Pierre de la Gasca

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Édouard OURLIAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est bon de lire l’histoire, même après avoir lu Voltaire et ses successeurs. J’appelle ainsi plus de gens qu’on ne pense. Ne croyez pas que le crucifix ne soit jamais que la garde d’un poignard ; ne croyez pas surtout que les chrétiens aient couvert de cadavres les deux continents de l’Amérique. On vous l’a dit souvent ; mais c’est pourquoi je vous prie de ne pas le croire. J’abandonne les aventuriers qui portèrent les armes dans le Nouveau-Monde ; chacun sait quelles gens c’était : le rebut de l’Espagne et de la chrétienté. Ils pillaient et brûlaient au delà des mers ; on les eût pendus chez eux, voilà toute la différence. Mais prenons Robertson, historien anglais et protestant, au premier mot qui lui échappe sur le clergé catholique, dans son Histoire de l’Amérique, c’est-à-dire dès qu’il s’agit véritablement de chrétiens :

« Du moment qu’on envoya en Amérique des ecclésiastiques pour instruire et convertir les naturels, ils supposèrent que la rigueur avec laquelle on traitait ce peuple rendait leur ministère presque inutile. Les missionnaires, se conformant à l’esprit de douceur de la religion qu’ils venaient annoncer, s’élevèrent aussitôt contre les maximes de leurs compatriotes à l’égard des Indiens, et condamnèrent les repartimientos, ou ces distributions par lesquelles on les livrait en esclaves à leurs conquérants, comme des actes aussi contraires à l’équité naturelle et aux préceptes du christianisme qu’à la saine politique. »

Et quel est l’ordre, qui, le premier, se lève au nom de la charité et de l’Évangile ? Des moines qu’on nous a donnés pour des boutefeux de l’inquisition, pour des satellites de bûchers : les Dominicains.

« En 1511, Montesino, un de leurs plus célèbres prédicateurs, déclama contre l’esclavage, dans la grande église de Saint-Dominique, avec toute l’impétuosité d’une éloquence populaire. Les officiers de la colonie se plaignirent du moine à ses supérieurs ; mais ceux-ci, loin de le condamner, approuvèrent sa doctrine comme également pieuse et contraire aux circonstances. » (T. I, p. 276.et 277.)

Parlerons-nous de Las Casas, que les philosophes ont daigné citer comme une exception dans le mal, tandis qu’il eût fait une exception contraire ? À Tlascala, Cortès, le sage, l’habile, le profond, le grand Cortès, le héros du Nouveau-Monde après Colomb, après avoir inutilement conseillé aux Indiens d’embrasser la religion chrétienne, veut détruire leurs autels et renverser leurs idoles, Un seul homme, parmi les Espagnols, ose résister au conquérant, et flétrir ce faux zèle, non seulement comme une injustice, mais comme une imprudence ; et cet homme est un prêtre chrétien, le père Barthélémy d’Olmedo, aumônier de l’armée. D’un bout à l’autre de son histoire, Robertson le protestant, lui dont la religion existait à peine en ce temps-là, n’a que des éloges pour ce glorieux sacerdoce catholique, dont le rôle s’est toujours soutenu au service du faible et de l’opprimé. Je sais bien qu’on va nous jeter Valverde à la tête, Valverde, le bouc émissaire des calomnies encyclopédiques et qui pourrait d’ailleurs invoquer des circonstances atténuantes. Mais voulez-vous qu’il soit un scélérat ? Fort bien, je vous le livre. Valverde a-t-il couvert de corps morts ou de croix toute l’Amérique ? Le sang fut répandu par des brigands, les prêtres plantèrent des croix. Et parce qu’un historien a menti, brûlerons-nous l’histoire ? N’enverrons-nous plus nos fils à l’école, parce qu’un professeur a calomnié la religion ?

J’en viens à mon héros, dont les écrits populaires n’ont point parlé ; je ne voudrais pas d’autre preuve qu’il mérite d’être connu. En 1544, la guerre civile enflammait le Pérou ; les conquérants se déchiraient entre eux. L’empereur Charles, touché des plaintes du Nouveau-Monde que Las Casas et tant d’autres prêtres faisaient retentir au pied de son trône, venait de rendre de nouvelles lois qui renversaient la hideuse tyrannie imposée par des aventuriers à ses nouveaux sujets. Un gouvernement juste et régulier allait s’établir aux Indes : les concessions de terres (repartimientos) étaient réduites. Les Indiens étaient affranchis du travail des mines, on fixait leurs impôts ; les terres indûment acquises retournaient à la couronne. Les ministres de Charles s’effrayèrent des difficultés qu’allait soulever cette réforme, mais l’empereur persista. Un vice-roi partit pour l’expédition des nouveaux règlements.

L’étonnement, la peur, l’indignation, accueillirent cette mesure, parmi les colons de la Nouvelle-Espagne, qui pour la plupart n’avaient que trop à la redouter. Ils se révoltent et prennent pour chef Gonzalès Pizarre, frère de François Pizarre, le premier conquérant du Pérou. Le vice-roi, homme violent et malhabile, trahi par les siens, est emprisonné ; le parti de Pizarre se grossit de tous les mécontents ; ce chef impose à la multitude par ses longs services, ses talents militaires et le nom qu’il porte : il demeure maître du pays, mais, par un revers de fortune, le vice-roi qu’on renvoyait en Espagne est relâché par des officiers repentants ; il rassemble ses partisans dispersés et marche contre les révoltés à la tête d’une armée. Pizarre commandait les meilleurs soldats du Pérou, des vétérans de son frère François, endurcis aux fatigues de cette guerre ; il avait en outre d’excellents officiers.

Le vice-roi est battu, percé de coups, et sa tête tranchée est exposée sur la place de Quito. Les hardis compagnons de Pizarre lui conseillaient alors de rompre avec l’Empire et de se déclarer souverain. L’audace lui manqua, il consentit à négocier avec la cour d’Espagne.

L’empereur était alors occupé en Allemagne contre la ligue de Smalkalde. L’Espagne était épuisée d’hommes et d’argent ; à défaut d’armée, il fallait un négociateur ; mais quel homme ne fallait-il pas pour cette négociation !

Il y avait alors en Espagne un vieux prêtre, qui n’avait point d’emploi public, mais qu’on avait chargé en plusieurs occasions d’affaires difficiles. Il y avait réussi en déployant des qualités supérieures et rarement unies : une douceur évangélique et une fermeté inébranlable, des manières insinuantes et une franchise sans tache, une prudence consommée dans les plans et une vigueur inflexible dans leur exécution, enfin une probité au-dessus du soupçon. Pour tout dire, c’était à la fois un homme de génie et un bon prêtre. Tel était Pierre de la Gasca, dont l’historien n’a conservé qu’un titre qui nous vient ici à merveille.

Il était conseiller de l’inquisition.

Le choix des ministres fut unanime, et l’Empereur l’approuva hautement. Gasca, dans un âge avancé, d’une constitution faible et n’ayant jamais quitté son pays, ne craignit point, pour servir sa patrie et son souverain, d’affronter les fatigues d’un voyage au-delà des mers et le séjour d’un climat malsain. On lui offrit un évêché, il le refusa. On lui proposa des émoluments considérables, il ne les accepta point. Il pria seulement que le roi voulût bien prendre soin de sa famille durant son absence, et comme il n’allait exercer en Amérique qu’un ministère de paix et de charité, au lieu de cette armée et de ces trésors qui eussent appauvri sa patrie, Gasca n’emporta en partant que sa soutane et son bréviaire.

Mais ce même homme qui refusait des honneurs pour lui-même exigea pour le succès de sa mission une autorité sans bornes qu’il fallut bien lui accorder, et l’on va voir s’il en abusa. C’est un admirable spectacle que de suivre, dans le chaos apparent des choses humaines, la visible protection qui accompagne les vrais serviteurs de Dieu. Gasca débarque à Nombre-de-Dios ; un officier de marque s’y était porté avec un corps considérable pour s’opposer au débarquement des troupes royales. On voit arriver un homme seul, humblement vêtu, courbé par l’âge, simple, affable, la candeur sur le front, et qui ne parle que de concorde. Les armes tombent des mains des révoltés : ils n’ont plus pour ce prêtre que du respect. De bons citoyens un moment égarés, des victimes de la dureté de Pizarre, des colons alarmés sur les suites d’une rébellion, se rangent bientôt autour de lui. Pizarre, irrité, veut défendre à Gasca l’entrée du Pérou ; en même temps il lui fait offrir secrètement cinquante mille pesos s’il consent à se retirer, et, s’il résiste, l’émissaire a l’ordre de se défaire de lui par le fer ou le poison. Dans tous les cas, l’approche de cet homme sans suite n’effrayait point Pizarre, qui pouvait alors réunir six mille Espagnols sous ses ordres, c’est-à-dire tout ce qu’il y avait alors au Pérou de vrais et vaillants hommes de guerre. Qu’arrive-t-il ? Hinojosa, ce même émissaire chargé de corrompre ou d’assassiner Pierre de la Gasca, s’épouvante d’un pareil crime et reconnaît publiquement son autorité émanée du trône ; les officiers d’Hinojosa l’imitent ; cet exemple entraîne d’autres Espagnols, et au moment même où Pizarre attend la nouvelle du départ ou de la mort de Gasca, il apprend que cet homme étrange est maître d’une flotte à Panama et des troupes qui s’y étaient portées contre lui. Transporté de fureur, il se prépare à l’exterminer ; mais auparavant il le fait juger publiquement à l’audience de Lima. On trouve Gasca coupable de haute trahison et on le condamne à la mort. Cette parole judiciaire frappe les esprits de ces aventuriers ignorants qui remplissaient le Pérou. On croit marcher contre un traître, condamné légalement comme tel, et, de toutes parts, des soldats courent sous les drapeaux de Pizarre, qui se voit à la tête de mille hommes, corps considérable dans ces guerres du Nouveau-Monde, et le mieux équipé qu’on y eût encore vu.

Gasca cependant rassemble des troupes et dépêche sur les côtes du Pérou un petit nombre d’hommes, qui répandent la nouvelle de l’amnistie générale promise aux rebelles. Il prépare ainsi les esprits et se fait de nouveaux partisans. En même temps, et l’on serait tenté à chaque ligne de cette histoire de s’écrier avec madame de Sévigné : Providence ! Providence ! en même temps, un nommé Centeno, rival de Pizarre, déjà battu par lui, croit le moment favorable pour l’attaquer de nouveau.

Il sort d’une caverne où il s’était réfugié, ramasse cinquante hommes, et emporte Cusco d’un coup de main ; la garnison le suit en partie, il s’est fait une armée, et Pizarre étonné voit marcher contre lui deux ennemis à la fois, l’un par mer, l’autre par terre. Il court à Centeno, et l’atteint à Huasina. La discipline de ses vieilles bandes, l’habileté de ses officiers l’emportent, Centeno est encore battu cette fois. Le traitement des vaincus fut atroce ; et Pizarre, relevé par ce succès, voit son armée s’accroître.

Gasca venait de débarquer à la tête de cinq cents hommes ; sa conduite paternelle produit l’effet accoutumé : les pays voisins de la mer se déclarent pour le roi. Le bon prêtre accueillait les rebelles comme des enfants égarés, et ne reprochait rien à personne ; son désir ardent était d’apaiser le pays sans verser le sang. Il s’arrête à Xauxa pour tenter un nouvel accommodement avec Pizarre ; en même temps il exerce ses soldats et les accoutume à la discipline, sur le point de les conduire contre des vétérans aguerris ; mais Pizarre, enivré d’orgueil, repousse avec insulte les propositions d’un pareil ennemi. Gasca, poussé à l’extrémité, se met en marche.

Pizarre le méprise, le laisse passer et s’avancer jusqu’à quatre lieues de la capitale, comptant lui couper la retraite et l’écraser d’un seul coup. Carvajal, lieutenant de Pizarre, choisit le terrain et ordonne la bataille avec sa grande habileté.

Les deux armées sont en présence, et le spectacle en était bien différent. Du côté de Pizarre, les soldats, enrichis par tant de conquêtes et de pillages, étaient vêtus de soie et de brocarts. Ce n’était que bannières, panaches, armes éclatantes et chevaux magnifiquement harnachés. On ne voyait de l’autre part que des rangs sévères, silencieux, couverts de fer et humblement commandés par un vieux prêtre. Le vénérable Pierre de la Gasca, accompagné par l’archevêque de Lima, les évêques de Quito et de Cusco, passait dans les rangs, bénissait les soldats et les encourageait au devoir.

L’action va commencer... Tout à coup un homme enfonce l’éperon dans les flancs de son cheval et sort des bataillons de Pizarre. C’est l’un de ses principaux officiers, Cepeda, qui va se rendre à Gasca. Garcilasso de la Vega et d’autres officiers le suivent : l’armée rebelle, déconcertée, chancelle un moment : en moins d’une demi-heure, elle est dispersée et passe à l’ennemi. Pizarre, demeuré seul avec quelques hommes, s’écrie : Que nous reste-t-il donc ? – À mourir, lui dit un de ses vieux officiers. Mais Pizarre n’eut point ce courage, il se rendit. Ainsi fut exaucé le vœu constant de Gasca de ne point tremper les mains dans le sang de ses concitoyens.

Les cruautés ordinaires dans les guerres civiles de ce pays ne souillèrent point une si belle victoire. On ne punit que Pizarre et un petit nombre des principaux traîtres, qui eurent la tête tranchée.

Mais la mission de Gasca n’était point finie.

Il avait à calmer un pays agité par de longues discordes ; il fallait occuper des troupes composées d’aventuriers dangereux. Gasca leur distribua le terrain conquis, et disposa d’une propriété qui passait un revenu annuel de deux millions de pesos, sans se réserver une obole. Chose étrange, qui ne surprend point ceux qui connaissent les hommes, mais qui doit faire pâlir ceux qui aspirent à les gouverner, les passions les plus mauvaises et les plus violentes éclatèrent contre cette distribution. Pierre de la Gasca fut accablé de calomnies et de menaces. Les mécontents cherchèrent un chef contre lui. Mais Gasca seul n’en fut point étonné ; il avait tout prévu, et ne fut point pris en défaut. Voyant bien dès longtemps que le feu couvait sous la cendre, il se remit à l’œuvre avec patience. Il adoucit les mécontents par des gratifications, il fortifia l’autorité future, il établit une administration régulière ; il prit des mesures pour défendre les Indiens de l’oppression, et les faire instruire dans la vraie religion ; il constitua toutes choses sur des bases durables. Jugeant alors qu’il lui était permis de rentrer dans la vie privée, il fit voile pour l’Espagne, et après avoir calmé une révolte terrible, après avoir conquis et restauré un royaume sans armée, sans flotte, sans argent, il remit le pied sur le sol de sa patrie, comme il en était sorti, avec sa soutane et son bréviaire.

On le reçut avec l’admiration universelle que méritaient de telles vertus et de tels talents. L’empereur Charles lui témoigna sa reconnaissance et le fit évêque de Palencia, mais Pierre de la Gasca s’alla cacher aussitôt dans sa retraite, où il mourut.

 

 

 

Édouard OURLIAC, Dernières nouvelles, 1875.

 

 

 

 

 

 

 

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