L’abbaye de Westminster,
CONSIDÉRÉE SOUS LE POINT DE VUE CATHOLIQUE
ET PROTESTANT.
Nous avons dit plusieurs fois que les arts commençaient à rendre justice au catholicisme, et que la plupart des savants, des vrais artistes, reconnaissaient sa grande influence sur les travaux des hommes. Notre Recueil est spécialement destiné à suivre le développement progressif de ces idées éparses dans les nombreux écrits littéraires et scientifiques. Nous avons deux buts principaux en suivant cette marche ; le premier, de prouver toujours de plus en plus que les sommités intellectuelles sont pour le catholicisme, et que par conséquent ceux qui continuent à l’insulter bassement appartiennent moins à ce siècle qu’à celui qui nous a précédés, et qui est convaincu tous les jours de plus en plus de haine religieuse, aveugle et intolérante, et d’ignorance profonde et présomptueuse ; le second, c’est de réconcilier de plus en plus les catholiques avec la science de ce siècle, et de les rapprocher de ces hommes, qui, sans être pour eux, ne sont pas cependant contre eux.
Nous espérons donc que nos lecteurs liront avec plaisir la citation suivante d’un article inséré dans la Revue de Paris de ce mois.
La Revue de Paris est un recueil littéraire et politique. Les rédacteurs ne se donnent pas pour catholiques ou pour chrétiens ; ils s’annoncent plutôt comme littérateurs, connaisseurs, artistes, gens de goût, indépendants de toute croyance, et jugeant d’après leurs sensations, leurs émotions. C’est uniquement sous le point de vue purement humain qu’il faut considérer l’article suivant, qui est signé NISARD.
« La première fois que je visitai cette belle abbaye, c’était par un grand vent ; on eût dit que les nuages se déchiraient contre la toiture. Ce bruit mystérieux au-dessus de ma tête, et ce silence à mes pieds et autour de moi, me confondaient. J’ai senti quelque chose de pareil dans les bois, au pied des grands arbres, quand le vent qui s’élève commence à ébranler leurs cimes, et que l’herbe d’en bas n’est pas même courbée. Mais au milieu d’une grande nef, entouré de huit siècles de tombes, homme petit et faible devant un ouvrage immense, fait de la main des hommes, esprit perdu de doutes et d’incertitudes, en présence de deux religions qui ont remué profondément l’espèce humaine, l’ai éprouvé bien plus vivement ce singulier état où la pensée paraît cesser, et où il semble que le pouls ne bat plus. Chose étrange, qu’il faille de si grands spectacles pour dompter l’esprit d’un homme, et pour suspendre un moment sa pensée, si chétive et si indocile ! Chose étrange que ce ne soit pas trop de la voix des grandes forêts, du murmure de la mer, du silence des vieux monuments, pour faire taire un moment ce petit bruit qu’on appelle la pensée !
« Le catholicisme avait bâti cette grande église, pour une grande religion ; pour que tout un peuple y vînt entendre la parole de Dieu, chantée de toute la force de la voix humaine ; pour que l’homme sentît sa petitesse dans le temple de Dieu ; pour que le cantique immense des générations rassemblées sous les voûtes ne fit pas éclater l’édifice. Le protestantisme, en s’emparant de Westminster, l’a rétréci pour sa religion de salon, pour ses chants de femmes et d’enfants de chœur, pour ses prédications devant un petit auditoire ; pour cette poignée de fidèles, auxquels le ministre lit la prière d’une voix grave et posée, sans accent, sans vibration. On a coupé par la moitié la nef du vieux temple ; et on y a fait une enceinte en planches avec des sièges et des banquettes, pour une centaine de fidèles ; l’antre moitié est vide ; la terre consacrée commence à cette misérable clôture de menuiserie, qui a été faite pour la pourriture, tandis que les murs, qui ont été faits pour l’éternité, et par la main des générations, ne sont ni sacrés ni profanes, si ce n’est que des rangées de tombeaux en font un objet de vénération pour le voyageur. Le protestantisme n’avait pas la voix assez forte pour remplir ces grandes allées, ni pour monter jusqu’à ces voûtes ; il a fallu un édifice mutilé à une religion mutilée ; il a fallu moins d’espace à la raison qu’à la foi.
« Les tombeaux de Westminster ne montrent pas moins vivement la lutte des deux religions dans la même église. C’est le catholicisme qui l’a bâtie ; c’est encore le catholicisme qui déploie sur les tombeaux le plus grand caractère. Je n’entends point parler ici de l’art ; il y a des coups de ciseaux plus habiles dans les monuments du protestantisme ; il n’y a dans ceux-là que la foi, souvent sans art ; mais on y sent une force de main-d’œuvre, et je ne sais quelle certitude d’une autre vie qui remuent profondément. Ces effigies des rois de la race normande, couchées tout armées sur la pierre de la tombe, les mains jointes, toutes dans la même altitude, toutes conçues par la même idée, quoique les siècles aient apporté quelques perfectionnements dans l’exécution ; ces femmes, ces enfants, ces fidèles serviteurs qui sont rangés autour du tombeau, à genoux, les mains jointes, comme celles du mort, qui ne pleurent point, mais qui prient, parce que les larmes passent, et non la foi, et que l’homme peut plutôt prier que pleurer toujours ; tous ces personnages qui représentent le drame de la mort, mais qui ne le jouent pas, comme cela se voit dans certains monuments du protestantisme ; toute cette naïveté d’un art dont les maîtres n’étaient que de simples ouvriers, exerce un singulier empire sur l’imagination et le cœur. Ce sont bien là des morts qu’on a voulu faire ; il y a bien dans ces membres la roideur du cadavre, rien ne bat plus sous cette armure, ces yeux sont fermés pour ne plus se rouvrir ; le tombeau est scellé, tout est fini ; mais l’artiste a mis dans ces mains jointes et tendues vers le ciel, une pensée, la pensée qu’avait le défunt avant de rendre son âme à Dieu, celle qui inspirait l’artiste, et qui le dédommageait souvent de ses travaux, celle qu’avaient les serviteurs et les enfants du mort, et le peuple qui avait suivi ses funérailles, et les prêtres qui répandaient de l’eau bénite sur ses restes, – la pensée que Dieu se laisse désarmer par la prière.
« Dans les tombeaux du protestantisme, l’unité disparaît. C’est la diversité d’un musée. Il y a des bustes, il y a des emblèmes, il y a des statues. Ce n’est plus la pensée religieuse, c’est le caprice, c’est la vanité, qui fournissent l’idée d’un monument ; c’est l’art sans la foi qui l’exécute. On ne pense plus à la prière ; on donne aux morts des attitudes dramatiques : les uns sont encore menaçants ; les autres vous sourient ; en voici un qui joue un rôle ; en voilà un autre qui expire avec grâce. J’en ai vu qui montaient au ciel, entourés de nuages ; d’autres qui haranguaient le parlement. – Voici sans doute une noble dame qui meurt fort regrettée de son mari : elle est dans son lit, expirante ; la mort, c’est-à-dire le grand squelette noir armé d’une faux, dont on fait peur aux enfants, sort d’une caverne pratiquée sous le lit de la pauvre dame. Le mari l’aperçoit ; il se met entre sa femme et la mort, et il tend à celle-ci des mains suppliantes ; il l’implore les larmes aux yeux. – Traduisez tout cela : lord Nightingale était bon mari, ou il a voulu passer pour tel. Mais qu’est-ce que lord Nightingale ? C’est un personnage qui avait le moyen de faire enterrer sa femme à Westminster. Il n’y a pas que des rois et des grands hommes dans cette abbaye : c’est un Panthéon où l’on paie sa place plus cher qu’au cimetière, voilà tout. Shakespeare y occupe moins d’espace que lady Nightingale. Georges Canning et M. Pitt sont chacun sous une dalle, avec leur nom dessus. Ceux auxquels ce nom ne dit pas assez, ne sont pas en position, ou ne méritent pas d’en connaître plus. Laissez tout ce train d’épitaphes et tout cet étalage de titres à ceux qui n’ont pu faire savoir leur vie que par leur mort. C’est assez d’une pierre et d’un nom pour les hommes célèbres, puisque la foi n’est plus là pour les coucher sur la tombe, et leur joindre les mains, afin de montrer qu’ils n’ont eu de valeur que par la prière ; il faut charger l’histoire de l’épitaphe et du monument, et ne pas étouffer sous des travaux de maçonnerie l’impression profonde que fait sur l’âme toute une grande histoire tenant sous une dalle de six pieds.
« Toute cette profusion de tombeaux ne donne pas l’idée de la mort. Une fosse fraîchement creusée, un cercueil duquel on ôte le drap noir, la pelletée de terre qu’on y jette, et ce bruit sourd qui est le dernier que fassent les morts, touchent bien plus vivement. La mort, comme idée collective, n’inspire que des déclamations, et ne donne pas de tristesse réelle. Au contraire, plus on est près du cadavre, plus cette idée est vive et douloureuse.
« Il m’est arrivé deux fois à Westminster de penser sérieusement à la mort. Une fois, c’était en me promenant le long des grandes murailles extérieures de l’abbaye, sur une espèce de place toute pavée de tombes à fleur de terre, et si pressées l’une contre l’autre qu’il n’y avait pas de quoi mettre le pied entre les intervalles. Cette effrayante égalité, ces morts vulgaires qui ne devaient d’être enterrés à Westminster que parce que le hasard les avait placés dans cette paroisse, l’indifférence des gens du quartier qui passaient et repassaient par ce chemin de tombes, sans regarder à leurs pieds ; tout cela me causa une tristesse profonde. Mes jambes m’avaient porté tout machinalement auprès d’une fosse nouvelle, où deux ouvriers bâtissaient silencieusement la dernière demeure de quelque mort aisé, qui n’avait pas voulu que son cercueil touchât contre ceux de ses voisins, ou auquel ses héritiers avaient cru devoir cet honneur de le faire pourrir à part. Une vieille femme en haillons regardait, penchée sur la fosse, et murmurait à voix basse quelques paroles, où je distinguai ceci : « Qu’il valait encore mieux être mal sur la terre que si bien dans ce trou. » Dès qu’elle me vit, elle me demanda de l’assister ; après quoi elle s’en alla. J’avais alors un solide argument à donner à quiconque serait venu me soutenir que la vie est un mal ! »
Paru dans Annales de philosophie chrétienne en 1831.