La leçon de l’ancienne Russie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Maurice PALÉOLOGUE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VOILÀ VINGT ANS que dure et se maintient le régime bolcheviste. Ce n’est donc pas seulement un épisode affreux de l’histoire russe. Pour se prolonger ainsi, et non sans force, pour être subi ou plutôt accepté par cent trente millions d’êtres humains, il faut nécessairement qu’il ait des racines profondes au sein du peuple russe et que, par conséquent, ses principes se soient depuis longtemps élaborés, propagés, manifestés dans l’âme russe.

Tel sera, si vous le voulez bien, l’objet de notre causerie.

 

 

 

 

I

 

Pierre le Grand,

« le plus grand révolutionnaire des temps modernes »

 

 

VOUS SAVEZ, sans doute, qu’un des plus beaux monuments de Petrograd ou de Leningrad, comme on dit aujourd’hui, est la statue de Pierre le Grand, qui s’élève sur la place du Saint-Synode, au bord de la Neva ; c’est l’œuvre de Falconet, un chef-d’œuvre de la statuaire équestre, une magnifique évocation du tsar conquérant et législateur.

Un jour que j’avais fait arrêter ma voiture pour admirer une fois de plus l’assurance altière du glorieux autocrate, l’expression despotique de son visage, l’élan superbe de son cheval cabré, la vie merveilleuse qui anime à la fois l’homme et l’animal, enfin l’extraordinaire grandeur du décor architectural qui leur sert de fond, je fus interpellé par un de mes amis russes, un ancien officier aux chevaliers-gardes, esprit fin et très cultivé. Il me dit :

– Je vois, monsieur l’ambassadeur, que vous êtes en méditation devant le plus grand révolutionnaire des temps modernes.

– Révolutionnaire, Pierre Ier ?... Je me le représente plutôt comme un réformateur brutal, impétueux, outrancier, sans scrupule et sans pitié, mais possédant au plus haut degré le génie créateur, l’instinct de l’ordre et de la hiérarchie.

– Non, Pierre-Alexeievitch n’aimait que détruire. Et c’est en quoi il était si profondément russe. Dans son despotisme sauvage, il sapait tout, il renversait tout. Pendant près de trente années, il a été en insurrection contre son peuple ; il s’est attaqué à toutes nos traditions nationales, à tous nos usages nationaux ; il a tout chambardé, même notre sainte Église orthodoxe... Vous l’appelez un réformateur. Mais un vrai réformateur tient compte du passé, garde la notion du possible et de l’impossible, ménage les transitions, prépare l’avenir. Lui, non. Il démolissait pour la joie féroce de démolir, pour la joie cynique de briser des résistances, de violenter des consciences, de tuer les sentiments les plus naturels et les plus légitimes... Quand nos anarchistes d’aujourd’hui rêvent de faire sauter l’édifice social sous le prétexte de le renouveler en bloc, ils s’inspirent, sans le savoir, de Pierre le Grand ; ils ont comme lui la haine fanatique du passé ; ils se figurent comme lui qu’on peut changer toute l’âme d’un peuple avec des ukases et des supplices... Je vous le répète : Pierre-Alexeievitch est le véritable ancêtre et précurseur de nos révolutionnaires.

À ces paroles, où je ne vis d’abord qu’un amusant paradoxe, les événements devaient donner bientôt une confirmation éclatante.

Dans l’œuvre immense de Pierre le Grand, tout porte, en effet, le caractère agressif, violent, impétueux, systématique, des méthodes révolutionnaires. Il a rompu avec toutes les habitudes, toutes les traditions, toutes les croyances et toutes les routines de son peuple. Il n’a pas craint de s’attaquer à l’Église, dont il a brisé implacablement le pouvoir politique en la soumettant à son autorité directe. Bien plus : il l’a tournée en ridicule par d’ignobles bouffonneries, par d’immondes sacrilèges. Entre eux, à voix très basse, les vieux Moscovites ne l’appelaient jamais autrement que « l’Antéchrist ».

Il a voulu et consommé la rupture avec tout le passé russe, avec tout ce qui incarnait depuis des siècles le type national. Il ne s’est jamais soucié d’adapter progressivement ses réformes à la psychologie arriérée de son peuple : il les appliquait d’un geste brutal et qui n’admettait aucune objection.

C’est par lui que les futurs nihilistes et bolchevistes apprendront à concevoir que l’on puisse abolir d’un trait de plume tout l’héritage politique et religieux d’une vieille nation ; qu’il suffit de quelques ukases pour transformer du haut en bas, de fond en comble, toute la structure sociale d’un grand pays.

Nécessairement, une pareille conception n’est réalisable que par le terrorisme. Sous le règne de Pierre le Grand, les chambres de torture ne désemplissent pas. Ses principaux instruments de règne sont les verges, le knout, l’estrapade, l’écartèlement, les brodequins, les charbons ardents, l’arrachement de la langue, la décapitation, la pendaison. Vous n’ignorez pas que l’implacable réformateur est allé jusqu’à sacrifier son fils unique, l’héritier de son trône, Alexis, sur lequel s’étaient concentrés les derniers espoirs des vieux partis moscovites. Détenu depuis de longs mois à la forteresse des Saints-Pierre-et-Paul, le jeune prince y a « rendu l’âme », très mystérieusement, le 7 juillet 1718. La moins sinistre version que l’on puisse admettre à la décharge de son père, c’est que le bourreau, en lui faisant subir la question, aurait eu la main un peu trop lourde.

Bref, pour européaniser l’empire des tsars, qui en avait grand besoin, Pierre Alexeievitch n’a trouvé rien de mieux que de lui appliquer les méthodes les plus barbares du despotisme asiatique.

 

 

 

 

II

 

Sous les successeurs de Pierre le Grand :

Les boyards conspirateurs

 

 

APRÈS LA MORT de Pierre Ier, en 1725, une réaction violente se produit naturellement contre son œuvre. Pendant près de vingt années, les groupes rivaux de l’aristocratie chercheront à s’emparer du trône impérial ou, du moins, à le tenir sous leur domination.

C’est la veuve de Pierre le Grand, Catherine Ier, qui lui succède. Le glorieux héritage des Romanov ne pouvait tomber plus bas.

Simple paysanne livonienne, qui avait débuté dans la vie comme fille d’auberge, – une belle fille, d’ailleurs, – Pierre l’avait ramassée dans le sérail d’un de ses généraux, puis il l’avait longtemps gardée comme concubine, enfin il l’avait épousée.

Par la vulgarité de sa nature, par la liberté de ses mœurs, par sa complète ignorance des affaires publiques, elle était vouée à n’être qu’un instrument docile entre les mains des factions aristocratiques.

Aussi, dès son avènement, les complots se forment et s’enchevêtrent les uns dans les autres. On y voit les plus grands noms de la Russie, les Chouvalov, les Apraxine, les Vorontsov, les Kourakine, les Tolstoï, les Galitzine, les Dolgorouki.

Le règne de Catherine est court : à peine deux ans et demi.

Sous les règnes suivants de Pierre II, d’Anna-Ivanovna et d’Ivan VI, la situation s’aggrave encore : les complots ne sont plus seulement des épisodes, mais la forme habituelle, normale, de la vie publique.

Aussi, pour garder son trône et maintenir la dictature de son favori qu’elle adore, le prince Biron de Courlande, la tsarine Anna-Ivanovna sera obligée de recourir aux supplices les plus atroces. Pendant dix années (1730-1740), la terreur sévit en permanence. Les exécutions capitales se chiffrent par milliers ; les déportations en Sibérie, par plus de vingt mille.

 

 

DANS LA NUIT du 5 au 6 décembre 1741, un pronunciamiento de la garde met fin au règne du jeune Ivan VI et proclame impératrice la grande-duchesse Élisabeth, fille de Pierre le Grand. Cette fois, la caste des vieux boyards triomphe.

La popularité de la nouvelle tsarine est immense ; les compétitions violentes qui ont dramatisé les règnes précédents, s’apaisent comme par miracle ; la terreur systématique cesse ; on respire plus librement.

Élisabeth justifie l’accueil enthousiaste qu’elle lit dans tous les yeux ; d’une prestance majestueuse, d’une éblouissante beauté, elle est insatiable de mouvement, de plaisir et d’amour.

Dans la politique intérieure et dans la politique étrangère, elle se montre habile, ferme, positive, perspicace : elle a, de plus, un sens élevé des intérêts nationaux. La Russie n’avait jamais encore été si calme.

Cet apaisement général des esprits n’empêche pas que, de temps à autre, quelques mécontents ne songent à renverser la souveraine pour la remplacer par son neveu, Ivan VI, ce pauvre innocent presque idiot qui languit dans la prison de Chlisselbourg. Naturellement, lorsqu’on parle de renverser Élisabeth, c’est l’assassiner que l’on veut dire.

Aussi, chaque fois qu’elle doit se défendre, la brillante et voluptueuse impératrice ne se montre pas moins féroce qu’au temps de Pierre le Grand ou d’Anna-Ivanovna.

Jugez-en par cet exemple

Au mois de juin 1743, plusieurs officiers de la garde se réunissent chez deux femmes de l’entourage impérial, Mmes Bestoujev et Lapoukhine, en vue de comploter le détrônement d’Élisabeth ; l’ambassadeur d’Autriche Botta semble avoir participé à cette machination, qui est restée, d’ailleurs, fort ténébreuse. Le 31 août, après de longues séances à la chambre des tortures, les deux femmes sont menées à l’échafaud, puis dévêtues et fustigées, sous les outrages et les goguenardises de la populace. Pour finir, le bourreau leur arrache la langue.

L’une des condamnées, Mme Lapoukhine, était d’une prestigieuse beauté. Après lui avoir arraché la langue, le bourreau, qui lui étreignait encore la gorge, se tourne vers les spectateurs et, tendant vers eux ce lambeau de chair sanglante, leur crie :

– À qui la langue de la belle Lapoukhine ?... Je la cède pour un rouble !... Au lendemain de cette parade immonde, les deux condamnées sont expédiées en Sibérie, où elles finiront leurs jours.

À partir de l’année 1756, les complots vont devenir beaucoup plus fréquents et plus graves. C’est que la Russie, alliée de l’Autriche et de la France est, maintenant, l’ennemie de l’Angleterre et de la Prusse.

Pendant cette guerre, – qui est la guerre de Sept Ans, – Frédéric II ne cessera pas de tramer des intrigues à Saint-Pétersbourg et jusqu’au sein du gouvernement, pour y faire éclater une révolution de palais et disloquer ainsi la triple alliance austro-franco-russe. Vous voyez par là que Guillaume II n’a fait que suivre l’exemple de son illustre ancêtre, lorsque, en 1917, il s’est servi de Lénine et des bolchevistes pour renverser le tsarisme.

 

 

EN 1762, Élisabeth meurt.

Ne s’étant jamais mariée, du moins officiellement, – car elle a toujours préféré le dévergondage au mariage, – elle s’est donné pour héritier son neveu, Pierre de Holstein-Gottorp, âgé de trente-quatre ans, et qui va régner sous le nom de Pierre III.

C’est un dégénéré, une brute, un monstre hideux, puéril et grotesque. Les inventions les plus bizarres, les plus saugrenues, lui traversent constamment le cerveau ; toutes ses idées politiques se résument dans l’admiration de Frédéric II, une admiration aveugle et qui touche à l’idolâtrie.

Aussi, à peine devenu empereur, il s’empresse de faire la paix avec la Prusse, qui est aux derniers abois. Sans nul souci de ses alliés autrichiens et français, il rappelle son armée, qui est aux portes de Berlin, et il rend à Frédéric tous les territoires prussiens qu’avait conquis Élisabeth.

Le règne de ce fantoche est court : six mois.

 

 

 

 

III

 

Sous Catherine la Grande :

Les émeutes paysannes. Pougatchev

 

 

LE 10 JUILLET 1762, une sédition éclate à Saint-Pétersbourg. Cette fois encore, c’est la garde impériale qui précipite le mouvement. Pierre III est renversé, puis étranglé. Son épouse, Catherine, est proclamée impératrice.

Le règne de cette jeune femme, qui a laissé un nom si glorieux dans l’Histoire et que Voltaire baptisera bientôt « la Sémiramis du Nord », s’ouvre donc par un coup d’État révolutionnaire. Le principal meneur de la conjuration est l’amant de la nouvelle tsarine, le beau Grégoire Orlov, qu’elle aime à la folie. Elle va régner trente-quatre ans, et, par une chance inouïe, elle ne verra pas un seul complot sérieux se former contre elle. Remarquablement douée pour l’exercice du pouvoir suprême, tout à la fois ambitieuse et prudente, habile et tenace, possédant au plus haut degré l’art du commandement et de la séduction, elle aura vite fait d’apaiser, de maîtriser toutes les oppositions politiques.

Pour l’obliger aux mesures de rigueur, il faudra des circonstances exceptionnelles. Son tempérament répugnait à la cruauté. Elle dit un jour, en parlant d’elle-même :

« Je suis bonne ; je suis le plus souvent douce, je n’aime pas les supplices et les pendaisons. Mais, par état, je suis obligée de vouloir terriblement ce que je veux... »

Voici deux cas où elle a montré qu’elle était capable d’aller jusqu’aux extrêmes rigueurs lorsqu’on osait attenter à sa puissance :

Une fois, en 1764, sa police lui dénonce les préliminaires d’un complot qui a pour objet de ramener sur le trône Ivan VI, ce malheureux tsar prisonnier, par lequel, naguère, on avait déjà voulu remplacer l’impératrice Élisabeth.

Sans la moindre hésitation, Catherine fait assassiner Ivan VI dans sa prison.

La seconde fois, c’est en 1774 : une aventurière d’une radieuse beauté, la princesse Tarakanov, qui résidait en Italie, où elle menait grand train, se prétendait la fille de la tsarine Élisabeth et de son époux morganatique, le comte Razoumovski. Bien plus : elle se déclarait même la seule héritière légitime des Romanov.

Aussitôt informée, Catherine fait enlever subrepticement la princesse Tarakanov à Livourne (comme les bolchevistes ont fait enlever le général Koutiepov et le général Miller à Paris) ; on la conduit sur un navire de guerre à Saint-Pétersbourg ; on l’enferme à la sinistre forteresse des Saints-Pierre-et-Paul ; elle y meurt atrocement : noyée dans son cachot par une inondation de la Neva, qui avait submergé les bas-fonds de la citadelle.

 

 

AINSI, pendant le règne si habile et heureux de Catherine la Grande, l’esprit révolutionnaire avait à peu près disparu des hautes classes. Mais, pour s’acquérir la constante faveur des boyards et les détourner de la politique, la tsarine avait immédiatement accru leur domination sur les paysans.

Malgré toutes les flatteries impudentes que lui ont prodiguées Voltaire, Diderot, Grimm, Helvétius, d’Alembert et tous les Encyclopédistes, c’est elle qui a fait du servage le fondement social de la monarchie aristocratique, la pierre angulaire de l’absolutisme russe.

Par une série d’ukases, elle a soumis le paysan à toutes les volontés, à tous les caprices de son maître.

Pour les moujiks, le boyard est, désormais, un souverain autocrate qui les tient à son entière discrétion. Il peut les accabler de corvées, de prestations, de redevances, de châtiments ; il peut les faire vendre à la foire comme un bétail humain ; c’est lui seul qui ordonne leur mariage et, s’il lui plaît, il a le droit de disperser leur famille. Rien ne les protège contre son arbitraire, ni même contre sa luxure et sa cruauté. Un ukase de 1760 leur interdit tout recours aux tribunaux et à la puissance publique. Un autre ukase de 1765 confère aux seigneurs le droit exorbitant d’envoyer, de leur propre autorité, leurs serfs en Sibérie pour y subir la peine des travaux forcés.

À ce régime, la condition des serfs, le joug du servage, vont devenir intolérables.

Aussi, dans certaines provinces, les moujiks désertent en masse ; ailleurs, ils se révoltent. Et, pour les soumettre, la troupe doit livrer de véritables batailles.

Déjà, sous le règne d’Élisabeth, on avait constaté, çà et là, dans les campagnes, une effervescence inquiétante, elle ne cesse de s’étendre et de bouillonner sous le règne de Catherine.

En 1773, des troubles éclatent dans l’Oural et se propagent dans tout le bassin de la Volga ; c’est bientôt une insurrection formidable qui ne réclame rien de moins pour les paysans que « la terre et la liberté ». L’inventeur de cette formule, appelée à un si grand avenir, est un Cosaque, Emilian Pougatchev. Son prestige aux yeux des masses est d’autant plus fascinant qu’il se prétend le tsar Pierre III, miraculeusement sauvé de la mort et qui veut reconquérir son trône pour délivrer le peuple russe.

En quelques mois, Pougatchev est maître d’Orenbourg, de Kazan, d’Oufa, de Perm, de Samara, de Simbirsk, de Saratov, de Nijni-Novgorod. Partout, sur son passage, il répand l’incendie, le massacre et la dévastation. Les troupes qu’on envoie contre lui sont impuissantes à l’arrêter, on s’attend bientôt à le voir marcher droit sur Moscou et Saint-Pétersbourg. Dans ces conjonctures tragiques, où le tsarisme semble à la veille d’être emporté par l’ouragan révolutionnaire, Catherine est admirable de sang-froid, de vaillance et d’opiniâtreté. La guerre paysanne se prolonge pendant seize mois. Pougatchev finit par succomber. Fait prisonnier, il est exécuté à Moscou, le 21 janvier 1775.

Dans les campagnes russes, la révolte de Pougatchev ne s’oubliera plus ; elle y rayonnera toujours d’un prestige extraordinaire et comme d’une auréole symbolique. C’est la première fois que l’idéologie des classes paysannes s’est aussi clairement exprimée, en opposition avec l’idéologie des hautes classes. Le rêve millénaire des moujiks a désormais trouvé sa formule simpliste : « Terre et Liberté ». De ce jour, le plus dangereux des problèmes sociaux, le problème du servage, ne cessera plus de se poser devant l’opinion russe.

Quelque deux cents ans plus tard, Lénine étudiera minutieusement la révolte de Pougatchev ; il en retiendra surtout ces deux observations : 1º l’étonnante suggestibilité des moujiks, leur promptitude à subir tous les entraînements collectifs, toutes les contagions mentales ; 2° les formidables instincts de sauvagerie et de cruauté qui se dissimulent en eux sous les dehors de la douceur, de l’obéissance et de la résignation.

 

 

 

 

IV

 

L’assassinat de Paul Ier :

Complicité de son fils

 

 

LE 17 novembre 1796, Catherine meurt d’une apoplexie.

Elle a pour héritier son fils Paul, qu’elle déteste, qu’elle aurait même voulu exhéréder ; car c’est un monstre, comme était Pierre III, qui n’était pourtant pas son père. Mais, à la différence de Pierre III, Paul Ier est très intelligent ; il a l’esprit clair et vif ; chez lui, ce n’est pas la raison qui est malade ; ce sont le caractère et la sensibilité ; il est fantasque, violent, impulsif, rageur, haineux, cruel. De plus, il a des phobies étranges, des hallucinations effroyables : il vit dans l’épouvante.

Son physique s’accorde avec son moral ; il a le front bas et fuyant, le nez camard, la figure osseuse et glabre ; on dirait une tête de mort. Avec cela, des gestes saccadés d’ataxique, des grimaces convulsives, un type effrayant et caricatural.

Contre cet énergumène, à qui son pouvoir absolu permet toutes les extravagances et toutes les frénésies, on voit immédiatement se ranimer dans la noblesse russe l’esprit révolutionnaire qui sommeillait depuis quarante ans.

La même idée se formule aussitôt dans tous les milieux de la cour et de l’armée : « Puisque l’empereur est capable de pareilles aberrations, puisqu’il mène fatalement la Russie à sa perte, il faut le détrôner, il faut l’assassiner. »

Les excès de l’absolutisme n’ont pas, en effet, d’autre correctif que l’assassinat.

Au cours de l’année 1800, une conspiration de grand style s’organise, au sein même du palais impérial. Et ce qui lui donne historiquement une valeur exceptionnelle, c’est que l’héritier présomptif, le tzarévitch Alexandre, âgé de vingt-trois ans, prête la main à ce qui se trame contre son père. Le coup d’État est réglé à merveille, jusque dans les moindres détails. Par précaution, le tsarévitch Alexandre a désigné lui-même le 3e bataillon de son régiment, le Semenovski, pour prendre la garde au palais Michel quand viendra le moment d’agir.

Dans la nuit du 23 mars 1801, les conjurés, dont la plupart sont ivres, pénètrent jusqu’à la chambre de Paul ; ils se précipitent sur ce malheureux, lui défoncent le crâne et la poitrine à coups d’épée, à coups de poing, à coups de botte et, finalement, l’étranglent avec une écharpe.

Comme le cadavre semble, par instants, frissonner encore, un des meurtriers lui saute sur le ventre, à pieds joints, « pour lui faire sortir l’âme ».

Tandis que cette ignoble scène se déroule, Alexandre, qui a été initié à tous les préparatifs suprêmes, occupe son appartement habituel au rez-de-chaussée du palais Michel : « Je dormais », dira-t-il plus tard, en manière d’excuse.

Qu’il ait participé plus ou moins directement à l’assassinat de son père, le fait n’est pas douteux, et je crois l’avoir démontré naguère.

Ce qu’on peut alléguer de mieux pour atténuer la culpabilité d’Alexandre, ce sont les reproches dont il s’accablera lui-même, dans son for intérieur, et qui le poursuivront jusqu’à son dernier jour. Loin de s’affaiblir avec les années, son remords envahira peu à peu tout le champ et tous les replis de sa conscience, avec la ténacité rongeuse d’une idée fixe.

 

 

 

 

V

 

Sous Alexandre Ier :

L’esprit révolutionnaire de la noblesse

 

 

DANS L’HISTOIRE du révolutionnarisme russe, le régicide du 23 mars 1801 est un fait capital.

Dorénavant, l’idée de supprimer l’empereur apparaîtra plus ou moins voilée, au fond de toutes les oppositions politiques ; elle deviendra l’expression naturelle et comme le refrain du mécontentement russe.

Le règne d’Alexandre Ier va nous en donner maintes preuves.

Après le désastre d’Austerlitz, quand il rentre à Saint-Pétersbourg, c’est pour y être accueilli par un concert de récriminations, de sarcasmes et de railleries, dont il est mortifié ; certains frondeurs vont même jusqu’à murmurer qu’on devrait lui faire subir le sort de son père.

Instruit de ces propos, qui réveillent en lui tous les souvenirs de la nuit tragique, le tsar en est accablé ; plusieurs fois, ses intimes le surprennent échoué sur un divan, le teint blême, le visage crispé, les mains tremblantes, les yeux horrifiés.

Dix-huit mois plus tard, c’est un nouveau débordement de colères contre lui, quand il revient de Tilsit.

Dans toutes les classes de la société, on déblatère contre le vaincu de Friedland qui, par surcroît d’opprobre, vient « de se jeter aux pieds du vainqueur et de fraterniser avec lui ». Jamais encore, dit-on, la Russie, la Sainte Russie orthodoxe, la Russie de Pierre le Grand et de Catherine la Grande, n’a subi une telle honte.

Ce mouvement de réprobation et d’hostilité s’aggrave bientôt. La cabale des coteries mondaines prend des allures de conspiration. Çà et là, circulent des paroles subversives ; on dirait, par instants, qu’une révolution de palais se trame dans l’ombre, comme en 1762, comme en 1801. L’inquiétude est générale. « Pour sortir de cette situation périlleuse, écrit le ministre de Sardaigne, Joseph de Maistre, beaucoup de gens ne voient que le remède asiatique. »

Dans les années suivantes, après Erfurt, puis à l’époque de Wagram, puis lorsqu’on apprend le mariage de Napoléon avec Marie-Louise, enfin à toute occasion, c’est contre Alexandre le même tollé de rumeurs factieuses : « Incapable de faire la guerre !... Incapable de faire la paix !... Il mène la Russie à la déchéance et à la ruine !... L’empereur devrait se rappeler comment son père est mort !... »

En 1812, la perte et l’incendie de Moscou déchaînent sur Alexandre un ouragan d’imprécations. C’est lui, et lui seul, qu’on tient pour responsable de la catastrophe. Alors, un complot se trame dans l’ombre, un complot qui a pour but de le renverser, en élevant sur le trône sa chère sœur, l’ambitieuse Catherine.

Mais, le 18 octobre, Napoléon est obligé de quitter Moscou. Puis, le 28 novembre, c’est la Bérézina et la victoire miraculeuse des Russes. Un grand éclat en rejaillit sur Alexandre, car, dans cette guerre de 1812, il s’est pleinement identifié avec l’âme de son peuple ; il a vaillamment incarné la conscience nationale.

 

 

ON POURRAIT CROIRE qu’après les deux campagnes de France et le Congrès de Vienne, Alexandre va jouir, dans son pays, d’une immense popularité. N’est-il pas le vainqueur de Napoléon, le libérateur et l’arbitre de l’Europe, l’initiateur de la Sainte Alliance, « l’Agamemnon des rois » ? Même au temps de Pierre le Grand et de Catherine la Grande, la Russie a-t-elle jamais vécu des heures aussi glorieuses ?

Eh bien, non !... Et quand, le 15 décembre 1815, Alexandre fait solennellement sa rentrée à Saint-Pétersbourg, après une absence de quinze mois, l’ère qui s’ouvre devant lui sera la période la plus ingrate de son règne.

Durant leurs courses à travers l’Allemagne et surtout durant leurs séjours en France, les officiers russes avaient appris à connaître la civilisation occidentale. Ils avaient ainsi découvert un monde inconnu d’idées politiques et de principes sociaux. Ils étaient présents à Paris lorsque Louis XVIII avait inauguré les Chambres législatives et fondé la pratique normale du régime constitutionnel. Ce spectacle les avait d’autant plus frappés qu’ils l’avaient comparé à l’asservissement de leur pays, où nulle pensée libre, nulle aspiration généreuse, ne pouvaient s’exprimer. S’étant alors rappelé les promesses libérales qu’Alexandre avait tant prodiguées au début de son règne, ils avaient espéré qu’il moderniserait enfin les institutions archaïques du tsarisme. C’est donc avec un esprit nouveau qu’ils étaient rentrés dans leur patrie. Et pour y trouver quoi ? – une servitude encore plus étouffante, le despotisme inquisitorial et compressif du ministre à qui le souverain venait d’accorder toute sa confiance, un homme grossier, ignorant, inculte, mais d’une énergie inflexible, d’une volonté brutale et féroce, – le général Araktcheiev.

Aussi, parmi eux, les tendances révolutionnaires s’étaient développées rapidement. Et dès 1816, ils avaient formé des sociétés secrètes où ils récriminaient durant des heures entières contre l’abaissement intellectuel et social de la Russie, contre l’influence corruptrice et dépravante du tsarisme, contre la tyrannie, les abus, les iniquités, les prévarications, la pourriture de tout le régime.

Bientôt, ils iront plus loin encore. Les uns réclament l’institution immédiate d’une monarchie parlementaire ; les autres se prononcent catégoriquement pour la République ; tous s’accordent pour mettre fin au règne d’Alexandre, quelques-uns, même, s’offrent pour l’assassiner ; quelques autres, enfin, hardis précurseurs du bolchevisme, voudraient que, d’un seul coup, on détruisit « toute la famille impériale ». Et ce langage est tenu par des officiers de la garde, portant les plus beaux noms de Russie !

En 1820, quand le duc de Berry est tombé sous le poignard de Louvel, l’ambassadeur de Louis XVIII à Saint-Pétersbourg, La Ferronays, écrit :

 

Toute la jeunesse russe et principalement les officiers sont pénétrés des doctrines libérales. Les théories les plus audacieuses sont celles qui leur plaisent davantage... Et l’infâme Louvel a trouvé des apologistes jusque parmi les officiers chargés de la garde de l’empereur !...

 

Le prophétique Joseph de Maistre observe de près ce mouvement qui lui fait mesurer, une fois de plus, la formidable puissance d’anarchie que renferme l’âme russe. Dans une de ses dépêches officielles, il découvre ainsi un long siècle d’avenir :

 

Tout me porte à croire que la Russie n’est pas susceptible d’un gouvernement organisé comme les nôtres. Si la nation, venant à comprendre nos perfides nouveautés, y prenait goût ; si quelque Pougatchev d’université se mettait à la tête d’un parti et si le peuple, une fois ébranlé, commençait une révolution à l’européenne, je n’ai pas d’expression pour dire ce qu’on pourrait craindre !...

 

En 1824 et 1825, la police déjoue une série de complots qui se ramifient au travers de tout l’empire.

La mort d’Alexandre à Taganrog, le 19 novembre/1er décembre 1825, va précipiter les événements.

 

 

 

 

VI

 

Nicolas Ier et le spectre de la révolution

 

 

ALEXANDRE Ier n’ayant pas d’héritier direct, la couronne aurait dû revenir, par droit de primogéniture, à son frère cadet, le grand-duc Constantin ; mais, celui-ci, gêné par son mariage morganatique avec une Polonaise, avait secrètement renoncé au trône. Alexandre avait alors désigné, pour lui succéder, son deuxième frère, le grand-duc Nicolas. Cette désignation, tenue secrète aussi, et d’ailleurs assez ambiguë, avait créé un grand désarroi dans les milieux gouvernementaux de Saint-Pétersbourg, quand, le 9 décembre, on y avait appris la mort soudaine d’Alexandre.

Le 26 décembre, le jour même où l’armée doit prêter serment au nouvel empereur, une insurrection terrible éclate dans la capitale, et elle se développe avec une telle promptitude, une telle violence que, pendant quelques heures, on peut croire à l’effondrement du tsarisme.

Vers la fin du jour, des salves de mitraille, commandées par Nicolas en personne, repoussent et déciment les assaillants. Un groupe d’entre eux tente de se reformer sur les glaces de la Neva ; mais la canonnade recommence et crève la glace. Les derniers rebelles disparaissent dans les flots.

C’est une insurrection toute militaire, dont les fauteurs et les chefs appartiennent tous à la noblesse, à l’armée, à la garde.

Le mouvement s’est donc organisé dans les rangs supérieurs de la société ; les masses populaires n’y ont joué aucun rôle. Quant aux troupes qui sont intervenues, elles n’ont fait que suivre leurs officiers, ne se rendant nul compte du programme politique dont elles étaient l’instrument.

Quel était ce programme ?

On l’élaborait depuis des années dans les sociétés secrètes et dans les loges maçonniques.

Deux officiers surtout, Ryleiev et Pestel, deux héros des guerres napoléoniennes, en avaient fixé les principaux articles que voici : « Abolition du servage ; égalité des citoyens devant la loi ; réforme de la justice ; instauration du régime représentatif ; contrôle des finances publiques... » Là-dessus, tous les conspirateurs s’étaient facilement accordés.

Mais il y avait encore d’autres articles dont quelques rares initiés – les véritables instigateurs du complot – ne parlaient qu’entre eux : « Suppression du tsarisme ; suppression de la famille impériale ; suppression de la monarchie héréditaire ; transformation totale de l’État russe ; proclamation d’une République fondée sur les principes du socialisme... » Vous reconnaissez là ce que je vous signalais il y a quelques instants à propos de Pierre le Grand, ce goût des révolutionnaires russes pour les solutions extrêmes et radicales, ce penchant à considérer leur pays comme une table rase où l’on peut abolir d’un trait de plume tout le passé national et construire de toutes pièces un édifice nouveau, l’édifice de l’avenir.

 

 

AINSI, pour monter sur le trône impérial, Nicolas Ier a dû marcher dans le sang de ses sujets ; il en gardera toujours un souvenir affreux. Il disait, peu de temps après, à notre ambassadeur La Ferronays : « Personne ne saurait comprendre la douleur cuisante que j’éprouve et que j’éprouverai toute ma vie en pensant à cette journée ! »

Mais ses devoirs d’autocrate l’avaient aussitôt ressaisi... Le soir même de l’insurrection, alors qu’on lui communiquait les premiers interrogatoires des prisonniers, il dit à son frère cadet, le grand-duc Michel : « La révolution est aux portes de la Russie ; mais je jure qu’elle n’y pénétrera pas tant que j’aurai un souffle de vie, tant que je serai empereur par la grâce de Dieu !... »

Dans les annales du tsarisme, je ne connais pas de chapitre plus pathétique, plus émouvant que le procès des Décembristes.

Nicolas surveille quotidiennement les travaux de la Commission secrète qu’il a chargée de la procédure. Bien plus : il interroge lui-même les principaux accusés et, dans ses interrogatoires, il témoigne un remarquable talent d’inquisiteur ; parfois même, pour obtenir des aveux, il recourt aux moyens les plus énergiques, ce qui autorise les enquêteurs officiels à se montrer plus rigoureux encore. On ne peut lire sans quelques frémissements les confidences ultérieures de certains détenus.

Le procès final, jugé par une haute cour spéciale, n’est qu’une comédie : les accusés ne comparaissent qu’une seule fois devant elle, sans avocat, et ce n’est que pour entendre leur condamnation.

Quand viendra l’heure dernière, le tsar ne maintiendra que cinq peines capitales ; mais, au fond de la Transbaïkalie, très loin vers les frontières de la Mandchourie, le bagne de Tchita pourra s’enorgueillir de compter, parmi ses détenus, quelques représentants des plus nobles familles russes.

 

 

LA TRAGÉDIE SANGLANTE du 26 décembre 1825 déterminera tout le règne de Nicolas Ier, toute sa conception du pouvoir impérial : il aura sans cesse devant les yeux le spectre de la révolution.

Durant les vingt-neuf années qu’il occupera le trône, il considérera l’autocratie non pas seulement comme une institution politique et sociale, mais comme un dogme religieux, comme une expression transcendante de la volonté divine et qui, à ce titre, plane au-dessus de tous les raisonnements humains, échappe à toutes les critiques humaines.

Le procès des Décembristes et les enquêtes subséquentes lui ont révélé que toute la noblesse était gangrenée par l’esprit révolutionnaire, et il lui en gardera une méfiance incurable.

Ne pouvant plus compter sur elle, qui, à cette époque, était pourtant la seule capable d’aider le monarque dans sa rude tâche, il n’aura plus comme instruments de règne que la bureaucratie, la police et la gendarmerie.

Désormais, toute l’activité administrative et politique de l’empire sera localisée dans les bureaux, toute la Russie sera gouvernée par des tchinovniks. Une puissante hiérarchie de fonctionnaires s’interposera toujours entre la nation et le souverain, qui perdra ainsi tout contact direct avec son peuple.

Comme il n’admet aucune limite au pouvoir de l’État sur la vie russe, même sur la vie privée, il se crée un appareil formidable de contrainte et d’inquisition. Cet appareil a pour organes principaux un corps spécial de gendarmerie et « la Troisième Chancellerie intime de Sa Majesté », qui sont l’un et l’autre sous le commandement du terrible général Benckendorff.

La pensée russe n’a plus aucun moyen de s’exprimer.

Défense absolue de faire la moindre critique des actes gouvernementaux ; défense non moins absolue d’en faire l’éloge. D’après le règlement de la censure, « ni le blâme ni la louange ne sont compatibles avec la dignité du gouvernement ou de l’ordre public ; on doit obéir et garder ses réflexions pour soi »...

De ce qui se passe dans son empire, le jeune tsar veut tout voir, tout connaître : il n’y réussit que par un labeur opiniâtre et méthodique, par une volonté inflexible et tenace, par une maîtrise constante de lui-même, enfin, surtout, par un sentiment très élevé de ses devoirs souverains.

Aussi, bientôt, le régime fonctionne à merveille, on peut le qualifier d’un mot : c’est le despotisme asiatique renforcé par la discipline prussienne. Les dehors en sont aussi imposants que majestueux. Dans toute l’Europe, Nicolas jouit personnellement d’un prestige énorme.

 

 

DERRIÈRE CETTE FAÇADE grandiose, quelles sont les réalités profondes ?

D’abord (et naturellement aucun journal n’en parle jamais), on perçoit, dans les masses rurales, un sourd et continuel grondement de révolte, qui éclate maintes fois en émeutes violentes, et non pas seulement sur quelques points isolés du territoire, mais sur des provinces entières.

Au cours du règne, on ne compte pas moins de cinq cent cinquante-six émeutes paysannes, qui ont obligé le gouvernement à l’emploi brutal de la force armée.

Dans les premiers temps, vers 1828, il n’y avait guère plus de dix émeutes par an. Vers 1851, il y en avait au moins une quarantaine.

Le servage est réellement trop dur. Si le seigneur n’a plus droit de vie et de mort sur ses moujiks, il garde sur leur personne et leur travail un pouvoir arbitraire et presque illimité, qui se manifeste souvent par des abus effroyables, même par des supplices.

Les émeutes collectives ne sont pas, d’ailleurs, la seule forme des protestations paysannes. Un autre symptôme, et non moins grave, est le nombre croissant des attentats individuels et des vengeances particulières. Les bagnes sibériens se recrutent couramment de serfs qui ont assassiné leur propriétaire, ou ses intendants, massacré sa famille, incendié ses fermes ou son château.

Enfin, chez tous les moujiks, s’affirme et se précise de plus en plus l’idée que la terre, dont le travail leur impose tant d’efforts, est indubitablement leur propriété personnelle. Chez tous, fermente le rêve du tchorny perediel, du « grand partage noir ».

Au fond de lui-même et seul devant sa conscience, Nicolas désapprouvait l’institution du servage ; il n’en connaissait que trop les abus qui le révoltaient dans ses sentiments intimes ; car, de nature, il n’était pas inhumain, il était accessible à la pitié.

Il avait donc plusieurs fois confié à des comités secrets le soin d’examiner les réformes qu’il serait possible d’introduire dans la triste condition des paysans. Mais, chaque fois, il avait dû reconnaître que l’abolition du servage entraînerait le bouleversement de l’État. « Nul doute, disait-il, que le servage ne soit un mal odieux et qui frappe tout le monde ; mais le supprimer actuellement, c’est-à-dire octroyer la liberté aux moujiks et leur distribuer des terres, ce serait un mal pis encore... Je pourrais le faire, puisque je suis un souverain absolu ; mais je n’y consentirai jamais... »

C’est à ce propos qu’il écrivait un jour : « Étrange destinée que la mienne ! On croit que je peux faire tout ce que je veux ! Hélas ! non ! Ma puissance est constamment limitée par mon devoir. Ce mot a pour moi un sens sacré ; il est ma devise. Je souffre à cause d’elle plus que je ne saurais dire ; mais je suis né pour souffrir. » On a recueilli encore de lui cet aveu mélancolique : « C’est incroyable tout ce que ne peut pas celui qui peut tout ! »

Le problème du servage continuera donc d’entretenir, au sein des masses paysannes, une fermentation dangereuse et qui s’exacerbera d’autant plus que les moindres tentatives de révolte seront châtiées implacablement.

 

 

PENDANT que l’esprit révolutionnaire grondait ainsi dans les masses rurales, que devenait-il dans les rangs supérieurs de la société ?

Après l’échec piteux de l’aventure décembriste et la terrible répression qui s’en était suivie, la noblesse parut se désintéresser totalement de la politique.

Dans les salons de Saint-Pétersbourg et de Moscou, l’espionnage sévissait, d’ailleurs, avec une telle rigueur et se montrait si habile, si ingénieux, si pénétrant, que nul n’osait plus exprimer la moindre opinion sur les affaires publiques.

La génération nouvelle abandonnait de plus en plus les voies ouvertes par l’esprit français du XVIIIe siècle ; elle ne s’enthousiasmait plus aux principes de la Révolution française. Les jeunes gens de 1830 se laissaient plutôt séduire par les spéculations abstraites et nébuleuses de la métaphysique allemande ; ils avaient, maintenant, pour dieux Schelling, Fichte, Hegel. Il en résultait un grand mouvement idéaliste et sentimental, où s’opposaient la tendance des Slavophiles et celle des Occidentaux. Les uns prêchaient le retour aux saintes doctrines du passé moscovite ; les autres glorifiaient l’œuvre civilisatrice de Pierre le Grand. Discussions éloquentes et passionnées, mais que la censure considérait avec indulgence, parce qu’elles s’accordaient, somme toute, avec la politique officielle, qui était à la fois conservatrice et nationaliste.

 

 

 

 

VII

 

Herzen et Bakounine,

précurseurs de Lénine

 

 

 MAIS, VERS 1840, un élément nouveau se manifeste dans la jeunesse russe.

Les esprits assoiffés de modernisme et de liberté n’appartiennent plus seulement à la classe des nobles et des officiers ; ils se recrutent aussi, maintenant, parmi les écrivains, les professeurs, les publicistes. Concentré jusqu’alors dans les salons aristocratiques et dans les cercles militaires, le mouvement se propage dans les milieux littéraires, et dans le corps enseignant des universités. D’où ce fait capital pour l’avenir de la Russie : la première conception théorique et pratique d’une doctrine révolutionnaire.

Aux environs de 1845, ce mouvement se personnifie déjà en deux hommes : Herzen et Bakounine ; ces deux hommes sont les véritables ancêtres du bolchevisme, les véritables précurseurs de Lénine.

Leur rôle fut si important que vous me permettrez de m’attarder quelques minutes à vous parler d’eux.

D’abord, Alexandre-Ivanovitch Herzen.

C’est un personnage romantique.

Né à Moscou en 1812, il est le fils naturel d’un grand seigneur qui avait brillé à la cour de Catherine la Grande, Iakoblev ; sa mère était une jeune fille de Stuttgart, une juive.

Pendant ses études à l’université de Moscou, les œuvres de Saint-Simon, l’économiste et le sociologue, lui tombent entre les mains. Il en est fasciné : « Un nouveau monde m’était révélé ; mon âme et mon cœur appartinrent, dès lors, au saint-simonisme. »

En 1834, il est arrêté avec quelques-uns de ses camarades, pour avoir assisté à un banquet d’étudiants où l’on a tenu des propos dérisoires, donc sacrilèges, sur l’empereur Nicolas.

Déclaré coupable de lèse-majesté, il est exilé dans l’Oural.

En 1839, il est autorisé à rentrer à Moscou ; mais ses mauvaises fréquentations le font presque aussitôt reléguer à Novgorod, sous la surveillance de la haute police.

Eu 1846, son père meurt, lui laissant une belle fortune. Il part immédiatement pour l’étranger, d’où il ne reviendra plus jamais en Russie. On le voit résider tour à tour en Italie, en Suisse, en France et en Angleterre.

À Londres, où il se fixe pour longtemps, il fonde un journal : « La Cloche » (le Kolokol), qui devient l’organe officiel du socialisme russe. L’influence de ce journal est énorme ; il est lu non seulement par les Russes qui vivent à l’étranger, surtout par les jeunes étudiants qui peuplent les universités allemandes ; mais il pénètre, par des voies clandestines, dans toute la Russie. Quelles que soient les précautions et les rigueurs de la police, le Kolokol trouve des lecteurs dans toutes les classes de la société, même dans les parages de la cour. Parmi ces lecteurs, beaucoup se font les correspondants mystérieux de l’émigré. Ainsi, périodiquement, Herzen envoie à ses compatriotes une critique acerbe du tsarisme et les préceptes nouveaux de l’évangile révolutionnaire.

Si effrayantes et paradoxales due soient le plus souvent ses doctrines, un grand charme se dégage de sa personne. On reconnaît en lui un enfant de l’amour. Il a l’imagination ardente et poétique, la parole chaude, lumineuse, colorée ; il est noblement idéaliste, avec un fonds de scepticisme et de mélancolie ; son cœur est ouvert à toutes les passions. Mais il va loin dans ses enthousiasmes humanitaires, puisqu’il écrit : « Périsse le monde actuel, puisqu’il étouffe l’homme nouveau, puisqu’il empêche l’avènement de l’avenir ! Donc, vivent le chaos et la destruction ! Vive la mort ! Place à l’avenir !... » On a pu dire de lui qu’il était le chantre inspiré de la démolition universelle.

 

 

UN JOUR, en 1845, il rencontre à Paris un de ses jeunes compatriotes, un ancien officier, devenu révolutionnaire, Michel-Alexandrovitch Bakounine.

Sa famille, appartenant à la vieille noblesse, l’avait destiné à la carrière des armes. Il est donc entré à l’École Militaire de Pétersbourg. Mais il s’est laissé bientôt séduire par la philosophie allemande et les doctrines socialistes. Pour échapper aux vexations policières, il quitte l’armée et vient se fixer à Paris.

Personnellement, c’est un homme superbe et de haute allure, un magnifique exemplaire du type grand-russien. La tête large, les yeux clairs et profonds, le nez court, la chevelure et la barbe luxuriantes, le corps gigantesque, il ressemble au portrait de Dieu sur les vieilles icônes.

Politiquement, c’est un sectaire fanatique, un logicien froid et dur, un monstre d’orgueil, inaccessible au doute comme au découragement. C’est à peine si l’on ose le contredire ; car il est terrible dans la riposte ; il y déploie une verve enragée, une verve méprisante, sifflante, cravachante et qui lance, par instants, des éclairs magnifiques.

Toute sa doctrine se résume dans le collectivisme anarchique. Voici les principaux articles de son credo : « Nous n’avons pas d’autre patrie que la révolution universelle... L’affranchissement des masses exige qu’on détruise toutes les institutions politiques, religieuses, civiles, économiques et sociales, sur lesquelles repose le monde actuel... Toute la terre russe doit être distribuée aux paysans... L’anarchie seule peut créer la véritable égalité de tous... La révolution totale ne peut s’accomplir que par le carnage ; elle dépassera en horreur tout ce que l’histoire a connu, tout ce que l’Occident peut imaginer. »

Herzen, que ces insanités furieuses démontaient parfois, disait de Bakounine : « En lui, je sens bouillonner le cyclone de la destruction. »

Expulsé de Paris en 1847, Bakounine passe en Belgique, mais la révolution de 1848 le ramène promptement sur les bords de la Seine, où il fait le coup de feu pendant les journées de juin.

Ayant eu la mauvaise idée d’aller prêcher la révolution à Berlin, il y est arrêté puis livré à la police russe. On le déporte en Sibérie.

Là, il devient le héros d’un roman qui découvre des perspectives étranges sur l’esprit de la société russe. La fille du gouverneur d’Irkoutsk, une frêle et délicieuse jeune fille, très intelligente et très enthousiaste, s’éprend de lui follement, lui procure les moyens de s’évader et l’accompagne dans sa fuite par la Chine et le Japon. Elle l’épousera bientôt et ne le quittera plus ; mais, par idéalisme, elle ne voudra jamais lui appartenir physiquement. Vous reconnaissez en elle la devancière des jeunes filles nihilistes, de ces épouses-vierges, dont le type deviendra si banal trente années plus tard.

Vivant désormais en Suisse, Bakounine s’affirmera de plus en plus dans ses doctrines subversives. Pour la réalisation de son idéal, il placera son meilleur espoir sur les paysans. « Leurs instincts de sauvagerie se déchaîneront avec une impétuosité irrésistible, quand on leur dira Prenez les terres... Ce sera pire qu’au temps de Pougatchev. Ils mettront toute la Russie à feu et à sang... » Quelle prévision de 1917 !

 

 

 

 

VIII

 

Dostoïevski,

annonciateur du bolchevisme

 

 

À CÔTÉ, mais très en dehors de ces deux protagonistes, un jeune homme d’extraction bourgeoise, Petrachevski, fortement impressionné par les utopies du fouriérisme, avait groupé autour de lui, à Saint-Pétersbourg, un centre d’étude et de propagande révolutionnaires.

La police, ayant eu vent de ces conciliabules, y introduit ses espions. Un soir, tous les affiliés, au nombre de vingt-trois, sont arrêtés puis déférés à un tribunal militaire que préside un aide de camp général de l’empereur.

Comme on ne peut leur reprocher aucun acte d’exécution, aucun préparatif d’attentat, on les incrimine pour « complot d’idées ». Sur vingt-trois accusés, vingt sont condamnés à mort. Parmi eux se trouve un jeune écrivain, que ses débuts littéraires ont mis en vedette, Dostoïevski.

Le 22 décembre 1849, au matin, on fait sortir les condamnés de la forteresse et monter en voiture. Jugés la veille, ils ne connaissent pas encore la sentence. Après une demi-heure de trajet, ils descendent sur la place Semenovski. Devant leurs yeux terrifiés, se dressent un échafaud et vingt poteaux. Une charrette remplie de cercueils arrive en même temps. Ils gravissent l’échafaud. Là, on les déshabille jusqu’à la ceinture, par vingt et un degrés de froid. Le greffier leur lit alors minutieusement la sentence. Dostoïevski, se tournant vers un de ses voisins, murmure : « Je ne peux croire que nous allons mourir... » Puis, le pope récite les dernières prières et présente le crucifix aux condamnés. Enfin, quatre soldats se placent devant chaque poteau. Les fusils s’élèvent. Mais, soudain, une sonnerie de trompette retentit et, à haute voix, le greffier proclame : « Sa Majesté l’Empereur daigne vous faire grâce. »

Le lendemain, Dostoïevski et ses compagnons, chargés de chaînes, partent pour la Sibérie.

Toute sa vie, l’auteur de La Maison des Morts conserva de cette lugubre parade un souvenir atroce. Vingt ans plus tard, il fait dire au prince Myschkine, dans L’Idiot : « Il y a pis que la torture ; car les souffrances corporelles nous distraient des souffrances morales... La douleur la plus affreuse n’est pas dans les blessures de la chair, mais dans la certitude absolue que, avant une heure, avant dix minutes, avant une seconde, l’âme s’envolera du corps et qu’on ne sera plus qu’un cadavre... Qui donc a prétendu que la nature humaine est capable de supporter cela sans que la folie s’ensuive ? Il y a peut-être des hommes auxquels on a lu leur arrêt de mort ; qu’on a laissés dans l’agonie de l’attente et à qui l’on a dit enfin : « Allez-vous-en !... On vous pardonne ! » Ces hommes-là devraient nous raconter leurs impressions. Le Christ lui-même a parlé de ces affres et de cette épouvante. Non ! Il n’est pas permis d’en user ainsi avec un être humain ! »

Vous n’ignorez pas qu’au retour du bagne, Dostoïevski abjura les doctrines sociales qui l’y avaient conduit.

Bientôt, se fondant sur son expérience personnelle, il deviendra le plus éloquent défenseur de la Sainte-Russie orthodoxe et du tsarisme, de toutes les traditions historiques et religieuses. Il s’insurgera de toutes ses forces contre le mouvement libéral, qu’il dénoncera comme une épidémie, une peste importée d’Europe. Dans les révolutionnaires, il ne voudra plus voir qu’un groupe de scélérats et d’énergumènes sataniques, en qui se sont incarnés tous les miasmes, tous les poisons, toutes les impuretés, tous les démons, accumulés durant des siècles dans le corps de la Russie. Désormais, l’idée inspiratrice de ses œuvres sera la recherche du perfectionnement individuel par la soumission et le renoncement.

Dostoïevski est le plus puissant créateur d’âmes qu’il y ait eu depuis Shakespeare. Nul écrivain russe, même Tourgueniev, même Tolstoï, n’a jeté un si profond regard dans les abîmes secrets, dans la « caverne obscure » de l’âme russe.

Chez Dostoïevski, le romancier n’est rien auprès du visionnaire et du prophète. Que de fois, pendant la guerre et la révolution, que de fois j’ai vu s’accomplir sous mes yeux une de ses prévisions ! C’est par Dostoïevski, et par lui seul, que j’ai compris Lénine. Toute la tragédie russe du bolchevisme est préfigurée dans les romans du génial écrivain. Telles pages d’Humiliés et Offensés, des Frères Karamazov, des Possédés, ont la valeur d’une apocalypse ou d’une annonciation. Pour vous le démontrer, il ne faudrait pas moins que toute une conférence ; je me borne à quelques indications.

Dostoïevski explique et caractérise la mentalité des révolutionnaires russes par le besoin de toujours aller à l’extrême, de toujours franchir les bornes, de toujours aspirer au royaume de l’absolu, de l’inconnaissable, et de l’impossible. « L’âme russe, dit-il, est toujours prête à des expériences radicales, dont l’âme européenne serait incapable. » Il dit encore : « Ce qui frappe surtout chez le Russe, c’est qu’il a toujours besoin d’outrepasser la mesure, d’arriver au précipice, de se pencher sur le bord pour explorer le fond et souvent même de s’y jeter comme un fou. C’est le besoin de la négation chez l’homme le plus croyant, – la négation de tout, la négation des sentiments les plus sacrés, de l’idéal le plus élevé, des choses les plus saintes comme la patrie. Aux heures critiques de sa vie personnelle ou nationale, le Russe se déclare, avec une effrayante impétuosité, pour le bien ou pour le mal. Sous l’influence de la fureur, de l’alcool, de l’amour, de l’érotisme, de l’envie, de l’orgueil, il se montre soudain prêt à tout briser, à répudier tout : famille, traditions, croyances. Le meilleur des hommes se transforme ainsi en un scélérat, ne cherchant plus qu’à se renier, à s’anéantir dans une convulsion brusque. »

Il annonce, avec une étonnante exactitude, ce que sera la grande révolution qu’il voit venir : « Partant de la liberté illimitée, elle arrivera au despotisme illimité... »

Voici encore ce que nous déclare le révolutionnaire Stavroguine, un des Possédés : « Nous prêcherons la destruction. Cette idée est si séduisante... Nous appellerons l’incendie à notre aide. Nous mettrons en circulation des légendes. Et le désordre commencera. Ce sera un bouleversement comme le monde n’en a pas encore vu. La Russie se couvrira de ténèbres ; la terre pleurera ses anciens dieux... »

Enfin, méditez, je vous prie, cette dernière prophétie : « Que l’on donne à nos révolutionnaires modernes la possibilité pleine et entière d’abolir la vieille société pour la reconstruire à nouveau, il en résultera un tel chaos, quelque chose de si grossier, de si aveugle et de si inhumain que tout l’édifice croulera sous les malédictions de l’humanité avant même qu’il soit achevé de construire. »

 

 

PAR CE QUE JE VIENS de vous dire sur Herzen, Bakounine et Dostoïevski, vous apercevez quelle était la mentalité des révolutionnaires russes, vers la fin du règne de Nicolas Ier, alors que le tsarisme semblait dans toute sa force et sa plus belle floraison.

Or, en février 1851, la question d’Orient avait amené la guerre entre la Russie d’une part ; la France, l’Angleterre et la Turquie, d’autre part.

Les hostilités se localisent bientôt en Crimée ; le siège de Sébastopol dure des mois et des mois. C’est, pour Nicolas, une humiliation torturante ; car il s’aperçoit vite que son armée est incapable de repousser les agresseurs et de sauver la place. Mais cette humiliation va bientôt le ronger comme une plaie cancéreuse ; car les échecs continus de ses troupes l’obligeront à constater, dans son empire, un mal beaucoup plus profond, – l’imprévoyance, l’incurie, le désordre, la corruption de la bureaucratie, l’usure et le détraquement de tous les rouages gouvernementaux, la faillite du régime autocratique dont il est la personnification suprême.

Désespéré, il meurt presque subitement d’une grippe infectieuse, le 2 mars 1855. Cette mort est si étrange, si imprévue, que, dans le public, on ne doute pas qu’il ne se soit empoisonné.

 

 

 

 

IX

 

Alexandre II et l’émancipation des serfs

 

 

SIX MOIS PLUS TARD, le 8 septembre 1855, après trois cent quarante-neuf jours de siège, Sébastopol tombe au pouvoir des Alliés.

Le successeur de Nicolas, son fils Alexandre II, âgé de trente-sept ans, esprit très ouvert, courageux et libéral, s’empresse de liquider la question d’Orient par le traité de Paris (30 mars 1856), qui inflige à l’empire des tsars des servitudes mortifiantes.

L’orgueil national en est ulcéré. En province comme à Pétersbourg et à Moscou, dans toutes les classes de la société, il se fait une réaction générale contre les trente années de despotisme écrasant qui ont en pour résultat les misères et les hontes de Sébastopol.

Toute la Russie semble s’éveiller soudain d’un long sommeil léthargique ; tout le monde s’anime, pérore et gesticule en même temps ; partout, on proclame la nécessité de réformer l’Empire.

 

 

ALEXANDRE II gardera dans l’Histoire l’insigne honneur d’avoir compris que, pour éviter la révolution, il doit moderniser la structure organique de l’État russe.

Il s’attaque immédiatement au problème le plus ardu : l’abolition du servage.

Toute l’aristocratie terrienne se dresse contre lui. Après quatre ans de lutte, le 19 février 1861, il proclame l’émancipation des serfs, ce qui entraîne une vaste expropriation des terres seigneuriales au profit des moujiks.

Ainsi, d’un seul coup, le tsar a brisé les cadres dans lesquels toute la vie de l’État russe était enfermée depuis des siècles. Ainsi, – et c’est la gloire d’Alexandre II, – le pouvoir autocratique s’est montré capable de s’élever au-dessus de ses plus anciennes traditions pour accomplir un grand acte de justice et de réparation sociales dans l’intérêt de tous. C’est éminemment du socialisme d’État, ou, comme disait un des principaux conseillers du tsar, « c’est de la monarchie sociale ».

Au lendemain de cette réforme, les moujiks vont-ils se sentir enfin heureux de vivre ?

Nullement ! Loin de satisfaire leur appétit, l’ukase du 19 février 1861 l’a surexcité. La réforme leur paraît insuffisante ; ils estiment qu’on ne leur a pas distribué assez de terres, puisque les seigneurs en gardent environ les deux tiers. Et leurs récriminations ne s’arrêtent pas là.

C’est pourquoi l’on voit renaître bientôt les émeutes paysannes. La plus grave éclate dans le village de Bezdna, près de Kazan. La gendarmerie est débordée ; la troupe intervient ; il y a soixante et onze morts et cent quinze blessés.

Dans le Kolokol, Herzen écrit : « Le grand acte du 19 février est désormais arrosé de sang ; les éclaboussures ont rejailli des rives de la Volga jusqu’à celles de la Neva, semant partout l’indignation. Les nobles de Kazan ont fait réciter une messe sur leurs privilèges terriens. Quant aux paysans, au lieu d’eau bénite, on les a baptisés à coups de fusil... Le tsar demeure, comme autrefois, l’ennemi des moujiks... »

 

 

 

 

X

 

Le déchaînement du nihilisme :

L’assassinat d’Alexandre II

 

 

L’ÉMANCIPATION des serfs ne pouvait manquer de susciter un vif appétit de libéralisme dans la société russe. Maintenant, du haut en bas de l’édifice, la noblesse, la bourgeoisie, les officiers, les intellectuels et jusqu’aux bureaucrates revendiquaient plus ou moins ouvertement une part dans la direction des affaires publiques ; on voulait rénover l’administration, les finances, l’armée, la justice, l’enseignement, tout le mécanisme de l’État. On parlait beaucoup aussi d’une grande réforme constitutionnelle qui achèverait de moderniser la vieille monarchie des Romanov. Plusieurs projets furent soumis à l’empereur Alexandre, qui, dans le secret de sa pensée, n’y était pas défavorable.

Mais, simultanément, la police impériale constatait de toutes parts une reprise de la fermentation révolutionnaire.

C’est parmi les jeunes gens de toutes les classes que se manifestaient les symptômes les plus graves.

Herzen leur adressait de Londres, par le Kolokol, des appels enflammés : « Allez au peuple ! leur criait-il. Allez dans le peuple. Instruisez-le. Aidez-le à comprendre sa misère, à secouer le joug dont le tsar et ses bureaucrates, malgré toutes leurs promesses, continuent de l’accabler. Aidez-le à conquérir la terre et la liberté... Jeunes gens, allez au peuple, allez dans le peuple !... »

Ces paroles trouvaient un singulier écho, même dans les milieux aristocratiques. Nous sommes édifiés là-dessus par un des maîtres du roman russe, Tourgueniev. Une de ses premières œuvres, – d’où s’exhalait tout le parfum de la terre russe, – Les Récits d’un Chasseur, avait déjà puissamment contribué à l’émancipation des moujiks.

Par ses œuvres subséquentes, Pères et Enfants, Les Nouvelles Moscovites, Fumée, Terres Vierges, nous voyons s’accentuer de jour en jour le désordre moral qui sévit dans les âmes russes.

C’est Tourgueniev, ou plutôt c’est le protagoniste d’un de ses romans, qui a créé la formule et le nom d’un état d’esprit que beaucoup de ses compatriotes éprouvaient confusément : le nihilisme.

Voici comment un étudiant en médecine à l’université de Saint-Pétersbourg, Bazarov, se dépeint lui-même :

« Le nihiliste est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui n’accepte sur parole aucun principe... Nous devons agir en vertu de ce qui nous paraît utile. Or, actuellement, ce qui est le plus utile, c’est de nier ; donc, nous nions... Il n’y a pas une seule institution de notre société qui ne doive être détruite... »

Un des auditeurs de Bazarov lui objecte qu’il faut compter avec le temps ; qu’il faut accomplir les progrès pas à pas ; d’ailleurs, le tsar ne vient-il pas d’abolir le servage ?

« Il s’agit bien de cela ! s’écrie Bazarov. Oui, le servage est aboli, mais des millions et des millions de Russes n’ont pas encore leur pain quotidien ; l’Église étouffe les moujiks dans une superstition crasse, pour les mieux dominer... » On lui objecte encore : « Mais les hommes qui partagent vos idées, les révolutionnaires, ne sont pas nombreux. Vous auriez le peuple entier contre vous. » Bazarov riposte superbement : « Vous devriez savoir qu’une chandelle d’un sou a suffi pour incendier Moscou. »

Dans la jeunesse des écoles, ce roman de Pères et Enfants suscita des discussions enflammées.

Les universités se remplirent de Bazarov. Dès lors, tous les étudiants qui voulaient réformer les institutions archaïques de la sainte Russie orthodoxe se proclamaient nihilistes. C’est alors que Dostoïevski prononça le mot fameux : « Si le nihilisme est né en Russie, c’est que nous sommes tous nihilistes. »

À partir de 1863, les troubles universitaires deviennent un mal chronique de l’État russe ; il ne se passe pas de mois où la police ne doive intervenir, par la manière forte, à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Kharkov, à Kazan.

 

 

CETTE FERMENTATION des esprits, cette poussée de nihilisme, ne pouvaient pas se confiner sur le terrain des discussions abstraites et de la propagande théorique.

Le 16 avril 1866, l’empereur venait de faire, au Jardin d’Été, sa courte promenade quotidienne. Étant très courageux, il n’acceptait aucun service de sûreté en dehors de son palais. À l’instant où il montait en voiture, un jeune homme s’approche de lui et, presque à bout portant, lui tire un coup de revolver. Le hasard veut qu’un paysan ivre, qui passe précisément là en titubant, pousse le bras du meurtrier, ce qui fait dévier le projectile.

Arrêté sur-le-champ, l’assassin déclare se nommer Karakosov ; il est originaire de Saratov et sort d’une famille très humble ; il appartient à un groupe d’étudiants exaltés, qui ont fait le sacrifice de leur vie pour détruire le tsarisme.

Après un long procès mystérieux, il est pendu le 15 septembre.

La nouvelle de l’attentat soulève, dans tout le pays, une émotion étrange, car la stupeur y domine l’indignation.

C’était la première fois qu’on avait l’audace de s’attaquer directement à la personne auguste de l’empereur. Assurément, plusieurs tsars avaient déjà péri d’une mort violente, pour ne citer que Pierre III et Paul Ier ; mais leur mort avait été décidée par une conjuration de palais ; ce n’était pas un acte individuel. En outre, les conjurés appartenaient tous à la vieille noblesse, aux plus hauts rangs de la cour et de l’armée.

Karakosov est le premier homme du peuple qui ait osé frapper le maître providentiel de la sainte Russie orthodoxe.

Les pieux moujiks n’en revenaient pas ; l’un d’eux s’exclamait naïvement :

– Je croyais que les nobles seuls avaient le droit de tuer les tsars.

L’attentat du 16 avril 1866 ouvre donc une ère sinistre dans l’histoire du tsarisme. Je me rappelle la forte impression que j’en avais, chaque fois que je passais devant l’imposante et fastueuse chapelle expiatoire qui marque, sur les bords de la Neva, l’endroit précis où, par la titubation d’un paysan ivre, l’empereur Alexandre, le libérateur des serfs, a miraculeusement échappé à la mort.

 

 

DANS LES ANNÉES qui viennent, le nihilisme se développe intensément au sein des masses russes. Comme le disait un des grands terroristes de l’époque, un des futurs assassins d’Alexandre II, « c’est le printemps de la grande révolution russe ; c’est sa jeunesse rose », Elle va bientôt passer du rose au rouge, et même au rouge le plus sombre.

Un grand événement de la politique extérieure va précipiter la crise.

Le 24 avril 1877, la Russie déclarait la guerre à la Turquie, sous le prétexte de secourir les Serbes et les Bulgares, insurgés contre la domination ottomane. Une fois de plus, les rêves du panslavisme orthodoxe hallucinaient la conscience russe. Le mysticisme national s’exaltait follement sur Byzance, la Corne-d’Or, Sainte-Sophie, le testament de Pierre le Grand, la mission providentielle du peuple russe en Orient, etc.

Par sentiment et par raison, Alexandre avait l’horreur de la guerre ; il avait donc résisté longtemps à la poussée de l’opinion publique. Mais la volonté de l’autocrate le plus puissant n’est rien aussitôt qu’entrent en jeu les forces profondes, obscures, instinctives, que le travail des siècles accumule dans l’âme d’un peuple.

Au printemps de 1877, il avait été débordé.

La campagne avait mal commencé pour les Russes ; en Bulgarie comme en Arménie, les échecs succédaient aux échecs. Dans les Balkans, la résistance héroïque de Plevna avait arrêté pendant huit mois la marche de l’ennemi.

Enfin, lorsque, au mois de février 1878, les armées du tsar, épuisées par les fatigues, les privations et le choléra, étaient arrivées aux portes de Constantinople, voilà qu’une sommation injurieuse de l’Angleterre, secondée par l’Allemagne et l’Autriche, avait enlevé aux vainqueurs les plus beaux profits de leur victoire, déjà si coûteuse. Pour le prestige du tsarisme, les résultats de cette guerre étaient lamentables.

Après les enthousiasmes et les folles espérances du début, ce qui dominait maintenant, dans toutes les classes du peuple russe, c’étaient la colère et l’humiliation.

Ainsi, après vingt années de recueillement, la monarchie des tsars étalait devant le monde les mêmes défauts, les mêmes vices que pendant la guerre de Crimée ; on dénonçait de toutes parts la faiblesse et la sottise du gouvernement, l’incurie et la vénalité de l’administration, l’ignorance et l’ineptie des grands-ducs et des généraux. On osait même incriminer l’empereur, sans vouloir se rappeler qu’il avait tant résisté aux ivresses belliqueuses de son peuple ; on en arrivait de la sorte non plus seulement à rechercher les responsabilités personnelles, mais à critiquer, à condamner les institutions mêmes et jusqu’aux principes de l’autocratisme. Dans plusieurs salons de Moscou, on parlait ouvertement de transformer le régime. Et le fougueux champion du panslavisme orthodoxe, le plus ardent instigateur de la guerre, Ivan Sergueievitch Aksakov, ne craignait pas de réclamer la convocation immédiate d’une assemblée nationale.

Vers le même temps, le grand pontife du socialisme allemand, Karl Marx, exilé à Londres, pouvait écrire : « La Russie est à la veille d’un bouleversement général : tous les facteurs en sont prêts ; toutes les couches de la société russe se trouvent, du point de vue économique, intellectuel et moral, dans un état de complète désagrégation... »

Voilà ce qu’il était indispensable de vous rappeler pour vous faire comprendre la période où nous allons entrer. Pendant quatre années, le peuple russe va subir une des crises les plus émouvantes, les plus mélodramatiques de son histoire.

 

 

LA CRISE est ouverte par une femme, Véra Zassoulitch, le 7 février 1878. Déjà, quelques années auparavant, le romancier Tourgueniev, qui était un si fin psychologue, avait pressenti le rôle important que les femmes joueraient bientôt dans le drame révolutionnaire, parce qu’elles y trouveraient l’emploi de tous leurs instincts profonds ; parce que nulle autre forme d’activité ne leur permettrait de satisfaire aussi largement leur besoin d’exaltation. Leur pitié pour la souffrance des humbles, leur aptitude au dévouement et au sacrifice, leur culte de l’Héroïsme, leur mépris du danger, leur soif d’émotions fortes, leur appétit d’indépendance, leur goût du mystère et de l’aventure.

Donc, le 7 février 1878, une jeune fille sortant d’une famille noble, Véra Zassoulitch, tire deux coups de revolver sur le préfet de police de Saint-Pétersbourg, le général Trepov, et le blesse grièvement. Elle s’était imposé le devoir de venger un de ses camarades terroristes, Bogolioubov, détenu à la forteresse et que le général Trepov, dans un emportement de colère, avait fait passer par les verges.

Elle comparut, le 12 avril, devant la cour d’assises qui, depuis les réformes libérales d’Alexandre II, comportait un jury. Le verdict ne semblait pas douteux, puisque le crime s’était accompli au grand jour et que la jeune fille se targuait de sa culpabilité. Mais, dès que l’audition des témoins commence, il se produit, dans la salle enfiévrée, une étrange interversion des rôles, transformant l’accusée en accusateur public et la victime en accusé. Pourtant, les jurés appartiennent tous aux classes élevées de la société. Quant aux assistants, les cartes d’entrée ne leur ont été distribuées qu’à bon escient et les hauts fonctionnaires de l’empire sont de beaucoup les plus nombreux. À chaque témoignage nouveau, à chaque réponse de la nihiliste, la fièvre de la salle monte. Pendant la plaidoirie, l’auditoire devient frémissant, comme s’il sentait passer sur lui des effluves électriques. Enfin, le jury se retire pour délibérer.

Après quelques minutes, il rapporte un verdict d’acquittement. Résolus à ne pas condamner la coupable, les représentants de la conscience sociale n’ont pas hésité à nier le crime. À peine le président a-t-il achevé la lecture de ce verdict imprévu, que tout le public éclate en applaudissements. Véra Zassoulitch sort au milieu d’une ovation, qui se change en un délire d’enthousiasme lorsqu’elle paraît devant la foule, qui attend sur la place du Palais-de-Justice. Un cortège se forme aussitôt. Dans un concert d’acclamations furieuses, l’héroïne est portée en triomphe vers la maison du général Trepov. Mais une charge de gendarmes et de cosaques arrête soudain cette marche triomphale. Un régiment d’infanterie ouvre le feu. La multitude se disperse, laissant derrière elle une traînée de morts et de blessés. Dans cette déroute, Véra Zassoulitch disparaît, enlevée par ses amis, et elle s’enfuit à l’étranger.

L’incident provoque en Russie une longue suite de manifestations révolutionnaires, qui sont étouffées dans le sang.

Les représailles ne se font pas attendre. Le 16 août, le général Miezentzef, chef de la Troisième Section, c’est-à-dire de la haute police, est assassiné, en plein jour, dans une des rues les plus fréquentées de la capitale.

Entre le tsarisme et le parti anarchiste, c’est dorénavant un duel à mort. Aucun moyen ne répugne aux illuminés du terrorisme ; aucune pitié ne les arrête ; aucun forfait ne leur paraît trop odieux ; aucune répression ne les intimide. En vain la police multiplie-t-elle les arrestations préventives et les relégations dans les bagnes sibériens ; en vain les cours martiales se montrent-elles implacables ; un immense complot mine de toutes parts la société russe, où la contagion de l’assassinat politique se répand furtivement à travers les masses comme une effroyable épidémie. On ne compte plus les procureurs impériaux, les juges d’instruction, les maîtres de police, les officiers de gendarmerie, les directeurs de prison qui servent de cibles aux nihilistes.

Par une sorte de psychose collective, par un effet singulier de contagion mentale, ces crimes répétés passionnent l’opinion publique plutôt qu’ils ne l’effraient, car, secrètement, elle admire l’audace inouïe des attentats, le scénario ténébreux des conjurations et surtout l’étonnante bravoure des assassins, leur mépris de la mort, leur insolence devant les juges, leur intrépidité devant l’échafaud.

Je ne vous parlerai que des attentats dirigés contre le tsar.

 

 

LE 14 AVRIL 1879, comme il sort de son palais, un jeune homme tire sur lui sans l’atteindre. Le meurtrier s’appelle Soloviev ; il se refuse à toute explication ; il est pendu quelques jours plus tard.

Mais voici mieux : le 1er décembre, vers dix heures du soir, Alexandre vient d’arriver à Moscou. À peine est-il parvenu au Kremlin qu’une explosion fracassante retentit, arrachant hors des rails un train qui entrait en gare. Ce train apportait les bagages du tsar et le personnel de la chancellerie impériale : c’était le « train de la suite », qui, réglementairement, aurait dû précéder le train de « Sa Majesté », mais un banal incident de route avait interverti l’ordre des deux trains.

L’explosion provenait d’une mine que les nihilistes avaient réussi à placer sous le ballast, en pratiquant un souterrain de quatre-vingts mètres, qui partait d’une masure extérieure à la gare.

Voici mieux encore : le 17 février 1880, à six heures et demie du soir, les habitants de Saint-Pétersbourg sursautent au bruit d’une détonation formidable. En même temps, on voit s’élever au-dessus du Palais d’Hiver un épais nuage de fumée ; la salle à manger de la résidence impériale vient de sauter.

Ce soir-là, par hasard, l’empereur s’était un peu attardé dans son cabinet de travail et ce retard fortuit l’a sauvé.

L’explosion a fait, néanmoins, de nombreuses victimes. Placée dans les soubassements de l’édifice, la mine a détruit tout le corps de garde situé au rez-de-chaussée. D’où dix-neuf morts et quarante-huit blessés.

Voici, enfin, l’épilogue :

Le 13 mars 1881, vers deux heures de l’après-midi, comme Alexandre vient de passer une revue de sa garde et rentre au Palais d’Hiver, une bombe lancée contre sa voiture la fait sauter en éclats. Le tsar est sain et sauf, mais plusieurs cosaques de l’escorte gisent sur le sol. L’assassin, qui est tombé en cherchant à fuir, est empoigné. Tandis qu’Alexandre se précipite vers ses cosaques, une des personnes accourues lui demande :

– Sire, Votre Majesté n’est pas blessée ?

– Non, dit-il, je n’ai aucun mal, grâce à Dieu.

Alors, un inconnu s’approche de lui :

– C’est trop tôt, crie-t-il, pour rendre grâce à Dieu !

Et il lance, entre le tsar et lui-même, une seconde bombe, qui les met en pièces tous les deux.

 

 

 

 

XI

 

Organisation méthodique du terrorisme sous Alexandre III

 

 

L’ASSASSINAT d’Alexandre II et l’extrême péril du tsarisme suscitèrent, comme il fallait s’y attendre, une réaction furieuse, impitoyable, de toutes les classes conservatrices.

En montant sur le trône, Alexandre III proclama solennellement sa volonté de ramener l’autocratisme à l’idéal mystique des vieux tsars moscovites. S’adressant au peuple russe, il lui dit : « La voix de Dieu nous ordonne de nous mettre avec assurance à la tête du pouvoir absolu. Confiants dans la Providence divine et Sa Suprême sagesse, pleins d’espoir dans la justice et la force que nous sommes appelés à affirmer, nous présiderons sereinement aux destinées de notre empire, qui ne seront plus discutées qu’entre Dieu et nous. »

La haute stature d’Alexandre III, la simplicité cordiale de ses manières, la ferveur de sa piété, un grand charme de noblesse et de bonté, le feront bientôt considérer par tous les vieux Russes comme le sauveur providentiel, comme une sorte de messie national.

En même temps, la police politique réforme ses méthodes de travail, perfectionne ses moyens de surveillance et d’action, organise enfin à l’étranger, à Zurich, à Genève, à Paris, à Londres, un merveilleux service d’espionnage et de renseignements.

Une période moins agitée commence donc pour la Russie. Vers 1889, l’empire des Romanov semble définitivement libéré de son cauchemar et les apparences du tsarisme sont redevenues majestueuses.

 

 

MAIS, en dessous, dans les régions souterraines, dont la presse ne dit jamais rien et que le monde officiel affecte d’ignorer, que se passe-t-il ?

La propagande et l’activité des révolutionnaires se continuent sourdement.

Vers la fin de 1885, un groupe de quarante-deux fanatiques avait organisé, à Saint-Pétersbourg, une Section terroriste de la Volonté du Peuple. C’étaient des fils de commerçants et de fonctionnaires. Deux d’entre eux, Oulianov et Loukatchevitch, appartenaient à la noblesse héréditaire. Ils préparent un attentat contre le tsar. Le 13 mars, pendant qu’ils le guettent sur la Perspective Nevski pour lui jeter des bombes, ils sont tous arrêtés ; ce magistral coup de filet, qui fait grand honneur à la police, réduira pour longtemps à l’impuissance la Section terroriste de la Volonté du Peuple.

Sur les quarante-deux conjurés qui ont participé à l’attentat, quinze sont pendus. Parmi eux figure Alexandre Oulianov. Il devait avoir, trente et un ans plus tard, un vengeur, sinistrement glorieux, dans la personne de son jeune frère, Wladimir Lénine.

Toute la suite du règne sera ainsi jalonnée de complots, qui avorteront chaque fois, par la vigilance de la police ou par l’effet du hasard.

Le 17 octobre 1888, à Borki, entre Kharkov et Simferopol, une machine infernale, dissimulée sous la voie, fait sauter le train de l’empereur. Le wagon dans lequel se trouvaient le monarque et sa famille est complètement démoli ; néanmoins, il n’y a pas de victime. Alexandre, doué d’une force peu commune, soutient de ses mains le toit effondré du wagon, ce qui sauve sa vie et celle de sa famille. Cependant, à partir de cette époque, sa robuste santé va faiblir ; c’est à ce jour-là que remonte la lésion des reins, la néphrite, dont il mourra six ans plus tard.

 

 

 

 

XII

 

Progrès menaçants du socialisme rural

 

 

MAIS LES ATTENTATS dirigés contre la personne du tsar – pour sensationnels qu’ils soient – ne sont pas le symptôme le plus inquiétant de la fermentation révolutionnaire sous Alexandre III.

Ce qui est beaucoup plus grave, ce sont les progrès du socialisme dans les masses paysannes.

Vers 1891, un parti social-démocrate s’était fondé à Saint-Pétersbourg. Deux hommes le dirigeaient, tous deux aussi remarquables pour l’intelligence que pour le caractère : Axelrod et Plekhanov ; leur idée la plus originale fut de comprendre que, pour détruire l’absolutisme impérial, il fallait lui enlever d’abord son appui séculaire et qui semblait inébranlable, – le paysan russe, le village russe.

Pour l’action directe dans les campagnes, pour la propagande personnelle et verbale auprès des moujiks, une femme étonnante se chargea de tout conduire : Catherine Brechko-Brechkovskaya.

Née en 1844, noble, fille d’un lieutenant de la garde, elle s’était engagée, dès 1873, dans le mouvement révolutionnaire. Condamnée en 1878 à cinq ans de bagne, puis reléguée au fond de la Sibérie, elle s’était enfuie pour venir reprendre sa place dans l’agitation terroriste. De nouveau condamnée à cinq ans de bagne, puis de nouveau reléguée au fond de la Sibérie, elle s’était évadée pour la seconde fois. Maintenant, elle vivait cachée en Russie, où elle se faisait passer tantôt pour une domestique, tantôt pour une infirmière, tantôt pour une mendiante. Elle ne cessait de parcourir les gouvernements de Viatka, de Minsk, de Vologda, d’Oufa, de Perm, de Saratov, de Simbirsk, de Voronej, de Pensa, de Nijni-Novgorod, de Samara. Elle était à la fois si vaillante et si rusée que, pendant près de dix ans, elle échappera toujours aux recherches de la police. Dans ses rapports avec les moujiks, elle leur prêchait la « terreur agraire » comme le plus efficace moyen de lutte contre les propriétaires et le gouvernement. Et, par terreur agraire, elle entendait l’incendie des fermes et des châteaux, l’assassinat des pomiéchtchiks, de leurs familles et de leurs employés, tout le vieux programme de Pougatchev. Elle leur répétait :

– Camarades paysans, c’est à vous qu’appartient en Russie la force principale ; c’est donc vous qui êtes responsables de tout le destin du peuple russe !...

Elle avait organisé, dans plusieurs villes, des imprimeries secrètes qui l’approvisionnaient de brochures et de tracts ; elle avait enfin créé, çà et là, des centres de soulèvement pour le grand jour du tchorny perediel, le grand jour du « partage noir ». La vie de cette femme est prodigieuse d’activité, de ferveur et d’abnégation.

Elle finira, cependant, par tomber dans les filets de la police, à Simbirsk, le 22 septembre 1907. On l’expédiera dans la province la plus septentrionale de la Sibérie, entre Iakoutsk et Verkhoïansk, où l’hiver dure onze mois, où le thermomètre se maintient pendant plusieurs semaines au-dessous de trente degrés et descend parfois à cinquante degrés. Elle y séjournera jusqu’à la révolution de mars 1917.

 

 

À CÔTÉ du socialisme rural, on voit se dessiner, sous le règne d’Alexandre III, un autre symptôme très inquiétant : l’apparition du prolétariat industriel sur la scène russe.

Le développement économique de la Russie se libérait à peine des vieilles entraves qui le paralysaient depuis si longtemps ; il ne prendra son essor que vers 1898, par l’effet des emprunts contractés en France après la signature de l’alliance.

Donc, aux environs de 1890, la classe ouvrière était encore peu nombreuse. Et c’était de beaucoup la plus arriérée, la plus misérable de toute l’Europe.

Mais la voici, maintenant, qui prend conscience d’elle-même et qui réclame sa place au soleil. D’où une suite ininterrompue de grèves que la rude main des gendarmes et la nagaïka des cosaques font trop souvent dégénérer en émeutes.

La grève des tisserands de Morozov, dans la province de Wladimir, est réprimée si cruellement que tout le monde ouvrier en gardera longtemps le souvenir tragique.

Désormais, un esprit nouveau règne dans les usines où commencent à circuler clandestinement des journaux socialistes, consacrés à « l’émancipation des travailleurs ».

Quand Alexandre III meurt après une courte maladie, le 2 novembre 1894, le prolétariat industriel de la Russie est déjà presque mûr pour la révolution.

 

 

 

 

XIII

 

L’apostolat révolutionnaire de Tolstoï

 

 

SUR UN TOUT AUTRE PLAN de la société russe, l’édifice politique et moral du tsarisme subissait, en même temps, les attaques les plus dangereuses, les plus destructives que ses pires ennemis auraient pu souhaiter : les attaques de Léon Tolstoï.

À cette époque, le grand romancier, l’immortel auteur de Guerre et Paix, et d’Anna Karénine, professait le mépris, le dégoût de « l’art pur » et ne voulait plus être qu’un apôtre.

Son idéal était, maintenant, la destruction de l’État moderne, le retour à la vie simple du christianisme évangélique.

Ne reconnaissant comme utile et sain que le travail de la terre, concentrant sur les moujiks toutes ses forces de tendresse et d’admiration, il ne laissait rien subsister de l’organisme social. Il réunissait dans la même aversion les gens de la cour, les aristocrates, les ministres, les officiers, les magistrats, les fonctionnaires, les bourgeois, les financiers, les commerçants, les industriels, tous ceux qui exploitent la misère du peuple. Il lançait des paroles qui allaient loin comme celles-ci : « La propriété est la cause de tout le mal ; elle n’est que le moyen de jouir du travail des autres... » – « ... Quand le peuple consent à me porter, c’est l’ordre ; quand il n’y consent plus, c’est le désordre. »

Il ne haïssait pas moins les intellectuels, les démocrates, les socialistes, dont les doctrines fallacieuses ne respiraient, disait-il, que l’orgueil, la haine, le mensonge et la fourberie.

Mais, le plus grave, c’est qu’il s’en prenait surtout à l’Église orthodoxe, parce qu’elle a déformé le christianisme, parce qu’elle fait alliance, une alliance impie, avec le pouvoir officiel, « parce qu’elle est l’union des menteurs avec les brigands ».

Il osait même écrire : « Je me suis convaincu peu à peu que l’enseignement de l’Église n’est fait que de superstitions grossières et de sorcelleries impudentes, sous lesquelles disparaît absolument le sens véritable de l’Évangile. »

Enfin, il annonce la révolution prochaine, la subversion totale de l’édifice russe : « La patience du peuple est épuisée... Le péril croît de jour en jour, d’heure en heure... C’est à peine si notre petite barque peut voguer encore sur la mer houleuse qui bientôt nous engloutira dans sa colère et nous dévorera tous. »

 

 

Assurément, l’œuvre de Tolstoï avait peu d’action sur les masses populaires qui n’avaient guère le moyen de la connaître et dont elle dépassait de beaucoup la culture moyenne. Mais plus haut, dans les classes instruites et jusque dans les milieux dirigeants, elle exerçait de terribles ravages en détruisant ou dissolvant tous les principes, toutes les croyances, toutes les traditions qui, depuis des siècles, formaient la charpente de l’unité nationale.

 

 

 

 

XIV

 

Extension de la propagande révolutionnaire sous Nicolas II.

« L’Organisation de combat »

 

 

VOILÀ sous quels auspices le jeune empereur Nicolas II inaugure son règne, le 2 novembre 1894.

Il mesure tout de suite avec effarement la tâche écrasante que lui ont léguée ses ancêtres, la tâche surhumaine de gouverner cent cinquante millions d’hommes par les lumières et la volonté d’un seul homme, par la seule affirmation de son pouvoir mystique et transcendant.

Mais comme il est d’une piété profonde, il ne doute pas qu’il tienne sa puissance de Dieu lui-même et que c’est à Dieu qu’il en devra compte un jour. Il ne se reconnaît donc pas le droit d’abandonner à ses sujets la moindre parcelle de l’autorité que la Providence lui a conférée sur eux : il n’est pas plus libre de renoncer à l’autocratie qu’à la foi orthodoxe.

Aussi, dès son premier manifeste, il désavoue hautement « tous les rêves insensés » du libéralisme constitutionnel et il proclame son inébranlable volonté de ne laisser porter aucune atteinte aux prérogatives suprêmes de son omnipotence. Il ne fait, d’ailleurs, que répéter les formules dont s’était servi son père Alexandre III quand il était monté sur le trône, en 1881.

Les partis révolutionnaires concluent de là que le tsarisme est plus que jamais incompatible avec la rénovation de l’État russe et qu’on ne s’en délivrera que par la force.

 

 

DURANT les années qui viennent, le mouvement socialiste se développe avec une extraordinaire activité, parmi les intellectuels, parmi les ouvriers, parmi les paysans et jusque dans l’armée.

C’est même la première fois, en 1902, que les socialistes révolutionnaires osent répandre leurs brochures dans les casernes et dans les arsenaux ; on surprend leur travail insidieux à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Kiev, à Ekaterinoslav, à Tchernigov, à Minsk, à Sébastopol, à Cronstadt.

En même temps et surtout par l’influence des chefs qui vivent à l’étranger, une évolution doctrinale s’opère dans le socialisme russe ; et cette évolution sera plus tard d’une portée immense : il ne veut plus être spécifiquement russe, il s’affranchit du nationalisme russe, il se convertit aux préceptes de Karl Marx ; il s’enrégimente sous le drapeau du Marxisme international. C’est alors que les bolchevistes entrent en scène. Et leur chef s’appelle déjà Lénine.

Mais voici un fait plus grave encore.

Dans l’automne de 1901, les énergumènes du parti socialiste révolutionnaire fondent une organisation qui se propose de régulariser et d’intensifier l’action terroriste : l’Organisation de combat. Son chef se nomme Guerchouny. C’est un jeune biologiste, âgé de trente ans. Il réunit des qualités qui s’accordent rarement à ce point – le fanatisme et le sang-froid, la bravoure et la perspicacité, l’audace et la ruse. On lui reconnaît une volonté de fer. Il est éloquent, ou, plutôt, sa parole est irrésistiblement persuasive : nul ne résiste au charme tour à tour impérieux et fascinant de son regard.

Sous sa dictature, – car ce n’est pas moins qu’un dictateur, – l’Organisation de combat ne tarde pas à faire ses preuves. Le 15 avril 1902, elle se couvre de gloire en assassinant le ministre de l’Intérieur, Sipiaguine. Et cette exécution est suivie de plusieurs autres, moins sensationnelles.

Mais la police réussit enfin à s’emparer de Guerchouny. On l’expédie au bagne, d’où il s’évadera cinq ans plus tard.

L’Organisation de combat ne poursuit pas moins ses exploits. Le 28 juillet 1904, elle assassine le ministre de l’Intérieur Plehve. Je ne vous parle pas de tous les attentats secondaires.

 

 

LES ATTENTATS qui avaient marqué les années 1901, 1902, 1903, même l’assassinat du ministre Sipiaguine, avaient laissé l’opinion publique assez indifférente ; elle n’y voyait que les épisodes habituels, inévitables, périodiques de la lutte que la police avait normalement à soutenir contre les adversaires de l’ordre établi. D’ailleurs, les journaux, tenus en bride par la censure, étaient plus que sobres de renseignements sur les audaces du terrorisme. En dehors des autorités administratives et judiciaires, nul ne connaissait le sourd travail des forces haineuses qui, lentement, obstinément, désagrégeaient l’État. Enfin (et je l’ai remarqué souvent là-bas), le tsarisme était la première dupe de ses apparences magnifiques.

Au contraire, en 1904, c’est avec un grand frisson d’épouvante qu’on avait appris l’assassinat du ministre Plehve ; tout le monde y avait vu un présage funeste.

 

 

 

 

XV

 

La guerre russo-japonaise

et la crise révolutionnaire de 1905

 

 

CAR, DEPUIS CINQ MOIS, la Russie était en guerre avec le Japon.

Et, dès le premier jour, il était apparu que Nicolas II, par ignorance, par faiblesse, par naïveté, s’était lancé dans une aventure catastrophique. Depuis cinq mois, les Russes ne cessaient de reculer ; sur tous les points du front, sur mer comme sur terre, ce n’étaient qu’échecs mortifiants, retraites continuelles, espoirs toujours déçus, contre-attaques toujours manquées ; partout, l’impuissance et l’humiliation.

Au fur et à mesure que le Japon affirmait la supériorité de ses armes, le parti révolutionnaire exultait.

N’était-ce pas, d’ailleurs, la tradition du parti ? En 1855, Herzen et Bakounine avaient hautement souhaité la victoire des Alliés devant Sébastopol. En 1904, tous les vœux du socialisme et de l’anarchisme russes allaient au Japon. « Si les armées du tsar triomphaient, disait un de leurs chefs les plus écoutés, c’est le peuple russe qui serait vaincu. Si l’autocratie était victorieuse, elle riverait encore plus fortement nos chaînes... »

L’Organisation de combat, remarquablement dirigée par Azev, Savinkov et une jeune femme, Dora Brilliant, se mit à développer fiévreusement ses moyens d’action et, tout d’abord, en multipliant ses laboratoires d’engins explosifs. Mais, tandis qu’elle préparait déjà le scénario d’une nouvelle entreprise, le hasard lui découvrit tout à coup des horizons nouveaux.

Le 21 janvier 1905, une grève générale, ne comprenant pas moins de cent quarante mille ouvriers, sévissait à Saint-Pétersbourg. Malgré l’ampleur du mouvement, nulle violence. De longs cortèges, portant des icônes et chantant des hymnes, parcouraient la ville dans toutes les directions, sous la conduite d’un jeune prêtre, ardent et miséreux, ancien aumônier des prisons, le pope Gapone. L’un de ces cortèges, voulant remettre au tsar une humble supplique, se dirige vers le Palais d’Hiver. Au débouché de la Perspective Nevski, un officier de police intime aux grévistes l’ordre de se disperser. Le pope Gapone, élevant un crucifix, essaie de parlementer. Mais, soudain, une fusillade éclate ; plusieurs centaines de morts et de blessés couvrent le sol. Gapone tombe, la croix en mains ; ses amis l’emportent. La foule se répand alors dans toute la capitale en proférant des cris d’horreur.

Au lendemain de la tragédie, la même opinion se formule dans toutes les consciences russes : « Le tsar vient de commettre une faute irréparable. S’il eût daigné recevoir la délégation des grévistes et leur dire : Mes enfants, vous avez fait appel à moi ; je vous écoute parce que je suis le père de mon peuple. Soyez sûrs que je ferai tout le possible pour secourir votre misère. Et maintenant, retournez paisiblement chez vous. Ayez confiance dans votre tsar..., s’il leur avait tenu ce langage, ce n’aurait été qu’un cri d’amour et de vénération pour lui à travers toute la Russie... »

La fusillade du 21 janvier soulève, dans les organismes révolutionnaires, une volonté furieuse de représailles éclatantes ; partout, la même consigne est adoptée : « Le dimanche rouge appelle une riposte immédiate. »

Le 17 février, à trois heures de l’après-midi, comme le grand-duc Serge-Alexandrovitch, gouverneur général de Moscou, traverse le Kremlin en voiture, un terroriste lui lance une bombe qui, l’atteignant à la poitrine, le met en pièces.

De tous les forfaits dont l’Organisation de combat se glorifiait depuis quelques mois, c’était de beaucoup le plus horrible et le plus significatif. D’abord, ce n’était pas moins qu’un affreux sacrilège, puisque les conjurés avaient choisi, pour théâtre de leur exploit, le Kremlin moscovite, le plus vénéré des sanctuaires nationaux, le lieu même où la dynastie des Romanov avait reçu la mission providentielle de « réaliser le royaume de Dieu sur la terre russe ». Enfin, par ses rigueurs impitoyables et ses allures hautaines, le grand-duc Serge, oncle de l’empereur, apparaissait depuis longtemps aux yeux de tous comme le vivant symbole des principes réactionnaires, comme l’incarnation même de l’absolutisme orthodoxe.

 

 

APRÈS L’ASSASSINAT du grand-duc Serge, le comité directeur de l’organisation terroriste avait adressé à tous les groupes socialistes cette proclamation : « Désormais, les éléments sont déchaînés ; le volcan bouillonne... La libération du peuple ne tardera plus... Que périssent le tsar et l’autocratie... »

Dès lors, en effet, c’est une véritable tourmente révolutionnaire qui se déchaîne sur la Russie. Pour aggraver encore la crise intérieure, les désastres de Moukden et de Tsou-Shima portent au paroxysme l’indignation publique. De jour en jour, les émeutes, les pillages, les incendies, les attentats, les complots se multiplient. Et, souvent, la répression est impossible ; car les troupes refusent de marcher. Le pays se couvre de soviets ouvriers ; les fureurs paysannes dévastent l’Ukraine, le Caucase et les provinces baltiques ; tous les chemins de fer se mettent en grève. L’esprit révolutionnaire contamine la flotte et l’armée. Les marins de Sébastopol s’emparent du cuirassé Potemkine et bombardent Odessa ; les marins de Cronstadt s’emparent du croiseur Pamiet-Azova, assassinent les officiers et tentent vainement de bombarder Saint-Pétersbourg. Enfin, Moscou la sainte lève l’étendard de la révolte, se hérisse de barricades et résiste pendant huit jours à l’artillerie de la garde impériale. On croit assister à l’agonie du tsarisme.

Dans l’automne de 1905, Nicolas II, cédant à la force des choses, avait accordé à son peuple le droit d’élire une représentation nationale, une Douma d’Empire. Les pouvoirs très sévèrement limités de cet organisme nouveau n’en faisaient, à vrai dire, qu’une assemblée consultative. C’était, néanmoins, la première fois que l’autocratisme impérial condescendait à discuter les affaires publiques avec les élus de la nation. Mais, à peine élue, cette Douma fut dissoute, et celle qui lui succéda n’eut pas la vie plus longue.

Cependant, peu à peu, le calme se rétablissait dans tout l’empire et, vers 1908, la Russie faisait, de nouveau, belle figure au-dehors.

L’activité des partis révolutionnaires ne cessait pas, néanmoins ; mais elle ne cherchait plus les exploits terroristes, elle se confinait dans les œuvres de propagande et les besognes souterraines.

Un seul coup d’éclat : le 14 septembre 1911, le président du Conseil, Stolypine, était assassiné, pendant un gala au théâtre de Kiev, sous les yeux mêmes du tsar.

 

 

 

 

XVI

 

La Grande Guerre et l’écroulement du tsarisme

 

 

AOÛT 1914, la Grande Guerre.

Ce fut d’abord, et dans toutes les classes du peuple russe, une explosion de patriotisme et d’enthousiasme. La plupart des socialistes eux-mêmes se laissèrent entraîner par l’élan général. « Nous allons à la guerre, disaient-ils, pour défendre les démocraties menacées par les empires germaniques ; nous allons à la guerre par fidélité à nos convictions démocratiques ; nous avons d’ailleurs, avec nous, les deux grandes démocraties d’Occident : la France et l’Angleterre... » Quelques-uns ajoutaient, à voix basse : « Notre participation à l’effort militaire de la Russie est d’autant plus obligatoire que le tsarisme sera certainement incapable de remplir sa tâche nationale et nous apparaîtrons alors au peuple russe comme ses vrais, ses uniques défenseurs... »

Mais, bientôt, le spectacle change ; l’année 1914 finit sous des présages lugubres. Chaque jour, la guerre s’annonce beaucoup plus meurtrière, beaucoup plus longue, beaucoup plus laborieuse qu’on ne se l’était figuré. Puis, comme en 1904 et 1905, on voit se démasquer toutes les faiblesses, toutes les corruptions, tous les dessous gangrenés du régime.

Au mois d’août 1915, la situation militaire s’aggrave subitement pour nos alliés. En Galicie, en Volhynie, en Pologne, en Lituanie, aux confins de la Prusse orientale, sur tout l’immense front qui s’étend de la mer Baltique à la chaîne des Carpates, les armées russes, malgré des prodiges de vaillance, ne cessent de reculer. Simultanément, la désorganisation intérieure de l’empire, le malaise économique, la fermentation révolutionnaire, s’accusent par des symptômes effrayants. Il apparaît déjà que la Russie ne peut plus remporter la victoire et que le tsarisme est en péril de mort.

C’est alors que, par une inspiration de la plus haute noblesse, Nicolas II se décide à prendre, en personne, le commandement suprême de ses troupes ; c’est alors qu’il me fait dire : « Peut-être faut-il une victime expiatoire pour sauver la Russie ; je serai cette victime... Que la volonté de Dieu s’accomplisse !... »

 

 

LE JOUR MÊME où le tsar s’installe à son quartier impérial de Mohilev, un congrès socialiste international se réunit, en Suisse, à Zimmerwald, près de Berne.

Dans la délégation russe, figurent Axelrod, Natanson et celui dont l’énergique autorité s’impose à tous : Lénine.

Le congrès s’achève par un manifeste adressé aux prolétariats européens pour qu’ils exigent la paix immédiate, une paix sans annexions ni indemnités.

Un autre congrès se tient, en avril 1916, à Kienthal, près de Thun, et réaffirme les décisions de Zimmerwald : « Peuples qu’on ruine et qu’on massacre, debout contre la guerre ! Sus à tous les gouvernements capitalistes ! N’oubliez pas que, malgré les servitudes qui vous accablent, c’est vous qui êtes le nombre et que, du jour au lendemain, vous pouvez être la force ! »

Dès lors, le socialisme révolutionnaire sera violemment défaitiste.

Or, en cette fin d’année 1916, le peuple russe n’était que trop enclin au défaitisme.

Depuis que Nicolas II résidait habituellement au quartier impérial de Mohilev, c’était la tsarine Alexandra-Féodorovna qui régnait en fait, sous l’inspiration dominatrice de Raspoutine.

Tout le gouvernement s’était bientôt disloqué. Aucun rouage ne fonctionnait plus ; c’étaient partout le désordre ; l’incohérence, l’anarchie, sans compter les plus scandaleuses malversations ; car le thaumaturge sibérien traînait derrière lui une immonde clientèle de sacripants et d’aventuriers qu’il fallait assouvir.

Au point de vue militaire, la situation empirait chaque jour. Partout, l’ennemi continuait d’avancer incoerciblement. Où s’arrêterait-il ?... Ne le verrait-on pas bientôt marcher sur Kiev, Petrograd, Moscou ?

Au point de vue économique, la situation n’était pas moins alarmante. Les produits les plus indispensables, le pain, la viande, le combustible, manquaient, soit par l’épuisement des stocks, soit par la désorganisation des transports. En outre, l’hiver était d’une rigueur extrême. Aussi, une grande houle de récriminations violentes, amères, injurieuses, exaspérées, s’élevait de toutes parts contre le tsarisme.

Dans les premiers jours de mars, le ravitaillement de Petrograd n’étant plus assuré, des troubles éclatent. La ville est sillonnée par des foules ouvrières qui réclament « du pain et la paix ».

Pour maintenir l’ordre, le gouvernement use de ses vieux moyens : il fait donner la troupe. Mais soudain, le 27 février/12 mars, un régiment lève la crosse en l’air et passe à l’émeute. C’est le signal de la défection générale. En quelques heures, Petrograd est à feu et à sang ; toute la structure gouvernementale s’écroule aussitôt ; le tsarisme est renversé. Jamais révolution ne fut si rapide ni si complète.

 

 

SUR LES RUINES de l’autocratie, un gouvernement provisoire, à tendances modérées, s’installe. Il ne dure que huit mois. Par son idéalisme nébuleux, par son inexpérience politique, par sa faiblesse de caractère, il achève la désorganisation de l’État.

Le 6 novembre 1917, à la faveur d’une insurrection bolcheviste, Lénine s’empare du pouvoir. En quelques heures, toute l’ancienne structure de l’État russe est anéantie ; le vaste empire des Romanov est, désormais, la proie de la révolution communiste. Les temps annoncés par Dostoïevski sont venus ; les « démons » triomphent.

 

 

 

 

XVII

 

Conclusion :

Le bolchevisme est un mal organique du peuple russe

 

 

JE POURRAIS ARRÊTER ici ma conférence, puisque c’est de l’ancienne Russie et d’elle seule que j’avais à vous parler. Je ne vous raconterai donc pas ce que fut la monstrueuse tyrannie de Lénine, comment elle s’est prolongée après sa mort et ce qu’elle est devenue aujourd’hui, entre les mains sanglantes de Staline.

Je crois, d’ailleurs, vous en avoir assez dit pour vous démontrer, comme je vous l’affirmais au début, que le bolchevisme actuel n’est pas seulement un épisode affreux de l’histoire russe, – un épisode qui dure depuis vingt ans, – mais qu’il a des racines profondes, invétérées, dans l’âme russe.

La force principale de Lénine lui est venue d’avoir merveilleusement deviné les instincts révolutionnaires du peuple russe et de lui avoir donné, dès le premier jour, le régal suprême d’une immense anarchie, d’un immense chaos. La personnalité de Lénine est éminemment représentative de la mentalité qui s’était peu à peu cristallisée dans les masses russes.

N’oubliez pas que Wladimir Oulianov était né au centre de la Russie, à Simbirsk, sur la Volga ; que sa famille possédait la noblesse héréditaire ; qu’il était donc, pour le moins, aussi russe que Pierre le Grand. C’est ainsi que Trotsky a pu dire : « Lénine est essentiellement national. » C’est encore ainsi que Gorki s’est exclamé, un jour : « Lénine est trop russe. » C’est ainsi, enfin, que Lénine lui-même se glorifiait d’avoir pour ancêtres Ivan le Terrible et Pierre le Grand, parce que tous les deux s’étaient magistralement inspirés des méthodes bolchevistes ; parce que tous les deux avaient professé au même degré le mépris absolu des valeurs ancestrales.

 

 

POUR ACHEVER ma démonstration, j’éprouve moralement le besoin d’invoquer un témoignage russe, l’irrécusable témoignage d’un historien philosophe, expulsé de Russie par les Soviets, Nicolas Berdiaev, qui m’a fait penser plusieurs fois au grand Carlyle, par l’intensité de ses croyances et la vigueur de ses prédications.

Il revendique « pour tous les Russes » la responsabilité du bolchevisme :

« Ceux qui ne voient dans le bolchevisme que la violence extérieure d’une bande de brigands, s’exerçant sur le peuple russe, en ont une conception superficielle et fausse. On ne conçoit pas ainsi les destinées historiques des peuples... Non, les bolchevistes ne sont pas une bande de brigands, ayant attaqué le peuple russe sur son chemin historique et l’ayant ligoté pieds et mains ; leur victoire n’est point le fait d’un hasard. Le bolchevisme est un phénomène beaucoup plus profond : le bolchevisme est un mal organique du peuple russe. »

Cette affirmation péremptoire est d’autant plus grave qu’elle émane d’un patriote russe, d’un chrétien russe, d’un esprit large, pénétrant et courageux.

Mais ne viens-je pas de vous montrer que, durant trois siècles d’Histoire, ce mal organique n’a pas cessé de se manifester dangereusement et que, si les tsars ont pu quelquefois l’enrayer, le maîtriser, aucun d’eux n’a pu le guérir ?

Or, de nos jours, il est plus virulent, plus destructif, plus redoutable que jamais. Les abominations, qui s’accomplissent quotidiennement à l’ombre du Kremlin et que les récents procès viennent d’étaler au grand jour dépassent en scélératesse diabolique tout ce qu’on avait vu, même au temps de Lénine.

Faut-il en conclure que la dictature de Staline est assurée d’un long avenir ?

Non, certes. Elle est éminemment instable, parce qu’elle est intolérable. Le terrorisme dont elle tire toute sa force n’est qu’un expédient passager ; il périt fatalement par ses excès. Bien plus, il est toujours un aveu de crainte et de faiblesse. Le grand doctrinaire du socialisme, Engels, écrivait une fois à Karl Marx : « La terreur, c’est la domination de gens qui sont eux-mêmes terrifiés ; la terreur, ce sont, le plus souvent, des atrocités inutiles, commises, pour se rassurer, par des gens qui tremblent de peur... »

 

 

ALORS, d’où viendra le salut ?

C’est encore l’historien Berdiaev que j’invoquerai pour finir ; car ses conclusions traduisent éloquemment les miennes :

 

Qui mettra fin à la révolution russe ? dit-il... Seront-ce les paysans, ou la nouvelle bourgeoisie née de la révolution même, ou l’armée rouge revenue de son sanglant délire, ou les intellectuels du nouveau genre ?... Non ! Il faut abandonner tout espoir que des partis plus modérés, plus sages, pourront dominer la révolution et la diriger. Le bolchevisme doit être vaincu tout d’abord dans l’âme du peuple russe. Avant tout, il faut désensorceler la Russie.

 

En s’exprimant ainsi, Berdiaev a très justement aperçu, comme Dostoïevski l’avait prévu jadis, que l’affreuse tragédie où se débat le peuple russe ne provient pas d’un mal politique, mais d’une maladie mentale. Il ne pourra être sauvé tant qu’il ne se sera pas guéri lui-même de sa psychose révolutionnaire, tant qu’il n’aura pas étouffé en lui ses instincts séditieux et destructifs.

Cette régénération morale de l’âme russe, ce grand sursaut rénovateur et libérateur de la conscience nationale, je les appelle de tous mes vœux et j’y crois fermement, car j’en discerne déjà quelques symptômes.

 

 

 

 

Maurice PALÉOLOGUE,

de l’Académie française,

ambassadeur de France.

 

Conférence faite le 16 novembre 1937

à l’Université des Annales.

 

Recueilli dans Conferencia

du 15 décembre 1937.

 

 

 

 

 

 

 

 

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