Du genre romantique

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles NODIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUELQUES écrivains qui ne seraient peut-être, ni classiques à défaut d’études, ni romantiques à défaut d’imagination, ont jugé à propos de se rattacher à la cause des classiques, qui avait d’ailleurs, comme on sait, grand besoin de cet auxiliaire, et se sont précipités dans la balance incertaine, pour la plus grande gloire d’Aristote. Ainsi les bonnes lettres sont encore sauvées pour quelque temps, et il n’y a pas de si petit journaliste qui n’ait contribué à ce grand évènement, de sa petite faconde. On n’a oublié qu’une chose dans la discussion, c’est de définir les mots, et cela arrive quelquefois dans des discussions plus importantes, même à Paris.

Il est absurde de supposer qu’il y ait une guerre d’école à école entre les classiques et les romantiques. Il est même absurde de distinguer les classiques des romantiques, c’est-à-dire les hommes de génie de ce qu’on appelle les deux écoles, autrement que par la distance des temps, la différence des localités et du langage, l’influence de la religion, des lois, des mœurs, et surtout celle des souvenirs nationaux, qui composent en grande partie la poésie d’un peuple. Eschyle a été ce qu’il devait être à Athènes, et Shakespeare ce qu’il devait être à Londres.

Répétons ici le mot tant de fois répété : la littérature est l’expression de la société. Joignons-y cet axiome, qui ne paraît pas moins évident : la poésie est l’expression des passions et de la nature ; et convenons que le romantique pourrait bien n’être autre chose que le classique des modernes, c’est-à-dire l’expression d’une société nouvelle, qui n’est ni celle des Grecs, ni celle des Romains.

Le développement des lumières, favorisé par l’impulsion du christianisme, par les ingénieux travaux des moines et par la découverte de l’imprimerie, avait fait entrer cette société nouvelle en possession de tout l’héritage littéraire de la société ancienne. Partagée des doubles avantages de l’érudition et du génie, elle était libre de choisir entre ses propres inspirations, et celles des âges que nous avons depuis surnommés classiques. L’Angleterre, presque toute sauvage, et divisée du monde entier comme au temps d’Horace ; la pieuse Allemagne, passionnément fidèle aux traditions religieuses et historiques des aïeux ; l’Espagne, moins éblouissante encore des riches inventions des Maures que de l’éclat de ses tournois, du succès de ses entreprises et de l’étendue de ses découvertes, osèrent avoir une poésie... L’Italie, qui avait conservé le dépôt des études antiques et qui en recueillait les premiers fruits, ne fut pas moins téméraire. Le Dante descendit dans les enfers, sur les pas de Virgile ; mais il ne se crut point obligé de parler la langue de son maître, poète heureux d’un âge heureux. Il fit passer dans la divine comédie tout le désordre, toute la terreur des guerres civiles et des tempêtes politiques, si fréquentes dans ces républiques d’un jour, désastreuses héritières de l’empire éternel. La France, déterminée par je ne sais quel penchant qui pourrait caractériser une sorte d’esprit national, abdiqua généreusement ses richesses ; elle s’en tint à une servile imitation. Déterminés par je ne sais quel autre penchant que je ne qualifierai pas, les critiques en titre qui règlent chez nous les destinées de la littérature prononcèrent que l’imitation était le goût, et que le goût était le génie. Enfin, comme pour justifier leur audace, il arriva des hommes admirables qui se soumirent à ces lois à force de naïveté, qui se jouèrent de ces entraves à force de talent ; qui égalèrent, qui surpassèrent les anciens ; et l’imitation devint une muse.

Il n’est personne qui ne remarque en effet que les modèles de notre littérature se sont conformés en tout aux modèles des littératures antérieures, et cette conformité s’est étendue jusqu’au choix des sujets. On dirait que nos poètes, découragés par la pauvreté de notre histoire et de nos croyances, n’ont trouvé ni la religion des Druides assez solennelle, ni les annales des Mérovingiens assez tragiques, ni les superstitions de nos ancêtres assez vagues et assez terribles, ni le nom d’Ésus, de Bélénus et d’Irminsul assez harmonieux. Le peuple qui avait eu à gémir deux siècles auparavant sur la mort de Jeanne d’Arc, sa miraculeuse libératrice, alla pleurer le sacrifice d’Iphigénie en Aulide immolée ; et une cour presque contemporaine d’Henri IV, récemment assassiné, n’eut de larmes que pour la famille de Pélops et pour celle de Labdacus.

On n’a jamais songé à contester l’élévation du génie de Racine et la perfection de ses vers ; mais à la langue près, Racine n’est pas un poète national ; c’est un poète grec, un poète hébreu, qui a la touchante éloquence d’Euripide, la majesté sublime d’Isaïe. Je trouve tout en lui, excepté ce que le cœur d’un Français demande à son poète, le chant de la patrie, avec les nobles traditions de nos chroniques et les mensonges enchanteurs de nos fables. Schiller né en France aurait pu être fort inférieur à Racine, et je serais désespéré de croire le contraire ; mais il donnait du moins à la littérature française je ne sais quel lustre d’indépendance et d’originalité qui la distinguait parmi les écoles littéraires, et il est vrai de dire que Racine n’a fait qu’attacher un fleuron éclatant de plus à la couronne classique des Grecs.

Un homme de beaucoup de talent avançait dernièrement, dans un ouvrage remarquable1, que ce désordre de la direction littéraire des peuples modernes avait influé de la manière la plus funeste sur leur direction politique ; et il est aisé de comprendre ce qui peut arriver d’une société qui a tout reçu des Grecs et des Romains, excepté le sol, les institutions, la langue, les mœurs et la patrie. Une fausse éducation, une éducation toute grecque, toute romaine, fit nécessairement concevoir des besoins nouveaux à des nations dépaysées, et ces besoins ne pouvaient se satisfaire que par la subversion de tout ordre, de tout principe. Cependant cela fut ainsi, parce que la politique imitative surpassait lentement les droits que la littérature imitative avait usurpés. Nous acceptions les traditions législatives de la Grèce, comme Jodelle et Garnier avaient accepté ses traditions dramatiques. Ce qu’il y a peut-être d’étonnant, c’est que l’opinion même, qui repousse en France tout ce qui a plus de trente ans révolus, ait excepté de sa faveur exclusive les ouvrages qui appartiennent à cette heureuse période. On ose croire cependant que la législation expérimentale est, depuis quelque temps, plus funeste à l’Europe que la philosophie sentimentale et la poésie rêveuse.

Il faut donc chercher une cause à la vive opposition qui se manifeste contre le genre romantique, et il faut la chercher, selon moi, dans une méprise assez naturelle. On comprend généralement aujourd’hui, et par une extension fort injurieuse pour des écrivains réellement admirables, on comprend, dis-je, sous le nom de romantiques toutes les productions modernes qui ne sont pas classiques. Il faut avouer que cela composerait une détestable littérature, et je ne puis trop approuver, sous ce rapport, la généreuse indignation des partisans du classique. Mais il est juste de mettre à leur place les ouvrages et les hommes, et de ne pas confondre dans une catégorie commune ces conceptions libres, hardies, ingénieuses, brillantes de sens et d’imagination, qui ne font regretter au goût le plus pur que l’absence de certaines règles, ou l’oubli de certaines convenances ; et ces extravagances monstrueuses, où toutes les règles sont violées, toutes les convenances outragées jusqu’au délire. On comprend très bien qu’après cette longue fatigue des peuples, exercés le tiers d’un siècle aux impressions variées, les plus profondes et les plus tragiques, la littérature ait senti le besoin de renouveler par des secousses fortes et rapides, dans les générations blasées, les organes de la pitié et de la terreur. C’est là le secret d’un siècle funeste, mais il n’explique pas l’audace trop facile du poète et du romancier qui promène l’athéisme, la rage et le désespoir à travers des tombeaux ; qui exhume les morts pour épouvanter les vivants, et qui tourmente l’imagination de scènes horribles, dont il faut demander le modèle aux rêves effrayants des malades. Ici, je dois le dire, je ne blâme absolument, quoique fort blâmable en soi, ni le spéculateur inconsidéré qui a cru devoir payer ce tribut aux infirmités d’un siècle, ni l’homme de génie qui s’est joué de ce siècle en égarant Manfred à travers les glaces des Alpes, ou l’enfant du châtelain sous les ombrages séducteurs du roi des Aulnes. Sans attenter à la délicatesse de leurs sentiments moraux, et même à la justesse de leurs autres idées littéraires, il me semble seulement qu’on doit repousser avec sévérité les novateurs un peu sacrilèges qui apportent au milieu de nos plaisirs les folles exagérations d’un monde fantastique, odieux, ridicule, et qu’il est de l’honneur national de faire tomber sous le poids de la réprobation publique ces malheureux essais d’une école extravagante, moyennant qu’on s’entende sur les mots ; car ce n’est ni de l’école classique ni de l’école romantique que j’ai l’intention de parler. C est d’une école innomée que j’appellerai cependant, si l’on veut, l’école frénétique.

 

 

Charles NODIER.

 

Recueilli dans Tablettes romantiques, 1823.

 

 

 

 

 

 

 

 


1 Les Fastes de l’anarchie, par M. de Jouffroi.

 

 

 

 

 

 

 

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