Les païens témoins du christianisme
par
Auguste NICOLAS
Le Christianisme a pour lui le témoignage du monde moderne. Vis-à-vis de nous qui le discutons aujourd’hui après vingt siècles de bienfaits, il est en possession. Il n’a rien à prouver. Il est. Il est tellement, que nous ne sommes que par lui, et que c’est engendrés par lui, portés par lui, respirant en lui, que nous nous retournons contre lui, et que nous lui demandons ses titres. Mes titres ? peut-il répondre, c’est vous ; c’est le monde ; c’est la vie que je vous ai donnée et que je vous conserve : c’est tout !
Pour échapper à cet écrasant argument de toute l’humanité moderne, ira-t-on se réfugier dans l’humanité antique, et, déserteur de la civilisation, ira-t-on, du sein des écoles de philosophie, des sanctuaires du polythéisme, des théâtres, du forum, du foyer grec ou romain, s’armer contre le Christianisme de vingt autres siècles d’existence humaine auxquels il aurait été étranger, et qui n’étaient pas sans grandeur intellectuelle ni sans grandeur morale, sans vérité ni sans vertu ?
Vaine ingratitude ! Là même nous le trouvons ; de là même nous sommes renvoyés à lui, par un double témoignage que lui rend toute l’Antiquité, le témoignage de sa vérité, et le témoignage de sa nécessité :
De sa vérité, par les plus belles conceptions et les plus belles vertus qui ont vivifié le monde ancien, lesquelles étaient chrétiennes de nature et d’aspiration ; de sa nécessité, par l’impuissance de ces conceptions et de ces vertus à retenir l’humanité sur la pente de la corruption où elle était gisante quand il est venu l’en retirer.
Cette thèse à double face et à double tranchant demanderait des volumes de développements et de citations. Nous allons en condenser ici les principaux éléments. C’est un ordre de preuves nouveau, croyons-nous, comme double aspect des grandeurs et des impuissances de l’Antiquité païenne conciliées dans une même conséquence. Chacun de ces aspects a été présenté jusqu’à ce jour exclusivement à l’autre, et dès lors faussement, soit à la gloire, soit à la honte de l’humanité antique, selon qu’on se déclare pour ou contre. En les réunissant, on est plus à l’aise pour dire toute la vérité dans les deux sens. Cet ordre de preuves viendra utilement aujourd’hui prendre la place des preuves évangéliques qui ont définitivement triomphé par les derniers aveux de l’impiété, et donner à l’Apologétique chrétienne ce rajeunissement et cette appropriation au besoin des temps qui renouvellent et perpétuent le triomphe de la Vérité à travers les âges.
Nous allons partager cette étude en deux chapitres :
Celui-ci, sur les grandeurs de la nature humaine dans le paganisme, témoignages de la vérité du Christianisme.
Le suivant, sur ses impuissances, témoignages de sa nécessité.
O testimonium animæ naturaliter christianæ ! « Ô témoignage de l’âme humaine naturellement chrétienne ! » s’écriait Tertullien, en surprenant sur les lèvres du paganisme des témoignages de foi, dont il s’autorisait contre lui. Bossuet a dit aussi qu’il y a un Christianisme de nature. Rien n’est plus vrai. Le besoin de croire, dont nous avons développé les preuves, l’expliquerait suffisamment. L’âme appète naturellement son bien, qui est Dieu, même quand il lui est inconnu : et Dieu connu, c’est le Christianisme. Indépendamment de cette aspiration naturelle, le monde ancien était placé entre deux révélations dont il ressentait l’influence : la première, par le souvenir traditionnel des croyances conservées dans le Judaïsme, et non entièrement perdues dans le paganisme ; la seconde, par l’attente d’une restauration divine promise, et dont la misère humaine entretenait le saint désir. Le monde ancien était ainsi placé entre deux crépuscules, l’un au couchant, l’autre au levant : et c’est des rayons brisés et croisés de ces deux lumières, ou plutôt de cette unique lumière, que lui venait, par tradition ou par aspiration, l’idéal qui l’a fait vivre, ou plutôt qui l’a retardé de mourir.
I. Nous avons pu en juger grandement, déjà, par les diverses citations que nous avons faites de Platon, tellement chrétiennes qu’elles nous servent à refaire des chrétiens, et que Pascal écrivait dans son projet d’Apologétique : « Platon, pour disposer au Christianisme. »
Or, Platon résume la pensée humaine avant JÉSUS-CHRIST. Il en est la plus profonde, la plus éminente, la plus complète personnification. Il prend ses bases, en effet, avec une naïveté toute populaire, dans les traditions et les croyances les plus universellement reçues, et il s’élève, par une sorte de génie ailé, aux plus sublimes déductions. Il concentre sur les cimes de sa pensée tous les rayons antérieurs de vérité depuis Pythagore, et il les verse sur tous les temps postérieurs jusqu’à Cicéron. Il a, de plus, une sorte d’intuition et de seconde vue qui lui fait voir l’avenir dans le miroir brisé du passé, et pressentir le Christianisme à force d’en sentir le besoin par la grandeur de son âme ; à force, hélas ! aussi de le justifier par la profondeur de ses chutes et de ses écarts.
En attendant ce secours, qu’il appelle en des termes que nous avons déjà indiqués et que nous reproduirons d’une manière plus complète, il présente partout la Religion comme le terme, la sanction et le couronnement de la philosophie. Et cette Religion, quelle est-elle ? C’est celle qui professe hautement : Dieu, la Providence, l’Âme, l’Immortalité, la Justice divine au sortir de cette vie, l’Éternité, le Ciel, l’Enfer, le Purgatoire, la Révélation primitive, une seconde Révélation, la vanité de tous les faux biens de cette vie, la poursuite du seul vrai Bien ; la nécessité morale de s’attacher à Dieu et de travailler à lui devenir semblable par un culte assidu de religion positive ; la sanctification des jours de repos prescrits par la religion, pour réparer les pertes de l’éducation qui se relâche et se corrompt dans le cours de la vie ; la préparation à la mort en vue du Jugement ; l’expiation du péché par l’aveu et par la pénitence ; et mille fragments d’autres croyances, telles que la Trinité et le Verbe, où l’on reconnaît des débris de la vérité intégrale que nous possédons aujourd’hui pleinement. Tous ces dogmes, toutes ces croyances se lisent dans Platon en des termes qui ajoutent à la force du témoignage ; et quand nous lisions nous-même dernièrement qu’un esprit honnête, mais profondément dévoyé, rejetait avec éclat, en mourant, la religion de JÉSUS-CHRIST, disant qu’il était de la religion de Platon, nous admirions sa triste ignorance. Platon l’eût renvoyé à Celui à qui il renvoyait Alcibiade, et qui est Celui-là même que ce malheureux esprit rejetait, et il eût exigé de lui ces croyances traditionnelles dont la chaîne traverse le genre humain.
M. Cousin, qui, dans ses Arguments et dans ses Notes, s’est montré souvent, j’ai regret de le dire, moins chrétien que Platon, était cependant frappé de cet enchaînement traditionnel de sa philosophie, et il en parle avec une sorte d’enthousiasme. « C’est dans Platon lui-même, dit-il, qu’il faut chercher le développement et suivre l’enchaînement de ces grandes vérités toujours anciennes et toujours nouvelles, qui, après avoir servi de berceau à la société naissante, la soutiennent dans sa course et ne l’abandonneront jamais ; qui ne s’éclipsent un moment, dans la dissolution des empires, que pour reparaître avec plus de majesté dans les empires nouveaux ; que nul sage n’a faites, que nul sophiste ne peut détruire ; que Platon reçut de Pythagore, qui lui-même les avait puisées aux sources mêmes de la civilisation humaine que l’Orient légua à l’antique Grèce, la Grèce à Rome, Rome à la société moderne, comme la base et la condition de toute existence sociale, et qui, enfin, soit dans le monde réel, soit dans le monde des idées, forment, à travers les siècles et dans la pensée, une tradition non interrompue et une théorie indestructible dont tous les points, comme le dit Platon, sont enchaînés et attachés l’un à l’autre par des liens de fer et de diamant 1. »
Ces vérités ont d’autant plus de portée dans Platon, qu’en les acceptant comme croyances, il les justifie au point de vue de la raison ; il les défend et les oppose philosophiquement aux sophistes de son temps, qui semblent plus particulièrement avoir reparu dans le nôtre. C’est là l’objet spécial de sa philosophie, combattant précisément dans ses immortels traités du Gorgias et du Protagoras la morale indépendante, telle qu’elle s’affiche de nos jours ; montrant admirablement qu’après avoir rattaché tous nos jugements et tous nos actes à la vérité et à la justice, on n’a point atteint le vrai point d’appui de l’ordre rationnel et moral, et que la Religion seule, la foi pratique dans un Dieu juge et rémunérateur, dans une sanction éternelle de châtiments ou de récompenses après la mort, doit dominer tous les résultats de la vie, parce qu’elle en consomme toutes les fins.
Platon était bien supérieur en cela, nous le verrons, à son maître Socrate : j’entends le vrai Socrate ; non celui que Platon fait parler dans ses dialogues, mais celui qui parle lui-même dans les Entretiens recueillis par Xénophon.
Socrate, cependant, est à mentionner ici pour sa belle profession de foi touchant la Divinité et le culte qui lui est dû.
Avec une netteté que Fénelon même, dans son traité De l’Existence de Dieu, n’a pas dépassée, il déduit la foi en Dieu de l’Intelligence qui reluit partout dans la nature, par analogie a fortiori avec celle que nous reconnaissons dans toutes les œuvres de l’art humain. Il fait ressortir excellemment l’argument des causes finales, et il en conclut non seulement la sagesse de cet Être suprême, mais son amour pour l’humanité. Il lui rapporte l’intelligence et l’amour dont cette humanité même est douée et qu’elle ne peut s’arroger à elle seule dans le monde, alors qu’elle est débitrice de ses organes matériels à la nature. Il en déduit le dogme de la Providence et le devoir de l’honorer d’un culte religieux, faisant justice à jamais de ces objections du déisme que Dieu est trop grand pour s’intéresser à ce qui nous regarde et pour avoir souci de nos adorations. Il appuie cette obligation de religion sur la prérogative de l’âme humaine de connaître Dieu, et seule, entre tous les êtres de ce monde, d’avoir la faculté de l’adorer et de lui rendre par là, comme à son Suzerain, l’empire qu’elle a reçu de lui sur toutes les créatures. Il ne bornait pas cette obligation à un culte extérieur, mais il l’étendait à ce culte intérieur qui consiste à ne rien faire d’impie, d’injuste, de honteux, non seulement en présence des hommes, mais même dans la plus profonde solitude, persuadé que la Divinité voit tout d’un seul regard, qu’elle entend tout, qu’elle est partout, et que rien n’est assez secret pour échapper à sa connaissance. Enfin il confirmait cette doctrine par le sentiment universel du genre humain. Ne voyez-vous pas, disait-il, que ce qu’il y a de plus ancien et de plus sage sur la terre, les villes, les nations, se distinguent par la piété ? Ne voyez-vous pas que l’âge qui a le plus de sagesse est aussi le plus religieux ? Les lois non écrites qui règnent dans tous les pays émanent de la Divinité, et la première de toutes, reconnue dans le monde entier, est celle qui ordonne de la révérer 2.
On n’a rien pensé, rien écrit de mieux sur la notion naturelle et traditionnelle de Dieu et sur le culte qui lui est dû. Non seulement l’athéisme, mais le déisme est battu en brèche dans ces pages vraiment mémorables dont on pourrait composer aujourd’hui un catéchisme de religion naturelle supérieur, selon nous, à la Profession de foi du vicaire savoyard. On y trouve même ce désir d’une intervention surnaturelle formulé plus expressément depuis dans Platon, mais qui réserve la place de la Révélation jusqu’à faire de son défaut la seule objection sérieuse à la religion naturelle que Socrate ne résolve pas. « Que faut-il donc que fassent les dieux pour vous persuader qu’ils s’occupent de vous ? dit Socrate. – Qu’ils m’envoient, reprend son interlocuteur, des conseillers qui m’apprennent ce que je dois faire et ce que je dois éviter 3. »
II. Quoi qu’il en soit de ce point, que nous retrouverons plus tard, Socrate et Platon sont d’accord sur une doctrine religieuse dégagée du polythéisme, avec tous les grands organes de l’humanité dans les temps anciens, à commencer par le plus antique et le plus éminent de tous, Homère.
Il est trop facile d’accuser dans cet immortel génie le père d’une mythologie ridicule et absurde à notre sens chrétien. Mais ce sens démêle et revendique en lui, au-dessus de cette mythologie, le poète religieux par excellence, qui a inspiré le sentiment qui a imprimé le caractère de la Divinité à toute l’antiquité païenne.
On ne voit en lui, dans l’Iliade, que le chantre d’Achille ; il serait plus vrai d’y admirer le chantre de Jupiter, du Dieu suprême, arbitre souverain de nos destinées, et dont les dieux et les hommes ne sont que les instruments fidèles ou rebelles, mais toujours pliés à ses desseins. Soit que, dès le début du poème, il décrète la juste ruine de Troie, par une irrévocabilité de décision qui prend le nom de Destin, et dont un signe de sa tête imprime le respect au monde ; soit que, sur la fin de l’action, il en ramène toutes les péripéties à cet arrêt immuable dont il décrète l’exécution par un même signe de sa puissance ; soit que, dans le milieu du poème, il en noue les évènements à ce même décret, et les fasse tourner à son accomplissement, en inspirant à Hector un courage dont le succès ira provoquer Achille et attirer sa colère sur Ilion ; soit que, écartant toutes les passions divinisées qui se disputent le triomphe, il les réprime, et en dégage son pouvoir suprême sous l’image de cette chaîne qui tient l’Olympe et le monde suspendus à sa main souveraine au-dessus des enfers ; soit que, pour exprimer la mesure qui préside à toutes les opérations de sa sagesse, il soit représenté prenant ses balances d’or et y pesant les destins des empires ; soit que, dégageant le mérite personnel d’Hector de la mauvaise cause qui succombe en lui, il retarde sa défaite, s’émeuve pour lui d’un intérêt divin, le fasse honorer des larmes même d’Achille, et réunisse pour lui tous les cœurs dans un deuil commun ; soit enfin que, généralisant cette doctrine d’un Dieu suprême, arbitre de nos destinées, Homère la symbolise sous l’image de ces deux tonneaux, l’un des biens, l’autre des maux, placés à la droite et à la gauche du trône de Jupiter, d’où sa main souveraine les dispense aux mortels : partout, l’unité de ce Dieu suprême, son indépendance, sa providence, son action universelle, sont professées et proclamées. C’est de lui immédiatement que tous les héros du poème reçoivent non seulement les évènements qui les agitent, mais les inspirations, les vertus, les mobiles de sagesse ou de courage par lesquels ils y concourent eux-mêmes ; c’est à lui qu’il les rapportent ; c’est lui qu’ils invoquent et qu’ils honorent, au commencement et à la fin de toutes leurs actions, par la prière et par le sacrifice ; c’est sous sa grandeur redoutable que toute pensée d’orgueil s’abaisse craintive, et que les plus fiers caractères confessent leur néant. Lui seul, en un mot, est le véritable héros du poème : il en est le centre, autour duquel tout gravite, de qui tout part et à qui tout revient ; il meut tous les ressorts de l’action, il meut le poète lui-même, et si je ne craignais d’aller trop loin, je dirais que le génie de notre Bossuet, qui s’allumait souvent, on le sait, à celui d’Homère, semble s’en être inspiré dans le sublime début de sa première oraison funèbre, et dans la péroraison de son Discours sur l’histoire universelle.
Je m’en tiens à cette conception de Dieu, évidemment empruntée par Homère à celle de Jéhovah, en négligeant tous les traits secondaires.
Nous trouvons cette même notion de Dieu dégagée des absurdités et des abominations mythologiques dans Hésiode, contemporain d’Homère. Elle n’y est pas en action comme dans l’Iliade, mais elle y est proclamée en des termes qui la résument, en justifiant les saintes analogies que je viens d’indiquer.
« Ô Muses de Piérie, dont les accents charment l’Univers, chantez et célébrez le Dieu qui vous donna le jour, le grand Jupiter d’où viennent tous les mortels, nobles et obscurs, grands et petits, tous enfants de sa volonté ; car il élève à son gré, à son gré il abaisse tout ce qu’il lui plaît. Renverser les puissants et couronner les faibles n’est qu’un jeu pour lui. Ce grand Dieu qui tonne au-dessus des nues, sait redresser le malheureux courbé vers la terre et réduire le superbe en poudre. Jupiter, qui habites les plus hautes demeures, ô Toi qui vois et entends, écoute, ô grand Dieu, et dirige mes conseils dans les voies de la Justice 4. » C’est presque le mouvement du Magnificat.
Hésiode, outre cette grande et première vérité d’un Dieu personnel, tout-puissant, moteur de nos destinées et providence morale de l’humanité, témoigne d’une vérité bien importante, dont l’antiquité païenne n’a tenu nul compte dans ses philosophies, et qu’il était réservé au Christianisme de mettre à sa place, dans le dogme et dans la morale, en y apportant son divin correctif. Je veux parler du péché originel et de ses suites lamentables dont la Rédemption seule vient nous relever. Sous les fables de Pandore et de Prométhée, on retrouve en effet dans Hésiode tous les principaux traits de ce grand drame de nos destinées : un objet réservé par Dieu et interdit à l’homme, criminellement dérobé par celui-ci, et devenu fatal à lui et à toute sa postérité ; la femme, instrument de calamité, au lieu de bien devenue beau mal ; créée exprès pour l’homme, et tournant tous les dons qu’elle avait reçus en maux, par la fatale curiosité qui lui fit ouvrir la boîte mystérieuse d’où ces maux se sont répandus sur le genre humain, retenant cependant l’Espérance 5 ; et cette mystérieuse espérance, réalisée dans la suite des temps pour Prométhée, le jour où il devait être affranchi de son supplice par le Fils de Dieu, le grand Hercule, en faveur duquel Jupiter relâcha sa colère contre Prométhée, parce qu’il voyait par là se répandre avec plus de gloire sur la terre la vertu de ce Fils bien-aimé 6. Nous retrouverons bientôt dans Eschyle et dans les autres Tragiques des traits plus accusés de ce divin Rédempteur, dont la gloire et la vertu répandues aujourd’hui sur la terre apparaissent ainsi sur le fond le plus reculé de l’Antiquité.
Revenant à Homère, nous aurions beaucoup à revendiquer dans son second poème, l’Odyssée, où circule un je ne sais quel souffle biblique qu’on ne retrouve plus après lui : le respect du pauvre et de l’étranger, comme envoyés par Dieu lui-même ; la domesticité honorée dans Eumée ; la foi conjugale dans Pénélope ; l’influence miséricordieuse de la femme dans Arété ; la chaste naïveté de la jeune fille et le respect dont elle est l’objet dans Nausicaa ; l’idéal d’un mariage que j’oserai dire chrétien dans le souhait reconnaissant d’Ulysse ; la sagesse pieuse du jeune homme dans Télémaque ; la flétrissure du vice dans l’allégorie de Circé ; la prudence et la défiance dont il faut s’armer contre ses séductions dans la fable des Sirènes ; la survivance des âmes, et la communication entre les deux mondes par le sang du sacrifice, dans les évocations d’Ulysse ; la croyance à la Divinité visitant les mortels, son inspiration dans l’âme humaine, son intervention providentielle dans tous les évènements ; et cette Minerve, enfin, cette sagesse éternelle, fille de la suprême Intelligence, inspiratrice de toute salutaire pensée, conductrice de tout légitime dessein, vengeresse de toute entreprise inique et sacrilège, qui rappelle la sagesse de l’Ecclésiaste, et qui n’a eu qu’à reparaître sous la figure de Mentor pour être presque chrétienne dans le Télémaque de Fénelon.
Je dégage tous ces éléments de croyance et de moralité, témoignages antiques et païens de la vérité du christianisme, sans vouloir dissimuler tous les éléments d’erreur et de corruption qui s’y trouvent mêlés. Je réserve au contraire ceux-ci comme témoignages de sa nécessité. Il ne faut pas qu’on oublie l’un de ces deux ordres de témoignages en mettant l’autre en lumière. Je suis obligé de les distinguer pour la clarté de cette exposition ; mais c’est en les réunissant, sans les exagérer ni les affaiblir, qu’on aura la véritable figure de l’Antiquité, et toute la force de conclusion qui en résulte.
III. L’inspiration d’Homère semble avoir passé dans les Tragiques grecs et y avoir pris un caractère plus exclusivement religieux. Le théâtre tragique était, chez les Grecs, ce qu’est la chaire chez les modernes. C’était une véritable prédication de morale et de religion, distribuant des leçons de modération, de dépendance, de crainte de la Divinité ; rappelant le néant de l’homme et la fragilité de ses destinées à un peuple enivré de son pouvoir et de sa fortune, et dont la légèreté avait besoin de ce contrepoids. Aussi jouissait-il d’immenses privilèges. Dans les Tragiques ils sont grandement justifiés. Il suffit de les ouvrir, pour y sentir aussitôt comme une vapeur religieuse portant dans l’âme une sombre terreur, et sortant de cette sorte de nuit antique, où l’homme se heurtait partout à la Puissance divine, sans pouvoir la définir nulle part, telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui dans la lumière sainte et douce du Christianisme.
Mais quels éclairs dans cette nuit !
« Qui respecte les Dieux est à craindre 7 ! » Tel est le trait par lequel un espion signale un ennemi comme redoutable.
« N’étendez point sur mon passage ces tapis », dit le Roi des rois, Agamemnon, en rentrant dans son palais vainqueur de Troie : « Réservons cet hommage pour nos dieux. Moi, mortel, marcher sur ces tapis magnifiques... ! Vous le voulez : que je détache du moins mes brodequins ; et puisse le Ciel ne pas me regarder d’un œil jaloux 8 ! »
« Tout notre cœur se doit à Jupiter : sa volonté est impénétrable ; elle éclaire tout. Tout ce qu’il a déterminé dans sa suprême intelligence s’accomplit. Les voies de sa Providence arrivent toutes au but. Du haut des célestes demeures il aperçoit les impies et il les foudroie... Le Souverain de l’Éternité ne voit point de trône plus élevé que le sien. Pour exécuter ce qu’il a voulu, il parle, et tout s’accomplit 9. »
« Oui, je ne cesserai de le dire, cet évènement et tout ce qui arrive aux hommes, ont Dieu pour auteur. Que celui qui dédaigne cette opinion en embrasse une autre : celle-ci sera toujours la mienne 10. »
Tels sont quelques-uns des accents du vieil Eschyle ; accents que le silence religieux ou les acclamations enthousiastes de tout un peuple ratifiaient.
« Justes Dieux ! dit à son tour Sophocle, faites-moi jouir du bonheur suprême de conserver la sainteté dans mes paroles et dans mes mœurs ! Faites que je règle ma vie sur ces lois, ces lois divines descendues des cieux. Le roi de l’Olympe en est le Père ; en elles est un Dieu : le grand Dieu qui ne vieillit point 11 ! »
« Souvenez-vous de respecter la religion. Jupiter préfère la piété à tout. Le reste meurt ; elle ne meurt jamais. Elle nous suit au tombeau, et indépendante de nos destinées, soit que nous vivions ou que nous mourions, elle est immortelle 12. » Nous savons plus aujourd’hui : elle nous rend participant de sa divine immortalité.
« Ce n’est point Jupiter ni sa justice qui ont dicté votre arrêt (dit une jeune martyre du devoir pieux à un tyran qui veut lui en interdire l’accomplissement) ; et je n’ai pas cru qu’une loi humaine eût assez de force pour engager les hommes à violer les divines lois, ces lois qui, sans être écrites, sont immuables, et d’une origine si reculée qu’on l’ignore 13. »
Mêmes sentiments, mêmes vérités dans Euripide :
« La puissance céleste s’exerce avec lenteur, mais son effet est infaillible. Elle poursuit celui qui, par un triste égarement, s’élève contre le Ciel et lui refuse son hommage. Sa marche détournée et secrète atteint l’impie, au milieu de ses vains projets. Ô fol orgueil, qui prétendez être plus sage que les sages et antiques lois ! Doit-il coûter à notre faiblesse d’avouer la force d’un Être suprême, quelle que soit d’ailleurs sa nature, et de reconnaître une Loi sainte, antérieure à tous les temps 14 ? »
« Ô ma patrie, suis la route de la Justice. Ne souffre point qu’on te ravisse la gloire d’honorer les Dieux 15. » « Celui qui n’en sent pas le prix touche aux bornes de la folie. Trop de raisons s’élèvent pour le confondre 16. »
« Trop de raisons s’élèvent pour le confondre ! » De quel poids ces paroles ne retombent-elles pas sur nous, qui, outre ces raisons, avons été gratifiés de tant d’autres raisons, et de raisons si prodigieuses ; à qui Dieu même s’est révélé, a donné le sceau de ses miracles, l’éclat de sa doctrine, la sainteté de sa morale, l’attrait de sa grâce, le prix de son sang, vingt siècles de témoignages et de bienfaits, et qui, aveugles au foyer de la lumière, demandons encore des raisons de croire, et allons nous heurter contre celles du paganisme ! « Certainement, trop de raisons s’élèvent pour nous confondre ; et celui qui n’en suit pas le prix touche aux limites de la folie. »
Euripide était philosophe ; aussi, quoique disciple de Socrate, il bronche quelquefois sur ces grandes vérités que cependant il proclame, par l’effet de cet esprit d’investigation qui lui fait perdre souvent la trace de la tradition si étrangement égarée dans le polythéisme. Mais, en revanche, quelle hardiesse contre celui-ci, que n’eut pas son maître, et que lui permettait la grande liberté du théâtre grec ! On dirait les foudres prophétiques d’Isaïe, ou les traits acérés de Tertullien contre les dieux des nations.
« Ô Divinités criminelles ! s’écrie-t-il, est-il donc juste que vous, qui nous donnez des lois, en soyez les premiers violateurs ? S’il arrivait qu’un jour les hommes vous fissent porter la peine de vos violences et de vos criminelles amours, bientôt Neptune, Apollon, et vous, Jupiter, roi du ciel, vous seriez contraints de dépouiller vos temples pour payer le prix de vos iniquités. Quand d’indignes passions vous entraînent, faut-il s’étonner que les mortels y succombent ? et lorsque nous imitons vos vices, est-ce nous qui sommes coupables, ou ceux sur lesquels nous nous réglons... ? » Anathème d’autant plus terrible contre les faux dieux, qu’il est mis par Euripide dans la bouche d’un desservant de leur culte, d’un jeune Éliacin, fruit et victime de leur impudicité 17.
Euripide dévoile ailleurs le mobile humain du polythéisme : « C’est le fol amour, c’est votre propre faiblesse qui vous a tenu lieu de Vénus. Tout devient divinité pour les coupables mortels 18. » Enfin, d’une main plus hardie, il arrache à l’idolâtrie son dernier masque, et met à nu son fond satanique : « Ah ! si c’était un mauvais démon, si c’était le noir Alastor qui m’eût trompé sous la forme d’un dieu ! » fait-il dire à Oreste, poussé par Apollon au parricide 19.
IV. Mais voici un témoignage plus considérable de notre foi chez les païens : l’idée chrétienne dans son essence nous y apparaît sous des traits qui en approchent autant que des traditions perverties peuvent approcher des inventions de l’Amour divin.
Cette idée, c’est la croyance à une Victime volontaire substituée à l’homme pécheur, pour le racheter de la servitude du mal, dont il est la proie héréditaire : la foi au Médiateur.
Cette croyance était implicitement pratiquée dans l’institution universelle du sacrifice. Nous avons suivi ailleurs cette vérité à sa trace de sang dans les traditions universelles, et nous l’avons plus particulièrement dégagée du mythe de Prométhée, dans la tragédie d’Eschyle, se reliant à Hésiode 20.
Mais ce que nous n’avons pas dit, c’est qu’Euripide a consacré quatre tragédies à cette croyance : Alceste, les Héraclides, Iphigénie et les Phéniciennes.
Dans la première, Alceste meurt pour son époux ; dans la seconde, Macarie meurt pour sa famille ; dans la troisième, Iphigénie meurt pour l’armée grecque ; dans la quatrième, Ménécée meurt pour sa nation. La portée du dévouement s’étend ainsi à une généralité de plus en plus grande, et dans le Prométhée elle atteint la race humaine tout entière.
Le premier trait de cette immolation rédemptrice, c’est d’être éminemment volontaire. Ce trait caractérise avant tout la Victime du Calvaire dans les prophéties qui la présentaient de loin à l’humanité : Il a été offert parce que lui-même l’a voulu ; – Vous n’avez pas voulu d’hostie ni de sacrifices, alors j’ai dit : Me voici, etc. – C’est aussi le trait mis en lumière par les Tragiques grecs : Il n’a tenu qu’à moi de vivre et de régner, j’ai voulu mourir pour vous, dit Alceste ; – Je déclare que je meurs libre et sans contrainte, victime volontaire pour le salut de mes frères, dit Macarie ; – Je me dévoue, Grecs, me voici prête, sacrifiez-moi, dit Iphigénie ; et comme, sa mort étant exigée, on aurait pu ne voir que de la résignation dans son dévouement, Euripide introduit Achille auprès d’elle, avec des armes cachées sous l’autel, prêt à la délivrer jusqu’au dernier moment, et enchaîné seulement par le respect pour cette résolution magnanime ; – enfin, Ménécée : Je pars pour sauver mon Pays, pour lui je cours donner ma vie. – Quant à Prométhée, personnification de l’humanité, on sait à qui il devra sa délivrance, au fils même de Jupiter : à ce cher Fils d’un Père ennemi ; et qu’il ne verra pas la fin de son supplice avant qu’un Dieu s’offre pour se substituer à ses souffrances, et veuille bien descendre pour lui dans les ténèbres de la mort 21. Ici nous touchons à Jésus-Christ.
Un second trait, c’est la gloire de la Victime et de la fécondité de son dévouement libérateur. Le prix de ses souffrances lui sera donné, le Seigneur lui départira une postérité innombrable, et son sépulcre sera glorieux..., etc., disent de Jésus-Christ les prophéties. Telle est aussi la gloire des nobles victimes, ses images, célébrées à l’envi dans les Tragiques grecs. Elles y sont élevées au-dessus de l’humanité et en commerce avec les dieux. Iphigénie est même soustraite à la mort par une intervention divine ; et Alceste, qui en est devenue la proie, est rendue après trois jours de purification à son époux par Hercule, qui la retire du sépulcre à la suite d’un combat où il est vainqueur de la mort.
Un troisième trait de ressemblance, qui accuse encore plus une commune tradition, c’est que l’objet de ces sacrifices volontaires et glorieux est la délivrance d’une malédiction antique, attachée à une faute héréditaire par une puissance inexorable que désarme seulement cette expiation. Pour Alceste, c’est la rigueur des Parques ; pour Iphigénie, c’est la cruelle exigence de Diane ; pour Macarie, c’est la colère des dieux qu’aucun autre sacrifice ne peut apaiser, et qui réclament par la voix d’anciens oracles une victime illustre. Pour Ménécée, c’est beaucoup plus significatif : il s’agit de délivrer une contrée livrée à la violence des Démons : qui a été longtemps la proie du Sphinx, monstre ailé, fruit de la terre et de l’infernale Échidna ; et qui est livrée encore à la fureur de Mars, vengeur du Dragon tué par Cadmus et dont les dents horriblement fécondes germèrent des combattants qui s’entre-détruisaient. Il faut qu’un rejeton des dents du dragon soit immolé vers l’antre de ce monstre ; et ce rejeton est Ménécée, qui est aussi un descendant d’Io.
Or ces traits épars, grossièrement altérés par l’imagination des peuples, se rejoignent pour recomposer la grande tradition biblique et le dogme chrétien. Je ne les force pas : je ne fais que les recueillir en les dégageant. Échidna, c’est la femme-serpent, figure d’Ève, mère non seulement du Sphinx, mais du Vautour de Prométhée, de Cerbère, de l’Hydre de Lerne, de tous ces monstres, personnification du mal antique acharné sur l’humanité. – Ménécée apparaît tout à la fois comme un rejeton des dents du Dragon, c’est-à-dire, de la race coupable, et comme descendant de la Vierge Io que Jupiter a rendue chastement féconde et mère d’Épaphus, le Libérateur par excellence, que le chœur des Phéniciennes invoque en ces termes : « Ô divin Épaphus, Fils de Jupiter et d’Io, l’aïeul de nos rois, entendez, entendez la voix d’une étrangère : Protégez-nous 22 ! »
Maintenant, qu’on se rappelle que les mêmes personnes apparaissent dans le mythe eschylien de Prométhée enchaîné, dévoré par le Vautour né de la femme-serpent Échidna, et délivré dans l’avenir par le Libérateur Épaphus, descendant de la Vierge Io, tout cela suivant d’anciens oracles, et l’on sera convaincu que nous avons affaire dans tous ces mythes, si désordonnés qu’ils soient, à la tradition biblique et au dogme chrétien de la Chute et de la Rédemption. Pour moi, qui ai creusé ce sujet plus avant que je ne puis le dire dans ce rapide exposé, j’en suis convaincu.
Quoi qu’il en soit, la croyance à la nécessité et à l’efficacité rédemptrice de l’immolation volontaire d’une Victime insigne pour le salut du monde, est hautement attestée dans toute l’antiquité et y complète le symbole chrétien. Le divin Crucifié du Golgotha se reflète dans toutes ces victimes dévouées au salut particulier d’un époux, d’une famille, d’une cause, d’une nation ; victimes si intéressantes, si belles, si bénies et si dignes de l’être. Élevez cela à sa plus haute puissance de sainteté et d’amour, étendez-le au genre humain tout entier, et vous avez le CHRIST JÉSUS, qui a réellement succédé à notre place, qui nous a délivrés de la malédiction divine par les mérites de ses souffrances, qui nous a donné le moyen de triompher du mal par sa grâce, qui, enfin, en déposant la félicité des cieux, et en venant mourir en terre pour ses frères, pour sa nation, pour l’humanité, a concentré et dépassé infiniment tous ces dévouements pour lesquels l’Antiquité n’avait pas assez de reconnaissance et assez d’amour.
V. Je n’ai rien dit de la comédie grecque. Cependant, si désordonnée et licencieuse qu’elle ait été dans Aristophane, elle ne laisse pas de nous apporter son tribut.
Il est double.
Dans la comédie des Nuées, qui a pu malheureusement contribuer à la mort de Socrate en le signalant comme athée 23, Aristophane flagelle la morale indépendante. Voici comment : Il représente un vieil Arpagon, Strepsiade, qui cherche à se tirer des pattes de ses créanciers par une morale commode, et qui, à cet effet, est adressé à l’école de Socrate. Comme ce qu’on y apprend passe son entendement, il y fait venir son fils, dont la prodigalité est la cause de toutes ses dettes, et qui doit l’aider dans l’entreprise d’en éluder le payement. Or, on apprend à cette école, d’abord qu’il n’y a pas de Jupiter et que ce n’est pas Dieu qui tonne, que c’est l’effet du choc naturel des nuées 24. Voilà Strepsiade délivré de la religion du serment. Reste la conscience, la morale, le Juste. Mais celui-ci, dans une charge à fond que lui fait l’Injuste, n’étant plus appuyé par la Religion, est facilement battu et renvoyé comme une vieillerie qui a fait son temps. Notre homme s’en revient au comble de la satisfaction. Mais bientôt on entend dans sa demeure un grand vacarme. C’est son fils qui le bat et qui lui applique la belle morale qu’il vient d’apprendre à l’école des Sophistes. Furieux alors contre ceux-ci, il va mettre le feu à la maison de Socrate. – Nous recommandons cette donnée à nos Aristophanes : il y aurait là un succès certain d’actualité.
Le second témoignage que nous fournit Aristophane est tiré de sa comédie de Plutus. Il n’est pas moins remarquable.
On sait à quel point la valeur morale de la pauvreté était peu connue de l’Antiquité païenne, et avait dégénéré du caractère qu’elle avait encore dans les temps homériques. Le trait distinctif du Christianisme est de l’avoir élevée, ennoblie, divinisée : ce qui a opéré dans le monde la plus grande et la plus sainte révolution, que son divin Auteur signalait par cette parole : Les pauvres sont évangélisés. Or, dans la comédie dont je parle, la Pauvreté en personne se présente chez des gens qui viennent d’accaparer Plutus ; elle cherche à se faire recevoir aussi. Je laisse à penser avec quel mépris on renvoie l’horrible bête. Cependant la Pauvreté tient bon ; elle se fait écouter à force de bon sens et d’éloquence, dans un dialogue incomparable, où, se dégageant de toute assimilation avec la paresse et la gueuserie, elle montre que, dans toutes les situations de la vie humaine, elle est la mère féconde de toute mâle vertu, comme le mépris qu’on fait d’elle y est la source de toutes les iniquités et de tous les vices. – « D’où vient donc que les hommes te fuient ? lui dit-on. – Parce que je les rends meilleurs, réplique-t-elle (belle et juste réponse qui s’adresse à l’éloignement qu’on a pour la religion du Dieu de pauvreté). Les enfants ne fuient-ils pas aussi leurs pères qui leur veulent du bien ? Tant il est difficile de connaître par nous-mêmes ce qui nous convient ! » – Mais on fait à la Pauvreté une objection à laquelle elle ne sait que répondre et moyennant quoi on la congédie ; et laquelle ? C’est que « Jupiter, qui doit connaître assurément ce qu’il y a de meilleur, lui a préféré les richesses. Après cela, lui dit-on, va te faire pendre, et ne souffle plus le moindre mot ; car tu ne nous persuaderas pas, quand même tu nous aurais persuadés. » La Pauvreté, démontée, se retire ; mais elle se retourne, et jette ce dernier mot : – « Un temps viendra que vous me rappellerez ! »
Ce temps est venu. Le vrai Jupiter, connaissant ce qui nous convient, a épousé, le premier, la pauvreté et la souffrance, dans une crèche et sur un gibet, comme ce qu’il avait de meilleur pour nous ici-bas : et par là, il les a fait recevoir et ambitionner aux riches mêmes. Il a enivré les grandes âmes du saint amour de la pauvreté.
VI. Je pourrais recueillir bien d’autres témoignages chrétiens dans l’antiquité grecque. La lyre de Pindare y rend des sons qui semblent faire écho à la harpe de David ; et la plume d’Hérodote aussi bien que celle de Xénophon y est trempée aux sources sacrées. Je signalerai en particulier, de celui-ci, l’action de grâces de Cyrus mourant, et son discours à ses enfants sur l’immortalité de l’âme.
En général, voulez-vous démêler l’élément chrétien dans l’antiquité ? rien n’est plus facile ; c’est ce que nous y admirons ; et, chose singulière ! ce que nous n’admirons plus quand nous le retrouvons, quoique bien plus sublime et bien plus pur, dans le Christianisme. Pourquoi cela ? – « Parce qu’il nous rend meilleurs », et qu’il a un caractère obligatoire. Il est une autre raison de cette étrange contradiction : c’est que ce beau chrétien ressort dans l’antiquité païenne par sa rareté ; tandis que sa profusion et sa vulgarisation semblent le déprécier dans le Christianisme. C’est ce précieux Amome d’Assyrie qui devait croître partout, dans l’ordre nouveau chanté par Virgile, comme partout allait disparaître, avec le Serpent qui s’en nourrissait, ces plantes vénéneuses d’erreur et de corruption qui infectaient le monde :
Occidet et serpens, et fallax herba veneni
Occidet : Assyrum vulgo nascetur Amomum.
On s’extasie devant une page de la Cyropédie ou du Phedon sur l’immortalité de l’âme, malgré la pauvreté des arguments et la faiblesse de la conviction, et on ne fait pas cas de cette doctrine dans sa splendeur chrétienne, alors qu’on la trouve partout professée et partout pratiquée.
VII. Mais, pressé par la mesure dans laquelle je dois me renfermer, je passe à la littérature latine, et là même je ne ferai comparaître que deux témoins : Cicéron et Virgile.
Nous avons déjà dit un mot de la maladie du Probabilisme chez Cicéron, et nous y reviendrons. Ce rapporteur éminent de la philosophie antique, qui se flattait d’en avoir fait l’exhibition à la nation romaine, qui philosophiam jam professus sim populo nostro exhibiturum, s’était noyé lui-même dans cet océan de systèmes. Les exposant et les discutant tour à tour, il ne pouvait s’arrêter à aucun, se réservant toujours pour cette certitude qui lui échappait, bien qu’il l’entrevît, et dont il caractérisait très bien les conditions surnaturelles.
Il sort cependant, autant qu’il est en lui, de ce douloureux état, en professant la foi au Dieu unique dans son traité de la Nature des Dieux, et la foi à l’immortalité de l’âme dans ses Tusculanes ; et par suite, la foi au devoir et à la vertu, corollaire et conséquences de ces deux grandes croyances. Il s’appuie à cet effet sur le consentement unanime du genre humain ; il s’inspire aussi de la dignité de l’âme humaine et de ses célestes aspirations, dont on sent circuler le souffle dans tous ses traités philosophiques.
Mais où il arrive surtout à des conceptions stables qui lui sont tout à fait personnelles, et qui en lui faisant le plus grand honneur nous autorisent à le revendiquer pour un des nôtres, c’est dans les deux beaux traités des Lois et de la République.
Platon s’était élevé à Dieu par le sentiment de l’amour et de la beauté, conception tout à fait grecque ; Cicéron le découvre sous le caractère tout romain de raison et de loi.
« Il existe une raison, dit-il, émanée du principe des choses, qui pousse au bien, qui détourne du mal : celle-là ne commence pas à être loi du jour seulement où elle est écrite, mais du jour qu’elle est née ; or, elle est contemporaine de l’Intelligence divine. Ainsi la loi véritable est la droite raison de Dieu 25. Cette raison de Dieu, une fois qu’elle s’est affermie et développée dans l’esprit de l’homme, est la Loi...... Il y a donc, puisque la raison est dans Dieu et dans l’homme, une première société de raison de l’homme avec Dieu. On peut ainsi nous appeler la famille, la race, la lignée céleste. D’où il résulte que, pour l’homme, reconnaître Dieu, c’est reconnaître et se rappeler d’où il est venu 26. »
Puis s’élevant par une sorte d’enthousiasme à la conception d’un règne prochain de cette Loi qui brisera le formalisme romain, s’étendra à l’humanité de tous les lieux et de tous les âges avec un caractère de sainteté toute divine, et ne sera autre que le règne de Dieu lui-même auteur et vengeur de cette Loi des lois : « Il est une Loi véritable et absolue, dit-il, universelle, invariable, éternelle dont la voix enseigne le bien qu’elle ordonne et détourne du mal qu’elle défend. On ne peut l’infirmer par une autre loi, ni en rien retrancher ; ni le peuple, ni le sénat ne peuvent dispenser d’y obéir ; elle est à elle-même son interprète ; elle ne sera pas autre dans Rome, autre dans Athènes, autre aujourd’hui, autre demain : partout, dans tous les temps, régnera cette loi immuable et sainte, et avec elle Dieu, le maître et le roi du monde, Dieu qui l’a faite, discutée, sanctionnée ; la méconnaître, c’est s’abjurer soi-même, c’est fouler aux pieds sa nature, c’est s’infliger par cela seul le plus cruel châtiment, quand même on pourrait échapper aux autres supplices qu’on pense être réservés ailleurs 27. »
Paroles admirables, dit Lactance, qui semblent être non d’un philosophe, mais d’un prophète ; d’un prophète, en effet, de cette Loi évangélique qui allait régner à jamais sur l’univers, immuable et sainte, et avec elle Dieu, le Maître et le Roi du monde 28.
Enfin Cicéron s’élève de ces saintes croyances à une sorte de vision de l’autre vie dans le Songe de Scipion, un des plus beaux monuments de l’espérance religieuse au sein de l’âme humaine. Ce n’est plus un Élysée souterrain qui y est le siège de la félicité de l’âme, « c’est un lieu marqué dans le ciel, où elle jouit d’un éternel bonheur, de la véritable vie, celle d’ici-bas n’étant qu’une mort ». « Combien de cette hauteur la terre paraît petite ! combien nous devons la mépriser, ainsi que le vain bruit qu’y fait la célébrité des hommes, pour ne regarder que le ciel !...... Que tes vœux se portent donc plus haut ! que tes regards s’élèvent vers cette demeure éternelle ! que ton espérance ne s’arrête pas aux récompenses humaines !.... Rappelle-toi que si ton corps est mortel, tu ne l’es pas. L’âme de l’homme, voilà l’homme, et non cette figure extérieure que l’on peut montrer de la main...... Exerce-la donc, cette âme, à tout ce qui est bon, et au premier rang de ces nobles exercices de l’âme place les travaux pour le salut de la patrie. Accoutumée aux pensées généreuses, elle s’envolera plus rapide vers sa demeure natale 29. »
Pour qui sait à quel point Cicéron tirait vanité de son mérite et était infatué de la gloire humaine, il y a là un essor et une supériorité de vue qui achèvent d’en faire un des grands témoins de la vérité de notre foi dans l’Antiquité.
VIII. Terminons cette enquête par Virgile.
Virgile peut être appelé le Platon des poètes. Ce n’est pas assez de dire qu’il était religieux : il était pieux, par le tempérament même de son génie, qui lui valut le surnom de Vierge de Naples 30. Il a obéi à ce tempérament jusqu’à sacrifier peut-être une partie de sa gloire, en faisant le pieux Énée moins intéressant que les passions qui s’agitent autour de lui. Déjà, dans ses Géorgiques immortelles, il avait chanté le culte de Dieu et la sainteté des parents : Sacra Deum, Sanctique, patres ; la pudicité gardée chastement au foyer domestique : Casta pudicitiam servat domus ; la sanctification des jours de repos, dans la mesure prescrite par la religion : Ipse dies agitat festos... quippe etiam festis quædam exercere diebus, nulla religio vetuit ; et cette prescription posée en tête de tous ses préceptes d’agriculture : In primis venerare Deos ! « Avant tout, vénérer les dieux ! »
Mais, dans son Énéide, la piété devient la loi de son poème, le caractère même de son héros : Insignem pietate virum. La translation dans les fondements de Rome des dieux sauvés de la ruine de Troie, Inferretque Deos Latio, est comme le nœud de l’action, dont le but est la consécration des origines romaines. Aussi tout le poème n’est qu’une suite d’avertissements du Ciel, de fidélité à les suivre ou à les interroger, de docilité aveugle à tout quitter, à tout sacrifier pour y conformer la destinée. La piété d’Énée traverse tout, surmonte tout ; elle force même la route inaccessible des enfers : Vicit iter durum pietas ; et, si elle lui permet des épisodes, ce sont encore des épisodes pieux : le culte rendu aux morts, des jeux funèbres, des combats sacrés. Un seul moment il s’oublie auprès de Didon. Mais c’est là surtout que sa piété ressort à l’épreuve des plus entraînantes séductions. Il y perd en intérêt, et le génie de Virgile s’est vaincu lui-même, peut-on dire, en faisant l’épreuve plus forte que ne devrait être, ce semble, la vertu. Mais, c’est qu’on ne comprend pas assez le caractère de celle-ci dans Énée, lorsque, battu par les tempêtes de l’amour, il y résiste, inflexible dans l’émotion, par une attache fidèle à la volonté du Ciel, refoulant ses sentiments et dévorant ses larmes :
– ... Ille Jovis monitis immota tenebat
Lumina, et obnixus curam sub corde premebat.
– Mens immota manet, lacryme volvuntur inanes.
Inflexible, en effet, mais non insensible :
Multa gemen, magnoque animum labefactus amore.
Jussa tamen Divum exsequitur...
Et, lorsqu’un nouvel appel du Ciel vient l’arracher au danger, il le suit avec une héroïque fidélité :
. . . . . . Sequimur te, Sancte Deorum
Quisquis es !
Tel est le caractère religieux de l’Énéide.
Sur ce fond se détache, ou plutôt vient s’harmoniser la profession précise de nos croyances :
– La Providence tenant compte ici-bas, pour les régler ailleurs, de nos mérites et de nos démérites :
At sperate Deos memores fandi atque nefandi ;
– Une autre vie, où les âmes sont ramenées sous l’empire d’une Justice divine dispensatrice de leur sort :
– Di quibus est imperium animarum...
– Nec vero hæ sine sorte datæ, sine judice sedes ;
et la religion des morts soulagés par les prières des vivants si fréquemment pratiquée dans l’Énéide, particulièrement à l’égard d’Anchise, de Polydore, de Misène et de Palynure ;
– L’Éternité des peines :
. . . . . . . Sedet æternumque sedebit
Infelix Theseus. . .
et cette grande promulgation du châtiment qui attend les impies, par la bouche de l’un d’eux :
Discite Justitiam moniti, et non temnere Divos !
– Le Purgatoire :
Ergo exercentur pœnis, veterumque malorum
Supplicia expendunt...
– Les demeures célestes et l’éternelle félicité des Justes au sein de la lumière :
. . . . . . . . . . . . . Sedesque beatas,
Largior hic campos æther et lumine vestit
Purpureo ;
– Le petit nombre des élus :
Mittimus Elysium, et PAUCI læta arva tenemus ;
parmi lesquels les âmes chastes et pieuses :
Quique sacerdotes casti dum vita manebat,
Quique pii. . .
– La peine irrémissible de celui qui diffère jusqu’à la mort d’expier les souillures de sa vie :
Distulit in seram commissa piacula mortem.
– Enfin, pour abréger, en négligeant bien d’autres de nos croyances, le dogme des premiers coupables, des Anges rebelles précipités au fond des gouffres infernaux :
. . . . . . . . Titania pubes
Fulmine dejecti, fundo volvuntur in imo.
Voilà la foi du genre humain, que Virgile n’a fait que frapper au coin de son génie. Comme on le voit, on ne gagnerait rien à être de la religion de Virgile non plus que de celle de Platon, et on y perdrait tout le côté miséricordieux et secourable du Christianisme.
IX.La morale, dans Virgile, ne relève pas moins que le dogme de la même foi. Il serait trop long de le montrer, car tout le poème en témoigne. Je ne puis cependant ne pas signaler, après ce que nous avons déjà vu dans Aristophane, cette glorification de la pauvreté élevée dans l’hospitalité d’Épandre à la majesté royale, plus encore, à la grandeur divine :
Aude, hospes, contemnere opes, et te quoque dignum
Finge Deo. . . .
« La honteuse lâcheté de nos mœurs, s’écrie Fénelon, nous empêche de lever les yeux pour admirer ces paroles. » Et, en effet, il faut être chrétien pour les goûter. Qu’est-ce donc pour y conformer sa vie, pour se conformer à ce Dieu qui a réalisé, vulgarisé dans le monde l’idéal de la vertu conçu par le génie ; à ce Dieu réellement venu pour nous sous un humble toit de chaume,
. . . . . Angusti subter fastigia tecti,
et dont la grâce fait tous les jours pratiquer la sublimité de ces paroles : « Ose, âme humaine, mépriser les richesses, et mets ta dignité à imiter un Dieu ! »
Mais la conception de Virgile la plus morale dans ce sens chrétien, j’ose le dire, contre le préjugé reçu, et j’espère le montrer, c’est le chef-d’œuvre de ses créations, c’est ce drame de Didon dont Voltaire a dit : « C’est un effort de l’esprit humain. »
Chose trop peu remarquée, cette création a inspiré beaucoup de copies : aucun de ses imitateurs, même parmi les poètes chrétiens comme le Tasse, ne lui a pris ce caractère profondément moral, si ce n’est Racine dans sa Phèdre, que Chateaubriand disait être chrétienne ; et il faudrait peut-être aller jusqu’aux sermons de Massillon sur l’Enfant prodigue et sur la Pécheresse pour trouver une morale plus sévère et plus instructive que celle qui éclate à chaque trait de ce fameux quatrième livre de l’Énéide, dont on ne sait pas dégager la moralité.
Tous les dangers, toutes les imprudences, toutes les faiblesses, toutes les hontes, tous les ravages et tous les malheurs de la passion de l’amour y sont accusés et gradués avec une délicatesse et une énergie de pinceau incomparables. Rien n’y est excusé ; tout y est flétri de son vrai nom de faute, de honte, de crime, et les conséquences du désordre s’y enchaînent et s’y déroulent avec une logique de conscience qui semble s’être proposé une leçon.
Enivrée déjà de cet amour qu’elle avait bu à longs traits, la malheureuse, en se complaisant aux récits d’Énée,
Infelix Dido, longumque bibebat amorem,
cette faute est la seule peut-être à laquelle elle eût pu succomber :
Huic uni forsan potui succumbere culpæ.
Mais elle se rejette en arrière, avec un cri de religion et de pudeur incomparable :
Sed mihi vel tellus optem prius ima dehiscat,
Vel Pater omnipotens adigat me fulmine ad umbras,
Pallentes umbras Erebi, noctemque profundam,
Ante, pudor, quam te violo, aut tua jura resolvo !
Et cependant, il ne s’agit pour elle que de la fidélité à une mémoire, à la mémoire de son premier époux Sichée. D’abondantes larmes, après ce suprême effort, ne témoignent que trop qu’il sera stérile. En effet, la tentation vient bientôt, par la bouche d’une sœur impie, insinuer des accommodements à cette âme incertaine, et délier sa pudeur :
Spemque dedit dubiæ menti, solvitque pudorem.
Puis, la religion méconnue fait place à la superstition. Elle demande aux entrailles des victimes une réponse qui circule en flamme alanguie dans la moelle de ses os ;
Heu vatum ignaræ mentes ! Quid vota furentum,
Quid delubra juvant ? est mollis flamma medullas.
Cependant le désordre de cette âme se répand bientôt autour d’elle sur tout ce qui dépend de son pouvoir. Tout s’arrête dans la fondation de Carthage. Les tours inachevées, la milice inexercée, les ports ouverts à l’ennemi, les remparts dégarnis, les machines inactives dans les airs, tout participe de ce désordre et le proclame : la Reine est détrônée par l’amante :
. . . . . . pendent opera interrupta...
Ce désordre des sentiments ne tarde pas à passer dans la conduite, et la faute s’y enveloppe d’un prétexte de légitime union :
Conjugium vocat ; hoc prætexit nomine culpam,
faute que la nature entière, comme si elle en avait conscience, semble accuser au moment funeste où elle se consomme, par un trouble de ses éléments dont Milton aurait pu emprunter le tableau pour stigmatiser le crime des premiers humains :
. . . . . . Fulsere igues, et conscius æther
Connubiis ; summoque ulularunt vertice Nymphæ.
Instant fatal qui sera la source de mille maux !
. . Ille dies lethi, primusque malorum
Causa fuit.
La honte publique vient flétrir ce que la conscience privée voudrait pallier, et la perte de la réputation suit de près celle de l’honneur. La renommée sème partout dans les États voisins le mépris qu’en fait la Reine de Carthage, si inaccessible naguère dans sa chaste viduité :
. . . . . . Oblitos famæ melioris amantes
. . . . . . Turpique cupidine captos.
Coupable amour, à quels abîmes ne pousses-tu pas tes victimes !
Improbe amor, quid non mortalia pectora cogis !
Mais ce n’est pas assez. La malheureuse Didon ne jouira pas même de ce mépris du devoir payé si cher. Elle ira se heurter contre le réveil de la piété d’Énée, et elle l’excusera à force de s’avilir à ses yeux. Elle se mettra au rabais ; elle demandera des délais à son abandon : elle ira jusqu’à regretter de ne pas avoir un fruit de sa honte pour s’en consoler. Enfin, elle descendra jusqu’à la moquerie sacrilège et à l’impiété, dernier degré du crime, comme disent nos Livres saints 31.
Socilicet is Superis labor est ! ea cura quietos
Sollicitat !
Mais à la fin, la conscience reprend ses droits ; droits terribles que Didon elle-même proclamera en se les infligeant : « Donc, meurs, comme tu l’as mérité ! »
Quin morere ut merita es !...
Et, enfin, cette confession admirable qui résume cette tragédie de la conscience tracée de la main d’un génie qu’on dirait chrétien :
Infelix Dido ! Nunc te fata impia tangunt :
Tunc decuit, quum sceptra dabas... !
ce que le peintre de Roxane a emprunté ainsi au peintre de Didon :
Tu pleures, malheureuse ! Ah ! tu devais pleurer,
Lorsque d’un vain désir à ta perte poussée,
Tu conçus de le voir la première pensée !
Ce n’est pas assez, et Virgile nous réserve encore, dans l’arrière-scène de ce drame, une suprême leçon. Par un haut sens de morale, qui serait taxé chez nous d’intolérance, il n’a pas rangé Didon parmi les âmes heureuses dans l’Élysée. Il l’a placée dans les régions douloureuses, dans les champs des pleurs, lugentes campi, où sont errantes les âmes faibles et désolées qui n’ont pas résisté à l’entraînement des passions. Elle rencontre Énée et passe, impassible comme le marbre glacé, devant celui pour lequel elle s’est perdue et qu’elle ne reconnaît plus qu’à sa haine. Le poète nous fait plonger d’un regard mystérieux par delà la vie, et montre ce que devient cet amour de la terre, que les amants ont pu croire éternel, qui a consumé cette âme faible jusqu’au seuil du tombeau, et qui, morte, lui ferme l’accès de l’Élysée 32.
On me pardonnera la rapidité de cette analyse et on y suppléera. Elle suffit à justifier le témoignage de moralité chrétienne que j’ai voulu en tirer.
X. Il est un autre témoignage plus général à tirer de Virgile, parce qu’il lui est plus personnel, et qu’il est d’une trop riche application à mon sujet pour que je néglige de le recueillir.
Ce qui fait le caractère propre du génie de Virgile, ce qui donne à ses œuvres une profondeur que n’offre pas le génie d’Homère lui-même, et justifie le mot de Properce : Nescio quid majus nascitur Iliade, c’est d’avoir senti et rendu avec une incomparable expression de vérité la misère humaine, et d’avoir fait entendre ce que Chateaubriand appelait la mélodie des soupirs ; c’est d’avoir chanté l’homme et ses douleurs avec une mélancolie poétique dont s’abreuveront à jamais les âmes sympathiques ; sentiment trop endormi dans l’antiquité, et qui ne tenait pas seulement à une organisation morale des plus délicates dans Virgile, mais à l’époque de défaillance humaine et de décomposition universelle où il écrivait.
Je n’ai pas besoin de rappeler ici l’épisode des Troyennes pleurant la patrie, celui d’Andromaque en Épire, la mort de Didon, l’oraison funèbre du jeune Marcellus, la réponse de Diomède aux députés du roi des Latins, Évandre, et la mort de Pallas, et tant d’autres tableaux de délicieuse tristesse que l’âme humaine lui doit comme la révélation de sa grandeur gémissante. Tout tourne en lui à cette note suave, et un vers, un hémistiche, un mot souvent suffit à la faire résonner profondément. Dans les Géorgiques, au sujet du taureau dont il faut se hâter d’utiliser la jeune ardeur, il dira :
Optima quæque dies miseris mortalibus ævi
Prima fugit : subeunt morbi tristisque senectus,
Et labor, et duræ rapit inclementia mortis.
Voilà le tableau de la vie humaine profondément touché.
L’inflexibilité des Enfers est rendue ailleurs par ce trait pénétrant :
Nesciaque humanis precibus mansuescere corda.
La sympathie, qui trouve un sujet de larmes jusque dans les choses, et qu’émeuvent les vicissitudes des mortels, n’aura jamais d’expression plus pathétique que celle-ci :
Sunt lacrymæ rerum, et mentem mortalia tangunt.
On redira éternellement sans l’affaiblir :
Non ignara mali, miseris succurrere disco.
Je ferme le livre ; car il suffit de l’ouvrir pour y trouver à chaque page cet accent plaintif et noble à la fois de la misère humaine, qui a conscience d’elle-même et qui éveille la pitié.
Or, d’où vient le charme qu’a si bien su en tirer Virgile ? Il faut le demander, avec saint Augustin, à l’Auteur même de notre nature : « Seigneur, me direz-vous pourquoi les malheureux trouvent des soulagements dans leurs larmes ? D’où vient qu’ils cueillent la douceur des gémissements et des soupirs à l’arbre amer de la vie ? Qui donne à ses fruits leur saveur ? N’est-ce pas l’espérance secrète que vous nous entendez 33 ? »
Cette explication était digne de la grande âme qui a fait à un si haut degré l’expérience du mal et du remède ; qui a pleuré sur Didon, et qui a pleuré ces pleurs. Elle est la vraie. La misère humaine chantée par Virgile n’est pas sombre, amère, sinistre comme celle chantée de nos jours par Byron. Elle est suave, touchante, pieuse ; elle croit ; elle croit à la pitié, à la sympathie, à la miséricorde. Elle est un secret pressentiment : le pressentiment du Dieu de l’Évangile, qui ne mérite pas, Celui-là, le reproche de ne savoir fléchir aux prières des mortels,
Nesciaque humanis precibus mansuescere corda ;
mais dont il est plus vrai de dire, parlant des choses humaines que sa divine Charité vint secourir :
Sunt lacrymæ rerum, et DEUM mortalia tangunt.
La saveur mélancolique de Virgile et la gémissante mélodie de ses accents témoignent de la maturité de l’âme humaine à recevoir la céleste onction ; elles préludent d’une manière touchante à l’apparition de Celui qui allait se promulguer Lui-même par ces appels à la misère universelle que vingt siècles de consolation n’ont pas épuisés : « Venez à moi, vous tous qui gémissez et qui êtes accablés, et je vous soulagerai ; prenez mon joug sur vous, et vous trouverez le repos de vos âmes ; car mon joug est suave et mon fardeau léger » ; de Celui qui, pour rendre ces appels de miséricorde plus persuasifs et plus pénétrants, a voulu épouser nos maux eux-mêmes, non par une commune nécessité, mais pour une charité toute divine, pour leur être plus secourable en les partageant ; qui a voulu naître sous le chaume, travailler dans un atelier, ne manifester sa Divinité que par des miracles de compatissance : s’apitoyant sur les multitudes, attirant à lui les enfants, pardonnant à la pécheresse, rendant un fils ressuscité à sa mère, s’asseyant au puits de Jacob pour initier une humble femme aux plus hauts mystères, pleurant sur l’amitié, sur la patrie, lavant les pieds à ses disciples, se donnant à eux dans un banquet, se donnant au monde dans le plus affreux supplice ; et qui, tout chargé de nos infirmités et de nos iniquités, expirant les bras étendus et la tête inclinée sur l’humanité, eût pu lui dire avec une sympathie de charité vaste comme nos misères :
Non ignara mali, miseris succurrere disco 34.
Ô humanité si bien sentie et si bien chantée par ton poète, comme c’est bien là le Dieu dont tu avais besoin ! Comme c’est bien à Lui que devaient aboutir l’Odyssée et l’Énéide de tes longs malheurs, la recherche de cette Ithaque, la poursuite de ce Latium, de ce céleste Royaume, idéal de toutes tes aspirations, dont le flottant mirage fuyait toujours devant ta soif haletante ! Oh ! quand on a souffert et qu’on a pleuré, quels trésors de sympathie ne sortent pas pour nous de ce cœur blessé de Jésus, distillant dans l’âme humaine l’onction fortifiante de son amour ! Quand on s’est jeté éperdu dans ses bras comme le Prodigue, ou à ses pieds comme Madeleine, quand on y a sangloté d’amour et de reconnaissance, quelle douleur n’est pas, je ne dis pas consolée, mais savourée comme la plus exquise des douceurs !
Il revenait encore au poète des humaines douleurs, que Dante a si bien pris pour guide dans leur labyrinthe, de préluder aux célestes consolations, en chantant le tressaillement des choses aux approches des temps nouveaux :
Aspice venturo lætentur ut omnia seclo ;
L’humanité affranchie de la faute originelle et de la terreur antique, par la grâce de son divin chef :
Te duce si qua manent sceleris vestigia nostri,
Irrita perpetua solvent formidine terras.
Que n’a-t-il été donné à Virgile lui-même de Le voir de près ! Ah ! sans doute, il eût laissé sa lyre pour suivre le céleste attrait ; il eût envié au Disciple bien-aimé la faveur de poser la tête sur la poitrine du divin Maître ; et il se serait fait, lui aussi, son historien :
O mihi tam longe maneat pars ultima vitæ
Spiritus et quantum sat erit tua dicere facta !
XI. Je m’arrête. Je ne dis rien des auteurs postérieurs à Virgile : Sénèque, Juvénal, Épictète, Plutarque, Marc-Aurèle, sinon que les premiers rayons du Christianisme ont fait sur eux ce que le soleil levant faisait, dit-on, sur la statue de Memnon : ils leur ont fait rendre des souffles harmonieux, un son chrétien.
J’ai suffisamment, si je ne me trompe, quoique superficiellement, prouvé la première partie de ma thèse. Une veine de Christianisme court, pour ainsi parler, tout le long de l’Antiquité païenne, de l’une à l’autre Révélation, et témoigne de la vérité de notre foi, par la consonance de celle-ci avec l’âme humaine, avec les plus pures traditions et les plus nobles conceptions du genre humain. Ce que nous croyons, c’est ce que l’homme a toujours cru ; et ce sans quoi il n’est plus homme. Seulement, c’est ce qu’il a très imparfaitement et très grossièrement cru en dehors du Christianisme, qui est la restitution au genre humain de son antique foi épurée, complétée et assurée à jamais par l’Évangile et dans l’Église.
« Si quelqu’un, dit Lactance, avait ramassé les vérités qui sont répandues parmi les diverses sectes des philosophes, et qu’il en eût formé un corps de doctrine, il ne se trouverait pas éloigné de notre sentiment. Mais c’est une entreprise que nul ne peut faire s’il n’est bien informé de la Vérité, et il ne peut en être informé s’il ne l’a apprise de Dieu même 35. »
Les preuves du Christianisme sont d’une telle force, et la résistance que nous lui opposons est si obstinée que, lorsque, accablés par l’évidence, nous ne pouvons plus les contester, nous les retournons en objections.
Sans doute, dit-on après l’avoir nié, le Christianisme a des témoignages de vérité dans le monde ancien. Mais c’est cela même qui prouve que son origine n’est pas surnaturelle. Il n’est qu’une heureuse complication des vérités universelles, ou qu’un progrès de l’humanité parvenue finalement à dégager l’idéal divin qu’elle portait dans son sein.
Renversons cette creuse théorie par des témoignages de la nécessité du Christianisme, puisés aux mêmes sources que ceux qui viennent d’en établir la vérité, et fortifions ces deux concluions l’une pour l’autre.
I. Je ne referai pas le tableau des hontes de l’humanité avant le Christ. Je l’ai esquissé ailleurs, et on l’a exposé depuis largement. Je dirai seulement qu’on ne saurait en forcer la peinture, et que les études que j’ai faites depuis m’ont convaincu que la réalité défie toute imagination. On peut consulter notamment là-dessus un ouvrage très impartial, très approfondi et très savant : Paganisme et Judaïsme, par le docteur Dollinger, traduit de l’allemand en français. Nos corruptions n’ont rien qui ressemblent à celles-là. Elles en diffèrent non seulement en nature et en proportion, mais surtout en ce qu’elles sont réputées corruption, et qu’elles en portent la honte ; tandis que la corruption antique était réputée nature, institution, philosophie, religion, et, s’autorisant de tout ce qui devait la réprimer, régnait et s’imposait à la vie humaine. Qu’on juge par là de ce que devait être la licence privée, renchérissant sur cette corruption officielle et s’en autorisant, alors que chez nous elle est flétrie par la moralité publique ! C’est-à-dire qu’il faut se figurer une autre humanité et un autre monde que celui où nous vivons, et que la science de ces monstruosités, heureusement enfouies dans leur propre règne, est une sorte de géologie morale dont les races sont éteintes et dont les sujets sont perdus.
Or, cela seul est absolument concluant. L’humanité, en effet, avait progressé, mais dans le mal, dans l’abjection et dans la chute. L’expérience de l’impuissance humaine était arrivée à son comble : à son comble, par conséquent, a été portée la démonstration de la vertu surnaturelle du Christianisme, qui non seulement a relevé l’humanité de cet état, mais qui la soutient en masse à cette élévation, depuis dix-huit siècles, en dépit de tous les assauts du mal et de l’erreur incessamment acharnés à l’en faire déchoir. Le Christianisme a réellement créé, dans l’ordre moral et social, une nouvelle terre et de nouveaux cieux, et cela soudainement, d’une parole de JÉSUS-CHRIST, et au sein du plus affreux chaos où puisse être plongée l’espèce humaine. Après dix-huit siècles de luttes de son esprit contre la force, de sa lumière contre les ténèbres, il maîtrise encore aujourd’hui celle-là, il refoule encore aujourd’hui celles-ci. Il en préserve surnaturellement le monde qui naturellement y retomberait. Toute l’histoire, pour qui sait la lire, dépose de cette vérité, et nous en avons sous les yeux, dans les faits contemporains, un vivant témoignage.
« Ce que je regarde comme le plus grand signe de la puissance divine et mystérieuse du Sauveur, écrivait Eusèbe au IIIe siècle, ce qui nous donnera, en y faisant attention, la preuve la plus convaincante de la vérité de sa doctrine, c’est qu’à sa voix seule et par la propagation dans l’univers de ses enseignements, ce que n’avait pu obtenir aucun des hommes éminents qui ont paru dans la durée des siècles, toutes les coutumes jusque-là féroces et barbares des nations ont été réformées. Depuis lors, en effet, les Perses, qui ont embrassé la foi, n’épousent plus leurs mères ; les Scythes ne dévorent plus leurs semblables, par cela seul que la parole du Christ est parvenue jusqu’à eux. On ne voit plus de frères ni de pères s’unir à leurs sœurs ou à leurs filles, ni les sexes brûler d’une ardeur coupable pour les êtres du même sexe, en briguant des plaisirs contre nature ; on ne voit plus jeter en proie aux chiens et aux oiseaux les parents dont l’existence était trop prolongée, comme cela se voyait anciennement chez les Massagètes, les Derbyces, les Hyrcaniens, les Tibaréniens, et les Caspiens. Plus de festins selon l’ancien usage, où l’on se repaissait des êtres qu’on avait le plus chéris ; plus de sacrifices humains aux dieux et aux démons, ni d’immolation d’objets de nos plus tendres affections, sous le prétexte de la dévotion. Telles sont les horreurs et mille autres semblables qui couvraient d’infamies, jadis, toute la race humaine 36. »
Je pourrais me borner là.
Mais je veux tirer ma preuve non plus seulement des hontes de l’Antiquité : je la veux tirer de ses gloires, des mêmes bouches d’où nous avons recueilli le témoignage de la grandeur native de l’humanité. Ceux-là mêmes qu’au moyen des beautés doctrinales et morales que nous en avons extraites, on serait tenté d’opposer à la nécessité du Christianisme, vont témoigner de cette nécessité et la proclamer. Que faudra-t-il de plus pour la confesser, et que restera-t-il à ceux qui voudraient encore la contredire ?
C’est cette seconde partie de notre thèse qui nous reste à exposer, c’est cette contre-enquête qu’il nous reste à faire.
II. Reportons-nous à cette admirable protestation d’Euripide contre le polythéisme : « Ô divinités criminelles ! est-il donc juste que vous, qui nous donnez des lois, en soyez les premiers violateurs ? S’il arrivait qu’un jour les hommes vous fissent porter la peine de vos violences et de vos criminelles amours, bientôt Neptune, Apollon, et vous, Jupiter, roi du ciel, vous seriez contraints de dépouiller vos temples pour payer le prix de vos iniquités !..... Quand d’indignes passions vous entraînent, faut-il s’étonner que des mortels succombent ? et lorsque nous imitons vos vices, est-ce nous qui sommes coupables, ou ceux sur lesquels nous nous réglons ?.... » Voilà un beau témoignage de Christianisme naturel dans l’âme humaine. Mais quel plus fort témoignage peut-on trouver en même temps de la nécessité du Christianisme surnaturel, puisqu’un sentiment si vif de l’erreur n’a pu en délivrer la terre ? L’âme humaine, assez forte dans un de ses plus éminents organes pour former le souhait de cette délivrance, ne l’a pas été assez chez tous pour le réaliser. Il fallait le vrai Dieu pour renverser les faux dieux, pour expier de divines licences par de divines souffrances, pour dépouiller ces divinités criminelles de leurs temples et leur faire payer le prix de leurs iniquités, « les menant hautement en triomphe à la face de tout le monde, après les avoir vaincues en Lui-même : Expolians Principatus et Potestates, traduxit confidenter palam triumphans illos in semetipso 37. »
Jusqu’à lui, toute l’Antiquité a vécu sous cette influence satanique, et on ne peut revendiquer pour la nature humaine, en dehors du Christianisme, la gloire d’avoir pu s’en délivrer, quand on sait combien a été terrible et prolongée la lutte que le Christianisme a eue à soutenir contre le paganisme, et dont il n’est sorti vainqueur qu’à force d’être immolé, dans des légions de martyrs, à ces divinités criminelles que toute l’humanité païenne défendait, et que soutenaient surtout les philosophes.
Ce n’est pas que la nature humaine ait été étrangère à cette grande rénovation, et que bien des éléments de vérité et de moralité que nous avons signalés dans le chapitre précédent n’y aient concouru. Ce serait une erreur de le nier, comme c’en serait une de nier l’action surnaturelle du Christianisme. La Rédemption n’aurait pas eu lieu sans la nature ni sans la grâce. La nature y a donc contribué, comme un sujet malade à l’action du remède et à l’opération du médecin. Tous ces éléments de vérité et de moralité qui avaient empêché le genre humain de mourir, ont conspiré à le régénérer. Le Christianisme de nature est venu se joindre au Christianisme de grâce, la lumière à la lumière, le feu au feu, pour rétablir le Christianisme parfait qui est la Religion de la Raison même. C’est ainsi que l’appelaient S. Justin, Clément d’Alexandrie, S. Augustin, et tous ceux qui passèrent les premiers de la nature païenne à la grâce chrétienne. Certes, ce sont là de nobles témoins pour la raison naturelle que tous ces grands esprits, et, finalement, l’humanité antique, puisqu’elle a été capable de la vérité chrétienne, capable de la reconnaître, de s’y élever, de tout quitter pour elle et de s’y attacher jusqu’au sang. Mais cette humanité témoigne en même temps qu’elle n’en aurait pas été capable sans un secours surnaturel, sans la grâce ; dans tout le genre humain, on ne saurait trouver une seule âme qui se soit élevée à la pleine lumière du Christianisme sans confesser Jésus-Christ Dieu. La nature et la grâce, la raison et la foi se sont ainsi rencontrées et ont fait cette nouvelle Alliance qui est le christianisme. Le travail de ces deux éléments serait curieux à considérer dans les premières conversions. Tous les apôtres, tous les apologistes de la foi nous apparaîtraient s’autorisant, s’armant de la raison même et de la conscience contre les ténèbres et la corruption où elles étaient plongées, pour leur faire reconnaître la nécessité du secours divin ; et on verrait des âmes comme celle de S. Augustin, par exemple, à qui les vérités éparses dans la philosophie ancienne ont servi de réveil, sous l’influence de la grâce ; qui se sont élevées de Cicéron à Platon, pour s’élancer de Platon à Jésus-Christ, confessant alors, comme un naufragé qui rejette les débris sur lesquels il a regagné le vaisseau, et le secours qu’il a reçu de ces débris, et la nécessité d’un secours plus éprouvé contre les tempêtes.
C’est pour nous convaincre de cette nécessité ainsi bien définie, c’est pour démontrer l’insuffisance radicale de l’âme humaine à se sauver seule des ténèbres et de la corruption du paganisme, qu’il faut étudier rapidement les témoignages de cette insuffisance et rechercher la cause de cet état.
III. On ne saurait trouver cette cause ailleurs que dans une perversion originelle de l’humanité. Le paganisme, c’est l’état de nature depuis la chute.
On a voulu en accuser les poètes, et plus particulièrement Homère. Il ne faut en accuser personne, et il faut en accuser le monde, ce monde contre lequel s’est déclaré Jésus-Christ pour le sauver. Il faut en accuser nous-mêmes, humains, de qui il ne dépendrait pas que ces ignominies ne reparussent à la lumière du jour.
Sans doute les conceptions mythologiques d’Homère sont coupables, non seulement dans toutes ces divinités jalouses, haineuses, vindicatives, impudiques, qui se disputent la puissance de Jupiter ; mais dans ce Jupiter lui-même, dont nous avons admiré à juste titre le sublime caractère, et qu’en même temps le poète ne craint pas de nous montrer dupé par Junon sur le ment Ida, en proie à la plus vile ardeur, et l’exprimant par l’énumération de toutes celles dont il a brûlé pour les victimes mortelles de sa luxure. Mais Homère n’a pas créé certainement ces fables ; il les a trouvées partout autour de lui, et sous des formes encore plus abjectes, sous les formes pélasgiennes et égyptiennes du fétichisme et de la bestialité. Il les a seulement poétisées ; il en a fait un jeu de son génie et les a transfigurées en une beauté idéale qui nous séduit encore aujourd’hui 38. Qu’il ait eu tort en cela, et que Platon ait eu raison de le reconduire couronné de fleurs aux portes de sa République, je n’en disconviens pas. Mais telle est la commune misère, qu’Homère aurait eu bien plus sujet de chasser Platon de sa Poétique.
Si les dieux, en effet, sont dissolus dans Homère, les hommes, du moins, ne le sont pas. Leurs rapports sont nobles, chevaleresques, religieux et mêmes purs : pure l’amitié d’Achille et de Patrocle ; pure, même dans son droit brutal, la possession de la vierge Briséis par Agamemnon, qui la rend comme il l’a reçue ; purifiée par l’horreur de sa faute, cette coupable Hélène, qui n’ose supporter les regards des Troyennes, qui méprise son séducteur Pâris, et qui voit l’infamie de leurs deux noms parvenir aux races les plus reculées ; purs et nobles les caractères de l’époux et de l’épouse dans Hector et dans Andromaque, et du père dans Priam ; pure enfin la moralité du poème, où la chute d’un grand empire expie la violation du lit conjugal.
Mais Platon ! Platon ! ! si douloureux qu’il soit de faire rentrer un génie qui s’est si fort élevé au-dessus de l’humanité sous la loi commune de notre honte, et de l’y montrer même au plus bas, il faut l’oser pour justifier cette nécessité d’un secours surnaturel, que du moins il a eu le mérite de confesser. À quelle infamie de mœurs sa philosophie ne descend-elle pas ! Quel n’est pas le cynisme de son impudeur, dont il semble ne pas avoir conscience ! Considérant les hommes comme un troupeau, et les femmes comme les femelles des chiens 39, réglementant, prescrivant dans sa République la nudité des femmes 40, la promiscuité 41, l’avortement 42, l’infanticide 43, l’inceste 44, le bercail commun, avec l’interdiction aux mères de chercher à reconnaître leurs enfants 45, réputant le mariage illicite 46, autorisant enfin l’amour contre nature, le préconisant même comme un amour de choix 47 ! ! !
Le monde était renversé à ce point que ces infamies qui n’ont de place aujourd’hui que dans nos codes criminels et dans nos bagnes, s’élaboraient dans les sanctuaires de la philosophie et dans les conseils d’État. Les barbares et les gens du commun, ayant gardé le sentiment de la pudeur et de la nature, ne s’élevaient pas à cette civilisation. C’était une perfection réalisée en partie dans les constitutions sociales les plus vantées 48, et dont le beau idéal est la République de Platon.
Combien S. Paul, abordant ce monde-là, avait-il raison de dire : « Loin de moi de rougir de l’Évangile, qui est la vertu de Dieu dont la colère éclate contre l’iniquité des hommes ! Comme ils ne l’ont pas connu et glorifié, s’égarant dans leurs vains raisonnements, ils ont été fous sous le nom de sages. Ils ont été embrasés d’un désir brutal les uns envers les autres, en juste punition de leur égarement ; et n’ayant pas voulu reconnaître Dieu, Dieu aussi les a livrés à des passions d’ignominie, recevant ainsi en eux-mêmes la juste récompense qui leur revenait 49. »
La plupart des sages de l’antiquité et les sociétés dont ils étaient les oracles ou les législateurs sacrifiaient à ces infamies, les autorisaient, quelquefois même les prescrivaient. Platon, qui joue trop souvent avec ce désordre et à qui il est arrivé de le préconiser, le condamne cependant dans ses Lois. Mais en même temps il se déclare incapable de le réprimer. Tout ce qu’il ose tenter, c’est de défendre qu’on le commette au grand jour, mais sans ordonner qu’on s’en abstienne. « Ainsi, dit-il, à ce degré inférieur de moralité établissons une loi moins parfaite. Encore, ajoute-t-il, n’est-ce peut-être qu’un souhait tel qu’on en forme dans les entretiens. Mais si Dieu seconde nos efforts, si une loi contre ce commerce devient jamais aussi universelle et aussi puissante qu’elle l’est par rapport à celui des parents avec leurs enfants, elle produira une multitude de bons effets. »
« Cette loi, dit M. Cousin, que Platon n’osait faire pour un petit État de 5 040 citoyens, le Christianisme l’a établie d’un bout de l’Europe à l’autre, et non seulement il l’a écrite dans les codes, mais il l’a fait passer dans les mœurs. » Quant à Platon, telle était la corruption de son temps, que M. Cousin lui fait un titre de gloire d’avoir anticipé les mœurs de l’Europe chrétienne par son souhait, auquel il a été d’ailleurs lui-même si peu fidèle.
Ce qu’il faut dire, c’est que ce serait manquer la vraie leçon qui résulte de cette grande expérience que de s’en prendre à tel ou tel homme en particulier, au lieu de s’en prendre à l’homme. Il ne faut pas en vouloir personnellement à Platon des abominations de sa République, pas plus qu’à Homère de celles de sa Mythologie. Il faut en chercher la source où elle est encore : dans notre nature viciée, que la grâce seule de Jésus-Christ a assainie dans son ensemble, et qu’elle sanctifie chez quelques-uns, selon le degré où on la reçoit.
Sans vouloir les décharger de la part de responsabilité qui leur revient, Platon et Homère et tout ce qu’il y a eu de grands esprits dans l’Antiquité ne sont relativement coupables que de leur génie. Ils ont été plus capables d’égarement, comme ils ont été plus capables d’élévation. Ils ont payé tribut à proportion de leur fortune. La nature humaine, plus riche en eux, s’y est produite avec plus de luxe en tout sens, mais telle qu’elle était chez tous avant la Rédemption et qu’elle subsiste encore au fond de chacun de nous. Il semble que, pour notre leçon, Dieu ait permis que ceux d’entre nous qui pouvaient le plus flatter notre nature par la hauteur de leur esprit, l’aient le plus humiliée par la profondeur de leur chute. Il faut être plus qu’un homme pour pouvoir dire : « Qui de vous me convaincra de péché ? » et non-seulement pour en être exempt, mais pour en purger la nature humaine et l’élever à la sainteté.
Aussi voyons-nous les ignominies mêlées dans Platon aux splendeurs les plus sublimes. Elles sont même souvent chez lui un écart du beau et du vrai, et deviennent un point de départ pour y remonter avec une naïveté, qui désarme 50. Par un abus de l’esprit propre auquel l’exposait la grandeur du sien, et par la corruption du milieu social où il vivait, la conscience est insensible chez lui à ces énormités qui révoltent la nôtre : parfois même elle les inspire ; et c’est par vertu mal entendue qu’il tombe dans l’immoralité 51. Si donc le sens moral fait en lui de tris naufrages, cela tient au naufrage plus général de l’esprit humain, qui, pour avoir voulu ravir à Dieu la science du bien et du mal, l’avait perdue.
En un mot, il y a deux Platon confondus dans Platon : le Platon de la conscience conservée et de la tradition, qui est chrétien ; et le Platon de la chute et de l’esprit propre, qui est païen. L’un qui prouve la vérité, l’autre qui éprouve la nécessité du Christianisme. Mais celui-là l’emporte sur celui-ci pour avoir reconnu et confessé cette nécessité.
On peut en dire autant de toutes les gloires de l’antiquité. Virgile lui-même, si religieux, apporte à cette vérité le même tribut. Lui qui a si bien professé la foi en une Justice éternelle vengeresse de l’impiété :
Discite Justitiam moniti et non temnere Divos !
n’a-t-il pas envié l’athéisme de Lucrèce et son mépris des Enfers :
Felix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subjecit pedibus strepitumque Acherontis avari !
Lui qui a si bien peint la faute et les remords de Didon, n’a-t-il pas chanté l’ardeur criminelle allumée par Alexis !
Mais tous ces témoignages ne résultent que des effets de l’erreur et de la faiblesse humaine ; et ils seraient bien plus forts si nous pouvions fouiller jusqu’aux causes, jusqu’aux idées et jusqu’aux doctrines, en mettant à nu toute leur indigence et toute leur perversion.
C’est ce que nous allons essayer.
IV. Un des partisans les plus déclarés des anciens, dans un moment de pleine sincérité, les a représentés sous une image peu relevée, mais d’autant plus juste :
« Tous les sages du paganisme, dit Dacier, peuvent être comparés à des hommes ivres qui, voulant retourner chez eux, frappent à toutes les portes et prennent toutes les maisons pour la leur. Toujours un reste de raison leur a fait entrevoir ce qu’ils devaient chercher, et toujours un fond inépuisable d’aveuglement et de corruption les a empêchés de le reconnaître et de s’y arrêter après l’avoir reconnu 52. »
Il n’y a donc qu’une sagesse surhumaine qui a pu nous faire rentrer chez nous.
Si nous examinons bien les doctrines des anciens, nous y retrouverons presque tous les dogmes de notre foi, mais sans corrélation et sans consistance ; incomplets, altérés, imprégnés d’erreurs, qui étaient elles-mêmes imprégnées de vérité : ce qui était doublement funeste et parce que l’erreur y faussait la vérité, et parce que la vérité y consacrait l’erreur.
Dans l’ignorance de certains dogmes que la Révélation seule pouvait nous faire connaître, la doctrine était sans tenants et sans aboutissants. On ne saisissait que le milieu des vérités, qui étaient toujours instables, par cette ignorance de leur principe et de leur fin, dont la claire notion pouvait seule les fixer.
Ainsi, par l’ignorance du dogme de la Création, la matière étant réputée coéternelle à Dieu, l’idée de l’Être infini et de sa toute-puissance était profondément bornée et faussée. Par l’ignorance du dogme de la Trinité, Dieu étant sans rapports coessentiels, sans société, sans vie, devenait inconcevable dans cette solitude que lui faisait son unité dépourvue de relations. « S’il n’y a qu’un Dieu, quel bonheur peut-on trouver dans la solitude ? » dit Cicéron 53. Comment concevoir un Dieu unique, qui serait solitaire et dénué de tout objet d’activité ; unicus, solitarius, destitutus ? dit encore l’interlocuteur païen dans l’apologie de Minucius Félix. Il résultait de là que l’esprit humain ne pouvait soutenir l’idée de Dieu, et que cette idée dégénérait dans l’ordre contingent ou s’évanouissait dans une abstraction impersonnelle.
Il en était de même de l’homme. Dans l’ignorance du dogme de la Chute, dont le mythe historique n’est jamais entré dans le domaine de la doctrine, la philosophie suivait les plus infâmes penchants de la nature, sans se tenir en garde contre l’altération profonde qui les produit en nous ; ou bien elle s’infatuait des nobles instincts de cette même nature, en les rapportant à l’homme, dans l’ignorance du dogme de la Rédemption qui les justifie par leur véritable fin : Dieu. L’implication de notre misère et de notre grandeur était un labyrinthe où on ne pouvait que s’égarer, parce qu’on n’en connaissait ni l’entrée, ni la sortie, ni le nœud.
La grande énigme du mal dans le monde, du mal moral surtout, tenait en échec toute la philosophie. Platon le fait entendre expressément : « Que dire, fils de Denys et de Doris, de la question que tu me fais : quelle est la cause de tous les maux ? C’est là un doute qui déchire cruellement l’âme et qui l’empêche, tant qu’on ne l’en a pas délivrée, d’atteindre jamais la vérité... Cependant, un jour que nous nous promenions dans les jardins, à l’ombre des lauriers, tu me dis que tu avais résolu ce problème sans le secours de personne... Tu ne me donnais toutefois aucune preuve démonstrative, comme tu aurais fait si tu avais été bien sûr de toi, mais tu te laissais entraîner de côté et d’autre au gré de ton imagination. Ce n’est pas ainsi qu’on vide une question de cette importance 54. » Le philosophe Euripide, exposant ce mystère de la conscience humaine, disait aussi par la bouche de la coupable amante d’Hippolyte : « Souvent, dans mes longues insomnies, j’ai réfléchi sur les sources des faiblesses et des vices de l’humanité : nous voyons le bien et nous faisons le mal ; nous connaissons la vertu et nous nous livrons au vice ; la vie est toute semée d’écueils, vers lesquels un funeste penchant nous entraîne... En faisant ces réflexions, je me croyais moi-même à l’abri de tout égarement, quand une passion coupable est venue, d’un trait imprévu, percer mon cœur 55. »
Le grand dogme de l’immortalité de l’âme, si capital pour la vie humaine, devenait également stérile ou pernicieux par l’ignorance de l’objet de cette immortalité, de ce Royaume de Dieu qui est Dieu lui-même, sa vision et sa possession dans l’autre vie : vérité dont les païens n’ont jamais eu l’idée, et dont l’ignorance les tourmentait, en laissant la vie humaine sans but proportionné à ses aspirations. C’est ce qui est encore exprimé dans ce beau passage d’Euripide : « Ô triste vie que celle des humains ! soucis éternels, nul repos ; voilà notre apanage. Ô ténèbres, vous nous cachez un bien mille fois plus précieux que la vie ! Pourquoi donc aimer si éperdument le jour qui nous éclaire ? Hélas ! c’est que nous ignorons le prix de cette autre vie que nous ne goûtons pas ; c’est que, séduits par mille fables, nous connaissons peu ce qui se passe dans les royaumes souterrains 56 », connaissance que le Fils de Dieu a révélée au monde, en lui en communiquant l’objet par sa grâce, suivant cette parole : « La vie éternelle consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que vous avez envoyé 57. »
La doctrine, chez les anciens, fait l’effet d’une machine admirable, comme la machine arithmétique de Pascal, toute démontée et disloquée et qu’on ne savait comment recomposer, faute de certaines pièces principales qui manquaient et dans l’ignorance où l’on était du rapport des autres pièces entre elles. Celles-ci n’étaient pas à leur place ; elles étaient même souvent au rebours. Il fallait l’Auteur même de la machine, la Vérité même et la Sagesse en personne pour la compléter et la remonter, telle que nous la voyons dans cette admirable doctrine catholique, où toutes les vérités s’ajustent, s’enchâssent, s’engrènent, distinctes et unies, et fonctionnent par un jeu merveilleux qui rattache l’homme à Dieu, la terre au ciel, le naturel au surnaturel, la doctrine à la morale, et le tout à la pratique de la vie et à l’accomplissement de la destinée humaine, dans un seul système qui relie tout, et qui est véritablement la Religion.
Justifions ces aperçus généraux par quelques indications particulières.
V. Pythagore, qui avait voyagé dans l’Orient, comme le firent depuis Platon et Euripide (et cela se reconnaît bien à leurs écrits), en avait rapporté quelques lumières révélées, notamment la croyance hébraïque que l’homme est inexterminable, fait en cela à l’image de Dieu 58, et que si le corps retourne à la terre, d’où il a été tiré, l’âme revient à Dieu, son principe 59 : la grande croyance à l’immortalité de l’âme, portée dans nos Livres Saints jusqu’au dogme de la Résurrection des corps, comme on le voit en termes si positifs et si énergiques dans le livre de Job. Mais il ne rapporte pas cette croyance dans son intégrité ; il y laissa pénétrer l’erreur égyptienne de la métempsycose. Il en fut de mène de l’idée de Dieu : il rapporta la notion d’une essence spirituelle ; mais il laissa celle de puissance créatrice, et cette essence ne fut plus que motrice de l’univers, dont elle n’était pas distincte.
Cette ignorance du dogme de la Création engagea les philosophes qui suivirent dans l’inextricable confusion de la physique et de la théodicée, deux sciences aujourd’hui si distinctes, et qui alors se confondaient. Dieu était cherché par l’explication de l’univers, qu’il aurait dû lui-même expliquer. Sa connaissance devint solidaire de toutes les erreurs auxquelles cette recherche scientifique était exposée. Les éléments, l’eau, l’air, la terre, le feu, furent pris tour à tour pour le principe des choses, et l’idée de Dieu disparut dans une cosmogonie tout hypothétique et aventureuse.
Anaxagore la retrouva. Il la dégagea sous le nom de Nous, comme l’intelligence, cause de tout ce qui existe. Cette découverte fut un des plus grands évènements de l’antiquité philosophique : tant l’esprit humain était fourvoyé ! Elle valut à son auteur les noms d’Herculéen et de Divin. On fut même jusqu’à lui ériger un autel portant pour inscription Nous : on fit presque de lui le Dieu qu’il avait retrouvé 60.
Platon, dans le Phédon, fait dire à Socrate qu’il fut ravi de cette découverte comme d’une heureuse idée. Il accueillit avec transport le maître sublime qui plaçait la cause première dans l’intelligence. Voilà où en étaient les génies, les sages. J’aime à croire, avec d’Aguesseau, que le commun peuple était plus fort, et « que, si l’on avait interrogé sur ce sujet quelque paysan de l’Attique, ou les personnes les plus simples d’Athènes, ils auraient peut-être mieux répondu que la plupart des philosophes 61. »
Mais Anaxagore lui-même ne garda pas la dignité de la Création, comme dit Clément d’Alexandrie. Il ne conçut d’abord la suprême Intelligence que comme ordonnatrice d’un chaos préexistant. L’in principio Deus creavit cœlum et terram a échappé à toute l’Antiquité profane. Cette notion même de Dieu, simple ordonnateur de la matière, ne pouvait se soutenir longtemps, et dans Anaxagore, déjà, on la voit retomber dans une sorte de panthéisme.
Son disciple Socrate demande une attention particulière. C’est une figure devant laquelle il faut s’arrêter. Je parle toujours du vrai Socrate, de celui de Xénophon.
Il fit innovation dans la marche des idées ; innovation salutaire dans un sens, et funeste dans un autre : payant ce double tribut de témoignages que nous avons recueillis dans les autres sages.
Il rompit le lien de la théodicée et de la physique ; ce fut là son mérite. Mais il rompit aussi le lien de la théodicée et de la morale ; et ce fut là son tort.
Nous avons examiné dans le chapitre précédent sa doctrine sur Dieu et le culte qui lui est dû, témoignage de la vérité de notre foi contre le déisme. Là même, cependant, on est en droit de reprocher à Socrate cette infidélité dont S. Paul accusait les philosophes anciens, d’avoir retenu la vérité de Dieu captive dans l’injustice 62. Socrate tout en dégageant parfois l’idée de la souveraineté de Dieu, n’exclut jamais le culte des dieux, qu’il pratiquait lui-même. Il professe qu’en matière de religion, il faut toujours suivre les lois de son pays. Toutes les ignominies du polythéisme étaient couvertes et sanctionnées par cette prescription. Socrate n’a jamais eu la sagesse ou le courage de s’élever, comme Euripide, contre les divinités mythologiques, et, comme Sophocle, contre les lois humaines violatrices des divines lois. Sa mort confirme ce jugement, loin de le démentir. Nous le verrons dans un instant.
Sous ces réserves, la doctrine religieuse de Socrate, en tant qu’il a constitué la théodicée sur ses propres bases, en la détachant de la physique, fut une innovation salutaire.
Mais je lui ai attribué une innovation funeste, et celle-ci a eu bien plus de portée. Elle consiste à avoir rompu le lien de la théodicée et de la morale, à avoir fait de celle-ci (bien différent en cela de son disciple Platon et du Socrate qui figure dans les écrits de ce dernier) une science à part et sans relations avec le type idéal du Bien ; à avoir, en un mot, cantonné la philosophie dans l’homme et dans les choses de l’humanité, comme les seules qui soient à notre portée et qui nous intéressent : manière de voir trop commune aujourd’hui, et que la Révélation rend inexcusable.
On rapporte que, du vivant même de Socrate, un mage indien, Zopire, qui se trouvait à Athènes, se moqua fort de cette philosophie. Il lui parut que chercher le vrai ou le faux, le bien ou le mal dans les choses humaines, sans les rapporter au vrai, au bien absolu, qui ne peut être que divin, était une tentative ridicule et impossible 63.
Socrate lui-même le fit bien voir, par la nouvelle confusion dont il devint l’auteur. Car, faute du vrai absolu, il prit pour criterium du bien et du beau, l’utile, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus relatif, de plus arbitraire, de moins obligatoire, autant que de moins noble et de moins généreux. « Voulez-vous que nous recherchions la nature du bien ? dit-il. – Comment nous y prendrons-nous ? – Croyez-vous que le même bien soit utile à tous ? – Je ne le pense pas. – C’est apparemment parce qu’un bien qui vous paraît utile à l’un vous semble nuisible à l’autre ? – Précisément. – Le bien n’est-il pas, à votre avis, ce qui est utile ? – C’est cela même. – Ce qui est utile est donc un bien pour celui à qui il est avantageux ? – N’en est-il pas de même du beau, etc. 64 ? »
Partant de là, la philosophie ne pouvait que se fourvoyer de nouveau à la recherche du souverain Bien en morale, comme elle s’était fourvoyée précédemment à la recherche du Principe des choses par la physique. L’école de Socrate fut comme la Babel de la philosophie. Les sectes les plus diverses et même les plus opposées en sortirent. Chacune, en effet, prenant pour boussole de sa recherche l’utile, c’est-à-dire ce qui lui convenait, l’une le plaça dans l’honnête, l’autre dans l’agréable : de là les stoïciens et les épicuriens, également disciples de Socrate ; sans parler des autres sectes, qui n’étaient que des modes infiniment multiples et également autorisés de comprendre le souverain Bien. Il y eut deux cent quatre-vingts souverains Biens ; c’est-à-dire que ce fut une chimère : car le souverain Bien est unique, ou il n’est pas souverain. Chaque secte fit l’expérience de l’inanité de ses efforts à le chercher où il ne pouvait se rencontrer pour l’âme humaine. Les stoïques disent : « Rentrez au-dedans de vous-même ; c’est là où vous trouverez le repos ; et cela n’est pas vrai. Les autres disent : Sortez au dehors ; recherchez le bonheur en vous divertissant ; et cela n’est pas vrai. Le bonheur n’est ni hors de nous, ni dans nous : il est en Dieu, et hors et dans nous 65. »
Il advient de là que personne ne le trouvant, et ne recueillant que la déception et la douleur, on renonça au bien et au bonheur en tant que réels et actifs, et on chercha à s’arranger d’un bien négatif et passif : ce qu’on appela Ataraxie, ou tranquillité d’âme, exemption de trouble, sortes d’équilibre introuvable dans le vide et dans le faux. C’était là la vie heureuse. De là un chaos inouï de contradictions : à ce point que, changeant de rôle, les épicuriens en vinrent à s’imposer les privations les plus austères pour éviter les épines de la volupté ; les stoïciens, à se permettre les jouissances les plus abjectes pour se consoler des rigueurs de la vertu ; et que les uns et les autres, Lucrèce comme Caton, dégoûtés et impuissants, s’en tiraient par le suicide. « Oh ! quelle vie heureuse, s’écrie Pascal, dont on se délivre comme de la peste ! »
VI. Socrate, que je n’hésiterais pas à rendre uniquement responsable de ces funestes égarements, si l’humanité en lui n’était la principale responsable, est cependant l’orgueil de cette humanité. Il a droit de l’être, je le reconnais, par sa mort unique dans l’Antiquité. Loin de prendre ombrage de cette mort pour ma foi, je la salue comme présage du traitement qui attendait les Martyrs, ces millions de Socrates, qui devaient faire profession de la Vérité dans des tortures et des épreuves bien autrement grandes.
Jugeons cependant cette mort au flambeau d’une lumière supérieure à celle qui y présida, pour en tirer la leçon de la supériorité et de la nécessité même de cette lumière.
Socrate osa mourir ; il osa braver la ciguë : mais il n’osa pas braver l’opinion, à laquelle il sacrifia la Vérité pour laquelle, ce semble, il mourait. Il s’en enveloppa comme d’un manteau de théâtre. Il posa devant ses contemporains et devant la postérité, sans se le proposer, je le veux bien ; mais par l’insuffisance de la sagesse purement humaine, comme il appelait justement la sienne, à se passer du suffrage humain. Il pérore admirablement ; mais enfin il pérore devant ses juges qu’il écrase de sa hauteur d’âme, et devant la mort, qu’il trompe en s’enchantant de ses propres discours. Il meurt d’une mort arrangée, tourné de ce côté qu’il quitte, non de l’autre où il va. Il joue avec l’alternative du néant ou de l’immortalité pour triompher de ses ennemis, qui, dans toute hypothèse, ne lui auront fait aucun mal : bien loin de l’humble S. Étienne, qui prie pour les siens en mourant de la mort la plus cruelle, et qui s’écrie avec une foi qui perce les nues : « Je vois les cieux ouverts, et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu ! » Tout ce qui est Dieu, Justice, Sainteté, Miséricorde, Amour, Majesté, Suavité, Beauté, n’éveille dans Socrate aucun des sentiments de crainte, de pénitence, de confiance d’amour, d’humilité, de désir, d’extase, qui font la surnaturelle beauté des morts chrétiennes. La communication entre cette âme et sa fin éternelle, qu’elle va cependant rencontrer, est oblitérée et comme murée. Et il devait en être ainsi, sans que dans tout ceci il y eût rien d’absolument personnel à Socrate, par suite de la rupture de l’homme avec Dieu, jusqu’à ce que le Christianisme « fût venu renverser cette muraille de séparation qui nous faisait étrangers aux alliances divines et sans Dieu en ce monde », comme l’écrivait S. Paul aux Éphésiens 66.
Voilà pour la forme, si je peux ainsi parler, de la mort de Socrate. Maintenant, examinons le fond de cette mort, la plus belle et la plus justement honorée de toutes celles que l’homme peut revendiquer.
Ce qui en fait la plus grande gloire, c’est que Socrate est réputé avoir été le martyr de la Vérité divine contre l’erreur du polythéisme, tellement qu’on relève comme une regrettable contradiction son sacrifice d’un coq à Esculape.
Or, rien n’est moins vrai que ce grand motif prétendu de la mort de Socrate.
Il est vrai qu’il fut poursuivi, ce semble, pour cela. L’acte d’accusation porte en effet : « Socrate est coupable en ce qu’il n’admet pas nos dieux, et qu’il met à leur place des extravagances démoniaques. Il est coupable en ce qu’il corrompt les jeunes gens. Peine, la mort 67. »
Mais cette accusation était-elle fondée en ce qui regarde le chef de ne pas admettre les dieux ? Tout nous dit le contraire. « Il ne recevait point les dieux de l’État ! » s’écrie, après sa mort, son fidèle et véridique disciple Xénophon. « Et quelle était la preuve de cette imputation ? Il faisait des sacrifices, et l’on ne pouvait l’ignorer : il en offrait souvent dans l’intérieur de sa maison ; souvent il en offrait sur les autels publics. Se cachait-il quand il avait recours à la divination ! Il disait lui-même, et tout le monde répétait qu’il était inspiré par un démon particulier : c’est ce qui a le plus contribué, je crois, à le faire accuser d’introduire des dieux nouveaux 68. »
Du reste, s’il eût cru à la vérité d’un Dieu unique et à la fausseté des dieux du paganisme, et si on parvenait à induire cette supériorité de vue des belles paroles qu’il a prononcées sur la Providence, ce serait bien pis : car il aurait apostasié cette grande vérité, loin de mourir pour elle. En effet, il s’en défend autant qu’il est en lui, et il professe hautement sa foi et son culte envers les dieux dans toute son Apologie. « Au nom de ces mêmes dieux dont il s’agit maintenant, s’écrie-t-il devant ses juges et devant la postérité, quoi ! je ne crois pas aux dieux ? Je ne crois pas, comme les autres hommes, que le soleil et la lune sont des dieux 69 ?... Tant s’en faut ! je crois plus aux dieux qu’aucun de mes accusateurs, et Mélitus n’a intenté cette accusation contre moi que pour m’insulter 70. » Pas un mot de l’Apologie ne dit le contraire ; et Socrate est convaincu, par sa propre défense, d’avoir cru, comme les autres hommes, à l’erreur du polythéisme, et de l’avoir professée dans tout l’éclat de son procès et de sa mort.
Maintenant, pourquoi donc est-il mort ? Il est mort, tout son procès en fait foi, pour les autres chefs d’accusation intentés contre lui : pour avoir revendiqué le titre que lui avait décerné la Pythonisse de Delphes, du plus sage des hommes ; pour avoir soutenu qu’il était assisté d’un démon particulier ; pour avoir exercé la mission qu’il avait reçue de l’oracle et de son génie d’enseigner la sagesse à ses contemporains. Il est mort, parce qu’en accomplissant cette mission, il avait non seulement soulevé contre lui toutes les mauvaises passions des ambitieux, des rhéteurs et des sophistes ; mais parce qu’il les avait excitées par l’ironie, le persiflage et le sarcasme, qui étaient la forme de son enseignement. Il est mort, enfin, il faut le dire, parce qu’il lui a plu de mourir, et de tirer parti de cette mort pour bien finir, en s’affranchissant des infirmités de la vieillesse, en soutenant devant la postérité sa réputation de sagesse, en consommant enfin l’enseignement et la conduite de toute sa vie par un grand exemple qui les résumât.
Ces appréciations ne sauraient être douteuses. Faisant un très habile et très sage usage dans cette dernière circonstance de sa vie, comme dans toutes celles qui avaient précédé, de son mauvais instrument de l’utile pris comme règle et comme criterium de conduite, il estima que cette mort valait mieux que son reste de vie, et il en profita. « J’avais voulu d’abord me défendre, dit-il ; mais mon génie m’en a détourné. Pourquoi s’étonner si les dieux jugent qu’il est avantageux pour moi que je finisse ! Ne savez-vous pas qu’aucun homme n’a mieux vécu, n’a vécu plus agréablement que moi ? Car je crois qu’on ne peut mieux vivre qu’en cherchant à devenir meilleur... 71 Que gagnerais-je à vivre plus longtemps ? J’éprouverais peut-être tous les maux qui accompagnent la vieillesse ; les facultés dont j’ai le mieux joui seraient les premières dont on me verrait privé, et je traînerais la vie la plus triste et la plus malheureuse... – Mais je mourrai injustement ! Eh bien, la honte en retombera sur les auteurs de ma mort ; et les hommes, dans l’avenir, n’auront pas les mêmes sentiments pour Socrate et pour ses bourreaux 72. »
Assurément, et Socrate, dans son Apologie, a pris ses précautions pour cela. On peut dire que c’est une exécution de ses juges qu’il cloue au pilori de la postérité. On ne peut pas vendre plus chèrement une vie dont on ne veut plus, et tirer un meilleur parti d’une mort qu’on ambitionne. On sait que ce n’est qu’à force de dédain et de persiflage contre le tribunal des Héliastes, où il fut traduit, que Socrate parvint à se faire condamner. « Les uns, dit Barthélemy, prirent sa fermeté pour une insulte, les autres furent blessés des éloges qu’il venait de se donner. Ses ennemis ne l’emportèrent néanmoins que de quelques voix ; ils en eussent eu moins encore, et auraient été punis eux-mêmes, s’il avait fait le moindre effort pour fléchir ses juges 73. » Il n’avait pas besoin de descendre à les fléchir : il lui eût suffi de ne pas les braver ; car, comme il restait encore à statuer sur la peine que Socrate lui-même pouvait choisir entre une amende, le bannissement, ou la prison perpétuelle, il reprit la parole, et, après avoir balancé quelque temps l’ironie sur la tête de ses juges, il conclut à être nourri dans le Prytanée aux frais du public. « À ces mots, quatre-vingts des juges, qui avaient d’abord opiné en sa faveur, adhérèrent aux conclusions de l’accusateur, et la sentence de mort fut prononcée 74. Et encore, si elle fut exécutée, c’est parce qu’il refusa obstinément les moyens qui lui étaient offerts de s’y soustraire 75.
Tels furent les caractères et les véritables causes de la mort de Socrate. Il faut donc lui enlever cette auréole de martyr de la Vérité divine qu’il ne tient que de l’accusation de Mélitus, et que lui enlèvent sa propre apologie et celle de son disciple 76. Socrate est mort pour la conscience et pour la pensée. Ce serait déjà assez beau s’il n’était mort aussi pour son démon et pour lui-même. Quant à l’erreur du polythéisme, il faut croire, pour son honneur même, qu’il ne s’est pas élevé au-dessus, puisqu’il ne s’est pas élevé contre, puisqu’il a même consacré et aggravé cette grande erreur de tout le poids d’une sagesse qui serait bien coupable, si elle n’était bien aveugle.
Après cela, je croirais faire un rapprochement sacrilège si je disais avec Jean-Jacques : Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu.
On me pardonnera ce développement critique sur la moralité religieuse d’un fait aussi important que celui de la mort de Socrate, qu’on est convenu d’exalter plus que ne le permet la vérité historique. C’était le lieu, ce me semble, de l’élucider, en le ramenant à ses justes proportions.
VII. Platon, qui n’a pas eu la bonne fortune de paraître mourir pour la Vérité comme son maître, l’a professée dans ses écrits d’une manière bien supérieure, et qui lui a valu d’être appelé le Moïse grec, Moises atticisans ; comme si, de ses voyages en Orient, il avait rapporté quelques-uns des rayons qui illuminaient le front du Législateur sacré. L’humanité ne saurait trop reconnaître ce qu’elle doit à Platon. Il est assurément le génie humain le plus divin qui ait existé, et, prise en ce sens, cette qualification lui reste acquise. Il est peut-être aussi le plus humain, par le tribut qu’il a payé à l’infirmité des conceptions humaines ; mais ce caractère lui est commun avec nous, tandis que le premier le distingue comme le prince, comme l’Homère des philosophes. Ce qu’il a saisi ou entrevu de vérités est incalculable ; il en est un trésor inépuisable : nous l’avons vu en partie dans le grand nombre d’emprunts que nous lui avons faits ; et il y a vraiment lieu de s’incliner devant un si beau génie.
Eh bien, c’est par ce côté, le plus grand en lui et par lui dans l’humanité, qu’il rend témoignage de l’impuissance de cette humanité à se passer d’un secours surnaturel.
Le plus bel éloge qu’on puisse faire de Platon, c’est de ne pas avoir été apprécié à toute sa valeur par l’Antiquité. Il a fallu pour cela le Christianisme. La nature humaine, qui a été assez forte pour le produire, ne l’a pas été assez pour le suivre, ni Platon lui-même assez fort pour l’attirer. Lui-même n’a pas compris la portée de ses oracles. C’étaient des reflets et des lueurs sans foyer, et qui n’ont trouvé ce foyer que dans le Christianisme.
Tandis que la philosophie était ravalée par Socrate à l’utile, et se perdait chez ses autres disciples dans toute la confusion de la relativité, elle prenait en effet dans Platon un essor sublime vers l’absolu et l’idéal, et s’attachait au Bien et au Beau en essence. Mais, infirmité de l’esprit humain qui se retrouve jusque dans sa force ! le mérite de Platon a fait son défaut. Il a élevé la philosophie de la terre au ciel, mais il l’y a laissée ; et encore dans quel ciel ! un ciel idéal, métaphysique, abstrait. Le bien y est Dieu, mais en essence, non en personne. Les lèvres de Platon, comme celles d’un enfant, n’ont pas toute la force nécessaire pour accentuer le nom divin, pour le glorifier, pour le bénir, pour l’invoquer et le chanter, avec cette netteté, cette force, cette certitude et cet accent qui le font vibrer d’une manière si pénétrante sur la harpe de David. De là l’épithète de platonique, dans le sens de purement idéal et presque de chimérique, donnée à la région où s’est comme évanouie aussitôt que formée cette conception de Dieu et de son Logos dans Platon. Il fallait l’en faire descendre. Ou plutôt il fallait que la Sagesse divine elle-même descendît, personnelle, sensible, humaine, incarnée, et reconnaissable à la sublime charité de cet abaissement ; Et Verbum caro factum est, et habitavit in nobis !
S. Augustin a parfaitement caractérisé la philosophie platonicienne qu’il avait traversée pour arriver à l’Évangile : « D’un regard incertain et demi voilé, tu aperçois le but où il faut tendre, disait-il au platonicien Jamblique, mais l’incarnation du Fils de Dieu, mystère de notre salut, qui nous élève vers l’objet de notre foi où notre intelligence n’atteint qu’à peine, c’est là ce que tu ne veux pas reconnaître. Tu découvres au loin, comme à travers des nuages, le séjour de la patri, mais tu ne tiens pas la voie qu’il faut suivre. Ils rougissent, ces savants hommes, de sortir de l’école de Platon. Ils dédaignent, les superbes, de descendre de la hauteur d’eux-mêmes, et de prendre Dieu pour maître, parce que le Verbe s’est fait chair et a habité parmi nous. Ainsi pour ces malheureux, c’est peu d’être malades, il faut qu’il tirent vanité de leur maladie même, et rougissent du Médecin qui les pourrait guérir 77. »
Tel n’était pas Platon, et si nous le jugeons sur ses sentiments, nul doute qu’il n’eût suivi le Christ, comme le firent S. Augustin et nombre d’autres platoniciens de ce temps, qui suivirent en cela Platon lui-même.
Platon, en effet, et c’est en cela surtout qu’il est grand, et que les chutes de son esprit, si profondes qu’elles aient été, doivent lui être pardonnées, avait au plus haut point, pour un païen, le sentiment de la faiblesse humaine. Il n’avait pas moins celui de la nécessité d’un secours divin. Par là il est des nôtres, et déjà chrétien.
Partout, en effet, dans ses œuvres, il confesse noblement l’infirmité de l’esprit humain en ces matières qui intéressent le plus l’humanité. « Tout raisonnement qui ne s’appuie que sur la vraisemblance, dit-il, est rempli de vanité 78, et c’est seulement à la vraisemblance qu’aboutissent nos plus fermes conceptions. » – « Si nos paroles n’ont pas plus d’invraisemblance que celles des autres, il faut s’en contenter, et bien se rappeler que moi qui parle, et vous qui jugez, nous sommes tous des hommes, et qu’il n’est permis d’exiger sur un pareil sujet que des récits vraisemblables 79. » – « J’avoue, après même les meilleurs raisonnements, que la grandeur du sujet et le sentiment de la faiblesse naturelle à l’homme me laissent toujours malgré moi un peu d’incrédulité 80. » – « Tu vois combien il y a ici d’incertitude ; poussé tantôt à droite, tantôt à gauche, tu ne sais où te fixer ; ce que tu approuves le plus, tu le condamnes, et ne peux rester dans le même sentiment 81. » – « Chacun de nous sait tout, ce semble, comme en un rêve, mais ne sait rien à l’état de veille 82. »
Voilà le véritable état de l’âme humaine confessé par le plus noble de ses organes. Telle était l’humanité lorsque, pour la faire passer du rêve à la veille, une voix céleste vint crier à la terre : Hora est nos de somno surgere 83 ! »
À côté de cet aveu qui l’honore plus que les plus sensibles conceptions, on trouve partout, dans Platon, l’appel d’un Guide divin, d’une Intervention surnaturelle. Il fait généralement à Socrate l’honneur de cet aveu et de cet appel en les mettant dans sa bouche. Quant à l’aveu, c’était bien là le sentiment de Socrate, qui ne se flattait d’être le plus sage des hommes qu’en ce qu’il savait qu’il ne savait rien ; mais quant à l’appel, nous n’en trouvons qu’un faible indice dans le Socrate de Xénophon et de l’histoire. Toutefois il va si bien avec l’aveu, et il convient si bien à la figure de Socrate dans Platon, que nous aimons à croire que Platon ne lui a pas gratuitement prêté, et qu’ainsi nous avons leur double témoignage. « C’est ensemble, lui fait-il dire à Alcibiade, qu’il faut chercher à nous rendre meilleurs ; car je ne dis pas qu’il faut que tu t’instruises et non pas moi 84. » – « Sais-tu comment tu peux sortir de l’état où tu es ? – S’il plaît à Socrate. – Tu dis fort mal, Alcibiade. – Comment faut-il donc dire ? – S’il plaît à Dieu 85. » (Que ces sentiments différent de ceux de la philosophie moderne !) « Il est difficile de trouver l’Auteur et le Père de l’univers, et impossible, après l’avoir trouvé, de le faire connaître à tout le monde 86. »
Cet impossible était réservé à Jésus-Christ, et il n’appartenait qu’au Fils de faire connaître le Père. Nous avions besoin de la Parole de Dieu pour l’affirmer, dit Platon lui-même : « Si la Divinité déclarait par un oracle que tout ce que nous venons de dire est la vérité, alors seulement nous pourrions l’affirmer 87. »
Fallait-il en attendant se croire dispensé d’étudier la religion ? Non, dit Platon ; mais il faut le faire avec le sentiment de ce besoin et l’attente de ce secours. » Il ne faut pas qu’aucun Grec soit arrêté dans l’étude de la religion par la crainte qu’il ne convient pas à des hommes mortels de faire des recherches sur les choses divines : car Dieu, n’ignorant point la portée de l’intelligence humaine, sait très bien qu’elle est capable, lorsque c’est lui qui enseigne, de suivre ses leçons 88. » – « Il faut donc, parmi tous les raisonnements humains, choisir ce qu’il y a de meilleur et de plus solide, et, s’y embarquant comme sur une nacelle plus ou moins sûre, passer ainsi la mer orageuse de cette vie, à moins qu’on ne puisse trouver pour ce voyage un vaisseau à toute épreuve, UNE RÉVÉLATION DIVINE, pour achever heureusement cette traversée 89 » ; tant l’âme humaine est obligée à cette céleste navigation, et tant elle avait besoin de ce vaisseau de la Révélation où serait certainement monté Platon, et hors duquel tant de naufragés restent le jouet des tempêtes !
Il a été donné à Platon d’entrevoir non-seulement le vaisseau mais le PILOTE : le pilote auquel, dit-il, doit s’abandonner celui qui veut arriver à bon port 90. On connaît ce célèbre passage du Second Alcibiade, auquel nous avons déjà fait allusion, où Platon, entre autres prophéties sacrées dont il avait pu remporter l’impression de l’Orient, semble appliquer celle-ci de Balaam, si répandue dans la gentilité à laquelle appartenait ce prophète : « Je Le verrai, mais non point maintenant ; je Le regarderai, mais non de près 91. »
Alcibiade se rendant au temple pour prier, Socrate le dissuade de ce dessein, en lui montrant l’impuissance où il est de faire une prière convenable : « C’est pourquoi il est nécessaire que tu attendes, jusqu’à ce que quelqu’un t’enseigne quelle conduite tu dois tenir envers les dieux et envers les hommes. – Et quand viendra ce temps, dit Alcibiade, et quel sera ce Précepteur ? que je le verrais avec plaisir ! – C’est celui qui prend soin de toi, reprend Socrate 92. Mais il me semble que, de même que, dans Homère, Minerve dissipe le nuage qui enveloppait Diomède pour qu’il puisse discerner le Dieu de l’homme, de même il faut, avant toutes choses, qu’il dégage ton âme des ténèbres qui l’offusquent, et qu’ensuite il la mette en état de discerner les biens et les maux : ce que, dans ce moment-ci, tu me parais ne pas pouvoir faire. – Qu’il dissipe, s’il veut, ces ténèbres et tout ce qu’il voudra : je suis prêt à lui obéir sans réserve, quel que soit ce Personnage, pourvu qu’il me rende meilleur. – Celui-là a pour toi une affection merveilleuse. – Remettons donc mon sacrifice jusqu’à l’arrivée de cet heureux jour : plaise au Ciel qu’il ne se fasse pas longtemps attendre 93 ! »
Assurément, celui qui a tracé ces lignes aurait obéi sans réserve à ce divin Précepteur ; et il lui obéit par avance. Nous en avons pour gage cette conception d’un Dieu sous l’apparence d’un homme, qui a pour nous une affection merveilleuse ; et ce quel qu’il soit, pourvu qu’il me rende meilleur : sentiment de la faiblesse humaine, désir de la perfection, idée d’un Dieu de charité qui dissipe les ténèbres de l’esprit et qui dispose le cœur : tout est chrétien dans ce langage.
Complétons ce grand témoignage par un jugement final de Platon sur la sagesse qui n’a jamais été, que je sache, invoqué. C’est son traité intitulé Clytophon, qui clôt toutes ses œuvres, et qui en est le dernier mot.
Clytophon, parlant à Socrate, qui représente toujours dans Platon la sagesse humaine, lui dit :
« Quand je me suis trouvé avec toi, j’ai été saisi d’admiration en t’écoutant, et il m’a semblé que tu parlais mieux que tous les autres, lorsque, gourmandant les hommes, comme un Dieu du haut d’une machine de théâtre, tu t’écriais : Où courez-vous, mortels, etc. » Suit un long exposé des exhortations de la philosophie à la vertu, et des raisonnements qu’elle emploie pour en persuader les hommes. « Dans ces discours, et tant d’autres par lesquels tu nous apprends que la vertu peut être enseignée, je n’ai jamais rien trouvé et je ne trouverai sans doute jamais rien à reprendre. Cependant, dans le désir que j’avais d’en savoir davantage, j’interrogeai non plus toi, Socrate, mais tes compagnons d’âge et de pensée, tes disciples, tes amis : je leur demandai de quoi on parlerait ensuite, et imitant ta méthode : Que faut-il penser, mes amis, leur dis-je, de cette exhortation de Socrate à la vertu ? Est-ce là tout ? Ne faut-il pas en venir à la pratique et mettre la main à l’œuvre ? Faut-il que toute la vie se passe pour nous à exhorter ceux qui ne l’ont point encore été, et pour ceux-ci à en exhorter d’autres à notre exemple ? Ou plutôt, puisque nous convenons tous que c’est un devoir pour nous que ces exhortations, ne faut-il pas demander à Socrate et nous demander à nous-mêmes : Qu’y a-t-il après cela ? » Cette interpellation embarrassante se poursuit et conclut ainsi : « J’ai pensé, dis-je à Socrate, que tu étais l’homme le mieux fait pour enflammer les autres à l’amour de la vertu ; mais de deux choses l’une : ou ton mérite va jusque-là et s’arrête là, ou tu ne sais pas ce que je te demande, ou tu ne veux pas me le communiquer. Car je répéterai toujours que, pour celui qui n’a point été exhorté à la vertu, tu es le plus précieux des hommes ; mais pour celui qui l’est déjà, tu serais presque un obstacle à ce qu’il parvînt au véritable but de la vertu, qui est le bonheur 94. »
Voilà le dernier mot des œuvres de Platon et de la sagesse humaine la plus consommée : c’est une démission. Il fallait un plus grand maître. Il fallait la grâce de celui qui, non-seulement parle, mais qui opère au dedans de nous, et qui change les cœurs : ce qui ne peut être que le Maître des cœurs. Et cette belle déclaration de Platon s’élève à cette profession de foi, ou du moins de désir, en se reliant dans son Second Alcibiade, à cette attente de « Celui qui nous aime d’une affection singulière, et par qui seul nous serons non-seulement instruits, mais rendus meilleurs. »
C’est là le signe, le grand signe. « Une doctrine qui enfante des Saints (qui convertit), a dit Bossuet, est marquée d’un signe infaillible de régénération. » – « Pour faire d’un homme un Saint, a très bien dit Pascal, il faut que ce soit la Grâce ; et qui en doute ne sait ce que c’est qu’un Saint et qu’un homme. »
VIII. À partir de Platon, en qui elle atteignit son plus haut sommet, la sagesse humaine ne fit que décroître. La première Académie, continuée quelque temps par son neveu Speusippe, fit bientôt place à la seconde. Celle-là doutait et chancelait par faiblesse naturelle : celle-ci tourna cette infirmité en système, et même en raffinement. Socrate avait dit : Ce que je sais, c’est que je ne sais rien. Arcésilas vint et dit : Je ne puis même savoir que je ne sais rien. Carnéade, chef de la troisième Académie, essaya, il est vrai, de la remettre sur le pied de l’ancienne, c’est-à-dire du probabilisme ; mais ce fut un état factice et un effort désespéré. Cicéron, qui a honoré le plus cette dernière école, l’a fermée, en y inscrivant cette épitaphe, par laquelle il se relève à la véritable hauteur de Platon : Facessant igitur omnes qui docere nihil possunt que melius sapientiusque vivamus ! « Qu’ils s’en aillent donc tous ceux qui ne peuvent nous apprendre à devenir meilleurs et plus sages 95. »
Les Anciens, eussent-ils possédé toute la vérité religieuse, auraient encore manqué de ce qui fait passer cette vérité en actes et en mœurs. Jésus-Christ lui-même, qui était la Vérité en personne, n’eût pas attiré tout à lui, s’il n’eût été pour nous non-seulement la Vérité, mais la Voie et la Vie. Or, la Voie et la Vie céleste manquaient absolument à la sagesse humaine. « Oh ! que c’est bien autre chose, s’écriait S. Augustin, après avoir passé de celle-ci à Jésus-Christ, d’apercevoir de loin, du haut d’un roc sauvage, la Cité de la paix, sans pouvoir, quelque effort que l’on fasse, trouver une voie pour y arriver ; ou bien de trouver cette voie, et sur cette voie un guide qui vous dirige et vous défende contre le brigandage de ceux qui voudraient vous arrêter 96. »
Mais, disons-le une dernière fois, la vérité elle-même manquait aux anciens. Non qu’ils en fussent totalement dépourvus : nous avons vu le contraire ; mais ils n’en étaient pas entièrement pourvus. Or, disait Cicéron, avec cette netteté d’esprit et cette raison toute romaine qui lui étaient propres, qu’importe de posséder à quelque degré la vérité, si on n’a la vérité totale ? « Qui ignore que de plusieurs gens qui se noient et qui veulent se sauver, ceux qui approchent le plus de la surface de l’eau ne soient plus près de respirer que les autres ? Cependant, comme ils ne peuvent pas plus respirer que ceux qui sont au fond, de même il ne sert à rien d’avoir fait quelque progrès dans la vérité ; et ceux qui n’ont pas atteint le sommet ne sont pas moins misérables que ceux qui en sont le plus éloignés. De même aussi que les petits chiens qui sont sur le point de voir sont encore aussi aveugles que ceux qui ne font que de naître, ainsi Platon, lorsqu’il ne voyait pas encore la sagesse, était aussi aveugle des yeux de l’esprit que Phalaris lui-même 97. »
Voilà l’état de la sagesse humaine décrit de sa propre main. Cicéron en souffrait. La juste exigence de son esprit le tenait en suspens entre tous les systèmes ; « enviant le sort de ceux qui se cramponnent pour ainsi dire à la première secte qui s’offre à eux comme à un rocher sur lequel la tempête les aurait jetés 98 » ; mais ne pouvant les imiter, quoique, disait-il, « j’atteste Jupiter et les dieux de la patrie que mon plus vif désir est de découvrir la vérité, et que j’y mets tout mon soin et tout mon zèle 99 ! » Mais, pour arriver à cette vérité qui doit être unique, il me faudrait, dit-il, un Guide unique, entre tant de sages qui s’offrent à moi. Or, comment le discerner, s’il est vrai, comme on le dit, qu’il n’appartient qu’à un sage de donner le titre de sage ? C’est là un cercle vicieux d’incertitude et d’ignorance dont la sagesse même peut seule nous tirer : « C’est déjà une grande question pour nous autres hommes de discerner le moindre degré de vraisemblance ; quant à la vérité, un Dieu seul peut la révéler. » Quæ verisimillima, magna quæstio est : quæ vera sit, Deus aliquis viderit 100.
Quand je rapproche cette véridique et humble déclaration des larges et sublimes essors de Cicéron dans ses traités des Lois et de la République, je pardonnerais à Érasme l’enthousiasme qui le porte à donner une place à ce grand homme dans le ciel chrétien.
IX. Le Stoïcisme, qui a joué un si grand personnage sous les empereurs, notamment dans Sénèque et dans Épictète, ferait-il après cela quelque illusion sur la force de l’âme humaine à se passer du secours divin ?
Mais déjà le Stoïcisme était tout imprégné de l’esprit nouveau. Tout le monde l’a remarqué avec M. Villemain. L’influence du Christianisme est manifeste dans les idées, dans les sentiments, et jusque dans la langue des stoïciens de cette époque. Puis, ce qui les sépare du Christianisme, les éloigne en même temps de la vraie sagesse, plus encore que n’en étaient éloignés les philosophes anciens : je veux dire cette bouffissure de sentences, vide de vertus réelles, ou plutôt pleine de misères morales, et cette fausse roideur de caractère qui cassait si souvent par le suicide, sans être moins souple aux vices les plus abjects. Les stoïciens étaient les pharisiens de la philosophie. Tel était Sénèque, qui faisait son examen de conscience tous les soirs, et dont la vie scandalisa le siècle même de Claude et de Néron. Il faut croire qu’il n’y avait que les fautes imperceptibles qu’il ne se passait pas, coulant le moucheron et avalant le chameau 101 : au point d’entretenir une liaison criminelle avec Agrippine, de se livrer effrontément à un vice plus infâme et d’y engager Néron, de faire l’apologie du parricide commis par ce monstre sur cette même Agrippine, après l’avoir conseillé ; de flatter jusqu’à l’affranchi de Polybe, pour regagner les bonnes grâces de sa divinité Claude 102, et de traîner plus tard ce même Claude aux gémonies, « parce qu’il ne pouvait plus lui faire du mal 103 » ; de posséder dix-sept millions cinq cent mille drachmes, tout en déclamant contre les richesses, et cinq cents tables de bois de cèdre montées en ivoire, où il prenait de délicieux repas et sur lesquelles il écrivait contre la sensualité et contre le luxe.
Et maintenant, savez-vous comment Sénèque répondait au décri que lui attirait cette scandaleuse opposition entre sa vie et ses écrits ? Il l’étendait à toute la philosophie. « Il est vrai, disait-il, après avoir énuméré les reproches qu’on lui faisait, je ne suis point sage, et même, pour donner plus de pâture à la malveillance, je ne le serai point... Mais ce reproche, il est fait à Platon, fait à Épicure, fait à Zénon ; car tous ces philosophes disaient, non pas comme ils vivaient eux-mêmes, mais comment il fallait vivre... Les philosophes ne font pas ce qu’ils disent ? Ils font cependant beaucoup, par cela seul qu’ils le disent 104. » Peut-être ; s’ils ne se drapaient pas dans leur langage, s’ils ne s’enflaient pas de leur mérite, s’ils ne se tenaient pour dispensés de la vertu par son éloge, et s’ils ne se posaient pas en dieux dans un cloaque. Mais que voulez-vous d’un orgueil qui va jusqu’à dire : « On me persuadera plus facilement que l’ivrognerie est une vertu, qu’on ne me persuadera qu’elle ait été un vice dans Caton : Facilius efficiet, quisquis objecerit, hoc crimen honestum, quam turpem Catonem 105 ! »
Un tel orgueil, il faut le dire, caractérise plus particulièrement le Stoïcisme des derniers temps, celle de toutes les sectes qui a le plus fastueusement parlé et le plus misérablement agi, et dont le manteau recouvre le plus de faiblesse et le plus de vide, comme si le Ciel eût voulu faire précéder immédiatement, pour la faire mieux ressortir, la grâce de la sanctification évangélique, du plus éclatant témoignage de notre impuissance. Un homme qui eût écrit sous le Christianisme comme Sénèque, eût été un Saint, et Sénèque n’a pas même été un homme : tant il y a de vertu divine dans le Christianisme, et tant est surhumaine l’entreprise que lui seul a réalisée, non pas seulement chez quelques philosophes, mais dans des multitudes de natures fragiles de toutes conditions !
La force de la vérité, dans le meilleur des stoïciens, lui a fait rendre les armes sur ce point.
« Nous ressemblons, dit Épictète, à ceux qui ont de grandes provisions, et qui demeurent maigres et décharnés, parce qu’ils ne s’en nourrissent point. Nous avons de beaux préceptes et de belles maximes ; mais c’est pour en discourir, et non pour les pratiquer ; nos actions démentent nos paroles. Nous ne sommes pas encore des hommes, et nous voulons jouer le rôle de philosophes ! – Le fardeau est trop grand pour nous. – C’est comme si un homme qui n’aurait pas la force de porter un poids de deux livres, entreprenait de porter la pierre d’Ajax 106. »
La pierre d’Ajax ! elle était légère encore celle-là auprès de la pierre du Christ, la pierre de la perfection évangélique ! Si le poids de la philosophie dépassait les forces de l’homme, combien plus celui de la sainteté chrétienne ! Et cependant le Christ a fait et fait toujours des légions de Saints, alors que le Portique se lamentait de n’avoir pu faire un seul stoïcien !
« Je vois bien des hommes, disait Épictète, qui débitent les maximes des stoïciens, mais je ne vois point de stoïciens. Montre-moi donc un stoïcien. Je n’en demande qu’un. Un stoïcien ; c’est-à-dire un homme qui dans la maladie soit heureux, qui dans le danger se trouve heureux, qui méprisé et calomnié se trouve heureux. Si tu ne peux me montrer ce stoïcien parfait et achevé, montre-m’en un commencé. N’envie point à un vieillard comme moi ce grand spectacle dont j’avoue que je n’ai encore pu jouir 107. »
Ce grand spectacle commençait dans la personne des Martyrs chrétiens, sous les yeux mêmes d’Épictète : Spectaculum facti sumus mundo 108. Il en était confondu et dépité sans le comprendre. Il y concourait même, aveugle qu’il était, par le mépris et la calomnie dont il chargeait lui aussi les Galiléens :
« La folie et la coutume, disait-il, ont pu porter les Galiléens à braver les satellites et le glaive des tyrans, assurés qu’ils sont d’avoir Dieu pour libérateur, et la raison et la démonstration ne pourront le faire 109. . . . ! »
Eh ! oui, la folie devait faire ce que n’avait pu la raison ; mais la folie du Christ, qui est la sagesse et la vertu même de Dieu, comme répondait S. Paul aux Épictètes : « Parce que ce qui est folie de Dieu est plus sage que toute la sagesse des hommes, et ce qui est infirmité de Dieu plus fort que toutes leurs forces ; et parce qu’il a plu à Dieu de confondre la fausse sagesse par la fausse folie en sauvant le genre humain par cette folie-là : Christum Dei virtutem et Dei sapientiam, quia quod stultum est Dei sapientius est hominibus, et quod infirmum est Dei fortius est hominibus, et placuit Deo per stultitiam nos salvos facere 110. »
La démonstration de la vérité et de la nécessité du Christianisme est-elle assez complète ! la raison de croire à sa divinité assez établie ? Il me le semble ; et ceux qui, sans méconnaître les témoignages surabondants qui remplissent les temps modernes, auraient été portés à leur opposer les temps anciens, doivent être revenus de la conception qu’ils s’étaient faite.
Toute l’Antiquité païenne, par tout ce qu’elle a de vrai, de bon, de beau, de grand, de pur, témoigne de la vérité traditionnelle ou innée du Christianisme ; – et par toutes ses impuissances à réaliser ses conceptions et ses sentiments, par ses écarts déplorables, par ses erreurs inouïes, par sa corruption monstrueuse, par ses gloires même comme par ses hontes, elle ne témoigne pas moins de la nécessité du Christianisme et de la divinité de cette intervention.
Double témoignage de cette divinité qui, loin d’être affaibli par cette dualité, se renforce réciproquement dans ses deux branches. Combien, en effet, les témoignages de vérité que l’intelligence et la conscience humaine rendent au Christianisme chez les Anciens sont-ils profonds et enracinés dans notre nature, pour s’être produits et maintenus au sein de tant d’erreur et de corruption ! – Et combien, par contre, cette erreur et cette corruption, étaient-elles humainement incurables, et réclamaient-elles un secours divin, pour n’avoir pu être corrigées par ces nobles et généreux efforts de la conscience humaine !
Toute l’Antiquité rend ainsi les armes à Jésus-Christ : toutes ses écoles, toutes ses philosophies, toutes ses gloires viennent s’incliner devant la céleste philosophie de la Croix, viennent se mesurer non plus à la pierre d’Ajax, mais à la pierre du Christ, comme nous le disions, pour y subir l’épreuve, la double épreuve de leur valeur et de leur impuissance.
« Voyons, qu’ils parlent encore, ces superbes, disait magnifiquement S. Augustin aux survivants du paganisme, et pouvons-nous le dire à leurs revenants, ne se sentent-ils pas vaincus par le nombre, vaincus par les masses, tout le monde civilisé louant, du levant au couchant, le nom du Seigneur ? Que prétend encore cette poignée d’ergoteurs ? Ils sont juges parmi les impies. Mais qu’importe ? observez ce qui suit : Leurs juges sont absorbés auprès de la pierre. Quelle pierre ? Et la pierre c’était le Christ (I Cor. VIII, 5). Ils sont absorbés auprès de la pierre : auprès, c’est-à-dire mesurés, ces juges, ces grands, ces puissants, ces doctes génies : ils sont appelés leurs juges, comme juges des mœurs et promulguant des sentences. Aristote a dit ceci : “Mesure-le à la pierre, et il y est absorbé.” Quel est cet Aristote ? Qu’il m’entende, dit le Christ, et au fond des enfers, qu’il tremble. Pythagore a dit cela, Platon encore a dit cela. Mesure-les, mesure-les à la pierre : compare leur autorité philosophique à l’autorité évangélique, compare ces enflés au Crucifié. Nous leur disons : Vous avez écrit vos maximes dans les cœurs superbes ; Lui, il a planté sa croix dans les cœurs des rois. Il est mort, et il est ressuscité ; vous êtes morts, vous autres, et je ne veux pas rechercher dans quel état vous ressusciterez. Donc, ils ont été absorbés auprès de la pierre. Ils paraissent dire quelque chose tant qu’ils n’y sont pas mesurés. Que s’il arrive à quelqu’un d’entre eux d’avoir dit ce qu’a dit le Christ, c’est une raison de l’en féliciter, mais non de le suivre. – Mais il l’a dit le premier avant le Christ. – À ce compte-là, si quelqu’un dit vrai, il est donc avant la Vérité ? Ô homme ! observe le Christ, non par rapport au temps où il est venu, mais par rapport à celui où il t’a fait. Le malade, lui aussi, peut dire : “Mais je suis tombé malade avant que le médecin vînt.” – En effet, c’est pour cela même que le médecin est venu après, parce que auparavant tu étais tombé. »
« Ô Dieu ! » devons-nous donc conclure avec Montaigne, qui cependant était bien épris des anciens, « quelle obligation n’avons-nous pas à la bénignité de notre souverain Créateur, pour avoir déniaisé notre créance de ces vagabondes et arbitraires dévotions, et l’avoir logée sur l’éternelle base de sa sainte Parole ! »
Auguste NICOLAS.
Paru dans L’Écho de la France en 1868.
1 Argument du Gorgias, t. III, p. 171.
2 Xénophon, Mémorables, liv. I, ch. IX, etc., et liv. IV, ch. XIX, etc.
3 Xénophon, Mémorables, liv. I, ch. XIX.
4 Les Travaux et les Jours, chant Ier.
5 Les Travaux et les Jours.
6 La Théogonie.
7 Eschyle, les Sept Chefs.
8 Id., Agamemnon.
9 Les Suppliantes.
10 Ibid.
11 Œdipe.
12 Philoctète.
13 Antigone.
14 Les Bacchantes.
15 « Vous allez à Athènes : n’oubliez pas d’honorer les dieux ! » a dit Montesquieu. Athènes se faisait en effet un titre de gloire de sa piété ; et elle en était jalouse. C’est par là que l’aborda saint Paul.
16 Les Héraclides.
17 Ion, dont s’est inspiré Racine dans Athalie.
18 Les Troyennes.
19 Électre.
20 Voir nos Études philosophiques, t. II.
21 Eschyle, Prométhée enchaîné.
22 Cette maternité virginale d’Io, que Jupiter en la touchant légèrement au front rend mère du Libérateur Épaphus (qui veut dire touché légèrement), est célébrée dans le Prométhée enchaîné d’Eschyle, dans les Suppliantes et dans les Phéniciennes d’Euripide. – Évidemment tout cela procède d’un fonds commun.
23 Socrate ne prêta-t-il pas lui-même à cette méprise par l’élimination de l’élément divin et par le caractère utilitaire de sa première philosophie ? C’est ce que nous apprécierons dans le chapitre suivant.
24 « Mais qui fait choquer les nuées ? reprend Strepsiade, n’est-ce pas Jupiter ! – Nullement, lui répond le sophiste, c’est Tourbillon. » – Et qui est-ce qui produit Tourbillon ? aurait-il pu ajouter. Mais il ne remonte pas plus haut, et il s’en tient à Tourbillon dont il fait une sorte de divinité préférable à Jupiter, allant dire partout : « Vous ne savez pas ? il n’y a plus de Jupiter au monde : c’est Tourbillon qui le remplace. » – Hélas ! il n’est que trop vrai, quand on détrône Jupiter, c’est bien le règne de Tourbillon.
25 De Legibus, lib. II.
26 Id., lib. I.
27 La République, XVIII.
28 On retrouve dans ce morceau de Cicéron le même souffle qui se fait sentir dans le Pollion de Virgile, souffle apporté sans doute par la divulgation de nos Prophéties, agitant le monde à cette époque, et le préparant à l’avènement et au règne de la Loi divine : De Sion exhibit Lex, et Verbum Domini de Jerusalem (Isaïe, II, 3). – Legem ejus insulæ expectabunt (Id., XLII, 5) – In die illa longe fiet Lex (Michée, VII, 12) etc., etc.
29 La République, VI.
30 Tanta fuit morum castitate, ut Neapoli PARTHENIAS vulgo diceretur (Le Beau, Vita P. Virgilii Maronis.)
31 Cum in profundum venerit, contemnit. (Proverbes, XVIII, 3.)
32 Nous avons emprunté cette dernière remarque à l’excellent ouvrage de M. Masure, sur les Poètes antiques.
33 Confess., liv. IV.
34 Non enim habemus Pontificem qui non possit compati infirmitatibus nostris : tentatum autem per omnia pro similitudine absque peccato. – Adeamus ergo cum fiducia ad thronum gratiæ : ut misericordiam consequamur, et gratiam inveniamus in auxilio opportuno. (Ad Hebræos, IV, 15, 16.)
35 Institutions divines, liv. VIII.
36 Préparation évangélique, liv. I. – Voir les savantes notes justificatives de M. Séguier, traducteur d’Eusèbe, à l’appui de ce tableau.
37 Aux Colossiens, II. 15.
38 Les conceptions mythologiques d’Homère sont restées telles dans toute l’antiquité. Elles ont régné jusqu’à Jésus-Christ.
39 Nous renonçons à citer les textes ; on les trouvera aux indications suivantes de la traduction de M. Cousin : la République, t. IX, p. 255.
40 Id., ibid., p. 256, 257, 267, 268.
41 Id., ibid., p. 272, 273.
42 Id., ibid., p. 277.
43 Id., ibid., p. 278.
44 Id., ibid., p. 278.
45 Id., ibid., p. 275.
46 Id., ibid., p. 277.
47 Le Banquet, t. VI, p. 255, 257. – L’amour naturel est renvoyé aux gens du commun. « Il en va autrement aussi chez les Barbares. Là on proscrit et l’amour, et la philosophie, et la gymnastique (trois choses qui allaient ensemble), parce que les tyrans n’aiment point qu’il se forme parmi leurs sujets de grands courages et de fortes amitiés. » – Platon attribue ailleurs à la gymnastique, proscrite par prudence chez les Barbares, d’avoir introduit ce dérèglement.
48 La Crète, Lacédémone, l’Élide, la Béotie, etc.
49 Aux Romains, ch. I, 16, 28.
50 Par exemple dans le Banquet, où il part de l’amour des beaux corps pour s’élever à celui de la Beauté éternelle.
51 Un savant critique, joignant toute la délicatesse d’un esprit attique à l’élévation d’un cœur chrétien, mon noble ami M. Dabas, doyen de la faculté des lettres de Bordeaux, dans un de ses nombreux écrits de philosophie littéraire si appréciés de ceux qui les connaissent, et qu’on voudrait voir réunis en volume pour le grand public, rend ainsi à Platon une justice d’excuse à laquelle je m’associe pleinement : « Dans son aspiration vers l’infini et le divin, il a tenté de faire descendre sur la terre l’image de l’unité divine avec ses perfections. S’il commence par bannir la liberté de sa République, c’est qu’il aurait à cœur d’y établir l’empire des plus honnêtes citoyens : son aristocratie n’est que le despotisme de la vertu. S’il viole l’égalité, dont il pose cependant le principe, c’est qu’il voudrait assurer le bonheur de tous par le meilleur emploi des forces de chacun. Enfin, s’il détruit la propriété de la famille, c’est pour resserrer, il le croit du moins, les liens trop relâchés de la grande famille humaine ; il prétend supprimer ainsi toutes les passions individuelles et sociales, le désir d’avoir plus que les autres, l’envie d’amasser pour les siens, l’amour des plaisirs égoïstes et solitaires. Il veut une solidarité complète entre tous les citoyens, une union poussée, s’il était possible, jusqu’à l’unité, de sorte que, comme il le dit textuellement, les choses mêmes que la nature a données en propre à chacun, les mains, les yeux, les oreilles, devinssent en quelque façon communes à tous, et que tous s’imaginassent voir, entendre et agir en commun. L’État parfaitement un (à tout prix), c’est là pour lui le comble de la vertu politique. » (Discours pour la reprise du cours de littérature ancienne, 28 novembre 1848.) Cette justice rendue à Platon, qu’on croirait à tort avoir le goût de l’immoralité, alors qu’on doit dire seulement qu’il n’en avait pas le dégoût, ou qu’il le perdait à la poursuite aveugle de son utopie, n’empêche pas M. Dabas de faire justice aussi de celle-ci. « Chimère avilissante, dit-il ; car c’est porter atteinte à la dignité de l’homme que de faire passer sa liberté après son bonheur, et d’assimiler son bonheur à celui d’un bétail bien parqué et bien gardé..... Chimère immorale..... Oui, disons-le à la honte non pas de ce grand et admirable moraliste qui s’appelle Platon, mais à la honte de notre pauvre raison humaine trop confiante dans ses conceptions, et trop sujette à s’égarer quand elle est abandonnée à ses seules forces. »
52 Dacier, Vie de Platon.
53 Hortensius, fragments.
54 Onzième lettre à Denys.
55 Hippolyte.
56 Hippolyte.
57 Joan., XVII, 3. – L’idée de Dieu n’est nulle part dans la conception de la vie future par les anciens, pas plus dans l’Élysée de Virgile que dans le Songe de Scipion de Cicéron.
58 Deus creavit homniem INEXTERMINABILEM, et ad imaginem similitudinis suæ fecit ilium. (Liber Sapientiæ, II, 23.)
59 Et revertetur pulvis in terrain suam unde erat, et spiritus redeat ad Deum qui dedit ilium. (Ecclesiastes, XII, 7.)
60 Voir Plutarque, Vie de Périclès ; et Eusèbe, Prepar. Evang., liv. Ier.
61 D’Aguesseau, Lettres sur divers sujets de métaphysique. Dans cette lecture, le savant Chancelier soutient l’excellence des philosophes anciens ; et il avait raison : nous la reconnaissons avec lui. Ainsi que nous l’avons montré dans le chapitre précédent, par les admirables citations dont nous avons enrichi cet ouvrage, ils ont fait preuve de la plus grande force de raison qui reste à l’homme ; et c’est précisément ce qui prouve l’insuffisance de ce reste de raison et la nécessité d’une Lumière supérieure. D’Aguesseau à son tour en convient avec nous. « Ce n’est pas après tout, Monsieur, dit-il, que, dans le fond, j’aie peut-être meilleure opinion que vous des anciens philosophes. Je conviens avec vous qu’on dirait qu’ils n’ont écrit que pour nous faire voir que la raison humaine est bien faible dans ceux mêmes en qui elle paraît avoir le plus de force ; qu’ils ont touché aux vérités les plus importantes sans avoir pu les saisir ; et que les vérités même qu’ils connaissent, n’ont servi qu’à les précipiter plus profondément dans l’erreur. » – « C’est par cette raison même, conclut-il, que lorsqu’ils parlent bien, et qu’ils s’expliquent d’une manière qui ne peut s’entendre que suivant les idées qui nous sont connues par la Révélation, je crois reconnaître dans leurs discours les vestiges d’une ancienne tradition, toujours plus pure et moins altérée à mesure qu’on remonte plus près de sa source. » – C’est là précisément ce que nous disons.
62 Aux Romains, I, 19.
63 Aristoxène, cité par Eusèbe.
64 Xénophon, Mémorables, liv. IV, 18. – Voir aussi liv. II, 10 et passim. – Cette doctrine est partout dans les Entretiens de Socrate, et revêt toutes les formes. Elle s’affiche jusqu’au cynisme dans cette visite faite par Socrate accompagné de ses disciples à la courtisane Théodote, où, en retour de la faveur qu’elle leur accorde de contempler à leur gré ses charmes, il lui donne des leçons sur l’art de chasser aux amants. Il y a là tout un traité sur cet art des Laïs, déduit de l’utile, qui pourrait être consulté avec fruit par les Théodote de nos jours. Et ce sont là les Mémorables de Socrate, rapportés avec complaisance par Xénophon ! ! ! (Mémorables, liv. III, §. 20.)
65 Pascal, Pensées.
66 Chap. II, 12, 14.
67 Diog. Laert., liv. II, ch. LX.
68 Mémorables, liv. Ier, § Ier.
69 Il aurait même célébré en mourant cette croyance, si l’on en croit Platon, par un hymne à Apollon et à Diane.
70 Apologie, t. I, p. 85, 86, 107.
71 C’est vrai : mais l’utilité de ce parti ne doit pas en être le mobile ; et on ne doit pas vivre honnêtement pour vivre heureusement. Le bien est obligatoire avant tout.
72 Mémorables, liv. IV, § 24.
73 Barthélemy, Voyage d’Anacharsis, t. V, p. 434.
74 Diog. Laert., liv. II, § 42.
75 Le Criton.
76 L’accusation elle-même n’avait pas cette portée. Selon ses termes mêmes, et comme le dit Xénophon, c’est son démon familier qu’on l’accusait de mettre à la place des dieux de l’État. Ce n’est qu’en ce sens qu’on l’accusait de ne pas admettre ces dieux.
77 Cité de Dieu, liv. X, c. XXIX.
78 Le Phédon, t. I, p. 265.
79 Timée, t. XII, p. 119, 151.
80 Le Phédon, t. I, p. 299.
81 Second Alcibiade, t. V, p. 168.
82 Le Politique, t. XI, p. 387. Somnia sunt non docentis, sed optantis. (Cicéron, Acad., liv. VI. 38.) – Rem gratissimam promittentiam magis quam probantium. (Senec., Epist., 102.)
83 Aux Romains, XIII, 11.
84 Premier Alcibiade, t. V, p. 85, 86.
85 Second Alcibiade, t. V, p. 133.
86 Timée, t. XII, p. 117.
87 Timée, t. XII, p. 203. – « Il est nécessaire à l’homme, dit S. Thomas, de croire et de recevoir par manière de foi, per modum fidei, les choses mêmes que la raison peut connaître, et cela premièrement afin que l’homme parvienne plus tôt à la connaissance de la Vérité divine ; secondement, afin que la connaissance de Dieu soit à la portée de tout le monde ; troisièmement, afin qu’on ait la certitude. La raison humaine est, en effet, bien fautive dans les choses divines : témoin les philosophes, qui, même dans les choses humaines, sont tombés avec leur raison dans des erreurs et des contradictions. Pour que l’on puisse donc avoir de Dieu une connaissance certaine et hors de tout doute, il a fallu que les vérités divines fussent transmises par le moyen de la foi, comme parole de Dieu qui ne peut mentir. » (T. II, quæst. 2, art. 23.) Cette doctrine était contenue dans les paroles précitées de Platon ; S. Thomas n’en fait que le commentaire.
88 Epinomis, t. XIII, p. 24.
89 Le Phédon, traduct. littérale sur le texte grec et la traduction latine de Fuccin.
90 Second Alcibiade, id., ibid.
91 Balaam, Nombres, chap. XXIV, 17.
92 Il est très remarquable qu’on parle au présent de ce personnage qui ne doit paraître que dans l’avenir. C’est ce qui ne peux s’expliquer qu’en se rapportant à Celui qui a dit : « Je suis avant qu’Abraham (avant que Platon) fût. » Jesus Christus heri, et hodie, et in scecula. (Ad Hebr., XIII, 8.)
93 Second Alcibiade, trad. littérale sur le texte grec et la version latine de Fuccin.
94 Clytophon, t. XIII, p. 47, 53. – Xénophon, dans ses Mémorables, fait évidemment allusion à ce jugement de Platon sur leur maître : « On a dit, on a même écrit qu’il avait bien le talent d’appeler les hommes à la vertu, mais qu’il n’avait pas celui de les en pénétrer. »
95 Hortensius.
96 Confessions.
97 De Finibus bonorum et malorum, lib. IV, 23.
98 Académique, I liv. II.
99 Id., ibid.
100 Tusculanes, liv. I, § 11.
101 Matth., XXIII, 24.
102 Numen tuum, Consolatio ad Polybium, XXIV.
103 Diderot, qui avait voué une sorte de culte à Sénèque, le lâche à cet endroit et avec lui toute sa secte.
104 De la vie heureuse, § 18.
105 De Tranquillitate animi, et Caton avait bien d’autres vices qui ne soutiendraient pas la lumière aujourd’hui !
106 Épictète, Nouveau Manuel, XXIV.
107 Nouveau Manuel, XLIX.
108 Aux Corinthiens, IV, 9.
109 Arien, liv. VII, chap. IV.
110 Aux Corinth., I, 21, 24, 25. – « Les philosophes ! dit Pascal, ils étonnent le commun des hommes ; les chrétiens ! ils étonnent les philosophes. »