ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE DE JACOBI

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Michel NICOLAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION.

 

Dans le rapide mouvement philosophique qui a eu lieu en Allemagne dans les dernières années du XVIIIe siècle et les premières du XVIIIe, Jacobi s’est fait remarquer par une opposition constante aux divers systèmes de Wolf, Kant, Fichte et Schelling, et par les principes positifs qu’il a posés, et qui resteront à l’avenir, nous le pensons du moins, comme incontestables en philosophie. Notre intention ne peut être ici de présenter l’histoire de la lutte intellectuelle qu’il a soutenue avec ces penseurs : il serait nécessaire, dans ce but  d’exposer leurs idées à côté de celles de Jacobi, et d’en montrer les rapports et les différences, ce qui nous entraînerait trop loin ; il suffira, en terminant, d’établir en général quelle position il a prise à leur égard. Ici il nous paraît plus utile et plus convenable de présenter ce qu’il a enseigné de positif.

En exposant le système de Jacobi, nous nous servirons souvent de ses propres paroles : c’est le meilleur moyen de le faire comprendre, mais il ne faut pas s’attendre à un langage didactique tel qu’on l’emploie d’ordinaire dans l’exposition des idées philosophiques. Jacobi n’aimait pas les formes scolastiques, il y avait en lui une grande richesse et une grande profondeur de sentiments, qui s’opposaient à la raideur de la spéculation. C’est dans le sentiment intime qu’il puisa sa philosophie, d’où elle reçut le nom de philosophie du sentiment, et son langage prit de là une élévation, parfois un ton éloquent et poétique qu’on trouve rarement dans les penseurs allemands modernes. Cependant, sous ces formes oratoires, il n’est pas difficile de découvrir la solution des plus grands problèmes.

De bonne heure le sentiment philosophique se manifesta chez Jacobi avec une vivacité qui présageait déjà ce qu’il produirait plus tard. Il raconte que, encore enfant, il était préoccupé des choses spirituelles. « Mon sens enfantin, dit-il, me portait déjà, dans ma huitième ou neuvième année, à de singulières vues (je ne sais quel autre nom leur donner) que j’ai conservées jusqu’à ce jour. » Et, dans une note sur ce passage, il ajoute : « Ces singulières vues étaient la pensée d’un avenir sans limites, pensée dégagée et entièrement indépendante de toute idée religieuse, et qui, quand, à cet âge, je pensais à l’éternité a parte ante, me saisissait tout-à-coup avec tant de force que je tressaillais et tombais dans une espèce d’évanouissement, en jetant un grand cri. Un mouvement fort naturel me poussait, dès que je revenais à moi, à me représenter la même idée, et j’en éprouvais toujours un inexprimable désespoir. La pensée de l’anéantissement, qui m’était en tout temps odieuse, l’était encore plus alors, et je pouvais aussi peu supporter l’idée d’une durée éternelle. »

Malgré ce penchant irrésistible aux idées philosophiques, Jacobi ne pouvait comprendre ni admettre ce qu’on enseignait dans les écoles sous le nom de philosophie ; et comme il n’osait en jeter la faute sur ceux qui professaient de telles choses, il s’accusait de manquer d’intelligence, et il avait perdu toute confiance en lui-même.

À Genève, où son père l’avait envoyé pour se former au commerce, le professeur Lesage lui rendit la confiance en lui-même en lui montrant que ce qu’il ne comprenait pas n’était qu’un tissu de mots vides de sens. Il reconnut le premier le beau génie dont était doué Jacobi. Il lui écrivait, en 1763 : « Si j’ai à me plaindre du ciel, c’est de ne pas vous avoir laissé libre de donner essor à vos grands talents. Quel succès n’auriez-vous pas eu dans la poésie et l’éloquence comme dans la morale délicate et sublime, sans laquelle les beaux-arts ne sont qu’une vaine harmonie ! Non, je ne crois pas trop hasarder en prédisant que vous nous auriez consolés de la perte de Shaftsbury ou de Rousseau. »

Ce que présageait Lesage arriva.

 

 

Ire PARTIE.

 

§ I. DE LA FOI PHILOSOPHIQUE.

 

Peu satisfait de la manière dont on procédait en philosophie, Jacobi chercha un nouveau chemin. Les Wolfiens et les éclectiques semi-Wolfiens, qui tenaient dans la seconde moitié du dernier siècle le sceptre de la philosophie, ne procédaient que par le raisonnement ; ils voulaient tout prouver, parce qu’ils croyaient qu’on ne peut admettre comme vrai que ce qui est rationnellement démontré. Le sens intime de Jacobi était blessé de ce procédé sans en savoir d’abord le pourquoi. L’étude qu’il fit de Spinoza le lui apprit. Spinoza lui apparut comme le héros du raisonnement, comme le philosophe qui l’avait employé avec le plus de conséquence et de logique, et Spinoza était arrivé au panthéisme, système qui établissant le fatalisme, détruit par cela même l’idée d’un Dieu libre, et par conséquent toute idée de Dieu, et qui, froissant les sentiments les plus légitimes et les plus naturels, ne saurait être vrai. Voilà où le raisonnement conduit quiconque voudra être conséquent au principe de l’école de Wolf ; car, quiconque voudra fonder la philosophie sur le raisonnement et suivre logiquement la chaîne des idées, devra, selon Jacobi arriver au même système que Spinoza, et comme ce système est faux, étant opposé à ce que l’homme sait de plus vrai au fond de son cœur, le chemin par lequel on y arrive ne saurait être vrai. Il y a donc quelque chose de vicieux à vouloir arriver à la vérité par le raisonnement, et fonder un système par déduction logique.

On peut remarquer, en effet, que si la conséquence d’un principe est vraie, le principe d’où elle dérive l’est bien plus sûrement. En remontant de conséquences en conséquences, de raisonnements en raisonnements, il faut bien arriver à certains principes qui servent de bases et de points de départ, qu’il est impossible de prouver, qui n’ont même pas besoin de l’être et qui portent avec eux-mêmes la preuve de leur vérité. Ces principes nous sont comme imposés ; nous ne pouvons ne pas les admettre, dès que nous les apercevons : les voir, c’est les croire. On peut donc avoir ainsi deux espèces de vérité : l’une, donnée par les principes mêmes, et l’autre donnée par les conséquences qu’on en déduit. Là première espèce doit avoir pour nous bien plus de certitude, puisque c’est d’elle que la seconde espèce emprunte la sienne : Jacobi l’appelle vérité de première main ; la seconde, qui n’a qu’une certitude d’emprunt, il l’appelle vérité de seconde main.

Ces principes, qui servent à prouver tout le reste, ne peuvent pas eux-mêmes être prouvés. Avec quoi, en effet, les prouverait-on, puisque rien ne les précède ? Ils sont vrais par eux-mêmes : nous ne les adoptons pas par suite d’un raisonnement, mais nous avons foi en eux : la foi est donc la première, la plus haute source de la vérité.

L’idée de Jacobi fut mal comprise. On l’accusa de vouloir, sans qu’on y prit garde, ramener à la foi et aux dogmes positifs de la religion 1. Ceux qui connaissent le rationalisme étroit qui régnait à cette époque en Allemagne, ne seront pas surpris de cette absurde accusation ; elle suffisait cependant pour discréditer un philosophe. Il était évident cependant que Jacobi ne prenait pas ce mot dans le sens qu’il a en matière de religion, quoiqu’il en fût emprunté, comme Jacobi le dit lui-même 2. Ce mot exprimait clairement sa pensée ; il s’en servit pour ne pas en créer un autre plus obscur. Mendelssohn lui-même ne sut pas faire la distinction ; il s’imagina que Jacobi voulait ramener la philosophie sur le terrain de la révélation chrétienne. « Je vous abandonne, lui écrivait-il, la retraite honorable que vous proposez sous le drapeau de la foi. Elle est tout-à-fait dans l’esprit de votre religion, qui vous fait un devoir de réprimer le doute par la foi. Le philosophe chrétien peut se donner le passe-temps de faire la niche au naturaliste, de l’embarrasser par des doutes, qui, comme des feux follets, l’attirent d’un coin à l’autre, et échappent toujours à la main qui veut les saisir. Ma religion 3 ne m’impose le devoir que d’enlever les doutes par des principes rationnels ; elle ne m’ordonne pas de croire des vérités éternelles 4. »

Jacobi expliqua alors à Mendelssohn ce qu’il entendait par le mot foi, et en quoi la foi philosophique différait de la foi chrétienne.

« Cher Mendelssohn, nous naissons tous dans la foi, et nous devons rester dans la foi, comme nous naissons tous dans la société, et nous devons rester dans la société : totum parte prius esse necesse est. – Comment pourrions-nous tendre à la certitude, si déjà la certitude ne nous est pas connue ? et comment peut-elle nous être connue, si ce n’est par quelque chose que nous connaissons déjà avec certitude ? Cela nous amène à l’idée d’une certitude immédiate qui non seulement n’a pas besoin de preuve, mais qui exclut toute preuve, et seule est la représentation qui s’accorde avec la chose représentée. La conviction produite par des preuves est une certitude de seconde main. Des preuves ne sont que des traits de ressemblance avec une chose dont nous sommes certains. La conviction qu’elles produisent naît de la comparaison, et ne peut jamais être bien certaine ni entière. Si donc toute certitude qui ne vient pas de preuves rationnelles est une foi, la conviction qui vient de preuves rationnelles doit venir de la foi, et recevoir d’elle seule sa force.

« Par la foi nous savons que nous avons un corps, et qu’en dehors de nous se trouvent d’autres corps et d’autres êtres pensants : véritable, merveilleuse révélation ! Nous sentons notre corps affecté de telle ou telle manière, et tandis que nous le sentons affecté de la sorte, nous percevons non seulement les changements qu’il éprouve, mais encore quelque chose qui est différent de lui, et qui n’est ni sensation ni pensée, les autres choses réelles, et nous les percevons avec autant de certitude que nous nous percevons nous-mêmes, car sans le toi le moi est impossible. Nous obtenons donc toutes les représentations seulement par les modifications que nous recevons, et il n’est pas d’autre source de connaissances réelles ; car la raison, quand elle produit des objets, ne produit que des fantômes.

« Nous avons donc une  révélation de la nature, qui non seulement commande, mais encore force tout homme à croire et à admettre par la foi les vérités éternelles.

« C’est une autre foi qu’enseigne, mais ne commande pas, la religion des chrétiens, foi qui n’a pas pour objet des vérités éternelles, mais la nature finie et contingente de l’homme. Elle enseigne à l’homme comment il peut recevoir des modifications pour faire des progrès dans son existence, pour s’élever à une vie supérieure, en même temps à une plus haute conscience, et par elle à une plus grande connaissance. Qui accepte cette promesse, et marche à son accomplissement, a la foi qui sauve. Le grand être qui enseigna cette foi, et dans lequel toutes ces promesses étaient déjà accomplies, pouvait dire avec vérité : Je suis le chemin, la vérité et la vie ; personne ne vient au père que par moi. Qui prend la volonté que j’ai en moi saura que ma doctrine est véritable et vient de Dieu.

« L’esprit de ma religion est donc que l’homme, par une vie divine, s’unit à Dieu et trouve là une paix divine qui surpasse tout entendement ; en lui sont la jouissance et la vue d’un incompréhensible amour 5. ».

C’est la foi qui nous donne les premières notions que nous avons ; ce n’est qu’après les avoir  reçues que nous réfléchissons sur elles : ainsi la foi précède la réflexion, et dans ce sens on peut dire que la foi est antérieure à la philosophie, qu’elle lui est même supérieure, puisque sans la foi il n’y aurait pas de philosophie.

 

 

§ II. PERCEPTIONS SENSIBLES, INTUITIONS RATIONNELLES.

 

Le principe de toutes nos connaissances se trouve donc en certaines vérités que nous admettons sans preuves, parce qu’elles nous sont immédiatement données, et que nous ne pouvons nous refuser à les croire. Mais ces vérités premières nous sont-elles données ou sont-elles gravées en nous comme les idées innées des cartésiens ? – Les idées premières sensibles ne sont pas innées en nous ; ce que nous savons de la nature, nous l’apprenons par les perceptions des sens ; pourquoi en serait-il autrement des idées premières spirituelles ? Nous devons aussi ne les connaître que par des perceptions, mais par des perceptions transmises par un sens spirituel. « Nous ne nous créons pas nous-mêmes et nous ne nous instruisons pas nous-mêmes ; nous ne sommes pas a priori, et nous ne pouvons rien savoir ni rien faire a priori, ni connaître sans expérience. »

Ces idées premières sont donc des perceptions immédiates, auxquelles nous ne pouvons refuser d’ajouter foi. L’homme est placé entre le monde spirituel et le monde sensible ; il doit percevoir l’un et l’autre, il doit avoir des sens capables de sentir les représentations de l’un et de l’autre ordre de choses, et, en effet, nous avons des instruments pour percevoir le monde sensible : ce sont les sens ; nous avons aussi un organe pour percevoir le monde spirituel : c’est la raison, véritable organe spirituel, jouant le même rôle dans le monde spirituel que les yeux, les oreilles, le tact, le goût et l’odorat dans le monde sensible.

« L’animal n’aperçoit que les choses qui tombent sous les sens, mais l’homme aperçoit ce qui est hors de la portée des sens, et nomme raison l’organe qui lui donne connaissance de ce qui est au-dessus des sens, comme il nomme œil l’organe par lequel il voit. L’animal est dépourvu de l’organe qui aperçoit ce qui est inaccessible aux sens, c’est pourquoi l’idée d’une raison animale une absurdité. L’homme jouit de cet organe, et ce n’est que par lui et par les connaissances qu’il en acquiert, qu’il est un être raisonnable. Si ce que nous appelons raison n’était que le produit de notre faculté de réfléchir sur les expériences de nos sens, ce serait une vaine prétention que de vouloir parler des choses intellectuelles : la raison serait alors quelque chose d’imaginaire, une fiction qui ne produirait que d’autres fictions. Mais si elle est l’organe d’une véritable révélation, elle élève notre entendement au-dessus de celui des animaux ; elle lui communique la connaissance de Dieu, de la liberté, de la vertu, de ce qui est vrai, beau et bon ; elle lui empreint le caractère de l’humanité. »

Les perceptions que nous donnent les sens nous font connaître la nature ; celles que nous donne la raison, les choses spirituelles ; et les connaissances que nous recevons ainsi, soit par les sens, soit par la raison, sont vraies par elles-mêmes et n’ont pas besoin de preuves. Quand notre œil perçoit un arbre, cette perception nous donne une idée certaine de l’arbre ; nous l’acceptons par la foi que nous avons en elle, et nous n’avons pas besoin de prouver l’existence de cet arbre, que nous voyons. Il ne saurait en être autrement pour les perceptions spirituelles. Quand ma raison perçoit l’idée de liberté ou d’immortalité, ses perceptions portent avec elle la conviction : nous voyons ces idées. Qu’est-il besoin de les prouver ? la vue est au-dessus de la preuve.

« Il faut avant tout s’en tenir aux principes suivants : de même qu’il y a une intuition par les sens, de même il y a une intuition par la raison. Elles sont l’une et l’autre les véritables sources de nos connaissances. »

La raison et les sens, tels sont selon Jacobi les organes par lesquels nous percevons le monde spirituel et le monde sensible, et arrivons à les connaître. Si nous ne pouvions percevoir le monde spirituel, nous ne saurions pas même s’il existe, nous n’en aurions aucune idée, nous ne saurions le concevoir, nous n’aurions pas même de mots pour le représenter ; comme si nous n’avions pas de sens, nous ne pourrions pas percevoir le monde sensible, et nous n’aurions par conséquent de lui aucune idée, pas même celle de son existence, ni  même celle de la possibilité de son existence. Un aveugle de naissance ne sait rien des couleurs, parce qu’il ne peut les percevoir ; et si l’on ne lui en parlait jamais, il n’aurait pas même l’idée de leur existence. Si nous supposons par la pensée un être privé de tous les sens, il ne saura absolument rien du monde sensible et ce serait en vain qu’on voudrait par le raisonnement le lui représenter, le lui prouver : il n’en a aucune perception qui puisse servir de principe, de point de départ au raisonnement. De même pour le monde spirituel. Si nous n’en avions aucune perception, nous ne le connaîtrions pas ; prouver son existence serait chose impossible, puisque nous n’en aurions aucune idée, et qu’il faut au moins pour prouver quelque chose partir de l’idée de cette chose. Pour celui qui ne percevrait rien du monde spirituel, son existence serait un mystère aussi impénétrable que celle du monde sensible pour celui qui n’aurait pas de sens pour le percevoir. Il y a là complète analogie. Nous ne croyons pas à l’existence du monde sensible, parce qu’on nous l’a prouvée, mais parce que nous le voyons et le touchons. Nous ne croyons pas à l’existence du monde spirituel, parce qu’on nous l’a prouvée, mais parce que nous le sentons et le percevons par la raison. Les vérités spirituelles ne dérivent pas plus de la démonstration que les vérités sensibles. Les vérités que nous percevons par l’organe de la vue, aussi bien que celles que nous percevons par l’intermédiaire des sens, ne se prouvent pas, mais se croient.

Dans ce système, les vérités spirituelles reposent sur le même genre de certitude que les vérités sensibles, sur la perception et l’intuition. Nous percevons et nous croyons, et nous croyons les vérités de l’un et de l’autre ordre, parce que nous les percevons également. Il ne peut donc pas être question de dériver les vérités spirituelles de nos connaissances sensibles, comme le veut l’école matérialiste, qui s’arrache l’œil de la raison pour ne pas voir le monde spirituel, ni les choses sensibles de nos connaissances intellectuelles, ainsi que le veut Fichte, qui se ferme les yeux pour ne pas voir le monde extérieur et sensible.

Remarquons ici que c’est de l’expérience que partent les connaissances de l’homme, mais de l’expérience bien entendue, autant celle du monde sensible que celle du monde spirituel. « Il en est pour la connaissance comme pour l’action, pour la conviction et l’intelligence comme pour le cœur. L’homme est et devient ce qu’il est et ce qu’il devient non a priori, mais a posteriori. L’image de Dieu dans l’homme (le sentiment qu’il en a dans sa vie) est la seule source de toute connaissance du vrai, comme de tout amour du bien. Du sentiment de la vertu naît l’idée d’un homme vertueux ; du sentiment de la liberté naît l’idée d’un homme libre ; du sentiment de la vie, l’idée d’un homme vivant ; du sentiment du divin, l’idée du divin et de Dieu. » En un mot l’homme sait, parce qu’il sent et perçoit par ses organes. Nihil est in intellectu, quod non fuerit in sensu est ici d’une entière vérité, si ce n’est que le sensus humain ne comprend pas seulement les organes du toucher, de la vue, de l’ouïe du goût, de l’odorat, mais  encore celui de la raison ; œil spirituel qui lui donne les perceptions spirituelles.

Il est nécessaire de faire ici sur les organes de connaissance une remarque qui répondra à une objection qu’on a crue bien sérieuse contre la philosophie de Jacobi. Ces organes ne sont pas chez tous au même degré de développement : chacun le sait pour ce qui regarde les sens : l’œil du peintre saisit en un instant les rapports exacts des objets ; l’oreille du musicien distingue dans un concert le moindre faux ton, tandis que beaucoup d’hommes sont entièrement insensibles et que d’autres n’ont aucune habileté à saisir les rapports de différence ou d’égalité de deux ou plusieurs objets. Les sens varient de finesse selon les individus ; ils peuvent même manquer quelquefois en partie. Aussi il est des hommes mal constitués pour connaître la nature, des hommes même qui en ignorent toujours une partie, comme les aveugles qui ne peuvent connaître les couleurs. Ces exceptions n’empêchent pas que la règle générale ne soit que la connaissance de la nature nous vient des sens.

Il en est de même pour la raison : elle n’est pas également développée chez tous ; elle semble même paralysée chez quelques-uns. Le vice l’obscurcit, les mauvaises mœurs l’éteignent, une vie pure et religieuse, au contraire, la fait croître et grandir. Les intuitions de la raison ne peuvent par conséquent être les mêmes dans tous. Il est évident que l’homme charnel et grossier est peu capable de saisir les choses spirituelles, tandis que l’homme au cœur noble, religieux et moral, a une vue profonde des choses divines. Ainsi tous les hommes n’ont pas une capacité égale pour les Vérités immédiates, soit sensibles soit spirituelles, et  l’objection qu’on a cru faire à Jacobi en lui opposant que si ces vérités étaient immédiates, elles seraient reconnues de tous, n’a pas de fondement. La vue des objets sensibles est bien immédiate, et cependant les aveugles ne les voient pas, les presbytes et les myopes les voient mal. Il en est de même pour les choses spirituelles : leur connaissance est immédiate, mais il est des aveugles et des sourds spirituels qui ne peuvent les percevoir.

Il est un moyen de développer l’organe spirituel, comme il en est pour développer les organes sensibles, et ce moyen, c’est la moralité et la pratique du bien. Plus on devient moral, et plus la raison est capable de saisir Dieu et les choses divines. Plus elle s’épure, plus elle s’élève, plus elle plonge dans le monde spirituel : c’est ce que veut dire Jacobi dans ces paroles : « La croyance en Dieu n’est pas une science mais une vertu ». Non, on n’arrive pas jusqu’à Dieu par le raisonnement, par des inductions savantes, par des syllogismes serrés. L’âme pure jouit seule du glorieux privilège de la sentir. Jésus-Christ le dit aussi : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. » (Mat., v. 8.)

 

 

§ III. DE L’ENTENDEMENT.

 

Les perceptions des sens et les intuitions de la raison viennent se réunir en un centre commun, où elles ont besoin d’être liées et coordonnées : c’est l’entendement qui fait ce travail. Il s’empare de ces connaissances immédiates et isolées pour les comparer, en montrer les rapports et les différences et en faire sortir de nouvelles connaissances sous forme de conséquences et d’inductions. Mais il ne crée rien ; il n’agit que sur ce que lui donnent les sens et la raison, dont il reçoit les perceptions et les intuitions.

L’entendement est la faculté qui réfléchit, raisonne, juge, systématise ; la raison et les sens, les organes qui lui fournissent les notions sur lesquelles il exerce son jugement, ses comparaisons, ses réflexions, les matériaux dont il se sert pour bâtir ses systèmes.

« L’entendement est la faculté de tirer des résultats par la comparaison des idées. C’est ainsi qu’il enseigne à l’homme à trouver le mot propre à la chose, et la chose qui convient au mot. Il crée les sciences et les arts ainsi que les systèmes théoriques et pratiques.

« Mais ce n’est pas par cette voie que parvient à l’homme ce qui est essentiellement vrai par principe : la nature de la vérité est de ne devoir son existence qu’a elle-même.

« Aussi toutes les fois que l’entendement se sert de pareilles vérités pour prémisses dans ses opérations, il ne dispose point de ce qui lui appartient. Toute cause première et finale est hors de son domaine. Toute l’activité qui lui est propre, il ne l’exerce que d’une manière médiate, pour gouverner et ordonner l’économie commune du bon sens, du jugement et du cœur.

« Il est donc impossible que l’entendement puisse être la source même de cette sagesse, vers laquelle l’esprit de l’homme tend sans cesse comme vers son bien suprême ; mais il peut et doit lui inspirer le désir d’y atteindre ; il a même la faculté de lui en aplanir la route. Que nous sommes d’une nature divine, c’est ce que nous dit et nous répète continuellement quelque chose de profondément caché dans notre âme, et qui peut plutôt nous conduire à la découverte de l’entendement qu’à être découvert par lui. »

Ce qui peut faire encore mieux sentir la différence de la raison et de l’entendement, c’est la comparaison que Jacobi établit entre l’homme et l’animal. L’animal a un entendement ; ce qui le sépare de l’homme, c’est qu’il n’a pas la raison. Il ne vit que dans le monde sensible, il n’a d’organes que pour percevoir les objets de ce monde sensible ; mais pour coordonner ces perceptions diverses, il a un entendement. Cet entendement diffère de celui de l’homme, en ce qu’il n’a pas à s’occuper d’intuitions spirituelles, et qu’il ne travaille que sur perceptions sensibles. Et voilà ce qui établit entre l’homme et l’animal une différence qualitative.

« Une distinction entre la raison et l’entendement ne peut pas offrir de difficultés, puisque nous la faisons constamment en distinguant les animaux de l’espèce humaine. Jamais personne n’a parlé de raison animale ; nous ne parlons que de l’entendement ou de l’intelligence des animaux. Nous trouvons divers degrés dans cette intelligence nous pouvons même trouver dans un animal plus d’intelligence que dans un homme ; cela ne nous empêche pas d’établir une distinction formelle et générique entre l’animal et l’homme. Cette distinction ne repose que sur un seul fait : l’homme est doué d’entendement et de raison ; l’animal ne possède que l’entendement, il ne perçoit que le monde sensible ; l’homme comprend aussi le suprasensible, et l’organe, l’œil intellectuel par lequel il aperçoit ce monde inaccessible aux sens, c’est la raison. Si l’homme et l’animal étaient doués l’un et l’autre de facultés semblables, il n’y aurait entre eux qu’une différence de degrés, et alors on pourrait soutenir, en dépit du sens commun, qu’il y a moins de différence entre un Californien et un orang-outang qu’entre un Californien et un Leibnitz ou un Kant. »

Tel est le rapport des sens et de la raison à l’entendement. Les premiers donnent ce que Jacobi appelle les vérités de première main ; le second en tire les vérités de seconde main. Les sens et la raison donnent la matière des connaissances, l’entendement les forme. Les uns font connaître, l’autre systématise

 

 

§ IV. ANTAGONISME ENTRE L’ENTENDEMENT ET LA RAISON.

 

L’entendement ne doit travailler que sur les perceptions et les intuitions données, pour les coordonner et les revêtir d’une forme ; mais dès qu’il veut produire par lui-même quelque notion, il n’enfante que des schèmes sans contenu et sans réalité. – Ainsi Jacobi refuse toute valeur réelle à l’abstraction, et par là il méconnaît la puissance d’une des facultés de l’homme.

Cependant il va plus loin encore. Il prétend que l’entendement et la raison sont opposés l’un à l’autre, que les intuitions de l’une et les déductions de l’autre se contredisent, que la logique nous enseigne d’autres vérités que le sentiment. Ainsi, pour citer un exemple de ces contradictions, l’entendement, pour construire un système logique, a besoin et intérêt, selon Jacobi, de rejeter l’idée de Dieu, de Dieu personnel, bien entendu, tandis que la raison et le sentiment nous révèlent un Dieu personnel et nous poussent à lui !

Une préoccupation facile à expliquer et une considération imparfaite des choses ont conduit Jacobi à cette opinion qu’il est impossible d’admettre, surtout tant qu’elle est présentée d’une manière si tranchée. Il est vrai, il n’y a pas harmonie entre nos facultés ; mais opposition, jamais ; et Jacobi a pris la désharmonie pour une opposition. L’homme est un être qui se fait et qui par conséquent n’est pas achevé, et ne peut en aucune façon prétendre tout embrasser et tout connaître. Bien des notions lui paraissent divergentes, parce qu’il est trop faible encore pour voir le point où elles s’unissent et se confondent ; mais ce point existe certainement, et s’il ne l’aperçoit pas, ce n’est que parce qu’il tombe en dehors de l’horizon des objets accessibles à ses facultés actuelles. Elles ne peuvent dépasser cet horizon ; ce qui est au-delà leur est caché : c’est le champ si vaste des mystères, au bord duquel nous arrivons toujours, quand nous voulons pousser une idée un peu au-delà de la sphère commune et ordinaire. Et comme il y a liaison nécessaire entre ce qui est en dedans et ce qui est en dehors de cet horizon, il est dans toutes les connaissances de l’homme un point où elles se perdent dans la nuit et les ténèbres, et où elles échappent à sa vue. Sous ce rapport, il y a désharmonie entre nos connaissances, mais désharmonie qui provient de la nature même des choses. Nous ne sommes pas Dieu, et ce n’est que pour Dieu qu’il n’y a ni mystères ni ignorance.

De cette désharmonie non seulement de nos facultés entre elles, mais encore de divers moments de la même faculté, on n’est pas en droit d’en conclure que l’entendement est opposé à la raison ; autrement il faudrait aussi conclure que la raison est aussi opposée à elle-même. Il faut cependant reconnaître qu’il y a plus de chances d’erreur pour l’entendement que pour la raison. Celle-ci peut bien, par des élans désordonnés, dans son désir de pénétrer au-delà du voile qui cache le saint des saints, se perdre dans un mysticisme enthousiaste, où elle prend ses rêves pour des réalités ; mais ce cas est rare, et il arrive peu souvent qu’une raison pure et pieuse tombe dans le champ des chimères et des illusions. L’entendement au contraire, par le fait même qu’il est une faculté active, est exposé à plus d’erreurs que la raison, qui est une faculté réceptive ; et sous ce rapport, il aurait moins de valeur que la raison, si, d’un autre coté, il ne semblait souvent supérieur et s’il ne corrigeait des erreurs de la raison et même des sens.

Les sens me font croire que le soleil tourne autour de la terre, et cependant je préfère renier leur témoignage pour croire la science, qui me prouve irrésistiblement qu’ils se trompent et que la terre tourne autour du soleil. Au milieu des vallées des Alpes, les pics semblent partir de bases presque voisines, et se trouver presque sur le même plan ; j’avance, et les montagnes se séparent et s’enfuient. Mes sens m’ont encore trompé : des distances fort grandes séparent ces cimes qui semblaient se toucher. Mille fois mes sens me trompent, et mille fois la science les redresse.

La raison elle-même s’abuse et s’illusionne parfois. L’éducation, l’habitude, le milieu dans lequel on se trouve, placent devant elle des préjugés, prismes trompeurs à travers lesquels elle n’aperçoit plus les objets que défigurés. C’est l’entendement qui corrige ses erreurs et tient compte de tous les éléments étrangers qui, mêlés à ses intuitions, les ont modifiées. Ce que donne l’entendement est donc parfois plus positif, plus certain, plus vrai que les perceptions et les intuitions. Dans un tel état de choses, il ne peut pas, il ne doit pas être question de le repousser et d’en condamner l’usage : il est nécessaire, les faits le prouvent. Nous n’avons pas tant de moyens d’arriver à la connaissance, que nous puissions en repousser un.

Dans tous les cas, opposition ou désharmonie, appelez-la comme vous voudrez, c’est l’affaire de la philosophie de chercher à la faire disparaître. C’est elle, et non un miracle, comme le dit Jacobi 6, qui doit fondre ensemble les idées qui semblent mutuellement s’exclure. Se refuser à le faire, c’est reculer devant la tâche que doit remplir le philosophe, et c’est réellement ce qu’a fait ici Jacobi ; aussi est-ce là ce qui lui a fait refuser le titre de philosophe par l’école de Schelling. C’est là encore la cause du vague et de l’indécision dans lesquels il est resté sur plusieurs points importants, et du désespoir dans lequel le jetait son impuissance à résoudre certaines questions. « Nous tous, s’écrie-t-il, pauvres ou riches en esprit, grands ou petits, que nous l’entendions comme nous voulons, nous sommes tous des créatures dépendantes, misérables, qui ne se peuvent absolument rien donner. Nos sens, notre raison, notre volonté sont vides et creux, et le fond de toute philosophie spéculative n’est qu’un grand abîme dans lequel nous regardons vainement. Sur toutes les routes nous échouons, quand nous voulons être par une certaine forme de notre pauvre moi.

« Je ne puis vous décrire ce que j’éprouvai quand je m’aperçus de cet abîme, et que je ne trouvai devant moi qu’un épouvantable et ténébreux précipice..... Je ne sais si vous me comprenez ; si vous me comprenez, donnez un bon conseil à l’homme de bien qui se tourmente dans le vide et demande qu’on le sauve, soutenu et fortifié seulement par un pieux pressentiment 7. »

Au fond, les paroles qu’on vient de lire le prouvent, Jacobi n’a été ici, comme sous le rapport religieux, qu’un sceptique mystique : sceptique, parce qu’il n’a pas eu la puissance de coordonner ses idées, et qu’il est resté ainsi dans l’indécision ; mystique parce que son âme s’abreuvait trop des choses divines pour en renier l’existence. Un passage de la même lettre vient encore à l’appui de ce que j’avance.

« Dans mon cœur est la lumière ; mais quand je veux la faire passer dans l’intelligence, elle s’éteint. Laquelle de ces deux clartés est la vraie, celle de l’intelligence qui montre des figures solides, mais derrière elle un abîme sans fond ; ou celle du cœur, qui promet qu’en avant est le jour, mais qui ne donne aucune connaissance déterminée ? – L’esprit humain peut-il saisir la vérité si ces deux clartés ne se fondent pas en une seule ? Et cette fusion est-elle possible autrement que par un miracle 8 ? »

 

 

§ V. DE L’OBJECTIVITÉ DE NOS CONNAISSANCES.

 

Une autre difficulté aussi importante se présente encore ici ; Jacobi l’a plutôt écartée et niée que résolue. Pendant qu’en discutant avec Mendelssohn, il établissait sa théorie de la connaissance, Kant, par une inflexible analyse des instruments par lesquels l’homme connaît, était arrivé à d’autres résultats. Son système est trop connu pour qu’il soit besoin de l’exposer ici ; je ne rappellerai donc que ce qui est nécessaire pour entendre ce que Jacobi en repoussa.

Selon Kant, nos organes, soit sensibles, soit spirituels, ont certaines formes ; les objets qu’ils perçoivent, passant nécessairement par ces formes, se réfractent dans leurs milieux, de sorte que la connaissance que nous en avons est toute subjective, et que nous ne saurions assurer qu’elle soit adéquate à la réalité. Nous ne connaissons que les phénomènes, et non les choses en soi ; nous ne percevons que les modifications de nos sens, et ces modifications, dit Kant, nous les transportons sur un objet par le principe de causalité, et c’est ainsi que nous arrivons à l’idée de la chose en soi. Mais Kant n’a pas remarqué qu’il était inconséquent à son système, en admettant que nous avons par le principe de causalité l’idée de l’objet, car ce principe de causalité n’est qu’une catégorie de notre entendement ; il est par conséquent subjectif, et rien ne nous assure qu’il ait en dehors de nous une vérité objective. En réalité, dans ce système, nous ne pouvons rien connaître en dehors de nous. Aussi, quand Fichte, en inflexible logicien, poussa les principes de Kant dans leurs dernières conséquences, il arriva à l’autothéisme. Ainsi le subjectivisme le plus complet, et, par une suite naturelle, le scepticisme, découlaient de ce système.

Pour échapper au subjectivisme, il ne s’agissait pas de refaire l’analyse à laquelle Kant avait soumis la raison pure car, quel que soit le résultat, on reste toujours dans le subjectivisme. Que le temps et l’espace soient ou non les formes de la sensibilité, que les catégories de l’entendement soient ou non telles que les établit le système kantien, peu importe : la sensibilité a toujours des formes, et l’entendement des catégories, et quelles que soient ces formes et ces catégories, ce n’est que par elles que nous connaissons, et par conséquent nous ne pouvons jamais connaître que les phénomènes, et jamais les choses en soi. Il est ainsi impossible d’échapper par le criticisme au subjectivisme.

Un des premiers, Jacobi avait reconnu le mérite de Kant ; mais aussi, un des premiers, il avait vu où conduisait son système, et il montra que nécessairement il devait arriver à la négation de tout monde extérieur, autant du sensible que du spirituel. Fichte confirma quelque temps après ces prévisions. Kant, en admettant la réalité de l’objet, était inconséquent à son système, comme nous l’avons montré ; il ne s’agissait donc que d’être conséquent à ses principes pour arriver à cette négation ; d’ailleurs cet objet que nous  ne pouvons connaître, n’était, comme Jacobi l’appelait avec esprit, qu’un otium cum dignitate.

Mais comment sortir de ce subjectivisme, dans lequel Kant venait d’emprisonner la philosophie, comme dans un filet inextricable ? L’anthropologie de Jacobi ne l’a pas brisé ; les sens et la raison ont nécessairement des formes et l’entendement des catégories, et ce n’est qu’au travers de ces formes et de ces catégories que nous percevons l’objet. Comment passer du sujet à l’objet ? Un abîme logique les sépare ; une haute montagne s’élève entre eux. Eh bien, dit Jacobi, il faut franchir l’abîme, sauter au-delà de la montagne, et après ce saut mortel nous connaîtrons la chose en soi.

Ainsi Jacobi brise le nœud gordien dont Kant venait de lier la métaphysique ; mais il ne le dénoue pas. Ce saut mortel lui était nécessaire ; mais est-il logique ? On ne comprend pas d’ailleurs comment il peut se faire. Il est probable que Jacobi entendait par là à peu près ce que M. Cousin appelle la conception pure de l’entendement, cette conception qui précède la conception réfléchie, qui est le premier acte de la raison, de la raison spontanée et irréfléchie 9. Mais spontanée ou réfléchie, la raison n’en a pas moins ses formes, et ne peut en aucune façon s’en détacher. La conception spontanée, pure, quel que soit le nom qu’on lui donne, se produit dans les formes de la raison, et est tout aussi subjective, quoique d’une autre manière, que la conception réfléchie, puisque, à aucun moment de son existence, la raison ne peut pas plus percevoir et concevoir indépendamment de ses formes, que l’entendement juger, coordonner, raisonner indépendamment de ses catégories, quelles que soient d’ailleurs ces catégories.

Logiquement, l’homme ne peut sortir du subjectivisme, et cependant il a besoin d’avoir des connaissances objectives. Que reste-t-il alors à faire, sinon repousser la logique comme un sophiste dangereux, s’en tenir au sentiment intime, et franchir ainsi d’un saut mortel l’abîme qu’a ouvert devant nos pas le criticisme de Kant : c’est ce qu’a fait Jacobi.

Dès qu’on accorde la possibilité de passer ainsi du subjectif à l’objectif, on comprend comment s’arrange sa théorie de la connaissance. Par les sens, nous connaissons la monde sensible, et confiant en la valeur de la révélation qu’ils nous donnent, nous pouvons étudier la nature qui a une réalité propre, quoiqu’elle ne soit que créée. Par la raison, nous percevons le monde spirituel et moral, Dieu, l’immortalité, la liberté. L’entendement coordonne ces révélations et peut les systématiser, quoiqu’il faille toujours accorder moins de foi aux systèmes qu’elle produit qu’aux vérités qui lui servent de base.

Cependant quelques penseurs accoutumés à donner plus de valeur à la logique qu’au sentiment, reprochaient à Jacobi d’ouvrir la porte au fanatisme en philosophie. Il leur semblait que si l’on n’établissait pas fortement sur des preuves les grands objets de la philosophie, et qu’on laissât à chacun le droit d’admettre ce que lui révéleraient ses organes sensibles et intellectuels, il n’y aurait plus rien de certain ni de sûr en philosophie, et que chacun pourrait établir ses rêveries sous prétexte que c’est là ce qui lui est donné par ses sens et sa raison. Il est certain qu’un semblable abus est possible ; mais où n’y a-t-il possibilité de dénaturer les choses même les plus positives ? S’il y a des hommes qui voient mal et qui sentent faux, les meilleures preuves et les plus fortes déductions ne pourront les amener à la vérité ; mais ce ne sont jamais là que des exceptions. Que l’homme de bien écoute ce que lui révèle son sentiment, il ne sera pas plus conduit par lui à l’erreur que celui dont les sens sont bien faits à de fausses idées sur la nature.

Tel est le mécanisme par lequel l’homme connaît et réfléchit. Il s’agit maintenant de savoir ce que lui apprennent les perceptions de ses sens et les intuitions de sa raison. – Ce n’est pas ici la partie remarquable de Jacobi. Il n’a pas développé ses idées sur ces divers sujets systématiques ; il n’a fait que les exposer en passant souvent fragmentairement, jamais d’une manière complète, et presque toujours dans un but polémique, soit contre Fichte, soit contre Schelling ; aussi est-il difficile de les réunir en un tout coordonné. Cependant, comme il est intéressant de voir ce qu’il pensait sur Dieu, l’univers et l’homme, nous exposerons brièvement ce que nous avons pu saisir de particulier sur ces sujets.

 

 

IIe PARTIE.

 

§ I. DE DIEU.

 

Dans le système de Jacobi, il ne peut être question de prouver l’existence de Dieu : la raison le perçoit ; nous en avons le sentiment et la conscience ; il est par conséquent aussi certainement que le monde sensible que nous touchons et que nous voyons.

Chercher à prouver l’existence de Dieu, ce serait vouloir éloigner de nous ce qui est en nous, remplacer une idée immédiate par une médiate, mettre entre nous et une notion certaine l’incertitude d’un raisonnement.

« La foi en un Dieu est un instinct ; elle est aussi naturelle à l’homme qu’il lui est naturel de se tenir debout. N’avoir pas cette foi est chose aussi opposée à sa nature qu’il le serait de se tenir penché vers la terre, comme l’animal qui ne sait regarder les cieux. Il peut étouffer cette foi ; dans l’ordre, elle est en lui ; et là où elle ne se trouve pas, ce n’est que parce que la faculté de connaître a été défigurée.

« Mais dans cette foi indispensable à la bonne conformation de la faculté de connaître, que saisit l’homme, et comment ce qu’il saisit est-il fondé en lui ? Comment le penseur, le sage explique-t-il, justifie-t-il cette foi ? Comment en représente-t-il l’objet à son esprit ?

« Il l’explique, il la justifie comme il justifie, comme il explique la foi à la nature, à sa propre existence, à la conscience en dehors de lui, à la conscience en lui. Il représente son objet à son esprit comme il se représente son esprit propre, l’esprit de son ami, celui plus élevé d’un Socrate et d’un Pythagore, d’un Timoléon et d’un Caton. Il n’explique pas, il ne prouve pas : il sent, il voit, il sait. L’entendement qui explique et qui prouve n’a dans l’homme ni le premier ni le dernier mot ; même le sens qui nous représente les objets ne l’a pas : ils ne l’ont ni l’un ni l’autre. Il n’y a jamais en lui ni premier ni dernier mot, ni alpha ni oméga.... Il y a toujours entre nous et l’être véritable quelque chose, un sentiment, une image, en un mot. Nous ne voyons partout qu’un être caché ; mais quoiqu’il soit caché, nous en voyons les traces ! »

Si nous ne connaissons Dieu que parce que nous le sentons, il est évident que nous le sentirons d’autant mieux que nous nous rapprocherons de lui et que nous lui ressemblerons davantage ; et comme la ressemblance de l’homme à Dieu ne consiste que dans la moralité, plus l’homme sera vraiment moral, mieux il connaîtra Dieu.

Nous savons qu’il y a un Dieu, tant que la conscience, rendant un témoignage indélébile de la libre personnalité, règne et domine en nous : l’homme connaît Dieu par une vie divine. De ce côté, la route qui mène à la connaissance du suprasensible est pratique, et non théorique et seulement scientifique.

Il y a ici, comme nous l’avons déjà remarqué, analogie entre le christianisme et la doctrine de Jacobi. Jésus-Christ établit aussi que le moyen de connaître Dieu est pratique : Bienheureux sont ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu 10. C’est là la doctrine chrétienne : Sans la sanctification, nul ne verra le Seigneur 11.

Pour Jacobi, Dieu n’est pas un être abstrait, un ordre moral de l’univers, comme pour Fichte. « Je n’ai jamais pu comprendre, dit-il, comment il est plus rationnel, plus conforme à l’être suprême, que nous sommes tous obligés de quelque manière de supposer, de se représenter la création d’une manière mécanique que d’une manière anthropomorphique. La foi en un être suprême, source de toute existence, et la foi en Dieu qui est esprit, sont données à l’homme dans le fait insondable de sa spontanéité et de sa liberté, sans lesquelles le postulat d’Euclide même ne pourrait pas être imaginé. Aussi la foi en un Dieu est généralement naturelle à l’homme, et surtout la foi en un Dieu vivant. Le penseur qui s’en sépare devrait d’abord, par le plus lâche abus de la puissance qu’a l’homme de donner des désignations arbitraires, cette épée à deux tranchants, se séparer violemment de la nature et de son être propre ; il devrait saisir sa vie dans sa racine et la jeter loin de lui. »

 

 

§ II. DE LA CRÉATION.

 

Jacobi ne s’est expliqué nulle part d’une manière bien positive sur la création. Il ne pouvait en effet le faire, car il refuse à la philosophie le pouvoir de résoudre cette question. « Comment, dit-il, le temporel a-t-il pu être produit par l’Éternel ? Quel rapport possible peut-on humainement penser entre l’un et l’autre ! Voilà l’abîme que ne comble aucune philosophie, et il faut pour le franchir un pont – ou des ailes. » Et ailleurs : « Dieu dit, et tout fut, et tout fut bien. Cet acte, dit Jérusalem 12, ne pouvait être rendu d’une manière plus vraie et plus compréhensible à notre raison, car c’est là la seule base sur laquelle puisse reposer notre raison : le Tout-Puissant voulut, et tout fut ; c’est là en même temps les limites de toute philosophie, les limites devant lesquelles Newton s’arrêta avec respect ; et le philosophe à qui il semble trop petit de s’arrêter devant la volonté divine, mais qui veut remonter au-delà, de cause en cause, jusqu’à l’infini, et même qui se mêle de construire des mondes, s’égarera dans des ténèbres éternelles où il perdra même enfin le créateur. »

Mais s’il est impossible de comprendre et d’expliquer la création, une chose est certaine, c’est que nous ne pouvons la faire dériver que d’un être intelligent et personnel. « Le Dieu de l’univers n’en est pas simplement l’architecte, il en est le créateur, et sa puissance immédiate a produit les choses, même en ce qui regarde la substance. S’il n’avait pas produit les choses, même quant à la substance, il devrait y avoir deux auteurs, qui seraient arrivés, on ne sait trop comment, à se mettre en harmonie : absurdité qui, de nos jours, n’a pas besoin d’être réfutée. Notre difficulté à admettre une origine des choses quant à leur substance, provient de ce que nous ne pouvons pas comprendre une origine qui n’ait pas lieu d’une manière naturelle, c’est-à-dire mécanique.

« Nous possédons cependant en nous, quoique notre nature soit finie et esclave, ou du moins nous semblons posséder par la conscience de notre spontanéité, dans l’usage que nous faisons de notre volonté, quelque chose d’analogue au surnaturel, c’est-à-dire, à l’être qui n’agit pas mécaniquement. Et comme nous ne sommes pas en état de nous représenter réellement un commencement possible d’un changement quelconque, sinon celui qui est produit par une détermination intérieure ou une détermination du moi, le seul instinct de la raison a porté tous les peuples barbares à considérer comme une action tous les changements qu’ils voyaient commencer, et à les rapporter à un être actif et vivant. Ils se trompent cependant en les rapportant immédiatement ; mais, dans leur erreur, ils sont plus excusables que nous, quand nous voulons tout expliquer d’une façon mécanique. Il y a déjà quelque chose de non mécanique dans la possibilité d’une représentation en général, et personne ne peut se représenter le principe de la vie, la source intérieure de l’intelligence et de la volonté comme un résultat d’enchaînements mécaniques, c’est-à-dire, comme quelque chose de simplement conditionné, produit médiatement. Encore moins peut-on se figurer la causalité comme chose produite médiatement ou dépendante du mécanisme. Et comme nous n’avons pas la moindre idée de la causalité, si ce n’est immédiatement par la conscience de notre propre causalité, c’est-à-dire, de notre principe de vie qui se montre évidemment aussi comme le principe de toute raison, je ne vois pas comment on pourrait échapper à la nécessité d’admettre comme le véritable être premier, comme le premier et l’unique principe, une intelligence, et une intelligence suprême et réelle, qu’on ne peut se figurer que comme un être supramondain et personnel entièrement indépendant, et non sous l’image de mécanisme 13. »

 

 

§ III. DE LA NATURE.

 

Jacobi n’a pas donné une philosophie de la nature, soit parce que ses études étaient portées sur un autre ordre d’idées, et qu’il donnait peu de valeur à cc qui n’est que transitoire et passager, soit par opposition à la philosophie de Schelling. Tout ce qu’il dit en effet sur ce sujet est dirigé contre ce système. Loin de vouloir accorder que Dieu soit le principe éminent de la nature, il prétend qu’elle n’est dirigée que par 14 la force aveugle de lois mécaniques, et qu’il n’y a rien en elle de spirituel.

Ce qui arrive dans la nature, arrive d’une manière nécessaire et mécanique ; l’organisme même n’est qu’un mécanisme qui se développe du dedans en dehors. Par elle-même, la nature n’a ni sagesse, ni bonté, ni conscience, ni volonté, ni liberté : aussi elle ne révèle pas Dieu ; au contraire elle le cache.

« La nature, dit-il, cache Dieu, puisqu’elle ne révèle partout que le destin qu’une insoluble chaîne de causes agissantes, sans commencement et sans fin, excluant avec une égale nécessité une providence et un hasard. Une action indépendante, un premier commencement libre est en elle et par elle chose entièrement impossible. Elle agit sans volonté et elle ne tend par elle-même ni au bien ni au beau ; elle ne crée pas : de  sa base obscure, elle ne fait que se changer éternellement elle-même sans dessein et sans conscience, opérant avec la même constance la mort et la vie, ne produisant jamais ce qui est de Dieu seul et suppose la liberté, la vertu, l’éternel. »

Évidemment Jacobi est resté ici à la surface des choses et a craint, c’est le mot, de pénétrer plus loin, de peur de trouver sous ses pas l’abîme du panthéisme. Quoi ! la nature ne tendrait ni au bien ni au mal ! ses éternelles vicissitudes n’auraient aucun but ! elle produirait avec la même indifférence la mort et la vie ! Que serait-elle donc alors ? à quoi bon sou existence ? Et Dieu aurait tiré de son sein cette stupide création qui agirait sans volonté sans dessein, sans vocation ? Non, non, Dieu n’a pas créé le monde pour le laisser errer au hasard ; toutes les œuvres de Dieu ont un but, et ce but ne peut être que ce qu’est l’auteur de toutes choses, c’est-à-dire, bon. Et si la créature, qu’elle s’appelle homme ou nature, traverse une longue période de mal, ce mal, je le regarderai avec Hegel comme le premier pas vers le bien ; car, sans lui, la créature n’aurait jamais conscience du bien, comme sans les ténèbres de la nuit, nous ne saurions ce qu’est la lumière. Et si ce mal persévère, je m’en consolerai en pensant que pour qu’il y ait progrès, il faut qu’il y ait lutte ; que, pour remporter une victoire, il faut avoir un ennemi à terrasser. Je me consolerai en entrevoyant un avenir où la part du bien sera plus large, un avenir où l’ennemi actuel sera vaincu. Le spectacle qu’offre la nature, les résultats des sciences modernes, surtout de l’astronomie et de la géologie, le prouvent assez : la nature n’est pas morte, elle vit, elle se développe, et tout présage que son développement est encore loin de sa fin. Non, la nature n’opère pas avec la même constance la mort et la vie ; elle ne se change pas sans dessein et sans conscience : elle a un but, et elle l’atteindra.

 

 

§ VII. DE L’HOMME.

 

Ce combat que Jacobi ne voyait pas dans la nature, il le reconnaît dans l’homme, et il en comprend le but et la nécessité. « Si l’homme n’avait qu’un désir, il n’aurait pas d’idées du juste et de l’injuste ; mais il a plusieurs désirs qu’il ne peut également satisfaire : dans mille cas, l’un n’est satisfait qu’aux dépens de l’autre 15. »

Par cet antagonisme à la fois intellectuel et moral, l’homme s’élève à la science et à la moralité : on ne peut séparer l’une de l’autre. Il faut une lutte pour qu’il y ait victoire développement, perfectionnement ; et cette lutte a lieu également dans le monde moral et dans le monde intellectuel ou, pour mieux dire, dans ce monde qui les embrasse tous les deux puisqu’au fond intelligence et moralité ne sont qu’une même chose considérée sous deux points de vue 16.

Jacobi, en repoussant l’idéalisme de Fichte, rejetait aussi l’autre extrême, qui voudrait que tout fût matière et produit par la matière. Ce n’est pas le corps qui par son organisme produit l’âme ; le contraire serait plutôt vrai. « Un squelette est le fondement de la forme humaine, de sa beauté, de sa noble prestance ; mais quand ce squelette est seul, qu’il n’a ni contenu, ni rien qui le recouvre, il représente la mort, qui est aussi peu agréable que la nuit. Un hideux squelette n’est pas ce qui est premier ; il y a dans un corps en vie quelque chose qui se meut, quelque chose de vivant. Ce qu’il y a de premier, c’est un instinct, qui agit d’abord avec vie, sans se comprendre. » Et ailleurs : « Notre âme n’est pas autre chose qu’une certaine force déterminée de la vie. Je ne sais rien de plus erroné que de faire de la vie une qualité des choses, quand au contraire les choses ne sont que des manières d’être, que des diverses expressions de la vie. »

L’homme appartient, il est vrai, au règne de la nature ; mais il appartient aussi en même temps au règne des esprits, et d’après une expression aussi connue que vraie, il est citoyen de deux mondes différents, mais unis par de merveilleux rapports. Il sent dans le fond de sa conscience qu’il appartient à ces deux mondes. Il voit qu’il flotte entre le sensible ou le naturel et le suprasensible ou supranaturel ; il se sent, il se sait soumis à la nature mais aussi élevé au-dessus d’elle. Il doit se la soumettre et la maîtriser, afin que le sentiment du beau et du bien prenne la place des lois aveugles qui la régissent. « En l’homme sont aussi indestructibles que les idées, l’instinct et la conscience de s’élever sciemment au-dessus de tout ce qui n’est que la nature. Par une ferme conviction, il s’oppose à elle ; il s’empare d’elle pour lui imposer les lois de la justice et de la vertu qui lui sont étrangères, afin qu’en elle règnent le bien et la lumière. » (Chap. div., p. 51, 52.)

 

 

Michel NICOLAS.

 

Paru dans L’Austrasie,

revue du Nord-Est de la France

en 1837.

 

(La fin à un prochain numéro 17.)

 

 

 

 

 



1 Allg. liter. Ziet., nos 36 et 125.

2 Hum., p. 31, 50 et 51.

3 Mendelssohn était juif.

4 De la Doctrine de Spinoza, p. 214, 215.

5 Spinoza, p. 215-218.

6 Corresp., vol. I, p. 366.

7 Corresp., vol. I, p. 366.

8 Corresp., vol. I, p. 366.

9 Cours de Philosophie professé à la Faculté des lettres en 1816, pages 120-125.

10 Matth.

11 Hébr., XII.

12 Philosophe et théologien allemand du siècle dernier, auteur de deux ouvrages remarquables : Lettres sur les écrits et la philosophie de Moïse, et Considérations sur les vérités les plus importantes de la religion naturelle.

13 Doctrine de Spinoza, p. 427-430.

14 Des Choses divines, p. 189.

15 Sur la liberté de l’homme, XIX, Doctrine de Spinoza.

16 Nous aurons occasion dans la troisième partie de revenir sur cette idée.

17 La fin n’a jamais paru, du moins pas dans la revue L’Austrasie. (Note de Biblisem.)

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net