Souvenirs de Sibérie 1
par
le prince OBOLENSKI
Mon internement dans la forteresse de Saint-Pétersbourg. – La pensée de Dieu, les consolations de la foi. – Scènes émouvantes. – Le voyage en Sibérie. – Arrivée aux Salines. – Un sublime dévoûment. – Aux mines de Nerchintsk. – Le bon vieillard. – Le travail de l’extraction du minerai. – Les anges de la Providence. – Cruauté avec laquelle on nous traite. – Une résolution désespérée. – Un terrible directeur. – Adoucissements passagers qu’on nous accorde. – Les corvées. – Le brigand Orlof. – Travail excessif qui nous est imposé. – Transfert à la maison de correction de Tchita. – Nouvelle situation. – Fin de trente années de captivité.
À LA MORT de l’empereur Alexandre Ier en 1825, je me conformai, non sans quelque difficulté, aux décisions du chef de la Société dite l’Alliance du bien public, dont faisait partie le célèbre Ryléef. Cette société n’avait pas d’autre but que de se rendre véritablement utile au pays. Nous rêvions de le délivrer du despotisme et nous conçûmes l’idée de profiter de la mort du czar pour opérer un changement radical de régime. Malheureusement, l’énergie du nouvel empereur fit échouer cette tentative. Nous fûmes découverts et immédiatement livrés à la police russe.
Ce fut le 15 décembre de cette année néfaste que j’entrai dans la forteresse. Après une accablante journée, je me trouvai enfin seul, et c’est l’unique soulagement que j’eus dans ce douloureux espace de vingt-quatre heures. Ryléef était aussi dans la forteresse, mais je l’ignorais. Ma cellule était séparée de toutes les autres ; on l’appelait « la chambre d’officier » et elle était sous la garde d’une sentinelle particulière. Ceux qui me servaient comme ceux qui m’inspectaient étaient muets ; tout était obscur autour de moi ; cependant les questions que me posa la commission me révélèrent que Ryléef partageait mon sort. J’en eus la certitude le 21 janvier par quelques lignes de sa main qui me causèrent une joie inexprimable. L’âme ardente de Ryléef ne cessait de m’être attachée ; cette assurance me consola grandement. Je ne pus lui répondre ; je n’avais pas eu la précaution de me munir de plumes et d’encre ; il y avait bien du papier dans mon cachot, mais il était numéroté, et ma prison était si nue qu’il n’y avait aucun moyen d’y cacher quelque chose.
Que dirai-je de ces longues journées passées sous les verrous, sous le poids de souvenirs encore palpitants, de passions non encore apaisées, d’interrogatoires où je tremblais qu’un seul mot n’augmentât le malheur de ceux qui m’étaient chers ? Tels étaient mes tourments dans la première période de mon emprisonnement. Puis les interrogatoires furent plus rares, je ne fus plus appelé devant la commission, le calme revint par degrés dans mon âme ; une lumière nouvelle vint l’éclairer et jeter ses rayons jusque dans ces sombres replis où se cache ce que l’homme a pensé, senti et commis. À quoi comparerai-je cette lumière et comment pourrai-je dignement la louer ? Le soleil levant n’en est qu’une pâle image : sortant des profondeurs invisibles du ciel, il n’éclaire d’abord que le sommet des monts et ne verse dans la vallée que d’imperceptibles rayons ; mais bientôt il s’élève, – ses rayons commencent à darder, ils n’embrasent plus seulement la montagne, – les voilà qui inondent déjà et réchauffent la vallée : ses plantes les plus délicates ouvrent alors leurs corolles et aspirent une force vivifiante. C’est ainsi que la lumière de l’Évangile n’illumine d’abord que les traits saillants de notre individualité ; mais, petit à petit, ses rayons percent et ne tardent pas à réchauffer, à vivifier tout ce qui, dans notre nature, est susceptible d’être frappé par sa lumière, embrasé par ses feux. Sous le charme de ce sentiment nouveau, les jours suivaient d’autres jours, et les semaines d’autres semaines. Vint le printemps, puis le commencement de l’été ; on permit alors aux prisonniers de respirer l’air dans un petit jardin disposé au fond du ravelin où j’étais. Chacun avait son heure fixe pour sa promenade ; mais, comme nous étions nombreux, le tour de chacun ne venait pas quotidiennement.
Un jour, notre bon gardien m’apporta deux feuilles d’érable et les déposa dans un coin de la chambre que l’œil de la sentinelle ne pouvait atteindre. Il sortit ; je me hâtai d’aller ramasser ces feuilles et j’y déchiffrai :
« J’étouffe ici comme sur une terre étrangère. – Quand me dépouillerai-je de cette vie ? – Qui est-ce qui me donnera des ailes comme celles de la colombe pour m’envoler et me reposer ? – L’univers n’est pour moi qu’un sépulcre fétide ; mon âme s’échappe de son enveloppe. – Ô Créateur ! tu es mon refuge et ma force ! – Prête l’oreille à mes gémissements, ne dédaigne pas ma prière, compatis à mon impuissance, sauve mes amis ; et, quant à moi, oublie seulement mes péchés et daigne briser mon corps ! »
Quiconque a éprouvé la joie du retour chez soi après une longue absence peut seul deviner l’émotion que me causèrent ces lignes de Ryléef. Ce que je pensais, ce que j’éprouvais, Ryléef le pensait, le ressentait également ; son malaise était le mien ; je partageais ses dégoûts et mon âme poussait des gémissements identiques à ceux qui sortaient de la sienne. Vers qui pouvais-je me tourner dans ma douleur, si ce n’est vers Celui qui attirait déjà depuis longtemps tous les sentiments les plus intimes de mon âme ? Je me mis donc à prier. – Qui est-ce qui expliquera le mystère de la prière ? Si l’on peut assimiler le visible à l’invisible, je dirai : la petite fleur qui ouvre sa corolle aux rayons du soleil exhale aussitôt un parfum qui ravit ceux qui l’approchent. Mais ce parfum que répand la fleur appartient moins à elle qu’au rayon qui le lui a communiqué. Et, s’il est le fait du rayon, ne l’est-il pas encore davantage de Celui de qui descend toute lumière ? Il en est de même de la prière. Quand la force de l’amour éternel effleure notre âme, elle la provoque à la prière, parfum qui s’élève naturellement vers Celui dont elle procède. Longue fut ma prière ; lorsque je l’eus finie, je profitai d’une grosse aiguille et de quelques bouts de papier gris pour répondre à Ryléef. J’employai deux jours à lui tracer, dans le creux de la main, quelques lignes ; je les confiai à notre compatissant geôlier, qui ne tarda pas à me rapporter le billet suivant :
« Cher ami, quel inappréciable cadeau tu m’as envoyé ! Ce cadeau, c’est le Sauveur lui-même, que mon âme confesse depuis longtemps, qui a voulu me le faire parvenir par le plus tendre de mes amis. Je l’ai prié hier avec larmes. Dans cette prière et ces larmes, combien il y avait de gratitude, de fermes propos, de regrets, de vœux ardents pour mes amis, pour mes ennemis, pour ma femme, pour ma pauvre petite fille, pour l’univers entier ! Mais y a-t-il longtemps que tu as ces sentiments ? sont-ils bien à toi ? Si cette source de vie découle de ton âme, vivifies-en plus fréquemment ton ami. Oublie mes divagations sur la dualité de l’âme et sur la matière. »
Grande fut ma joie à la réception de ces lignes touchantes ! Elle fut complète lorsque je reçus encore celles-ci, tracées, comme les précédentes, sur des feuilles d’érable :
« Ô aimable ami, que ta voix est sonore, consolante et douce ! Elle a calmé mon âme et remis de l’ordre dans mes pensées troublées. Oui, au Sauveur, vérité suprême, nous devons entièrement soumettre, du fond de notre âme, et la chair et l’esprit. Pour un mortel, ce combat est terrible, mais il conduit à l’immortalité, et c’est la sainte vérité elle-même qui nous l’assure. Heureux celui que notre Père aura choisi, qui ici-bas aura été l’apôtre de la vérité ! La couronne, la béatitude l’attend ; il sera héritier du royaume céleste.
» Heureux celui qui sait que Dieu est Un. Heureux celui qui comprime la chair et boit courageusement à la coupe du Christ !
» C’est là le vrai sage : fidèle à sa vocation, il préfère le ciel à la terre, et comme à Pierre, le Christ lui fera traverser les plus violentes tempêtes. Avec une âme pure et un cœur droit il combattra jusqu’à son dernier souffle et, comme à Moïse sur le mont Nébo, il lui sera donné d’apercevoir la terre promise 2 ! »
Ce fut le « chant du cygne » de Ryléef. Depuis lors il se tut, et je n’aperçus plus de feuilles d’érable dans le cher petit coin de mon cachot.
Sur ces entrefaites, la Haute Cour acheva sa besogne. On vint nous chercher pour nous montrer nos déclarations. Je ne me doutais pas de ce que cela voulait dire ; j’ignorais que, sans procéder à une enquête, la Haute Cour avait déjà décidé notre sort ; je vis mes déclarations et ne fis aucune difficulté de les confirmer. Le 9 juillet, on nous rassembla dans la maison du commandant. Nous fûmes bien joyeux de rencontrer des amis que nous n’avions pas vus depuis longtemps. C’est en vain, toutefois, que je cherchai au milieu d’eux Ryléef et quatre autres. Je pressentis qu’ils avaient été choisis pour subir une peine exemplaire. On nous introduisit dans une salle ; des personnages connus et inconnus y étaient assis en uniforme de parade et nous dévisageaient silencieusement. Le procureur lut à haute voix la sentence qui frappait chacun de nous. Cette lecture ne me causa aucune émotion. Dans de pareils moments, on n’a pas le temps de réfléchir, et nous ne pouvions, d’ailleurs, nous rendre un compte exact de l’avenir qui se déroulait devant nous. La séance terminée, on nous conduisit dans une nouvelle prison : après avoir parcouru un long et large corridor, on m’indiqua une porte ; j’entrai dans une petite chambre qui n’était séparée d’une autre que par une faible cloison ; privé depuis six mois de voisin, je fus tout surpris d’en avoir un. Le lendemain, dans la soirée, vint me visiter l’archiprêtre de la cathédrale de Kazan, Pierre Mislovsky, qui n’avait pas cessé, dès la première heure de notre réclusion, de remplir dignement à notre égard les devoirs de son saint ministère. Il entra chez chacun de nous pour nous aider à supporter l’exécution de notre sentence. Connaissant sa réserve dans tout ce qui ne touchait pas à ses fonctions, je n’osai l’interroger sur les cinq qu’on avait écartés ; cependant, au moment où il allait me quitter, je ne pus résister à le questionner sur ce sujet. Quand le bon prêtre ne pouvait répondre franchement, il avait coutume d’user d’allégorie. Il me dit donc seulement : Confirmation, décoration. Je devinai qu’il n’y aurait d’un supplice que les apparences ; Mislovsky en avait l’espoir : cet espoir, hélas ! ne devait pas se réaliser.
Voici la dernière lettre de Ryléef à sa femme :
« Dieu et l’Empereur ont décidé de mon sort. Je dois mourir et mourir d’une mort ignominieuse. Cette lettre, ma chère amie, te sera remise par mon confesseur. Il m’a promis de prier pour le repos de mon âme. Offre-lui une de mes tabatières d’or en témoignage de ma reconnaissance, ou, pour mieux dire, en souvenir ; car Dieu seul peut récompenser tout le bien que m’ont apporté ses entretiens. Ne reste pas ici longtemps, termine promptement tes affaires, rejoins ta vénérable mère et prie-la de me pardonner ; demande-le également à tout le monde. Salue de ma part K. I. et ses enfants ; dis-lui qu’elle ne m’impute pas le sort de M. B. : ce n’est pas moi qui l’ai entraîné dans un malheur commun ; il le certifiera lui-même.
» Je voulais solliciter une entrevue avec toi, mais j’y renonce, craignant de n’avoir pas assez de force pour la supporter. Je prie Dieu pour toi, pour ma petite Anastasie, pour ma sœur. Je passerai toute cette nuit en prières ; à l’aurore, le prêtre m’apportera la sainte communion. Je bénis mentalement Anastasie avec l’image du Sauveur ; je vous mets tous sous la sainte protection du Dieu vivant. Je te recommande par-dessus tout de t’occuper de l’éducation de notre enfant ; je voudrais qu’elle ne te quittât pas. Applique-toi à lui infuser ta piété, et elle sera heureuse, quelles que soient les épreuves qui l’attendent, et, lorsqu’elle aura un époux, elle le rendra heureux comme tu m’as rendu heureux durant huit ans, chère, bonne, inappréciable amie. Comment puis-je te remercier en paroles ? Elles sont impuissantes à exprimer mes sentiments ! Dieu te récompensera pour tout ! Mille remerciements profonds et affectueux au respectable P. V. Adieu ; on m’ordonne de m’habiller. Que la sainte volonté de Dieu s’accomplisse !
» Ton sincère ami,
« Konrad RYLÉEF. »
À minuit, le prêtre entra avec la sainte Eucharistie chez Ryléef, puis chez Mouravief, puis chez Kakhovsky, puis chez Bestoujef, tandis qu’un pasteur protestant cherchait à redonner des forces à Pestel 3.
Je ne dormis pas ; on nous ordonna de nous habiller ; j’entendis des pas, des chuchotements, mais je ne saisissais pas leur signification. Quelque temps s’étant écoulé, un bruit de chaînes me fit frissonner. Au côté opposé du corridor, une porte s’ouvrit, les chaînes résonnèrent sur les dalles, la voix de mon fidèle ami parvint jusqu’à moi ; il disait : Adieu, adieu, frères ! et tout rentra dans le silence. Je m’élançai à ma lucarne. Le jour commençait à poindre : j’aperçus une escouade de grenadiers de Pawlovski, commandée par un officier de ma connaissance, Pilman ; je les vis tous les cinq entourés par des soldats, baïonnette au fusil. On donna un signal, ils s’éloignèrent. On vint alors nous chercher, et on nous conduisit aussi, sous l’escorte de grenadiers, sur l’esplanade devant la forteresse. Tous les régiments de la garde étaient là, l’arme au bras. De loin je vis cinq potences et cinq hommes s’avancer lentement vers elles. Les mots : confirmation, décoration, me bourdonnaient dans les oreilles ; je n’avais pas encore perdu toute espérance. Notre affaire fut bientôt faite : on brisa nos épées, on nous dépouilla de nos uniformes et on les jeta au feu. Revêtus ensuite d’une houppelande, nous revînmes par le même chemin dans la même prison. Cependant les victimes étaient prêtes ; le prêtre était auprès d’elles. Il s’approcha de Ryléef et lui dit un mot de consolation. Ryléef lui prit la main et, l’approchant de son cœur, lui répondit : « Sentez, mon père, il ne bat pas plus qu’à l’ordinaire. » Puis, tous les cinq furent hissés en même temps dans les airs...
C’est ainsi que finirent ces cinq victimes, choisies parmi nous pour expier une faute commune ; elles tombèrent à terre comme s’affaissent les grappes de raisin qui ont atteint la maturité. Ce n’est pourtant pas la terre qui les reçut, mais le Père céleste, qui les jugea, sans doute, dignes de sa demeure. Purifiés par des douleurs morales et matérielles, ces braves entrèrent dans l’éternité, et, en recevant la mort, ils reçurent en même temps une couronne de martyre, que nul désormais ne saurait leur enlever. – Gloire à Dieu !
Le 21 juillet 1826, vers le soir, on m’apporta dans mon cachot une veste grise et un pantalon de drap de soldat de la plus grossière qualité, et on nous avertit que nous eussions à nous apprêter à partir. La veille, j’avais vu mes frères cadets, qui étaient au corps des pages, et je les avais priés de me procurer du linge et quelques hardes. Ils s’étaient empressés de m’obliger et m’avaient envoyé une malle contenant une redingote et des chemises. Surpris du nouveau costume dont on me gratifiait, je demandai au major de service si j’étais tenu de m’en affubler. Il me répondit que c’était laissé à mon choix. Je réfléchis que, n’ayant pas un sou vaillant, il était prudent de ménager l’unique redingote en ma possession, et j’endossai gaiement la veste de forçat, peu attrayante à la vue, mais fort large et au demeurant fort commode. Minuit avait à peine sonné lorsqu’on me conduisit à la maison du commandant ; j’y trouvai Alexandre Iakoubovitch, costumé comme moi ; puis vinrent Artamon Mouravief, ex-colonel des housards d’Akhtir, et Basile Davidof, officier en retraite des housards de la garde. Mouravief avait été élégamment pourvu, par son estimable femme, d’un long pardessus. Pour Davidof, c’était la première fois que je le voyais ; il était grand, assez gros ; il avait des yeux très brillants et expressifs ; son sourire sarcastique laissait deviner la direction de son esprit en même temps qu’une bonhomie qui lui attirait la sympathie de ceux qui le connaissaient ; il portait un frac évidemment sorti des ateliers du premier tailleur de la capitale, et toute sa toilette était à l’avenant. Nous nous serrâmes mutuellement la main en silence ; Iakoubovitch ne put cependant s’empêcher de pousser une exclamation en voyant ma longue barbe et mon étrange accoutrement. « Ma foi, Obolenski, dit-il en m’approchant d’une glace, si je ressemble à Stenko Razin 4, tu dois certainement ressembler à Caïn. »
Bientôt la porte s’ouvrit et le commandant de la forteresse, le général Soukine, dit à haute voix : « Par ordre impérial, vous allez être expédiés en Sibérie les fers aux pieds. » Après avoir entendu cet ordre, je lui déclarai que n’ayant pas un kopek, je le priai de vouloir bien me faire au moins restituer une montre d’une assez grande valeur qu’on m’avait enlevée en m’enfermant dans la forteresse. Le général ordonna immédiatement à un officier d’aller la chercher. On me l’apporta en même temps que de nouvelles chaînes ; on les riva à nos pieds, on nous livra ensuite au feldjaeger Siédof, assisté de quatre gendarmes, et nous sortîmes pour entreprendre le lointain voyage.
En m’escortant, un certain major Podouchkin se pencha vers moi et me serra la main en cachette ; en répondant à cette marque de sympathie, je l’entendis me chuchoter : « Prenez, c’est de la part de votre frère », – et je sentis qu’il glissait de l’argent dans ma main ; je serrai la sienne sans oser rien dire, et remerciai intérieurement Dieu de ce secours inespéré. Devant le perron, quatre troïkas 5 nous attendaient ; on me jeta sur l’une d’elles ; j’avoue que mon âme était alors sous le poids d’une angoisse insurmontable. Tout à coup, je vis sauter sur ma téléga Kozlof, aide de camp du ministre de la guerre Tatichtchef, délégué par lui pour assister à notre départ ; je le connaissais très peu. Il m’étreignit dans ses bras comme si j’étais son propre frère, et les larmes, qui coulaient par torrents de ses yeux, attestaient la profonde émotion dont il était saisi : ce fut un grand adoucissement pour moi que de rencontrer cette sympathie dans un homme que je connaissais à peine. Il ne faisait guère jour encore quand les troïkas nous firent traverser Pétersbourg au triple galop ; nous en sortîmes par la barrière de Schlusselbourg. Au premier relais, la femme d’Artamon Mouravief l’attendait, afin de l’embrasser une dernière fois. On lui accorda une petite heure ; puis on attela des chevaux frais, et bientôt nous passâmes devant Novia Ladoga sans y entrer, et allâmes avec la rapidité de l’éclair toujours en avant. Les impressions de ce voyage se sont entièrement effacées de ma mémoire : notre marche si précipitée, ses incommodités et la nouveauté de la situation détournaient l’attention des objets extérieurs. Nous nous arrêtions dans des auberges ; Mouravief était le caissier commun, et faisait les choses largement : on ne laissait personne nous approcher ; notre consolation consistait à causer entre nous. Ce dont je me souviens le mieux, c’est notre passage par Nijni, qui s’effectua au moment de l’ouverture de la foire ; des milliers d’individus se pressaient sur la place lorsque nous la traversâmes au pas ; ils dévoraient des yeux nos chars avec ses gendarmes et notre accoutrement avec ses joyaux aux pieds. J’achetai à Nijni un manteau et quelques effets indispensables, de sorte que des cent cinquante roubles que m’avait remis Podouchkin, il ne me restait plus grand’chose ; nous continuâmes notre route vers la Sibérie sans davantage nous arrêter, et à la fin d’août nous atteignîmes Irkoutsk.
Le général gouverneur de cette ville, Lavinski, était absent ; nous fûmes reçus par son remplaçant, le conseiller d’État Girlof. Il nous accueillit avec bonté, exprima à chacun de nous l’intérêt qu’il prenait à notre situation, puis sortit de la salle avec les autres employés, y laissant seulement un tchinovnik, qui nous était alors parfaitement inconnu et que nous apprîmes depuis s’appeler Vakhrouchef. Durant notre colloque avec le gouverneur, il nous considérait avec une visible sympathie ; dès que ses supérieurs se furent retirés, il s’approcha de moi, les larmes aux yeux, et glissant dans ma main vingt-cinq roubles, il me dit d’une voix étouffée par l’émotion : « Ne me refusez pas ; au nom de Dieu, acceptez. » Je ne savais que faire : je lui répondis à demi-voix : « Ne vous inquiétez pas, j’ai de l’argent et n’ai besoin de rien. » Mais lui, sans faire attention à ce que je disais, me répétait : « Au nom de Dieu, acceptez. » Entrer en discussion était impossible : les témoins, la crainte qu’on ne découvrît la petite somme que je possédais encore, m’obligèrent de prendre les vingt-cinq roubles. Je serrai la main du donateur et lui dis à l’oreille : « Jamais je ne vous oublierai ! » Celui-ci, me quittant alors, agit de même à l’égard de chacun de mes camarades, en reçut la même réponse, mais les força comme moi d’accepter.
Jusqu’à ce qu’il fût avisé sur notre sort, on nous logea chez le commissaire de police Zatoplef ; le maître de police d’Irkoutsk était alors André Ivanovitch Pirojkof, et le maire Ephim Asdrévitch Kouznetzof, célèbre non seulement par ses mines d’or, mais davantage encore par sa bienfaisance. Tous nous témoignèrent le plus vif intérêt et s’appliquèrent à nous distraire de toute façon pendant notre court séjour chez le sieur Zatoplef, qui, à l’instar de son chef, ne blessa par aucune parole ni aucun acte le sentiment, dont nous étions quelque peu jaloux, de notre dignité individuelle. Mais nous ne jouîmes pas longtemps de cette cordiale hospitalité. Iakoubovitch et moi fûmes dirigés sur les salines d’Ousolié, à soixante verstes d’Irkoutsk ; Mouravief et Davidof sur la distillerie d’Alexandrovski. Nous nous séparâmes dans l’espoir de nous revoir dans des circonstances plus agréables. Nous arrivâmes avec Iakoubovitch à notre nouvelle résidence le 30 août. Après notre départ arrivèrent à Irkoutsk Troubetzkoi, Volkonski et les deux frères Borisof ; les deux premiers furent envoyés à Nikolaévski, les derniers à Alexandrovski.
En arrivant aux salines, on nous conduisit au comptoir du lieu ; là on nous dépouilla de tout ce que nous avions d’argent et on nous indiqua pour logement l’isba d’une pauvre veuve. Le directeur des salines, le colonel Krioukof, ne s’y trouvant momentanément pas, rien ne fut décidé à notre égard ; on nous laissa libres, tout en nous maintenant sous la surveillance de la police, ce qui consistait à recevoir la visite du maître de police des Salines, le sous-officier cosaque Skouratof, unique personnage avec lequel nous avions des relations officielles. Avec la colonie locale nos rapports se bornaient à l’achat de provisions et à la rémunération des services que nous en recevions. La mystérieuse surveillance de la police planait, toutefois, constamment sur nous : souvent, en causant le soir avec Iakoubovitch, nous entendions des pas de loup s’approcher de nos volets fermés et nous apercevions à leurs fentes des yeux qui nous épiaient. Cependant, nonobstant toutes les précautions de la police, nous apprîmes bientôt que la princesse Troubetzkoi 6 était arrivée à Irkoutsk : il était impossible de mettre en doute cette nouvelle, car nul ne connaissant à Ousolié l’existence de la princesse, on ne pouvait inventer son arrivée. Il n’y avait guère que deux semaines que nous étions aux salines. C’est à cette même époque que vint enfin de directeur Krioukof, qui devait décider à quel genre de travaux nous devions être soumis. Le lendemain de son arrivée, il nous fit appeler chez lui. La police éloigna toute espèce d’individus de sa demeure et, durant l’entrevue que nous eûmes avec lui, on n’y laissa pénétrer qui que ce fût. Il nous reçut non seulement gracieusement, mais avec des égards qui nous touchèrent profondément. Après les politesses d’usage, notre hôte bien élevé sut donner à la conversation une tournure toute familière ; bientôt sa fille entra dans le salon un plateau en main, sur lequel nous vîmes du café préparé de ses propres mains. Notre hôte nous présenta à sa fille et nous nous délectâmes avec son excellent café. Plus tard, nous apprîmes que toute la valetaille avait été expulsée de la maison, afin que personne ne pût dénoncer avec quelle aménité nous avait accueillis le directeur des salines. En nous congédiant, le colonel nous déclara qu’il ne nous désignerait une tâche que pour la forme, que nous pouvions être tranquilles et que nous n’avions à redouter aucune vexation. Nous rentrâmes chez nous assez satisfaits et calmes sur l’avenir qui nous attendait ; nous ne l’étions pas auparavant, nous étions troublés par la pensée que nous pourrions être employés aux mêmes travaux que supportaient les galériens ordinaires : j’avais remarqué qu’ils rentraient du travail couverts, de la tête aux pieds, de boue salée, qui séchait et pendait à leurs cheveux, à leur barbe, à leurs vêtements ; et chaque paire d’ouvriers était tenue de tirer de la source saline un chiffre déterminé de baquets. Le lendemain de notre entrevue avec le directeur, le sous-officier Skouratof nous apporta deux haches appartenant à l’État et nous déclara que nous étions bûcherons, qu’on allait nous assigner le lieu où nous devions fendre tant de bois par jour, selon le règlement commun aux galériens. Ceci nous fut signifié très haut. À voix basse on nous prévint que nous n’avions à aller dans la forêt que pour nous promener, et que notre tâche serait faite sans notre concours. Le jour même, on nous désigna le lieu où nous devions fendre du bois, tout près des salines, et nous revînmes à la maison très contents de cette petite promenade.
Cependant la pensée d’interroger la princesse Troubetzkoi ne me quittait pas ; j’étais convaincu qu’elle m’apporterait quelques nouvelles de mon vieux père ; mais comment y parvenir ? Ce n’était pas facile avec la vigilante surveillance de la police. M’étant levé de bonne heure le jour fixé pour commencer mon métier de bûcheron, je pris du thé, j’embrassai Iakoubovitch, retenu à la maison par une inflammation aux yeux, je serrai mon manteau avec une ceinture à laquelle je suspendis la hache qui m’avait été confiée et je me dirigeai vers le lieu qui nous avait été indiqué. Arrivé là, je réfléchis qu’il valait mieux se mettre gaiement au travail que de se morfondre dans l’oisiveté. Sachant, en outre, le danger que courait le colonel Krioukof d’être dénoncé et ne voulant pas qu’il lui advînt malheur pour sa condescendance à notre égard, je pris courageusement ma hache et me mis à attaquer un arbre dans la mesure de mes forces et de mon habileté.
Je me donnai bien du mal pour abattre mon premier arbre ; mais après avoir travaillé à la sueur de mon front, je rentrai à la maison le cœur léger, convaincu d’avoir rempli ainsi un devoir de gratitude vis-à-vis de notre indulgent supérieur. En rôdant dans le bois, j’avais aperçu un homme habillé avec une certaine recherche, portant une pelisse garnie de drap, ayant une physionomie remarquable, qui avait mis à me saluer une affectation sympathique qui ne m’avait pas échappé. Le soir, je vis de nouveau cet individu non loin de notre maison, et il me sembla qu’il me faisait des signes mystérieux. Le lendemain, en sortant pour la corvée, je le rencontrai encore et crus comprendre qu’il me donnait rendez-vous dans le bois ; dans l’ardeur de mon travail je l’avais déjà oublié, lorsqu’il m’apparut se glissant dans les broussailles et me faisant signe de le rejoindre dans un endroit solitaire ; je ne réfléchis pas longtemps et me hâtai de l’y rejoindre. Mon inconnu m’aborda avec ces mystérieuses et solennelles paroles : « Nous sommes depuis longtemps prévenus de votre venue ici, elle a été prédite par le prophète Ézéchiel ; nous vous attendions ; nous sommes ici nombreux ; confiez-vous en nous, nous ne vous livrerons pas. » J’en conclus que j’avais devant moi un sectaire, mais ni le lieu ni le temps ne me permettaient de chercher à lui faire comprendre ses erreurs ; la route n’était pas éloignée, j’entendis une téléga s’approcher ; ne perdant pas un instant, je lui dis : « Tu te trompes, mon ami, mais si tu veux me rendre un service éminent je puis t’en fournir immédiatement l’occasion. Veux-tu te charger de faire parvenir une lettre à la princesse Troubetzkoi à Irkoutsk ? Je ne pourrai cependant pas récompenser ta peine, car je n’ai pas un kopek. – Soyez tranquille, me répondit-il sans hésiter, demain, au déclin du jour, je serai en tel endroit ; apportez-moi votre lettre, elle sera remise à sa destination. » Nous nous séparâmes là-dessus ; je devinai ensuite que ma connaissance anonyme appartenait à la secte des doukhobortzi.
Après en avoir conféré avec Iakoubovitch, je me décidai à écrire la lettre et la portai à mon ami, selon nos conventions ; il la prit et se mit en route la même nuit pour Irkoutsk. Au bout de deux jours, il me rapporta une réponse de la princesse Troubetzkoi ; elle me donnait de rassurantes nouvelles de mes parents et me promettait de m’écrire encore avant son départ pour Nikolaévski avec son mari. Cette seconde lettre ne tarda pas à nous parvenir par l’entremise d’Ephim-Kouznetzof ; nous y trouvâmes cinq cents roubles que la princesse partageait avec nous. Elle nous proposa en même temps d’écrire à nos parents, pouvant leur transmettre nos missives par le secrétaire de son père, qui l’avait accompagnée jusqu’à Irkoutsk et devait retourner à Pétersbourg. Nous nous empressâmes de profiter de cette occasion, en remerciant du fond du cœur la princesse pour tant de générosité.
La princesse Catherine Troubetzkoi, née comtesse de Laval, était une âme d’élite. Son père s’était établi chez nous à l’époque de la révolution française ; s’étant marié à Mlle Kozitzkoi, il acquit, avec sa main, une fortune considérable, qui donna à sa maison cet éclat qui ne sert que d’ornement et ne fait que rehausser les manières distinguées et le bon ton. Élevée au milieu du faste, Catherine Ivanovna fut, dès son enfance, l’objet des soins de son père, qui en raffolait, comme de sa mère et de ses autres parents. En 1820 elle se trouvait à Paris avec sa mère lorsque le prince Serge Troubetzkoi vint y amener une de ses cousines malade, la princesse Kourakin. Ayant été présenté à la comtesse de Laval, le jeune prince admira les grâces de sa fille, proposa à celle-ci sa main, et c’est ainsi que se forma cette union que l’énergie de Catherine Ivanovna rendit célèbre et qui, malgré toutes les épreuves qu’elle subit, fut heureuse de ce bonheur qu’aucun évènement de ce monde ne saurait altérer, parce qu’il n’est pas fondé sur eux. Ma situation dans la société m’avait mis en rapports intimes avec le prince Serge ; c’est en 1821 que je vis pour la première fois sa femme ; tout d’abord, elle conquit mon estime, et ce sentiment, loin de diminuer, ne fit que s’accroître en vieillissant et n’est pas encore amorti au fond de mon âme, aujourd’hui qu’elle n’est plus parmi nous, qu’elle est montée recevoir sa récompense de l’unique et infaillible Appréciateur de nos actes. L’évènement du 14 décembre, l’exil en Sibérie du prince Serge, ne firent que mettre en lumière les qualités dont était douée Catherine Ivanovna. Elle demanda comme une faveur extraordinaire de suivre son mari et de partager son sort. Cette faveur lui ayant été gracieusement accordée par S. M. l’Empereur, elle entreprit incontinent, malgré l’opposition de sa mère, le lointain voyage en compagnie du secrétaire du comte de Laval, un Français nommé M. Vaucher. Cent et quelques verstes avant Krasnoiarsk, sa voiture se brisa ; la raccommoder était impossible ; la princesse ne réfléchit pas longtemps, elle se jeta dans une charrette et atteignit dans cet équipage Krasnoiarsk, d’où elle envoya une tarenta à son compagnon de route, qui, ne pouvant endurer le mode de locomotion qui n’avait pas effrayé la femme délicate, restait au relais. S’étant enfin réunie à son mari à Nikolaévski, elle ne l’abandonna plus depuis lors, et fut, durant notre vie commune de galériens, notre véritable ange gardien à tous. Il est difficile de se faire une idée exacte de ce qu’étaient pour nous ces dames qui avaient suivi leurs maris ; c’étaient réellement des sœurs de charité ; elles nous soignaient comme si nous étions leurs proches parents ; leur présence soutenait notre courage, et la langue humaine est impuissante à exprimer les consolations dont nous leur fûmes redevables. La conduite de la princesse Troubetzkoi fut imitée par la princesse Marie Volkonski, fille du général Raévski, qui s’était illustré dans nos guerres patriotiques ; mais elle n’était pas encore à Irkoutsk à l’époque dont je parle, et il me faut reprendre le fil de mon récit.
Nos journées s’écoulaient uniformément : chaque matin, nous allions avec Iakoubovitch à notre tâche ; je finis par devenir si expert dans le métier de bûcheron que je réussis à fendre un quart de sagène de bois par jour ; à trois heures nous rentrions à la maison. Notre dîner était suffisant, sinon recherché, et la soirée se passait à causer ou à jouer aux échecs. En comparaison de ce que j’attendais, nous étions si tranquilles que je ne croyais pas que notre situation pût être améliorée ; mon camarade était, au contraire, fermement convaincu que le couronnement, fixé pour le 22 août, nous vaudrait notre retour. Chacun de nous défendait son opinion ; nos conversations étaient animées par les anecdotes de mon camarade, par le souvenir du passé : nos journées s’écoulaient ainsi paisiblement lorsque, le 5 octobre, Skouratof vint interrompre une partie d’échecs en nous prévenant que nous devions nous apprêter à nous remettre en route, que l’ordre venait d’arriver de nous transporter à Irkoutsk. La première pensée de Iakoubovitch fut qu’un feldjaeger avait apporté à Irkoutsk un manifeste et qu’on nous y appelait pour nous faire part de la clémence impériale. Je me tus, mais je pressentais autre chose et me mis en devoir de remplir ma malle le plus possible. Iakoubovitch ne voulut rien emporter avec lui, persuadé qu’il pourrait revenir librement à Ousolié reprendre ce qui lui conviendrait et qu’il n’avait pas besoin pour le moment de s’embarrasser d’objets inutiles. Je fis en silence mon affaire : je ficelai nos malles, mais je ne pus décider mon camarade à redemander 25 roubles à notre maîtresse de logis, qui lui avaient été avancés pour les dépenses de notre petit ménage ; trois troïkas vinrent nous prendre ; sur les deux premières chacun de nous s’assit entre deux Cosaques ; la troisième était dévolue au sous-officier Skouratof.
Je fis remarquer à Iakoubovitch notre escorte, mais lui, toujours confiant, me cria : « Tu croiras quand tu auras entendu », et s’élança dans la première troïka. Avant Irkoutsk, il y avait une rivière à traverser ; Iakoubovitch, qui la passa le premier, me fit de l’autre rive des signes avec un mouchoir blanc. C’était le 6 octobre et le jour commençait à poindre. Nous entrâmes en ville ; Iakoubovitch ne cessait pas d’agiter son mouchoir. Cependant nous continuions à marcher, nous traversâmes toute la ville sans un seul point d’arrêt ; le mouchoir blanc ne se déployait plus ! Enfin, nous sortîmes de la ville et, après avoir fait encore quatre verstes, nous vîmes un édifice entouré de troupes : il y avait des Cosaques, de l’infanterie, des sentinelles à distance ; c’était une caserne cosaque. Nous entrâmes dans la cour ; Iakoubovitch descendit de sa téléga ; Pirojkof vint à sa rencontre. Reprenant sa bonne humeur, notre Caucasien lui dit : « Eh bien ! André Ivanovitch, vous avez ici de l’infanterie et de la cavalerie ; où est donc votre artillerie ? » Le maître de police ne put s’empêcher de sourire, mais nous tendit la main sans mot dire et nous conduisit au premier étage, où nous retrouvâmes les princes Troubetzkoi et Volkonski ; ce n’est que là que nous apprîmes le but réel de notre pérégrination : on nous expédiait aux mines de Nerchintsk ! On nous régala avec du thé pendant que de nouvelles troïkas étaient attelées pour nous emmener plus loin. Je les regardais par la fenêtre, lorsque je vis une dame entrer dans la cour, sauter de son drochki et demander quelque chose aux Cosaques. Troubetzkoi m’avait dit que sa femme était à Irkoutsk ; je devinai que cette dame inconnue venait de sa part ; je descendis en toute hâte et m’approchai d’elle : c’était la princesse Tchakhovski, arrivée avec sa sœur, la femme d’Alexandre Mouravief, exilé dans la ville de Verkhné-Oudinsk. Son premier mot fut : « Le prince Troubetzkoi est-il ici ? » À ma réponse affirmative, elle me dit : « Sa femme me suit : elle veut absolument voir son mari avant qu’il parte ; prévenez-le. » Mais les autorités ne consentaient pas à cette entrevue et nous pressaient de partir ; nous lambinâmes autant que nous pûmes ; finalement nous fûmes obligés de nous caser dans les chariots.
NOTRE CORVÉE CONSISTAIT À TRANSFORMER LE MINERAI.
Nous avions déjà démarré lorsque je vis la princesse, qui, étant arrivée sur un izvochtchik, avait mis pied à terre et rappelait son mari ; en un clin d’œil, Serge Pétrovitch s’élança du fond de son équipage dans les bras de sa femme ; longue fut cette étreinte, inondée de larmes ! Le maître de police s’agitait autour des deux époux, les engageait à se séparer ; mais ceux-ci ne l’entendaient même pas. Ses paroles frappaient bien leurs oreilles, mais n’avaient aucune signification pour eux. Enfin le dernier adieu fut prononcé, et les troïkas reprirent leur marche en doublant de vitesse. La princesse Troubetzkoi demeurait dans l’ignorance du sort de son mari. Personne ne voulait lui révéler notre véritable destination. Dans cette situation et toujours fermement résolue à le suivre et à partager son sort, quelque terrible qu’il pût être, la princesse s’adressa aux autorités, afin qu’il lui fût permis de le rejoindre.
Longtemps on la fit languir avec des réponses évasives ; pendant ce temps arriva à Irkoutsk la princesse Marie Volkonski : toutes deux se coalisèrent dans la même pensée et agirent avec une égale énergie, ne se laissant rebuter ni par des menaces ni par des cajoleries. On finit par leur communiquer le règlement des femmes de galériens et les conditions auxquelles elles sont tenues pour pouvoir habiter avec leurs maris. Elles doivent, en premier lieu, renoncer à tous les droits qu’elles tiennent de leur naissance et à tous les privilèges qui appartiennent à la classe de la société dont elles font partie. En second lieu, elles ne peuvent ni recevoir, ni envoyer des lettres et de l’argent que par les mains des autorités. Elles ne voient, en outre, leurs maris qu’autant que le jugent convenable ces mêmes autorités. De vive voix, on ajouta aux nobles femmes que l’administration locale était en droit d’exiger d’elles les services les plus subalternes, tels que le lavage des planchers et autres servitudes de ce genre.
Après avoir pris connaissance de ces lois, les deux princesses n’hésitèrent pas un instant à signer qu’elles s’y soumettaient, et de cette façon les autorités, forcées dans leurs derniers retranchements, furent obligées de consentir à ce qu’elles allassent rejoindre leurs maris aux mines de Nerchintsk.
Pendant que ces négociations se poursuivaient si laborieusement, nous avions déjà depuis longtemps passé le lac Baïkal sur un petit bâtiment à deux mâts baptisé l’Iermak. Sur le bord du lac, nous avions été rejoints par nos autres camarades : Mouravief, Davidof et les frères Borisof. À partir du monastère de Pisolski, notre convoi se composait ainsi de huit troïkas, et était surveillé par deux officiers cosaques : l’un était l’enseigne Tchaousof, fils de l’ataman du régiment d’Irkoutsk ; l’autre se nommait Tchérépanof ; tous deux étaient de braves gens, nullement tracassiers, qui se contentaient d’accomplir leur consigne, et étaient sûrs que nous ne les compromettrions par aucune imprudence.
Les Cosaques qui nous escortaient étaient, comme tous les bons Russes, disposés à nous rendre toute espèce de services. De mes souvenirs de voyage notre arrivée à la rivière qui est au-delà de Verkhné Oudinsk est restée surtout gravée dans ma mémoire. Il fallait la traverser en bac ; comme il était très tard, nous fûmes obligés d’attendre le jour. On alluma un samovar, et nous nous mîmes à boire du thé : un jeune paysan, élégamment vêtu, entra tout à coup dans l’isba et nous dit dans le meilleur russe : « Mon grand-père vous prie d’accepter ce cadeau de bienvenue », en nous présentant une corbeille remplie de petits pains blancs et de biscuits de différentes espèces ; le tout était si propre, si appétissant, que nous n’en revenions pas de rencontrer cette recherche dans une contrée aussi éloignée.
En remerciant le jeune homme, nous le priâmes d’être notre interprète auprès de son respectable aïeul et de l’engager à venir nous voir, si cela ne le fatiguait pas trop. Au bout d’une heure le vieillard vint, et nous causâmes aussi longuement qu’agréablement avec lui ; il se vantait d’être un véritable Sibérien, c’est-à-dire de descendre des premiers colons de ce pays ; l’agriculture, la chasse des bêtes fauves lui avaient procuré le bien-être dont il jouissait actuellement. Ayant pris congé de lui, nous discourûmes encore longtemps entre nous sur le bon vieillard et le pays qu’il nous avait décrit avec tant d’amour. À cette première impression en succéda une autre non moins douce, quoique d’un autre genre : c’est une étape que nous fîmes au bourg de Biankane où nous donna l’hospitalité le marchand Kondinski ; son dîner et sa réception furent splendides. Il nous témoigna une cordialité sans pareille ; il aurait voulu nous offrir un bain, mais nous ne pûmes prolonger notre séjour chez lui, craignant de compromettre les officiers, et nous poursuivîmes notre route, non sans avoir bien remercié le généreux maître de maison. En traversant les villages qui dépendent des mines de Nerchintsk, je fus frappé de voir des enfants de différents âges blottis, au milieu du jour, près des isbas, et se réchauffant ainsi au soleil, tandis que le froid s’y élevait déjà dans cette saison de l’année jusqu’à dix degrés.
Le spectacle d’une pareille misère me fit comprendre la situation des paysans attachés aux mines. Bientôt nous atteignîmes le lieu de notre destination, la mine de Blagodatski ; nos troïkas s’arrêtèrent devant une caserne désignée pour nous servir de demeure. C’était un édifice de sept sagènes de long sur cinq de largeur ; il se composait de deux compartiments : le premier devait servir aux soldats qui nous gardaient et le second à notre usage ; ce dernier était chauffé par un immense poêle russe ; en y entrant on trouvait à droite trois petits cabinets séparés entre eux par des planches, et une quatrième chambre à gauche, évidemment confectionnée à la hâte. Deux marches menaient à ces trois cabinets, qui avaient chacun une porte ; les deux premiers avaient à peu près trois archines de longueur sur deux de largeur ; mais le troisième avait quatre archines de largeur. Nous ne mîmes pas longtemps à nous y caser ; Davidof et Iakoubovitch s’adjugèrent chacun un cabinet ; Troubetzkoi plaça son lit en long ; la moitié du mien, plus bas, allait sous le sien, et Volkonski s’installa près du mur opposé. Mouravief et les deux Borisof se casèrent de la même manière dans le cabinet restant. Notre garde consistait en un sous-officier des mines et trois soldats qui ne nous perdirent pas de vue durant tout notre séjour à Blagodatski. Ces sentinelles nous préparaient notre nourriture, nous allumaient notre samovar, nous servaient, et, bientôt, s’étant attachées à nous, nous furent d’un secours extrême. Nous fûmes enregistrés à notre arrivée par l’intendant des mines, officier dont j’ai oublié le nom de famille.
Trois jours de répit nous furent accordés ; on nous enleva tout ce que nous avions d’argent ; on nous en laissa quelque peu pour l’acquisition de nos provisions de bouche, mais avec l’obligation d’en rendre compte. Au bout de ces trois jours, le directeur des mines de Nertchinsk, Timothée Stépanovitch Bournachef, vint nous inspecter ; suffisamment grossier en paroles, il laissa toutefois percer dans ses ordres l’intention d’adoucir notre situation et de ne pas la rendre inutilement plus difficile à endurer. Il fallut bientôt se mettre à l’ouvrage ; on nous avertit un jour que nous avions à nous y préparer, et le lendemain, à cinq heures du matin, un mineur vint à notre caserne avec les ouvriers qui nous étaient donnés pour camarades. On commença par faire l’appel : « Troubetzkoi et Ephim Vasilief ! » cria notre chef. Ceux-ci ayant répondu : « Présents ! » s’en allèrent ensemble. Puis il dit : « Obolenski avec Nicolas Bielof ! » et nous formâmes la seconde paire. À chacune on donnait une chandelle ; on me donna une pioche, à mon compagnon un marteau, et nous descendîmes dans les mines. Notre tâche n’était pas trop pénible : généralement il fait assez chaud sous terre ; quand le froid me saisissait, je prenais la pioche et me réchauffais promptement. À onze heures, la cloche annonçait la fin des travaux, nous rentrions à la caserne et nous nous occupions alors de notre dîner. Expert en cuisine militaire, Iakoubovitch avait été élu notre maître d’hôtel. Nous jouissions d’une liberté complète dans l’intérieur de notre caserne ; les portes étaient ouvertes et nous prenions nos repas ensemble.
Cette vie commune était pour nous une grande consolation ; le même cercle dans lequel nous échangions naguère nos pensées et nos émotions était transporté des palais de Pétersbourg dans notre misérable caserne ; nous nous attachâmes de plus en plus les uns aux autres, et le malheur commun souda encore davantage les liens de l’amitié qui nous unissait. Une seule chose nous troublait fort dans les premières semaines de notre changement de captivité, c’est l’incertitude dans laquelle nous étions sur les princesses Troubetzkoi et Volkonski ; mais cette incertitude cessa bientôt ; elles arrivèrent toutes deux et louèrent une chétive isba à une demi-verste de note caserne. On les autorisa à y venir voir leurs maris durant une heure. La première qui profita de cette autorisation fut la princesse Troubelzkoi ; nous allâmes pendant ce temps avec Volkonski chez nos voisins ; puis ce fut son tour d’y recevoir la visite de sa femme. La première de ces deux nobles femmes, Russes de cœur, si élevées de caractère, eut sur nous tous une influence bienfaisante, et fit de nous une seule et même famille. Nous ne songions plus qu’à elles et elles ne se préoccupaient que de nous ; de leurs mains elles fabriquaient tout ce qu’elles jugeaient indispensable à chacun de nous ; ce qu’elles ne pouvaient faire elles-mêmes, elles l’achetaient dans les boutiques ; en un mot, tout ce qu’un cœur de femme devine par l’instinct de la bonté, cette source de toute grandeur, était deviné et immédiatement accompli par elles : grâce à elles encore, nos relations avec nos parents et tous ceux qui nous étaient chers purent être reprises pour n’être plus suspendues, car elles veillaient avec un soin maternel à leur faire parvenir de nos nouvelles et à nous en apporter des leurs.
Comment énumérer tout ce dont nous leur fûmes redevables durant le si grand nombre d’années qu’elles consacrèrent à la consolation de leurs maris en même temps qu’à la nôtre ? Elles improvisaient des plats qu’elles nous apportaient en cachette ; leur expérience en l’art culinaire n’était peut-être pas grande, mais leur charité provoquait en nous un tel enthousiasme que tout ce qu’elles apportaient était trouvé à l’unanimité exquis, et le pain à demi cuit par la princesse Troubetzkoi nous paraissait mille fois meilleur que celui du premier boulanger de Pétersbourg. Les jours où on ne leur permettait pas d’avoir d’entrevue particulière avec leurs maris, elles n’en venaient pas moins jusqu’à notre caserne. Nous les apercevions de loin ; on leur préparait deux chaises ; elles s’asseyaient devant l’unique fenêtre que nous avions, et passaient ainsi une heure. Parfois, elles venaient ensemble, mais le plus souvent séparément. Le thermomètre descendait fréquemment à vingt degrés au-dessous de zéro ; enveloppées dans leurs pelisses, elles ne bougeaient pas jusqu’à ce que le froid eût glacé leurs membres. Je me rappelle que je remarquai un jour que la princesse Troubetzkoi serrait ses pieds l’un contre l’autre, souffrant évidemment du froid ; je le fis remarquer a Troubetzkoi ; celui-ci examina ses bottines et, ayant découvert qu’elle en avait mis de vieilles et rapiécées, il se promit de la gronder de ce qu’elle ne s’était pas servie, par une pareille gelée, de ses bottines neuves et fourrées. Enquête faite, il se trouva que ces bottines neuves existaient en effet, mais qu’on ne pouvait les mettre, parce que les cordons qui les attachaient avaient été employés à la confection d’une casquette que m’avait faite la princesse pour travailler sous terre, casquette qui me garantissait du minerai qui remplissait ma chevelure à chaque coup de marteau.
Bientôt des vexations nouvelles vinrent détruire notre tranquillité et nous causer un trouble, douloureusement partagé par nos nobles visiteuses. Un jeune officier, nommé Rik, fut spécialement chargé de nous surveiller ; muni, sans doute, d’instructions plus sévères, il nous intima l’ordre de nous retirer dans nos cabinets et de n’en sortir que pour aller travailler ; les gardiens ne devaient en ouvrir les verrous que pour nous apporter séparément nos repas. Nous montrâmes à M. Rik nos cabinets, nous lui dîmes qu’il nous était impossible d’y être enfermés dix-huit heures dans une atmosphère aussi étouffante et malsaine, qu’il n’y avait pas de santé qui pût supporter une réclusion si intolérable. Aucun argument ne parvint à toucher M. Rik. Nos représentations lui semblèrent un acte d’insubordination ; il cria aux soldats : « Poussez-les ! » Mais nous ne les laissâmes pas s’approcher de nous, et nous nous résignâmes à entrer bénévolement dans nos casemates. Quand M. Rik se fut retiré, nous tînmes conseil sur ce qu’il nous convenait de faire. Ce que nous avions fait observer à M. Rik n’était que l’exacte vérité ; il nous était réellement impossible de respirer dans un espace aussi étroit que celui où nous nous trouvions ; nous ne pouvions y être qu’assis ou étendus ; lorsque Troubetzkoi se levait de son lit, il était obligé de se plier en deux, parce que sa tête cognait le plafond. Après avoir longtemps discuté, l’idée vint, je ne sais plus auquel de nous, de ne pas accepter de nourriture jusqu’à ce que les rigueurs de notre captivité fussent modifiées. Nous résolûmes unanimement de mettre en pratique ce projet ; dès le soir même, nous refusâmes le souper qui nous fut offert ; le lendemain nous allâmes au travail sans avoir bu de thé ; en revenant, nous ne voulûmes pas toucher au dîner, et nous passâmes ainsi un jour sans avaler même une goutte d’eau. Même scène le lendemain.
Le troisième jour de ce carême volontaire, on ne nous obligea pas à aller au travail et on nous prévint que nous allions recevoir la visite du directeur, M. Bournachef. Nous nous préparâmes à une conversation orageuse ; à midi, nous aperçûmes un exempt qui s’avançait vers notre caserne, en compagnie de deux soldats, baïonnette au fusil ; on appela Troubetzkoi et Volkonski ; nous nous embrassâmes, ne sachant pas s’ils reviendraient : l’incertitude de notre avenir nous remplissait involontairement d’effroi. Je m’assis à la fenêtre, – c’était, ce me semble, en janvier ; le froid était très vif ; je vis les princesses Troubetzkoi et Volkonski en sentinelles sur la route, espérant que leurs maris passeraient par là ; mais on ne les laissa pas même assez s’approcher d’eux pour que le son de leur voix pût leur parvenir, autant que j’en pus juger par leurs gestes suppliants et désespérés. Nous attendîmes dans une inexprimable angoisse le retour de nos camarades ; enfin je vis qu’on les ramenait, je fis un signe de croix. Venait maintenant notre tour avec Iakoubovitch. Troubetzkoi n’eut que le temps de me faire comprendre que Timothée Stépanovitch était fort en colère. Nous parûmes en sa présence ; je ne parlerai pas de la grossièreté de son langage ; – elle lui était habituelle ; la menace du fouet, du knout et de ce qui s’ensuit, faisait le fond ordinaire de ses monologues ; il nous reprocha d’avoir ourdi une révolte et nous déclara qu’il ne nous laisserait pas nous insurger. Notre réponse fut très simple et brève : nous le priâmes de se souvenir que, durant tout notre séjour aux mines de Blagodatski, nous n’avions pas une seule fois, en quoi que ce fût, manqué aux ordres qui nous étaient intimés ; nous l’assurâmes que nous étions complètement satisfaits de son administration jusqu’au moment où M. Rik vint nous enlever l’unique et fort inoffensive liberté dont nous jouissions et qu’il était naturel que nous ne pussions manger dans l’étroit cloaque dans lequel nous étions claquemurés. Il nous congédia en baissant un peu le ton, mais en ne nous donnant nul espoir de changement. Après nous comparurent devant le directeur nos autres camarades : ils reçurent les mêmes compliments, y répliquèrent comme nous et furent réincarcérés avec le même cérémonial ; mais, à l’heure du dîner, nos cabinets furent rouverts et nous reprîmes notre genre de vie précédent, et cet épisode fut terminé par de chaudes actions de grâces au ciel. Notre détermination n’avait pas été débattue ; l’instinct nous l’avait inspirée et nous l’avait fait exécuter ; son succès nous délivra d’un accroissement de maux que nous n’aurions probablement pas su supporter...
Nous continuâmes à travailler dans le même ordre ; l’unique changement que subit notre règlement fut que les prisonniers mariés eurent la permission d’aller voir leurs femmes chez elles ; une escorte les y conduisait et faisait bonne garde pendant tout le temps de l’entrevue. Cette modification fut excessivement agréable pour nos pauvres dames. Au printemps, nous eûmes aussi la permission de nous promener, sous escorte, les jours de fête, dans les riches prairies arrosées par l’Argoun. D’abord, nous ne nous éloignions pas de plus de deux ou trois verstes de notre caserne ; mais, petit à petit, nous parvînmes jusqu’aux bords de cette rivière, qui était à neuf verstes de chez nous. La végétation splendide de cette contrée attira notre attention, et nous ne nous lassions pas d’admirer les beautés de la nature sibérienne, qui étaient pour nous une révélation. Naturalistes distingués, les deux Borisof se livrèrent à la botanique et à la zoologie ; ils recueillirent une quantité de scarabées de diverses espèces d’un éclat extraordinaire et se formèrent une collection assez importante d’insectes, digne de figurer dans un musée européen.
Ces adoucissements dans notre situation ne furent pas de longue durée ; on ne tarda pas à nous imposer un surcroît de travail. Un tchinovnik d’Irkoutsk vint demander à chacun de nous si notre santé ne souffrait pas de notre travail souterrain et si nous ne préférions pas nous occuper à l’air. Nous lui certifiâmes unanimement que le travail des mines ne nous fatiguait pas et que nous ne voulions pas l’échanger contre celui des champs, parce que dans ce dernier nous serions obligés de subir tous les changements de température, tels que la pluie, la neige, tandis que notre santé ne se ressentait nullement de l’atmosphère souterraine. Nos représentations ne furent pas prises en considération : dès le lendemain on nous assigna une nouvelle corvée. Quoique nous n’eussions pas dit pourquoi nous ne voulions réellement pas en changer, on le devina parfaitement. Dans les mines, nous n’étions pas à la tâche ; nous travaillions autant que nous voulions et nous nous reposions de même ; puis à onze heures tout était fini, et le reste de la journée nous appartenait. En outre, nous n’étions sous terre que l’objet de la sympathie de ces galériens qui, non loin de nous, travaillaient comme nous, mais trois fois plus péniblement : les fers aux pieds ; c’était à eux qu’était dévolue la plus dure besogne. Ils perçaient des cryptes nouvelles, formaient des galeries soutenues par des poteaux, réunies par des arcs ; les uns étaient charpentiers, d’autres étaient chargés de vider les eaux, de transporter le minerai à un étage supérieur à mesure qu’il était extrait.
En se rencontrant avec nous, ces hommes, vraisemblablement criminels, nous témoignaient une muette mais très évidente sympathie. Parmi eux se trouvait un brigand célèbre, appelé Orlof, d’une beauté et d’une force surprenantes. Ne pouvant pas demeurer longtemps sous terre, je montais de temps en temps prendre une provision d’air. Dès qu’Orlof m’apercevait, il faisait un signe à ses camarades, et aussitôt tous entonnaient à la fois une chanson russe et y faisaient entrer les sentiments qu’ils ne pouvaient pas m’exprimer autrement. Je n’étais pas seul l’objet de ces attentions délicates ; elles étaient renouvelées pour chacun de nous ; souvent ces pauvres gens nous prenaient en cachette la hache des mains et faisaient en dix minutes ce que nous n’aurions pas pu faire en une heure, et ce n’était pas l’intérêt qui les y poussait : strictement surveillés, c’est à peine si nous pouvions leur glisser un demi-mot de remerciement. Se doutant de tout ceci, l’autorité nous fit sortir des mines. Nous fûmes alors tenus de faire tant par jour. Une fois monté, le minerai est soumis à un travail d’épuration avant d’être fondu ; ce travail exige une expérience que nous n’avions pas. On nous divisa donc par paires ; chacune d’elles eut une civière, et notre corvée consistait à la remplir trente fois, avec cinq pouds de minerai chaque fois, et à la transporter à l’endroit où on le classait dans divers entrepôts. Le trajet était à peu près de deux cents pas. Nous nous mîmes à la tâche ; elle était au-dessus des forces de quelques-uns d’entre nous ; les plus robustes faisaient double voyage, et de cette façon nous en venions à bout. À onze heures, la cloche annonçait la fin du travail, mais à une heure elle nous y appelait de nouveau jusqu’à six heures du soir ; il était dur par sa durée comme de sa nature, bien plus pénible que celui auquel nous étions auparavant soumis ; nous n’étions plus tentés d’aller nous promener aux bords de l’Argoun, ayant besoin de repos les jours où il nous était permis d’en prendre.
Malgré cela, nous supportions gaiement notre position ; le poids du travail était compensé par la liberté dont nous jouissions dans l’intérieur de notre caserne et les consolations que nous procuraient des conversations amicales. Ce bonheur relatif devait encore bientôt disparaître. Un nouveau commandant, M. Leparski, venait d’être nommé ; vers le commencement d’août, on nous annonça qu’il était arrivé aux mines de Nerchintsk et qu’il nous visiterait le lendemain. Plusieurs d’entre nous l’avaient connu lorsqu’il commandait le régiment de chasseurs à cheval de Siéverski ; il avait la réputation d’être un chef doux, indulgent et était également aimé de ceux qui servaient avec lui comme de ceux qui étaient sous ses ordres. Nous apprîmes donc sa venue avec plaisir. En effet, le lendemain il vint chez nous, accompagné de M. Bournachef ; il fut affable, poli avec tous, et en nous quittant, il nous laissa l’espoir que notre situation serait améliorée. Cet espoir ne se réalisa pas : le jour même, on nous conduisit à la forge voisine et on nous y riva des fers aux pieds. On plaça en même temps auprès de nous un détachement de douze Cosaques, commandé par un sous-officier, et nous fûmes soumis à une surveillance plus sévère. L’employé et le directeur des mines craignaient de nous témoigner une condescendance dont les gronderait le commandant ; les Cosaques, qui avaient l’œil sur nous jour et nuit, redoutaient d’être dénoncés par l’employé ; toutes les autorités, s’épiant l’une l’autre, étaient également rigoureuses à notre égard. Les Cosaques étaient d’ailleurs si bien choisis, que nous ne pouvions assez admirer ces beaux et excellents jeunes gens. Tous savaient lire et écrire ; la plupart avaient fait leurs études aux écoles du district et nous étonnaient par une variété de connaissances et un développement d’intelligence que nous étions loin d’espérer rencontrer dans un pays encore plongé selon nous dans sa grossièreté primitive.
C’est tout le contraire qui nous apparut. Les Cosaques s’attachèrent bientôt à nous, et leur soif d’apprendre, qu’ils tâchaient de satisfaire en s’entretenant avec nous, nous causa la plus agréable surprise. Quelques-uns d’entre eux atteignirent dans la suite le rang d’officiers, et presque tous se distinguèrent par leur bonne conduite. Du reste, sauf la reprise des chaînes, nous restâmes soumis au même règlement ; aucune modification ne fut apportée à notre travail ; seulement, il n’y eut plus de promenades les jours fériés, et il aurait été difficile d’en faire avec les joyaux qui ornaient nos pieds. Les jours et les semaines s’écoulaient ainsi insensiblement. Nos anges gardiens continuaient de nous consoler, par des causeries, par des soins charitables, et par cette pure amitié qui vivifie et illumine tout ce qu’elle touche.
Sur ces entrefaites, une nouvelle maison de correction, construite à Tchita, se remplissait de nos camarades, qui y étaient dirigés des différentes forteresses où ils n’avaient été que temporairement transférés. Bientôt notre tour vint de les rejoindre. En octobre ou en novembre, nous partîmes de nouveau en charrette. Nos escortes nous accompagnaient, et nous parcourûmes encore au galop une route qui nous était déjà connue. La prison de Tchita ne tarda pas à se montrer à nos regards ; nous considérâmes avec une vive curiosité notre nouvelle résidence : elle était entourée d’une haie très élevée. Nous ne mîmes pied à terre qu’à sa porte ; nous y fûmes reçus par le major Joseph Abramovitch Leparski ; les sentinelles s’écartèrent, nous nous jetâmes dans les bras de nos amis : c’étaient Narichkin, Pouchtchin, Fon-Visine. On nous casa avec eux dans quatre chambres ; le bruit des chaînes nuisait un peu à la conversation, mais nous finîmes par nous accoutumer à ce bruit...
Les questions, les causeries n’en finissaient pas les premiers jours de notre réunion. La cohabitation, la communion de pensées et de sentiments nous lièrent de plus en plus les uns aux autres. Nous nous aimions sans doute déjà auparavant, mais ces relations de chaque moment imprimèrent à notre amitié un cachet particulier qu’elle n’a pas cessé de conserver. L’amitié est inviolable lorsqu’elle est fondée sur une confiance mutuelle, et surtout lorsqu’elle est inspirée et procède de Celui qui est l’amour suprême et parfait.
Je ne saurais terminer mon récit des trente années d’étroite captivité que j’ai subies, d’abord dans la maison de correction de Tchita, puis à l’usine de Pétrovski, qu’en remerciant hautement le Seigneur !
Le caractère politique de la société du Bien public s’était effacé, mais l’empreinte morale qu’elle avait imprimée à chacun de ses membres, s’était conservée sans altération et avait jeté les bases de cette estime réciproque, de ce sentiment élevé dont étaient animées les moindres de nos relations. L’estime réciproque n’était pas fondée sur les convenances du siècle, ni sur l’habitude acquise par une éducation raffinée, mais sur la passion de chacun de nous pour tout ce qui portait le cachet de la vérité et de la justice. Les jeunes gens qui étaient là atteignirent l’âge viril sous l’influence de cette direction morale, et ne s’en écartèrent pas dans la suite. Dispersés dans tous les coins de la Sibérie, chacun de nous conserva sa dignité individuelle et conquit l’estime de tous ceux avec lesquels il se trouva en relation. Je ne puis clore ces lignes, je le répète, qu’en adressant une reconnaissante prière à notre unique Protecteur, à l’unique Semeur de toute bonne semence, à l’unique Auteur de tout bien. À lui seul gloire et reconnaissance !
Prince OBOLENSKI, dans Les drames de la Sibérie,
Grammont, Œuvre de Saint-Charles, s. d.
1 Le prince Eugène Obolenski (1796-1865) n’avait pas plus de trente ans au moment de sa déportation. Il était lieutenant au régiment des gardes de Finlande. C’est le récit personnel de son exil que contiennent les pages suivantes. Il se maria à une Sibérienne dont il eut plusieurs fils. Amnistié en 1856, il se retira à Kalouga et y termina paisiblement son existence.
2 Ces billets du poète, à la veille de sa fin, sont en vers dans l’original.
3 C’étaient les principaux complices de Ryléef.
4 Chef d’une révolte de Cosaques au dix-huitième siècle.
5 Attelage à trois chevaux, habituel aux feldjaegers ou courriers russes portant les ordres de l’empereur d’un bout de l’empire à l’autre.
6 La princesse Catherine Troubetzkoi était fille d’un émigré français établi en Russie. M. Jean-Étienne Laloubrerie de Laval, ancien officier au régiment de Berchigny, créé comte par lettres patentes de Louis XVIII en 1815. Lorsque le prince Troubetzkoi fut condamné aux galères elle obtint la grâce de l’y rejoindre à condition de renoncer pour toujours au foyer natal. Au bout de quelques années d’exil, la princesse, voyant ses enfants grandir, crut devoir écrire à une personne de sa famille pour supplier humblement l’empereur de permettre qu’ils fussent envoyés à Pétersbourg ou dans quelque autre ville, afin d’y recevoir une éducation convenable. La supplique fut portée aux pieds du tzar, qui répondit que « des enfants de galériens, galériens eux-mêmes, sont toujours assez savants ».
Ce seul fait du supplice de la princesse Troubetzkoi et d’innocents enfants suffit, à nos yeux, pour expliquer les épreuves actuelles de la société russe et l’abaissement du gouvernement qu’elle a dû subir. Longtemps et impunément, on peut faire couler des larmes, mais il arrive un jour où une puissance invisible finit par vous en demander compte. (Note de l’auteur.)