilibre qu’il serait difficile de décrire, qui sont ès mœurs plutôt qu’écrits, et dont l’histoire de France nous offre le jeu normal dans ce mariage des souverains avec la nation, qui a été pendant tant de siècles exempt, sinon de troubles, du moins de tyrannie et de divorce, et qu’on peut appeler, dans la haute et primitive acception du mot, un régime vraiment libéral.

La conséquence contraire à la souveraineté du peuple, c’est que le peuple n’est pas la source, mais le réservoir de la souveraineté, puisque c’est pour faire cesser son état anarchique, qui en est le dépourvu, qu’il la confère ; c’est, en second lieu, qu’en exerçant ce droit de la conférer, il l’épuise, et qu’il ne dispose que pour obéir. Il obéit, non à son représentant et à son image, mais à l’image de Dieu, qui est le véritable titre du parfait pouvoir, parce qu’il en est l’unique source. Il obéit au pouvoir, parce que, même en l’élevant au-dessus de sa tête, il n’a fait qu’obéir à la loi de sa nature sociale qui le réclamait, qui pour cela le renfermait, et d’où il n’a fait que l’extraire. Il n’en est pas l’auteur, mais l’éditeur.

C’est cette doctrine vraiment sociale que le grand Bacon, dont la haute et vaste philosophie plongeait toutes ses racines dans la foi, définit si bien lorsqu’il dit :

« Le pouvoir que l’homme exerce n’est fondé que sur ce qu’il est fait à l’image de Dieu. – Faisons l’homme à notre image, dit Dieu dans la Genèse, et qu’il commande. – C’est là le titre et la charte primordiale de la donation de tout pouvoir. Et le pouvoir n’est pas où n’est pas l’image, Et c’est ce que dit, parlant de Dieu, le prophète Osée : Ils ont régné, mais je ne les ai pas envoyés ; ils ont établi des princes, et je ne les ai pas connus 35. »

Nos pouvoirs révolutionnaires sont de ce dernier ordre. Ils ont été faits non à l’image de Dieu, mais à l’effacement de Dieu et à l’image de l’homme. Comme les hommes fabriqués par Prométhée, ils sont de terre et d’eau, d’argile, et souvent de boue. Vainement le Titan a voulu ravir le feu du ciel pour les animer, il n’a fait que s’attirer la foudre, et s’il renaît dans chacune de ses tentatives, ce n’est que pour prolonger son supplice et fournir une plus vaste proie au vautour, jusqu’à ce que vienne le libérateur.

C’est ce qu’on a appelé séculariser la société. Autant vaudrait dire séculariser la nature.

C’est l’extension à tout un peuple de cette doctrine, extraite de la Révolution par Proudhon, promulguée par la Commune, et professée dans le Catéchisme populaire républicain, « qu’il n’y a pas de puissance et de justice au-dessus et en dehors de l’homme ; et que nier Dieu c’est affirmer l’homme unique et véritable souverain de ses destinées. » – La souveraineté du peuple est un athéisme national.

Et qu’on ne dise pas que, la dévolution du pouvoir se faisant par la nation dans la doctrine que nous venons d’exposer, il importe peu que cette dévolution se fasse à titre de souveraineté du peuple ou d’un principe supérieur à cette souveraineté.

Cela importe du tout au tout. Autre, en effet, sera le caractère du pouvoir qui sortira de la nation, autres la soumission et le respect dont il sera l’objet, selon les conditions morales qui présideront à ce choix ; selon que la nation s’inspirera des intérêts sociaux que garantit ce grand principe, ou qu’elle les foulera aux pieds ; selon que le peuple obéira à la raison fortifiée par la croyance à un mandat supérieur à ses caprices, ou à la passion fomentée par l’enivrement de sa propre souveraineté. Car le peuple, même dans ce grand acte où il dispose de sa destinée, obéit toujours, noblement ou servilement, et sa prétendue souveraineté, tant agitée par ses flatteurs, est toujours l’appât par lequel il est mené à la servitude. Le pouvoir qui en sort, alors, a contre lui sa propre origine, non seulement parce qu’il est méprisable par les pratiques auxquelles il s’est avili pour parvenir, mais parce que cette souveraineté populaire, qui est son principe, est exclusive de son caractère essentiel, qui est d’être définitif ; parce qu’elle ne lui permet, faute d’assiette, aucune modération, et qu’elle lui fait comme une nécessité de la tyrannie, pour se prémunir contre le retour de cette souveraineté jalouse de son propre ouvrage et qui ne peut s’entretenir que par des révolutions.

Il faut donc nécessairement prendre le pouvoir de plus haut, si on veut qu’il soit, dans la vraie acception du mot, Pouvoir, Autorité ; et cela, qu’il s’agisse d’une monarchie ou d’une république. Il faut reconnaître que si le peuple le réalise, il ne le fait pas.

 

Qui ne voit d’ailleurs, à la misérable expérience que nous en faisons, tout ce qu’a d’absurde et de mensonger le principe de la souveraineté du peuple ?

Si le peuple était souverain, il n’y aurait pas à nommer de souverain ; car on ne nomme précisément un souverain que parce qu’il n’y en a pas, et qu’il y a même le contraire : l’anarchie. Ce serait donc l’anarchie qui serait la souveraineté ?

Cette singulière souveraineté aurait au moins au-dessus d’elle la raison ; et alors la voilà déjà déprimée et obligée de compter avec une puissance supérieure. Aussi, pour être logique, a-t-on décrété que le peuple est dispensé d’avoir raison : ce qui est la souveraineté de la folie.

Que si le peuple est souverain, en tant qu’ayant besoin d’un souverain il s’en fait un à son image, alors il n’était pas souverain avant, puisqu’il avait besoin d’un souverain, et il ne l’est pas après, puisqu’il en a un. Quand l’est-il donc ? Eh bien ! non : il reste souverain après comme avant. C’est-à-dire qu’après comme avant il est dans l’anarchie, qui est l’anti-souveraineté et l’anti-société.

On est toujours à parler de la tourbe qu’on appelle le Peuple, comme d’un être qui pense, qui parle, qui agit en unité, et qui a tellement de lumière, de sagesse et de raison que c’est comme à plaisir qu’il se donne des gouvernants. Aussi sont-ce des gouvernants qu’il gouverne, qu’il inspire, dont il ne cesse d’être le mandant et le souverain, loin d’en être le sujet. Mais tout cela n’est encore qu’une comédie. Ce n’est pas le peuple qui inspire ses représentants, ses organes, ses orateurs. Ce sont ceux-ci qui inspirent et qui meuvent le peuple au gré de leur ambition, dont il n’est que l’instrument, la dupe et la victime. La souveraineté du peuple est la souveraineté de quiconque veut et sait s’en emparer. C’est la souveraineté au plus bas enchérisseur. On ne lui attribue si fort le pouvoir que pour plus facilement le dérober, comme on abuse de la simplicité d’un enfant en lui faisant prendre dans le cabinet de son père un objet de prix auquel on ne saurait prétendre, pour le lui faire troquer ensuite contre des hochets. C’est le vol à la souveraineté du peuple.

Quel avilissement du pouvoir ! quelle corruption du peuple ! quelles tyrannies en son nom ! quelle perversion sociale dégradante et effrayante ! quel amas de folies, de crimes et de maux ne résultent pas de cette doctrine !

Voilà ce que devient un peuple qui veut se faire à lui-même son sort en dehors de la raison générale, et qui a ôté de son sein, qui tient obstinément à l’écart le principe radiateur de tout pouvoir et de toute société.

Il faut donc le dire avec l’esprit le plus judicieux et le plus politique de l’antiquité : « Ôtez le culte de Dieu, et, la foi et la justice disparaissant, la société n’est plus possible. » Pietate adversus deos sublata, fides etiam, et societus humani generis, et, excellentissima virtus, justitia tollitur 36.

Nous en revenons ainsi toujours à Dieu, dont l’intervention est si jalousement écartée de notre société. S’étonner qu’il en soit ainsi serait un étonnement athée ; car Dieu est le principe vital de tout ce qui existe, ou il n’est pas. Vouloir le supprimer par prétention, comme il est convenu dans les conseils de notre politique, est d’une puérile suffisance. Croit-on que, pour opposer la main au soleil, on fera qu’il n’éclaire pas toute la nature ? Il ne faudrait, pour nous le rappeler, que la fureur des ennemis de l’ordre social, qui n’ont pas d’autre nom à la bouche et le battent en brèche comme un rempart, nous montrant par là même combien il nous importe de le relever. Mais ce sont les choses encore plus que les hommes qui le proclament : ce sont nos désastres, nos détresses, nos stériles agitations. Dieu est le Commanditaire de l’œuvre humaine ; et, dans des jours comme les nôtres, il se fait tout, pour nous corriger de l’avoir tenu pour rien. Dans les temps où il est donné à l’homme d’agir le plus, Dieu n’en est pas moins le fond de tout, de la science, de la morale, de la politique, de la société, de tout ordre et de toute justice ; car il est le centre universel d’où tous les points de la circonférence participent. Mais lorsque, pour avoir voulu se passer de lui et se substituer à lui, les sociétés s’écroulent, alors le fond apparaît et Dieu se fait voir. Vainement cherche-t-on encore à se le dissimuler : on le rencontre d’autant plus qu’on l’évite, et en le fuyant on va se heurter contre lui. À moins qu’elle n’ait absolument conjuré sa propre ruine, la superbe humaine est alors contrainte de reconnaître que, comme c’est la vertu de Dieu qui fait les hauteurs, c’est le vide de Dieu qui fait les abîmes.

 

 

IX

 

Nous pensions en avoir dit assez, pour un écrit sommaire, et d’après l’ordre de discussion dans lequel nous aurions voulu nous renfermer.

Par égard pour l’esprit de notre siècle, dans ce qui lui reste de sain, nous ne nous sommes en effet appuyé, dans cette dissertation, que sur des considérations et des raisonnements humains, sur le bon sens, sur la raison, sur la nature des choses et des sociétés, sur l’expérience du genre humain.

Voici cependant qu’une objection nous arrive d’un tout autre côté, plus qu’une objection, une sentence dogmatique, qui n’irait à rien moins qu’à faire crouler tout ce que nous avons dit, sans autre examen ni réplique.

D’honnêtes chrétiens, apportant à l’erreur contemporaine qui les a gagnés le secours d’une foi peu éclairée, et cependant tranchante, nous reprochent précisément de parler raison là où la raison n’aurait que faire. L’esprit du christianisme, exclusivement surnaturel et céleste, ne se propose, selon eux, que le salut des âmes privativement, abandonnant les sociétés et les nations, où cependant les âmes se recrutent, au sort qu’il leur plaît de se faire. Et ils ne se fondent pas pour l’établir sur des considérations du même ordre que les nôtres, rationnelles et discutables ; mais sur l’autorité sacrée de notre sainte Religion, sur les oracles de l’Esprit-Saint, qui se résument tous il est vrai pour eux dans cette parole de Jésus-Christ : Mon royaume n’est pas de ce monde. Il faut en conclure, affirment-ils, que la religion n’a rien à voir aux affaires de ce monde. Ils ne craignent pas, partant de l’extrême opposé, de se rencontrer sur ce point avec les ennemis de toute foi et de toute société, et d’aboutir aux mêmes résultats. Ils se distinguent d’eux toutefois en réservant à la Religion ses temples, mais pour l’y renfermer, et pour l’y rendre comme prisonnière de leurs adorations.

J’avoue que, quelle que soit ma foi, ma raison réclame ; et que, habitué que je suis à leur accord, jusque dans les mystères qui passent le plus l’intelligence, j’exige au moins qu’on m’explique ce nouveau mystère où elles se heurteraient si étrangement.

Comment ! le Christ ne serait venu chasser de ce monde les dieux des nations que pour y faire place au démon de l’athéisme et en déposséder la Divinité ? – Il serait venu extraire les âmes des sociétés, dissoudre en cela ces sociétés qui se composent d’âmes, et rejeter tant de celles-ci qui ne répondraient pas incontinent à son appel dans un milieu pire que le paganisme ? – Il serait venu donner raison à ce paradoxe de Bayle, si énergiquement réfuté par Montesquieu, que la spiritualité du christianisme le rend impropre à la société civile et à la formation des États ? – Et puis enfin Dieu, qui est incontestablement le Roi de la nature, ne le serait pas de l’humanité, et dès lors des nations ? L’humanité ne fait-elle donc pas partie de la nature, et les nations de l’humanité, de l’humanité qui n’est que nations ? – Je m’arrête pour ne pas rappeler tout ce que j’ai dit dans les pages qui précèdent, et qui reste acquis à la raison.

Mais enfin la foi, même dans ceux qu’elle aveugle, a droit à notre suprême respect. Rentrons donc dans la discussion : allons où l’objection nous appelle, sur le terrain sacré, que nous aurions voulu réserver, mais que nous ne voulons pas paraître éviter.

Grâce à Dieu, nous n’y perdrons rien : c’est même là que notre thèse se déploie.

Non, il n’est pas vrai, le Dieu de l’Évangile n’est pas un dieu lare, qui se laisse reléguer ainsi dans l’ombre du foyer, sans qu’il ait rien à voir au sénat ou à l’aréopage. Il est « le Dieu des nations, à qui elles ont été données en héritage 37 ; celui qui tient au plus haut des cieux les rênes de tous les empires, qui change les temps et les siècles, transporte les royaumes et les établit 38. Il habite dans le conseil, et c’est de lui que viennent la prudence et la force. Les rois règnent par lui, et c’est par lui que les législateurs décrètent ce qui est juste, par lui qu’ils commandent, par lui qu’ils rendent la justice 39. C’est ce Fils de l’homme à qui, dans la vision prophétique de Daniel, honneur, puissance et règne sont donnés, que tout peuple, toute tribu, toute langue serviront ; à qui est l’empire de tout ce qui est sous le ciel, et dont le Principat éternel s’assujettira d’une entière soumission tous les rois de la terre 40. C’est ce Christ enfin qui a été établi juge des vivants et des morts, et au nom de qui tout genou doit fléchir au ciel, sur la terre et dans les enfers 41. »

Telle doit être la prétention de la religion véritable. Le christianisme seul l’a posée en ces termes. Depuis dix-neuf siècles, venant se relier à quarante siècles antérieurs qui le font remonter au berceau du genre humain, le Dieu qui s’y révèle étend sa juridiction sur le monde, il mène les Empires à travers les agitations de notre liberté, et en fait aboutir toutes les révolutions aux fins préconçues par sa sagesse : visible par leur élévation quand ils le reconnaissent, plus visible par leur chute quand ils le rejettent.

Ce libéralisme moderne qui a imaginé que, pour la plus grande gloire de la Religion, il est mieux de la déposséder de tout hommage public et d’en déshériter les peuples, n’a donc pas seulement contre lui la raison, mais la foi, mais cette religion même dont il dispose et dont il n’a jamais sans doute ouvert les livres sacrés.

Si quelque chose y est écrit à chaque page, c’est précisément qu’elle est la loi des nations. Elle s’adresse sans doute à chaque homme dans l’intime de son être, par rapport à la loi morale et céleste qui doit le conduire à sa fin ; et elle se distingue par là de toutes les fausses religions qui se bornent à l’extérieur ; elle est esprit et vérité ; mais elle ne serait pas vérité si elle ne prenait l’homme tout entier, tel que Dieu l’a fait : l’homme social, l’homme nation. Également éloignée, et de ce faux ascétisme qui abstrait l’homme de ses devoirs sociaux, et de ce socialisme humanitaire qui l’absorbe dans le genre humain, elle se propose précisément l’homme et l’humanité en nations. Le christianisme est fédératif. Il n’est lui-même qu’une grande et miséricordieuse fédération du ciel avec la terre, dont il doit faire un seul troupeau sous un seul Pasteur 42, ce qu’on appelait autrefois du beau nom de République Chrétienne.

À l’appui de ces réflexions que n’aurai-je pas à citer ?

Dieu prend Abraham pour en faire le Père des Croyants, et comment ? « Je ferai de toi une grande nation, – et toutes les nations de la terre seront bénies en toi 43. » – Même manière de promesse à Isaac et à Jacob. Le Christ est plus particulièrement annoncé à celui-ci comme « Celui qui sera l’attente ou le ralliement des nations ».

L’exécution suit la promesse. Dieu fait d’Abraham une nation, dont l’unique destination est de conserver et d’enfanter la vérité religieuse pour les autres nations. Ce n’est pas par individus qu’il procède, c’est par grande individualités nationales et collectives. Et quant au grand caractère de Celui par qui doit s’opérer le salut du monde, voici encore comment il est montré :

« En ce jour-là le rejeton de Jessé sera exposé comme un étendard devant tous les peuples, et les nations viendront lui offrir leurs prières 44Toutes les nations afflueront à lui, et il nous enseignera ses voies, et nous marcherons dans ses sentiers, parce que la loi sortira de Sion et de Jérusalem 45. – Depuis le lever du soleil jusqu’à son couchant, mon nom sera grand parmi les nations et on me sacrifiera une hostie pure en tout lieu 46. – Je vais le donner pour témoin aux peuples, pour chef et précepteur aux nations 47. – C’est Moi qui annonce dès le commencement ce qui ne doit arriver qu’à la fin. J’ai juré par moi-même que tout genou fléchira devant Moi, et que toute langue jurera en mon nom : encore un peu de temps et le Désiré de toutes les nations viendra 48 », etc., etc. – Je m’étonne d’avoir à rappeler tous ces textes à des chrétiens, et à leur apprendre que leur Dieu n’est pas que le Dieu de leur oratoire, et que c’est l’apostasier que de ne le pas professer nationalement. N’avons-nous pas au moins souvenance de ces beaux vers de Racine, le plus beau morceau de poésie lyrique qu’il y ait en notre langue, et qui n’est que la traduction inspirée de nos livres saints :

 

                       Peuples de la terre, chantez :

          Jérusalem renaît plus charmante et plus belle.

                       D’où lui viennent de tous côtés

          Ces enfants qu’en son sein elle n’a point portés ?

          Lève, Jérusalem, lève ta tête altière ;

          Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés ;

          Les rois des nations, devant toi prosternés,

                       De tes pieds baisent la poussière ;

          Les peuples à l’envi marchent à ta lumière.

          .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

 

De là cette opinion répandue dans tout l’Orient, au rapport de Tacite et de Suétone, qu’on allait voir sortir de la Judée ceux qui auraient l’empire des choses.

Il est vrai que le judaïsme avait donné un caractère matériel à ce règne du Messie qui devait être tout spirituel. Mais, pour être spirituel, il n’en devait pas moins être temporel ; car spirituel est abusivement pris dans la langue du jour par opposition à temporel : à moins qu’on n’en soit venu à prétendre que les sociétés du temps ne sont que des agglomérations charnelles, et que l’intelligence et la conscience, l’esprit et l’âme n’y ont aucune part.

Ainsi donc s’annonçait le christianisme dès les siècles anciens.

A-t-il répudié ce grand caractère, et désavoué tous ces oracles dont il s’était fait précéder ?

Nullement. Il vient au contraire les revendiquer expressément.

L’Ange annonce à Marie que le Fils du Très-Haut qui doit naître d’elle est appelé au trône, et que son règne n’aura point de fin 49. Il reçoit aussitôt sa naissance les adorations des rois. Il est préparé à la face de TOUS LES PEUPLES pour être la lumière qui éclairera TOUTES LES NATIONS 50. – Il se fait à lui-même application de ce passage d’Isaïe où il est dit qu’il annoncera la justice AUX NATIONS 51. – Il s’appelle lui-même le Prince des rois de la terre 52, le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs 53. – Quand il parle des Juifs, c’est comme nation, et quand il veut faire ressortir leur infidélité, c’est d’autres nations, c’est Tyr et Sidon qu’il leur oppose. Il pleure sur sa nation. Il meurt pour sa nation, comme par libation de cette mort qui doit ramener à l’unité de sa loi tous les peuples de la terre 54. Il reçoit le titre et les ovations publiques de roi. Et enfin, a-t-on donc oublié la portée et l’objet des pouvoirs qu’il a donnés à ses apôtres, le propre de leur mission et de notre soumission : « Toute puissance m’a été donnée au ciel et sur la terre. Comme j’ai été envoyé, je vous envoie. Allez donc, instruisez toutes les nations, LES baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et LEUR apprenant à garder tout ce que je vous ai recommandé ? » Il ne voit en quelque sorte que des nations, et c’est par têtes de nations qu’il compte les sujets de son empire et qu’il les baptise.

Et, en application littérale de cette juridiction, pendant que Pierre va hardiment, comme chef de l’Église, prendre possession de la capitale des nations, Paul ne craint pas de s’appeler le maître et le docteur des nations 55, et, bien que les diverses Églises auxquelles il écrit n’aient d’abord qu’un petit nombre de fidèles, ce n’est pas à ceux-ci individuellement, mais aux nations mêmes auxquelles ils appartiennent qu’il s’adresse : aux Romains, aux Corinthiens, aux Galates, aux Éphésiens, aux Philippiens, aux Colossiens, aux Thessaloniciens, aux Hébreux. Enfin, il est remarquable que, quand il va porter l’Évangile à Athènes, ce n’est pas à des particuliers, c’est à l’Aréopage qu’il se fait entendre, et que là, ayant à révéler le Dieu inconnu, c’est comme l’auteur des sociétés et des nations qu’il l’annonce : « Il a fait naître d’un seul toute la race des hommes, pour qu’ils se répandissent sur toute la face de la terre, ayant marqué l’ordre des temps et les frontières des pays qui distinguent les différents peuples 56. »

Mais qu’ai-je besoin de rappeler tous ces témoignages ? Il ne s’agit pas ici d’une opinion plus ou moins discutable. C’est un fait, et quel fait ! c’est l’histoire, la grande histoire ! Tous ces textes prophétiques, toutes ces déclarations évangéliques ont été littéralement traduits en évènements avec une rapidité, une précision et une grandeur qui accablent l’admiration du double prodige de la conversion des nations à l’Évangile et de la vérité littérale des prophéties qui l’avaient annoncée si longtemps avant. Les faisceaux romains se sont inclinés devant la croix ; l’Évangile est devenu la loi des nations. Par sa divine influence, il a transformé la religion non seulement des particuliers, mais des peuples, et non seulement la religion, mais les mœurs, les institutions, les lois, le droit civil, le droit public, le droit des gens. Il nous a fait nation, et a baptisé la France dans Clovis. Il a été, en un mot, le frein par lequel les barbares ont été menés à la civilisation, et que nous ne saurions secouer sans retourner à la barbarie.

En est-ce assez pour confondre ce particularisme moderne en religion, qui est la grande erreur de ce temps, et dont on peut dire que nous mourons ?

 

À cette masse d’autorités, de raisons et de faits, on oppose cependant cette grande parole du Christ, dont l’application, détournée aux passions des souverains, a révolutionné le monde : Mon royaume n’est pas de ce monde.

Sans doute, et bien nous en vaut, car s’il était de ce monde, comme toutes les religions et les doctrines qui ont prétendu réformer l’humanité, il en aurait subi la corruption, et ne s’offrirait plus à nous dans sa divine intégrité.

Mais qu’est-ce à dire par rapport à la conséquence qu’on veut en tirer ? Étudions-le avec calme, comme il convient à une si grave et à une si sainte question.

 

Pour le savoir, il faut rétablir cette parole dans le milieu évangélique où on l’a prise, et où elle doit recevoir sa véritable signification. Car ce n’est pas notre sens qu’il faut y mettre, c’est son sens qu’il faut recevoir. Pour cela il faut lire.

Ce n’est là d’abord qu’une parole de situation. Pilate dit à Jésus : « Es-tu le roi des Juifs ? » Jésus répond : « Mon royaume n’est point de ce monde : si mon royaume était de ce monde, mes ministres combattraient pour que je ne sois point livré aux Juifs. Mais maintenant mon règne n’est point d’ici 57. » Voilà qui semble limiter cette parole à la situation où elle fut prononcée et à ce motif que le Christ devait être livré aux Juifs. Précédemment, lors de son arrestation au jardin des Oliviers, Pierre, ayant voulu le défendre pour qu’il ne fût point livré aux Juifs, il l’avait réprimé par le même motif : « Croyez-vous, lui avait-il dit, que je ne puisse pas prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions d’anges ? Comment donc s’accompliraient les prophéties, qui déclarent qu’il doit être fait ainsi 58 ? » Enfin, plus tard, il disait aussi aux disciples d’Emmaüs : « Ô insensés dont le cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ souffrît ces choses et entrât ainsi dans sa gloire 59 ? » – Il ressort manifestement de ces textes que, dans le temps de sa Passion, pouvant s’y soustraire par sa divine puissance, il ne l’a pas voulu, en accomplissement des prophéties et du dessein de son amour. Il fallait qu’il fût livré, il fallait qu’il souffrît, et que, victime volontaire, il mourût de son chef, non par défaut de puissance, mais par abstention de sa toute-puissance. Plus tard, quand j’aurai été élevé en croix (et que je serai entré ainsi dans ma gloire), j’attirerai tout à moi 60, et s’accompliront toutes ces prophéties qui me donnent les nations pour héritage ; mais maintenant mon règne n’est point d’ici, – de ce temps et de ce lieu-ci. – Nunc et hinc : voilà le sens spécial, et nous le verrons confirmé tout à l’heure par sa contrepartie.

Je dis le sens spécial, mais je ne dis pas le sens exclusif. Je crois en effet que ce sens spécial peut comporter un sens général. Mais lequel ? – Quel qu’il soit, il ne saurait heurter tous ces témoignages si formels, qui précèdent, qui accompagnent et qui suivent.

Mon royaume n’est pas de ce monde, c’est-à-dire, parlant au représentant de César et du monde, je ne tire pas ma royauté de ce monde, comme vous ; de ce monde, que je viens convaincre de péché et qui est déjà jugé ; de ce monde, sur lequel j’ai fait entendre Væ ! Malheur ! et dont je viens déposséder le prince des ténèbres (Nunc judicium est mundi ; nunc princeps ejicietur foras) : ma royauté, je la tire de mon Père, je la porte en moi, et, comme je meurs de mon chef, je règne de mon chef ; je règne par le double droit de ma naissance éternelle et de ma mort même, par laquelle je vaincs l’enfer, et en sauvant le monde j’en fais ma conquête.

Et le Christ, dans ce moment-là même où il éclipse volontairement sa puissance sous les ignominies de sa Passion, réserve tellement sa royauté sur ce monde, que Pilate lui dit aussitôt : « Vous êtes donc roi... ? » – Et que répond Jésus ? – « Pour cela je suis né et pour cela je suis venu dans le monde, pour que je rende témoignage à la vérité 61. » – Et il le fit bien voir lorsque, comme dit S. Paul, « ayant dépouillé les principautés et les puissances infernales, il les a menées hautement en triomphe à la face de tout le monde, après les avoir vaincues par sa croix 62. » – De là l’obstination prophétique de Pilate à faire inscrire le titre de Roi sur cette croix infâme dont le signe allait passer à jamais sur la tête des rois. De là les sanglantes parodies de royauté dont les Juifs composèrent la Passion de l’Homme-Dieu, comme rentrant dans son caractère. Et maintenant voyez le dénouement du sens évangélique, et ce royal caractère dans son éclatante justification.

Lorsque la divine victoire par qui le monde sauvé devait appartenir à Jésus-Christ fut remportée, et que les terribles væ mundo ! eurent reçu leur irrésistible accomplissement par l’écroulement du vieux monde idolâtre, vinrent des nations nouvelles qui, celles-là, baptisées du sang de Jésus-Christ, lui appartinrent. Il se fit entre lui et elles une alliance, et il en devint l’époux, le roi. Alors sa royauté, toujours céleste par son principe, mais terrestre par son application, se déclara, et le nunc et hinc qui la suspendaient et la réservaient devant Pilate, firent place à ce royal avènement, contrepartie de l’Ecce Homo du prétoire : – « Après le premier lancé contre la Bête, le second passa, et voilà que le troisième vint vite : et on entendit de grandes voix dans le ciel qui chantaient : LES ROYAUMES DE CE MONDE SONT MAINTENANT À NOTRE-SEIGNEUR ET À SON CHRIST. Nous te rendons grâces, Seigneur, Dieu puissant, qui es, qui étais, et qui dois venir, de ce que TU AS SAISI TA GRANDE PUISSANCE ET TU AS RÉGNÉ 63. »

Et, sur la colonne romaine, nous lisons encore, parmi tous les soulèvements de l’enfer, cette inscription que dix-neuf siècles, qui ont emporté tant de sceptres et de couronnes, n’ont fait que graver plus profondément :

 

CHRISTUS VINCIT ! CHRISTUS REGNAT ! CHRISTUS IMPERAT !

 

En résumé, la royauté de Jésus-Christ n’est pas de ce monde, mais elle est dans ce monde : comme l’âme n’est pas du corps, mais est dans le corps. – Et on ne comprend pas autrement pourquoi il y serait venu ! Aussi dit-il lui-même, parlant de sa royauté : Pour cela je suis né, et pour cela je suis venu dans le monde.

Dans tout l’Évangile il est clairement parlé du royaume de Dieu en deux sens distincts : du royaume des cieux auquel il nous appelle, qui est le royaume de la gloire ; et du royaume de la grâce et de la vérité sur la terre, par lequel il nous forme au royaume des cieux, et qui a pour sujet l’ordre de la nature, les sociétés, les peuples.

C’est de ce royaume de la grâce, sur la terre, que s’entendent ces paroles : « Le royaume de Dieu est venu au milieu de nous 64 ». – C’est ce même royaume dont il est dit dans l’Oraison dominicale : « Que votre règne advienne ! » s’étende ! s’accomplisse ! – Et c’est ce que confirment les paroles qui terminent : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. »

Comme si d’ailleurs le Christ n’était, à titre de Dieu, que roi du ciel ! Comme si l’universalité des êtres ne lui devait pas l’hommage de l’existence qu’ils en reçoivent à chaque instant, ou si notre petit globe, et encore, sur ce globe, la France seule était exemptée de ce tribut ! Comme s’il n’était pas enfin l’auteur de la nature autant que de la grâce et de la gloire, l’auteur des sociétés et des royaumes, et si nous pouvions plus impunément que les Juifs dire aussi : Nolumus hunc regnare super nos ! – Toutes les idées sont faussées là-dessus.

C’est la grande erreur du siècle, l’erreur gallicane et libérale, qui a le singulier privilège de servir à la Révolution après avoir été forgée tout exprès pour le despotisme de Louis XIV. Ce qui s’explique d’ailleurs parfaitement par la parenté de tous les despotismes. Mais au moins que les honnêtes libéraux n’y donnent pas les mains !

Sous prétexte de s’affranchir d’une prétention abusive du Saint-Siège, dont l’unique tort, tous les historiens en conviennent, était de ne pas se laisser dépouiller, Louis XIV se mit au-dessus du pape, en faisant décider que le pape relevait du concile, mais que le roi ne relevait que de Dieu. Et pour se mettre plus parfaitement au-dessus du pape, il ne craignit pas de se mettre, autant qu’il le put, au-dessus de Celui-là même dont le pape est le représentant, en faisant décider que ces paroles : Mon royaume n’est pas de ce monde, doivent s’entendre, en elles-mêmes, dans un sens exclusif de toute suzeraineté et de tout contrôle sur les pouvoirs humains. Louis XIV replaçait ainsi le monde dans l’état césarien d’où le Christ était venu le tirer. Mais le monde, élevé en dignité par le christianisme, ne le souffrit pas. Malheureusement il n’avait gardé de cette dignité que le sentiment des droits, et avait apostasié lui aussi le sentiment du devoir. Le pouvoir et le peuple, de toute la force de leurs prétentions formées par le christianisme, mais que le christianisme ne réglait plus, entrèrent dès lors dans cette lutte séculaire où tout ordre social doit périr si le Christ n’est pas rappelé.

Est-ce à dire, cependant, que le Christ et son Église aient une juridiction immédiate et directe sur le temporel, comme on dit, des États ? Est-ce à dire que l’Évangile soit la loi civile des nations ? –Nullement. – C’est là une autre erreur qui n’est pas moins condamnable que la première. Les royaumes et les nations sont de l’ordre de la nature ; l’Évangile est de l’ordre de la grâce : et ces deux ordres diffèrent infiniment. La société humaine se meut dans sa sphère : sphère de liberté et de responsabilité. La religion se meut dans la sienne : sphère de grâce et de salut. Chacune a son existence propre, son régime, ses lois. – Mais qu’en conclure ? – Qu’elles sont sans rapport ? – Ce serait une absurdité. Car pourquoi serait fait l’ordre de la grâce, s’il n’avait pas de sujet ? Et quel est son sujet, si ce n’est l’ordre de la nature ? Il doit donc y avoir un rapport entre la nature et la grâce, entre les nations et l’Évangile. – En quoi consiste ce rapport ? Bien évidemment en ce que les nations doivent se régler sur l’Évangile, en faire, non leur loi même, mais la loi de leurs lois, l’esprit de leurs institutions, l’arôme de leurs mœurs, l’âme de leurs existences, le principe régulateur de leurs doctrines.

Le Christ n’est pas roi immédiat de chaque royaume, y imposant sa loi par des moyens coercitifs comme un souverain ordinaire : il est le Prince spirituel des rois de la terre, le Gouverneur moral des gouvernements, le Conducteur céleste des sociétés.

Ce n’est pas que sa loi soit dépourvue de sanctions temporelles. Elle en a de formidables : la mort des sociétés qui le rejettent, l’enfer visible des nations.

Tel paraît être aujourd’hui l’état de la France.

 

Ainsi tombent l’objection tirée de ces paroles : Mon royaume n’est pas de ce monde, et l’interprétation qui en conclut que les États ne sont soumis à aucun devoir public et national de religion.

Que l’on remarque bien d’ailleurs que cette interprétation périt par sa conclusion même ; car elle va nécessairement jusqu’à dire que Dieu même, le Dieu de la nature, n’est pas de ce monde.

Elle atteint, en effet, de son exclusion, non seulement le christianisme, mais toute religion, la religion même dans son principe. Or, abstraction faite de la révélation et de la grâce (dont le royaume ne serait pas de ce monde), il y a pour les nations une loi naturelle de religion que le Christ n’est pas venu abroger, mais perfectionner ; car naturellement nous relevons de Dieu comme tous les êtres de l’univers. C’est cette loi naturelle qui condamnait les païens « parce que, ayant connu Dieu par la connaissance que ses créatures nous en donnent, ils ne l’avaient point glorifié comme Dieu, mais avaient transféré l’honneur qui lui est dû à des images d’homme 65 ». Mais encore obéissaient-ils jusque dans cette corruption idolâtrique à la loi naturelle de religion. Cette loi serait-elle moins étroite pour nous ? Serions-nous autorisés à être socialement sans religion, même naturelle, parce que nous avons été gratifiés d’une religion surnaturelle ; et pires que des païens, parce que nous sommes chrétiens... ?

Si encore nous avions une religion quelconque, si inférieure qu’elle fût ! Mais non. Nous le voudrions, que cela nous serait impossible. Le christianisme est si grand, il a si fortement saisi notre nature et l’a portée si haut que, tombant de cette hauteur, nous ne pouvons que tomber au-dessous de toute religion, dans l’irréligion même et dans l’athéisme, et le Christ emporte Dieu. Nous sommes ainsi condamnés à la grandeur ou à la ruine, à la profession de l’Évangile ou à la décomposition. Nous n’avons pas même la ressource du fétichisme, si ce n’est du fétichisme de notre propre mal : la Révolution.

Encore nous faudrait-il une loi morale, un idéal de raison, de justice, d’ordre, de sociabilité, de devoir, d’après lequel nous pourrions faire nos lois, régler nos droits, assurer nos rapports, régir nos destinées publiques. Mais cela même va se perdant, et nous ne saurions le conserver en dehors de l’Évangile. Et pourquoi ? Parce que ce que je viens de dire de la religion s’applique avec autant de force à la simple loi morale, par le rapport étroit de cause à effet qui les unit. Un peuple quelconque ne peut se fixer à un idéal moral inférieur à celui qu’il lui a été donné de connaître, parce que la loi morale est une dans toute la mesure de la conscience que nous en avons, et qu’on ne peut la répudier en partie, sans que cette partie n’entraîne la ruine de l’autre, comme un édifice dont le comble s’abat sur les murailles. Cela est surtout vrai de la morale de l’Évangile, dont la divine intégrité ne souffre aucun partage adultère, et se venge, par la haine même qu’elle inspire, de ceux dont elle n’obtient plus l’amour. « Si je n’étais pas venu, disait Jésus-Christ, et que je ne leur eusse point fait connaître ma loi, ils n’auraient point le péché qu’ils ont. Mais maintenant ils m’ont haï, moi et mon Père 66. » C’est l’ancien adage : corruptio optimi pessima. L’humanité païenne pouvait vivre à un degré de moralité inférieur au nôtre, parce que sa connaissance n’allait pas au delà. Cependant, elle aspirait à une loi supérieure. En satisfaisant cette aspiration et en la dépassant à jamais, l’Évangile n’a plus permis à l’humanité chrétienne de déchoir impunément de son divin idéal.

Un des plus grands esprits du paganisme, que je cite souvent, parce que, malgré ses faiblesses, c’est celui, selon moi, qui a le plus honoré la raison, Cicéron, instinctivement touché des pressentiments de rénovation universelle qui agitaient alors le monde, et dont la muse de Virgile s’inspirait en même temps, avait rêvé cet idéal moral, dans cette jalouse intégrité qui ne se prête à aucune diminution ni division, et qui, identifiée à Dieu lui-même, son seul auteur, devait contracter un caractère religieux d’universalité, de catholicité, sur tous les États et sur tous les peuples. Voici comment il le présageait dans un langage qui n’est pas seulement d’un philosophe, mais qui semble être d’un prophète, comme le dit très bien Lactance, à qui nous devons la conservation de ce beau morceau :

« Il est une loi, véritable et absolue, universelle, invariable, éternelle, dont la voix enseigne le bien, qu’elle ordonne, et détourne du mal, qu’elle défend. On ne peut l’infirmer par aucune loi, ni en rien retrancher ; ni le peuple ni le sénat ne peuvent dispenser d’y obéir ; elle est à elle-même son interprète ; elle ne sera pas autre dans Rome, autre dans Athènes, autre aujourd’hui, autre demain ; partout, dans tous les temps, régnera cette loi immuable et sainte, et avec elle, Dieu, le maître et le roi du monde ; Dieu, qui l’a faite, discutée, sanctionnée. La méconnaître, c’est s’abjurer soi-même, c’est fouler aux pieds sa nature, c’est s’infliger, par cela seul, le plus cruel châtiment, quand même on pourrait échapper aux autres supplices qu’on pense être réservés ailleurs 67. »

L’Évangile seul, dont le législateur naissait en ce moment dans une humble bourgade de la Judée, a réalisé cette loi. Il est cette loi : la Loi-Principe. Pour le monde civilisé, depuis lors, il n’y en a pas d’autre, et elle ne saurait être autre aujourd’hui, autre demain, autre dans Rome, autre dans Paris. La répudier, c’est se mettre hors la loi. On peut faire des lois, mais, pour être telles, il faut qu’elles soient en conformité avec la Loi. Qu’est-ce donc lorsqu’elles sont en opposition et en révolte contre elle ? « Ô Seigneur, faut-il dire alors avec le prophète, des maîtres nous ont possédés sans toi ; mais toute nation, tout royaume indocile à ta loi périra, et des solitudes remplaceront ces peuples 68. »

Depuis cent ans nous avons renié l’Évangile, et nous avons relégué dans nos secrètes bibliothèques de dévotion ce Livre que nos Parlements tenaient ouvert devant eux dans la solennité de leurs séances, et sur lequel peuples et rois scellaient leurs pactes et juraient leurs devoirs. Nous avons fait cela parce que, comme le disait dernièrement le Siècle, « Dieu n’a rien à voir dans les affaires temporelles des nations. » C’est l’esprit moderne ; et, parce qu’il a pour lui cent ans de règne, il croit en avoir fini avec l’Évangile et avec Dieu. Comme si cent ans et une nation étaient de compte dans le long cours des âges et dans la masse entière du genre humain ! Oui, ils sont de compte, car ils témoignent d’une manière terrible, par tous les maux qui sont tombés sur nous, de ces grandes paroles de Cicéron, que « méconnaître cette loi de Dieu, maître et roi du monde, c’est s’abjurer soi-même, c’est fouler aux pieds sa nature, c’est s’infliger le plus cruel châtiment ».

 

L’expérience de ce châtiment n’a-t-elle pas été poussée assez loin pour notre propre conviction ?

 

Voulons-nous achever d’en être la victime pour la conviction du monde ?

 

À nous de le décider.

 

NOTA. – D’après l’accueil qui sera fait à cet écrit, et si les temps le permettent, nous dirons peut-être, dans un second, les raisons de craindre et les raisons d’espérer, en précisant les moyens de salut.

 

 



1 De Bonald, Traité du Ministère public, Avertissement.

2 Phèdre.

3 Variétés d’un Philosophe provincial, par Ch. Lejeune.

4 Revue des Deux-Mondes, du 15 août 1871, Simples Notes sur la situation, par M. Émile Montagut.

5 Du Protestantisme dans ses rapports avec le Socialisme.

6 Réflexions sur la Révolution de France, p. 159-160.

7 Histoire du Consulat, livre XII.

8 M. le marquis de la Gervaisais, la Catastrophe.

9 Toutes les expressions significatives du mal sont privatives : in-justice, in-iquité, dés-ordre. – Un de nos soldats, parlant des suppôts de la Commune, les caractérisait ainsi : « Ce sont des gens qui ont fini de bien faire. » – Platon n’aurait pas mieux dit.

10 De là, dans les langues éminemment philosophiques des anciens, ce rapport constant entre l’expression d’impuissance et celles de vice et de dérèglement :

Impotenti animo (Cic.), avec emportement.

Impotens amor (Ovide), passion effrénée.

Aquilo impotents (Hor.), l’Aquilon déchaîné.

Impotentissimus dominatus (Cic.), domination tyrannique.

En grec, ὰϰρατής  signifie à la fois impuissant et déréglé.

11 La jurisprudence, meilleure que la législation, a admis en ce cas la séparation : mais, ce qui fait ressortir le vice de la législation, elle n’a pu annuler le mariage. La Révolution est ici pour l’indissolubilité.

12 Les Lois, liv. II, p. 73 de la traduction Cousin.

13 Platon, Les Lois, p. 223.

14 Id. Ibid., p. 90.

15 Le Phédon, p. 249. – IIe Alcibiade, p. 156.

16 Antigone.

17 Apologie de Socrate.

18 Matth. XX, 21.

19 Id. X, 28.

20 Actes, V, 20.

21 Id. IV, 19-20.

22 « Nous ne voulons ni de doctrine ni de doctrinaires ; libres penseurs, nous n’adorons aucune idole. Nous n’attendons notre félicité d’aucun Dieu, mais de nous-mêmes. » (Manifeste de l’Internationale.) – L’Internationale en tout cela ne fait qu’accoucher du monstre nourri dans les flancs de la société par la libre pensée.

23 Argument du Gorgias.

24 Renan, Vie de Jésus.

25 La Fontaine, Le Cerf et la Vigne.

26 Les Héraclides.

27 Académiques, I. liv. III.

28 I Cor. c. III, v. 7-9.

29 Ps. CXXVI.

30 Rousseau, Contrat social.

31 Jurieu, invoqué à l’Assemblée Constituante.

32 Rousseau, Contrat social.

33 Proverbes, IX, 14.

34 On y lit, par exemple, des propositions comme celles-ci : – Quand le roi a jugé, il n’y a point d’autre jugement ; – il n’y a que Dieu qui puisse juger de leurs jugements et de leur personne ; – la seule défense des particuliers contre la puissance royale doit être leur innocence ; – le prince se peut redresser lui-même quand il convient qu’il a mal fait, mais contre son autorité il ne peut avoir de remède que dans son autorité. – Cet incomparable génie, l’éternel honneur de l’esprit humain et de la foi, fut homme en ces matières ; comme le disait Royer-Collard, ce fut un conseiller d’État.

35 De Bello sacro.

36 Cicéron.

37 Ps. II, 8.

38 Daniel, II, 21.

39 Proverbes, VII, 14.

40 Daniel, VII, 27.

41 Aux Philippiens, II, 10, et aux Romains, XIV, 11.

42 Jean, X, 16.

43 Genèse, XII, 3.

44 Isaïe, XI, 10.

45 Id. II, 12.

46 Malachie, II, 2.

47 Isaïe, LV, 3.

48 Aggée, II, 7-8.

49 Luc, I, 32.

50 Cantique de Siméon. Luc, II, 32.

51 Matth. XII, 18, 21.

52 Apocal. I, 5.

53 Id. XVII, 14.

54 Jean, XI, 52.

55 II Timoth. II, 11.

56 Actes, XVII, 26.

57 Jean, XVIII, 33, 36.

58 Matth. XXVI, 53-34.

59 Luc, XXIV, 26.

60 Jean, XII, 32.

61 Jean, XVIII, 37.

62 Aux Colossiens, II, 15.

63 Apoc. XI, 15, 17.

64 Luc, XI, 20.

65 S. Paul aux Romains.

66 Jean, XV, 22.

67 Fragment de la République, liv. III, 17.

68 Isaïe, XXXI, 13 ; LX, 12.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net