Lettre ouverte à M. Valéry Larbaud
sur la hiérarchie des esprits
par
Eugenio d’ORS
Votre curiosité, mon cher ami, vous fait acquérir chaque jour une colonie nouvelle. Votre générosité la laboure. Votre lucidité l’organise. Et cela se fait si vite et si bien que lorsque, par hasard, on croit apercevoir dans l’économie de l’ensemble, dans la belle ordonnance des bourgs et des cultures, quelque petit coin de broussailles rebelles, l’envie nous prend de le signaler. C’est ainsi qu’agissent les collaborateurs spontanés que les journaux anglais accueillent et qui leur envoient, au sujet des minuties de la vie populaire et citadine, des plaintes où justement se manifeste une croyance profonde à la possibilité de la perfection.
Vous ne serez donc pas surpris que je prenne, en cette circonstance, l’instrument classique de ces sortes de correspondants : la Lettre Ouverte. Je suis probablement tout désigné pour l’écrire, puisque les idées que je voudrais commenter ont été énoncées par vous ici-même 1, dans le bienveillant article mis en tête des traductions dont vous et Mme Mercédès Legrand avez bien voulu honorer quelques-unes de mes fantaisies littéraires. Et peut-être puis-je invoquer, pour justifier ma démarche, le fait que je me suis occupé de temps en temps d’études concrètes relatives à la hiérarchie des esprits et aux problèmes de l’existence et de la nature des substances angéliques.
Laissons pour l’instant celles qui sans doute nous entourent dès la région de l’invisible, pour ne parler que des esprits qui voisinent avec nous sur la terre, et dont les révélations se trouvent parfois à côté des nôtres aux devantures des librairies et dans les pages des petites revues. Vous avez établi entre les écrivains une sorte d’échelle dont le degré le plus élevé serait occupé par l’écrivain artiste, le poète, que vous placez catégoriquement plus haut que l’écrivain philosophique ou spéculatif. Cette préférence s’explique par la suprême valeur que vous accordez à l’esprit de louange, à l’attitude enthousiaste, au détriment de la pensée réfléchie, où les choses ne sont plus exaltées mais définies ; par la croyance, en somme, au caractère sacré de l’ivresse, tandis que la lucidité demeurerait toute laïque et profane.
C’est bien là l’opinion que nous trouvons constamment exprimée dans le romantisme. Mais est-elle la seule possible ? N’y a-t-il pas lieu de croire à l’existence d’un autre jeu sacré où l’espèce sacramentelle est précisément la raison même, et à une primauté de la lucidité sur l’ivresse ? Aurions-nous définitivement perdu le sentiment de vénération pour le miracle qui consiste, comme dit Spinoza, dans le fait que la somme des angles intérieurs d’un triangle est toujours équivalente à celle de deux angles droits ?
En tout cas, je crains que, une fois adopté le point de vue romantique, une fois la préférence accordée à l’esprit de louange sur l’esprit de définition, il ne faille être logique en accordant aussi à la possession la priorité sur la louange. Alors, la hiérarchie des esprits s’établit de telle sorte que l’artiste devient supérieur au penseur, mais du même coup l’homme d’action devient supérieur à l’artiste. Si nous attribuons la valeur suprême à l’activité créatrice, comment pourrons-nous préférer cette demi-activité entachée de contemplation, qui est le propre de la projection poétique, à cette autre, tellement plus intense dans le degré de l’ivresse, de l’homme qui conquiert et réalise matériellement les choses, qui en jouit et les possède, qui produit sans cesse des résultats dont le caractère éphémère est encore une raison à ajouter à celles de l’ivresse qu’ils procurent ?
L’artiste se trouve ainsi fatalement condamné à être le moyen terme d’une échelle dont le « pur actif » et le « pur contemplatif » sont les extrêmes. Nous sommes libres de prendre l’un ou l’autre comme idéal selon le point de vue d’après lequel on juge. Socrate ou Don Juan Tenorio : voilà des types contraires, entre lesquels le choix peut rester douteux. Mais quelle raison trouverait-on pour préférer à l’un ou à l’autre l’hybride qui n’est ni tout à fait Don Juan dans l’ivresse, ni tout à fait Socrate dans l’exercice de la contemplation ?
Cependant la réalité est probablement plus complexe. Il est bien possible que, si on regardait au fond des choses, l’esprit du donjuanisme se trouverait encore subtilement présent dans la lucidité, – aventureuse tout de même, – d’un Socrate ; et qu’un ferment de socratisme subsisterait encore dans la fièvre de celui qui, en dernier terme, ne se contente pas de la conquête des plaisirs du monde, mais éprouve aussi la nécessité, – toute superflue, au fond, tout intellectuelle – de s’en vanter. Alors la leçon qu’on en tire est celle de l’identité profonde entre tous ces modes d’activité spirituelle qui, au premier abord, peuvent paraître soit foncièrement opposés, soit hiérarchiquement localisables. Action et contemplation, poésie et philosophie, se réunissent dans une sorte de première et originale substance, dans un protoplasme spirituel d’où le temps et un besoin tout pratique de différenciation tirent des spécialités, qui peuvent paraître rivales et même réciproquement hostiles.
Dans une civilisation moyenne, cette différenciation s’établit normalement, et, en termes généraux, on distingue des écrivains philosophiques et des écrivains poétiques, dont la production a, respectivement, un ton d’abstraction ou de concrétion à peu près constant. Mais dans les heures ou dans les milieux où la culture atteint les extrêmes, soit de jeunesse, soit, au contraire, de maturité, on revient à la synthèse ; et les fonctions poétiques ou théoriques, spéculatives ou actives, restent ou redeviennent presque indistinctes. Alors, l’esprit se traduit normalement par son unité. L’on est en même temps non seulement dans chaque livre, mais dans chaque page et dans chaque mot, à la fois philosophe et artiste, voluptueux et combattant. Le chant est législation, reproduisant toujours la merveille de la production gnomique ; et la réflexion est sentence... D’ailleurs, dans tous les moments de la littérature, l’aphorisme et le genre aphoristique ont gardé ou pressenti les traces de ce caractère impur et synthétique où l’esprit se révèle dans toute sa puissance parce qu’il se traduit dans toute son intégrité.
Il ne m’appartient pas de dire si la civilisation contemporaine se trouve dans un de ces moments, ni si elle s’y trouve partout. En tout cas, justement parce que ce discours est de nature infinie, il faut se décider à le couper quelque part. Je préfère l’arrêter ici, en restant, mon cher ami, aussi fier d’avoir, par des travaux antérieurs, soulevé ce débat, que confus d’avoir ainsi prolongé un éclaircissement qui ne saurait d’aucune manière prétendre au caractère d’une dilucidation.
Eugenio d’ORS.
Paru dans le Roseau d’or en 1928.
1. Voir l’article « Eugenio d’Ors », par V. LARBAUD, dans le quatrième numéro de « Chroniques » (le Roseau d’Or).