Le juif qui porta la croix
ABRAHAM BLOCH
par
Virginia PAGANI
Grand rabbin de la synagogue de Lyon, Abraham Bloch
se porta volontaire de la première guerre mondiale.
Il tomba sur les champs de bataille de la Marne.
Le récit qui va suivre a été fait par Max Jacob, le poète israélite français converti au catholicisme pendant la dernière guerre, le jour où, enfermé avec d’autres Juifs dans un convoi de wagons à bestiaux, il partait de Paris pour être déporté. Cramponné aux boulons du compartiment, Max Jacob regardait intensément à travers la petite fenêtre grillagée vers un point fixe qui s’éloignait toujours plus jusqu’à ce que, le train ayant tourné, il ne vît plus rien. Alors, il se laissa lourdement retomber sur le plancher, résigné à son destin.
– Qu’as-tu, Max Jacob ? lui demanda son camarade le plus proche.
– Aucun de nous n’a plus de nom ici dedans, répondit le poète. Dieu l’a effacé. Je ne veux pas être pour vous autre chose qu’un frère, jure-moi que tu ne diras à personne qui je suis. Jure-le-moi sur votre Dieu.
En parlant ainsi, il appuya sa main sur les genoux de son camarade : son souffle était brûlant.
– C’est bon, je le jure, acquiesça l’autre.
Et il continua :
– Mais, dis-moi, que regardais-tu avec tant d’attention à travers cette grille ?
– La basilique de Montmartre, mon frère !
– Traître !
– Qui a trahi le Christ ? Moi ou vous ? Qui l’a cloué sur la croix ? Mais soyez tranquilles, mes frères, maintenant, nous le suivons tous, moi y compris. J’aurais pu me sauver, tu crois. Mais je suis toujours de votre sang. J’ai porté comme vous l’étoile de Juda...
– Et pourtant tu regardais la basilique du Sacré-Cœur !
– Il a versé son sang pour nous, mais pour vous aussi. Et nous que le train emporte vers la mort, nous allons au-devant de lui. Mon frère, que vous croyiez ou non en lui, sa croix nous attend. Vous connaissez l’histoire du grand rabbin Abraham Bloch ? Celui de Lyon ?
– Il n’y a plus un Juif à Lyon, maintenant ; mais raconte, cela nous intéresse.
– Ce n’est pas une longue histoire, c’est l’histoire d’un moment. J’ai connu Abraham Bloch à la déclaration de la première guerre mondiale, il devait avoir une cinquantaine d’années. Il partit au front comme volontaire, comme simple artilleur. Il entra dans le 9e régiment que le général Foch avait réorganisé pour le lancer à l’attaque de l’aile gauche de l’armée allemande et qu’il devait conduire aux journées historiques de Reims et de la Marne. Le grand rabbin Abraham Bloch, un petit homme qui ne faisait qu’un avec son canon, participait aussi à l’attaque. Il y avait avec lui un étudiant de Bordeaux, un paysan vendéen et un ouvrier de Tarbes. Le lieutenant était là depuis peu, c’est pourquoi le rabbin ne le connaissait même pas de nom, mais tremblait devant lui.
Une rafale de mitraille arriva brusquement. Bruit étourdissant, feu, fumée, boue... Un instant effrayant, capable de faire perdre la raison aux plus équilibrés. Puis le silence...
Le rabbin allait nettoyer la boue dont il était couvert, lorsqu’il vit à sa main gauche une entaille sanglante. Il leva les yeux pour demander de l’aide : devant lui, le lieutenant était étendu de tout son long. On voyait sur sa vareuse une large brûlure à la hauteur de l’estomac.
Le Juif arracha un morceau de la doublure de son manteau, en retira de la gaze hydrophile qu’il replia rapidement, sans rien dire, sur la blessure de l’officier.
Le lieutenant sourit :
– Laisse, camarade, ne vois-tu pas que tu perds ton sang, toi aussi ? Bande ta main. Pour moi, c’est fini. Cependant, si tu veux faire quelque chose pour moi, va à l’ambulance, tu y trouveras un Crucifix suspendu. Il me regardait si étrangement ce matin ! Apporte-le-moi.
Le grand rabbin hésitait.
– Tu éprouves des difficultés, camarade ?
– Non, mon lieutenant, répondit le Juif, seulement je pense qu’un prêtre serait...
– J’ai vu le prêtre ce matin. Maintenant, c’est du Christ que j’ai besoin, de lui seul ; va donc.
– Mon lieutenant, je dois vous faire remarquer que je suis Juif, je le dirai à l’étudiant... si vous croyez que ce soit préférable.
– Non, non, vas-y toi-même, camarade. C’est ma dernière volonté, tu comprends ? Mon testament, qui est plus fort qu’un ordre, tu as compris ? Dépêche-toi !
Abraham Bloch dégringola vers l’ambulance.
Les civières des blessés qui se balançaient dans l’obscurité lui indiquaient le chemin.
C’était nuit noire. Arrivé à la baraque, il trébucha.
– Doucement, doucement, cria une voix à la lueur tremblotante d’une bougie. Tu es blessé ?
– Un peu. Mais le lieutenant, celui de Libourne, est atteint gravement, semble-t-il, à l’estomac.
– Marcel et Charles, ordonna l’autre, allez le chercher tout de suite !
Puis voyant un médecin, il fit un signe.
– Ce n’est pas nécessaire, objecta timidement le Juif. Le lieutenant se meurt, il l’a dit lui-même. Mais il m’a demandé de lui apporter la croix suspendue à ce mur. Il ne veut rien autre. C’est sa dernière volonté. Seulement..., moi je suis Juif, vous le savez.
– Parfaitement, je le sais. Mais chacun a sa manière de mourir. Cependant, écoutez, vous allez être obligé de repasser par là... C’est un véritable enfer...
– Mais moi, dit doucement le rabbin, j’ai l’ordre de rapporter la croix, même à travers l’enfer.
– Bon, si vous voulez. Marcel, prends la croix, tout de suite. Moi...
Une grêle d’éclats d’obus tomba sur la baraque. La bougie s’éteignit. Le médecin la ralluma. Puis :
– Pour cette fois, ils ne nous ont pas atteints, dit-il, mais ce sera peut-être la dernière.
Et détachant du mur le grand Crucifix, il le tendit au rabbin en ajoutant :
– Voici pour votre lieutenant.
On vit alors le Juif prendre tendrement la croix entre ses bras et l’emporter comme un talisman.
Le bois flambait. Le rabbin courait en cherchant à se frayer un passage à travers les troncs d’arbres ardents, en serrant toujours le Crucifix pour ne pas le laisser échapper. Il trébucha plusieurs fois, il tomba plusieurs fois et plusieurs fois sa tête frappa contre le buste en bronze de ce Messie qu’il avait tant détesté et qu’il serrait maintenant contre lui avec une si étrange violence que personne n’aurait pu le lui arracher.
Après le désordre de la bataille il était difficile de s’orienter : le Juif erra à tâtons, de-ci, de-là, à la recherche de son blessé.
Lorsqu’il le trouva enfin, il lui mit le Crucifix sur la poitrine. Le lieutenant ne semblait pas encore mort. Abraham Bloch lui ouvrit délicatement les mains, elles se refermèrent aussitôt sur la croix. Alors, d’une voix qui n’était plus qu’un souffle, le mourant s’éteignit en murmurant :
– Jésus, mon Dieu, je vis pour toi ; Jésus, mon Dieu, je meurs pour toi, je suis à toi.
Le rabbin se tourna vers ses compagnons d’armes.
– Avez-vous besoin de moi, camarades ?
– Non, pas pour le moment. Un sergent a pris la place du lieutenant qui est tombé, nous avons l’ordre de ne pas tirer. Mais toi, que veux-tu ?
– Je veux reprendre la croix.
– Pourquoi ? Laisse-la sur le corps du lieutenant. C’est un symbole.
– Maintenant, elle ne lui sert plus, poursuivit Abraham Bloch.
Il s’approcha du mort, dégagea la croix des mains qui la serraient sur la poitrine, la prit dans ses bras et retourna à son poste. Une nouvelle rafale sur cette poignée d’hommes.
Lorsque le silence revint, les survivants virent le grand rabbin par terre, baignant dans son sang, le visage appuyé avec sérénité sur le Crucifix.
Virginia PAGANI.
Recueilli dans : Traqués par Dieu : Le livre des conversions admirables,
par Giovanni Rossi, traduit de l’italien par M. Bourrette-Serre,
Bonne Presse, 1951.