Du chansonnier à l’apôtre

 

PAUL MISRAKI

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Virginia PAGANI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Paul Misraki : compositeur de musique légère

et de chansons ; d’origine italienne,

a vécu longtemps dans l’Amérique du Sud ;

très populaire à Paris.

 

 

Paul Misraki est l’un des chansonniers français les plus connus et les plus aimés. Il est l’auteur de chansons qui ont franchi les frontières de son pays, entre autres : Tout va très bien, Madame la marquise, connue en Italie aussi.

En France, sa conversion au catholicisme il y a quelques années a eu un grand retentissement. Il avait trente ans.

« Le chemin qui m’a conduit à Rome est assez peu fréquenté », déclare-t-il lui-même. Graphologie, astrologie, magie, philosophies orientales, théosophie, anthroposophie, sciences occultes... D’ordinaire, ces sciences éloignent de la religion ; pour lui, ce fut le contraire.

Cependant, il sait bien qu’elles ne furent qu’une préparation lointaine ; il sait que la main de Dieu s’est posée sur son bras, que Quelqu’un est venu sauver ce qui était perdu.

Puis le converti brûlera du désir de communiquer sa joie et ses certitudes à quelqu’un et cette anxiété se traduit par un échange de lettres avec une amie encore incrédule, mais non point indifférente au problème de la foi : Jacqueline Chassang, qu’il appelle toujours Aline.

Ces lettres, signées du pseudonyme de Michel et publiées sous le titre La maison de mon père, sont extrêmement intéressantes. C’est une espèce de traité apologétique sui generis : nous y voyons, d’une part, les sollicitations pénibles de la raison qui enrage de ne pas pouvoir croire, et, d’autre part, les arguments élaborés par la raison qui a su donner un support logique et rationnel à la foi qu’elle a conquise.

« Hier, dans un couvent de la banlieue parisienne, par un matin radieux, entre deux nuages, j’ai fait ma première Communion. » Par ces quelques mots, et dès sa première lettre, Michel raconte à son amie ce qui s’est passé. Il avait pris cette décision depuis trois mois, mais il n’en avait rien dit à personne, « sauf à Christine qui rougit, comme si par ses prières elle eût été responsable de ce qui m’arrivait ». Michel termine cette première lettre par une affirmation tout aussi inattendue : « Dieu est bon, Aline..., et ceux qui ne le savent pas sont bien à plaindre. »

La nouvelle est comme un coup de foudre pour Aline. Elle en est stupéfaite. Il faudra que Michel lui raconte tout. Pour elle, elle est heureuse de vivre à la campagne parmi les fleurs, en plein soleil ; la nature suffit à réjouir son cœur. Mais elle ne peut se persuader que lui, si homme du monde, lui si raisonneur, il ait pu accepter l’incontrôlable.

Il y a certes de l’incontrôlable dans le fait que je sois « venu à la foi », lui répond-il. Mais c’est à cause de cela que j’ai « eu l’audace de vouloir contrôler » par moi-même. Après sa marche pénible à travers les sciences à tendances mystérieuses indiquées tout à l’heure, il a étudié l’Évangile, les Lettres des Apôtres, et il a conclu : « À quoi bon chercher encore ? Le Christ est venu nous dire ce qu’il faut faire. » Il ne le savait pas, mais maintenant tout lui paraît clair, et il comprend que Jésus a dit la vérité.

Aline aime la discussion. Bien entendu, ce n’est pas tant la foi qui l’intéresse, mais la curiosité d’approfondir le brusque changement de son ami. D’autre part, affirme-t-elle, il est juste de chercher à étendre ses connaissances. Elle aussi croit, en un certain sens, mais sa façon de croire à elle est très personnelle, elle s’est composé son credo en partant, non point de la Révélation, mais de concepts agnostiques et panthéistiques : la religion n’est qu’un produit de l’esprit humain, Dieu conduit tout. C’est une religion, oui, si l’on veut, mais sans intermédiaire entre elle et Dieu, sans aucune règle dans ses rapports avec lui. Jésus fut un homme de génie, il connaissait profondément l’âme humaine ; plein d’humanité et de sagesse, d’amour et de science, ce fut un grand homme, non un Dieu.

Devant ce dilettantisme, Michel proteste. « Votre Jésus, habile à tirer parti des faiblesses humaines, n’est qu’un hypocrite. En affirmant qu’il est le Fils « unique » de Dieu..., il manifeste une mégalomanie inquiétante. Peut-être pensait-il par cette étrange filiation donner du poids à ses enseignements ? En ce cas, c’est un imposteur. » Accomplir des miracles comme preuve de sa divinité, quand ces miracles seraient l’effet d’une exceptionnelle « habileté » de l’homme ou de la magie, ou des brusques changements de température, serait « un abus de confiance ». Ah ! « croyez-moi, Aline, il faut renoncer aux beautés de votre Évangile humain. Certes, l’enseignement de la charité, le pardon des fautes, la soumission à l’adversaire qui vous gifle, le renoncement aux joies matérielles, vous semblent fort beaux. Mais si vous ramenez toute cette doctrine à votre « échelle » humaine, elle deviendra impossible, dangereuse, voire impie. La justification de l’Évangile est la vie éternelle. Jésus aurait-il voulu influer sur la conduite des hommes par ces perspectives apaisantes afin d’obtenir d’eux une soumission aux exigences de la vie en commun, de la société ?... » « Dans ce cas, en promettant formellement ce qu’il n’était pas en état de donner, il aurait trompé le monde entier... Non, l’Évangile, ou on l’accepte entièrement ou on le refuse entièrement. Enlevez une seule pierre de l’édifice et tout l’édifice tombe. »

Les arguments de Michel sont pour Aline comme l’averse d’un orage : ils passent sur la terre aride sans la pénétrer.

Il cherche à montrer à son amie combien elle se contredit. Elle affirme ne pouvoir se passer de l’idée de Dieu. Mais on conçoit Dieu par la pensée. Or, si Aline doute de tout concept humain, comment peut-elle affirmer qu’elle ne doute pas d’un Dieu qu’elle se représente avec son intelligence ? C’est une impasse : il faut retourner en arrière et choisir.

Vraiment, Aline est obligée d’avouer que les lettres de son ami éveillent en elle un certain trouble. Et, vaincue par ses argumentations particulières, elle semble s’accrocher avec une énergie plus grande à sa conception cartésienne : « Je pense, donc je suis. Je suis parce que j’ai été créée. Si j’ai été créée, c’est qu’il existe un Créateur. Dieu, création, être, pensée... » Elle sait bien peu de chose en dehors d’un tel postulat. Au-delà commencent pour elle les difficultés. Elle reconnaît toutefois que la dernière lettre de Michel lui a fourni quelques précisions utiles.

Michel ne cesse pas de la contredire, mais il change de méthode. Il a peut-être été trop agressif dans ses lettres précédentes : il n’a peut-être fait qu’une œuvre uniquement destructrice, tandis qu’il pourrait être plus efficace de construire. Il insistera sur ce qu’il y a de bon chez son amie et essayera de trouver une voie nouvelle.

« Votre religion actuelle, confinée à un seul dogme en quatre points..., n’en porte pas moins l’empreinte d’une vérité première. Ce que vous bâtirez sur ce terrain ne sera pas construit sur le sable. »

Cependant, il ne faut pas s’arrêter là, il faut poursuivre. « Votre certitude de l’existence de Dieu » doit vous conduire à certaines conséquences, « si vous ne voulez pas que sa stérilité la réduise au néant ». Il faut « essayer d’avancer encore. Ne dites pas : Je ne croirai rien avant d’en avoir la preuve absolue : c’est en vain que vous attendriez sur le plan religieux des preuves de cet ordre. Si elles existaient, la foi s’appellerait la science ». ... « Dans le domaine métaphysique il faut supposer tout possible jusqu’à ce que le raisonnement vous ait confirmé dans votre opinion ou bien vous ait fourni la preuve du contraire. »

Maintenant, c’est l’intolérance de l’Église qui entre en jeu. L’axiome : « Hors de l’Église pas de salut » exaspère Aline. Et Michel de lui expliquer à l’aide du texte de l’abbé Boulanger 1 qu’« il n’y a point de salut pour ceux qui, sachant que l’Église catholique est la vraie Église, refusent d’y entrer... et de pratiquer ses commandements, tandis que ceux qui pratiquent de bonne foi une autre religion et qui s’efforcent de plaire à Dieu selon leur conscience peuvent tout de même se sauver, “car Dieu nous jugera sur ce que nous aurons su et que nous aurons fait et non sur ce que nous aurons ignoré de la Loi 2”. »

Le dernier assaut est dirigé contre le miracle. Aline, qui a l’illusion de croire en Dieu, pose avec son rationalisme des limites à la puissance de ce Dieu. Tout le merveilleux dans les miracles de l’Évangile et dans ceux de Lourdes n’a pas d’autre explication que « la puissance galvanisatrice de la foi ». Dans l’acharnement de la controverse, elle semble oublier aussi les exigences fondamentales du bon sens commun. C’est la « foi mystique » qui galvanise la volonté jusqu’à lui donner un pouvoir capable de subjuguer les forces de la nature : c’est la « foi mystique » qui a produit le phénomène de la mer Rouge ; c’est la « foi mystique » des foules assemblées à Lourdes qui fabrique les guérisons. C’est un peu trop fort.

Michel ne peut s’empêcher de faire observer à son amie que « tout lui semble bon lorsqu’il s’agit d’éliminer le surnaturel ». On dirait que le chansonnier-apôtre constate l’inutilité du débat. Dans quel but donner la lumière à quelqu’un qui ferme les yeux pour ne pas voir ? Mais ensuite, comme si la discussion lui fournissait l’occasion d’approfondir ses propres convictions, il contre-attaque à nouveau. Et cette fois, il ne nous apportera pas son témoignage à lui, un témoignage de « poète », comme l’a appelé Aline depuis sa conversion ; mais puisqu’il s’agit de questions dans lesquelles sont en jeu la science et la foi, il apportera le témoignage d’un savant moderne d’une renommée incontestée, Alexis Carrel, qui a observé et étudié personnellement les évènements de Lourdes : « Notre conception actuelle de l’influence de la prière sur les états pathologiques est basée sur l’observation de malades qui ont été presque instantanément guéris d’affections variées telles que la tuberculose osseuse ou péritonéale, abcès froids, plaies suppurantes, lupus, cancer, etc. En quelques secondes, en quelques minutes, au plus quelques heures, les plaies se cicatrisent, les symptômes généraux disparaissent, l’appétit revient. Parfois les désordres fonctionnels se dissipent avant la lésion anatomique. Les déformations osseuses du mal de Pott, les ganglions cancéreux persistent souvent deux ou trois jours après le moment de la guérison. Le miracle est caractérisé surtout par une accélération extrême des processus de la réparation organique. »

Plusieurs pages sont consacrées à ce sujet : ce n’est pas la façon habituelle, ordonnée et systématique des apologistes, c’est une manière personnelle de voir la difficulté et de la surmonter ; et si ce procédé manque d’ordre et peut-être de précision, il est du moins vivant parce qu’il a été vécu et souffert dans le tourment de la recherche.

Dans l’ouvrage de Misraki, le duel n’a pas d’épilogue : désormais les deux antagonistes se trouvent l’un en face de l’autre, l’Évangile à la main ; leurs arguments sont tirés des paroles de Jésus, mais des paroles vues et senties avec des yeux et des cœurs différents.

On a parfois l’impression qu’Aline ne fait pas sérieusement sa prétendue recherche de la vérité, qu’elle fait du sport dialectique, de l’acrobatie sophistique. Et peut-être en a-t-elle conscience elle-même lorsqu’elle écrit : « Ne vous découragez pas, Michel, de me voir toujours discuter ; si vous ne m’avez pas convertie à vos idées, vous m’avez forcée à réfléchir sur plus d’un point, ce dont je ne puis que vous remercier. Toujours enfermée dans ma forteresse jusqu’ici irréductible, j’attends votre nouvel assaut. »

Mais le nouvel assaut ne vient pas. Il l’invite, au contraire, à prier. Il l’invite, bien qu’il soit presque sûr que son invitation ne sera pas acceptée. Mais son expérience de nouveau converti lui a appris qu’il n’est pas d’autre route pour atteindre à la foi : « Je vois bien que je vous entraîne dans un domaine où vous ne voulez pas me suivre..., où le surnaturel intervient directement... » « Je sais, Aline, que ce n’est pas moi qui vous rendrai la vue, il ne m’appartient pas de guérir les aveugles. Dieu ne donne sa lumière qu’à ceux qui la lui demandent... »

Ainsi se termine l’ouvrage. Le débat semble avoir été inutile. Mais, par la suite, nous avons appris qu’Aline, ayant abandonné l’attitude artificielle qui semble transparaître de ses lettres, a su se retrouver dans la sincérité et y retrouver Dieu.

 

 

Virginia PAGANI.

 

Recueilli dans : Traqués par Dieu : Le livre des conversions admirables,

par Giovanni Rossi, traduit de l’italien par M. Bourrette-Serre,

Bonne Presse, 1951.

 

 

 

 

 



1 La doctrine catholique. (N. D. T.)

2 Luc, XI, 47-48.

 

 

 

 

 

 

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