Le Juif errant

 

PREMIÈRE ÉTUDE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gaston PARIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On croit généralement que la légende du Juif Errant a été répandue en Europe pendant tout le Moyen Âge, et c’est à cause de l’Antiquité qu’on lui attribue qu’on est porté à lui chercher un sens mystique et profond. Il n’en est rien toutefois : on ne trouve aucune trace du Juif éternel ni dans le vaste amas des apocryphes grecs et slaves, ni dans les traditions du christianisme oriental, ni dans les légendes pourtant si abondantes du Moyen Âge latin. La popularité du Juif Errant est restreinte à quelques contrées du nord-ouest de l’Europe, l’Allemagne, la Scandinavie, les Pays-Bas et la France 1 ; elle y est de date récente, et elle s’y est propagée, non par la tradition orale, mais par une voie toute littéraire.

Avant de rechercher le point de départ de cette littérature, nous dirons quelques mots de légendes plus anciennes, qui ont avec celle qui nous occupe un rapport certain ou probable, ou qui du moins nous présentent une idée analogue. Le premier Juif Errant, comme on l’a fort bien remarqué 2, c’est Caïn. Il se met en route après son crime, « vagabond et fugitif sur la terre », et il porte sur le front un signe qui le préserve au moins de la mort violente, s’il ne le soustrait pas à la mort naturelle.

Une légende arabe, qui probablement, comme tant d’autres recueillies dans le Coran, a sa source dans les récits populaires des Juifs d’Arabie, nous montre un autre voyageur sans trêve, plus rapproché de notre héros : Samiri, celui qui avait fabriqué le veau d’or, fut maudit par Moïse ; il s’éloigna aussitôt des tentes d’Israël. « Depuis ce temps il erre, comme une bête sauvage, d’un bout du monde à l’autre. Chacun le fuit et purifie le sol que ses pieds ont foulé, et lui-même, dès qu’il approche d’un homme, il crie sans relâche : Ne me touchez pas ! » S’il avertit ainsi ses semblables de s’éloigner de lui, c’est, d’après des légendes postérieures, que son contact donne la fièvre 3. Son mouvement perpétuel lui a fait donner le nom de al Kharaïti, « le Tourneur ». Les marins arabes ont transformé cette légende : ils font du « vieux Juif » un monstre marin à face humaine, à barbe blanche, qui apparaît parfois, au crépuscule, à la surface des flots 4.

Il n’y a aucun lien direct, bien qu’il y ait peut-être plus qu’une ressemblance fortuite, entre ces vieux récits et les légendes qui se groupèrent autour du souvenir de la passion de Jésus. L’imagination populaire, comme on sait, ne se contenta pas de ce que rapportent les évangiles. Elle développa longuement l’histoire antérieure ou subséquente de plusieurs des personnages qui apparaissent dans ce drame, de Judas par exemple, de Pilate, des deux larrons, de Joseph d’Arimathie ; elle créa les merveilleux épisodes de Bérénice (Véronique), qui recueillit sur un linge l’empreinte de la face divine ; de Longin, l’aveugle-né, qui, ayant percé de sa lance le flanc du Sauveur, recouvra la vue en se frottant les yeux avec le sang qui en coula, etc. Tous les traits indiqués dans le récit évangélique devinrent le point de départ d’amplifications plus ou moins poétiques.

Il en était un qui devait particulièrement frapper l’imagination, c’est celui des soufflets donnés au Christ. On rapporta à un seul homme, et à celui qui aurait dû en avoir le plus d’horreur, le crime odieux d’avoir frappé cette face auguste, on l’aggrava encore, et on inventa pour le coupable une expiation égale à son forfait. Une légende italienne, que nous sommes porté à croire fort antique, raconte qu’un Juif, appelé Malc, donna à Jésus un soufflet avec un gant de fer ; en punition, il est condamné à vivre sous terre, tournant toujours autour d’une colonne (sans doute la colonne où Jésus fut attaché) ; à force de tourner, il a creusé profondément la terre sous ses pas. Il se frappe avec désespoir la tête contre cette colonne, mais il ne peut se donner la mort, car sa sentence est de souffrir ainsi jusqu’au jugement dernier. Le nom originaire de ce personnage est Malc et non Marc (bien que cette dernière forme soit la plus répandue), et c’est bien le même Malc auquel saint Pierre coupa l’oreille et que Jésus guérit. Dans tous les mystères du Moyen Âge, on le représente comme ayant pris part aux tortures de Jésus, malgré le bienfait qu’il en avait reçu. Un curieux passage d’une chanson de geste nous a seul conservé une légende fort semblable où Marcus, qui n’est plus le soldat blessé par Pierre, mais le lépreux guéri par le Seigneur, frappe le Christ, et est l’objet d’une malédiction particulière, à l’aide de laquelle on expliquait bizarrement l’incurabilité de la lèpre :

 

            Dius, tu garis Marcus, ki tous fu enleprés :

            Mesiaus fu de viaire et de bouche et de nés,

            Li premiers hons en terre ki en fu encombrés.

            Ice fu li premiers, dire l’oï letrés,

            Ki te mist a l’estache quant tu i fus menés,

            Et tu le maudesis, meïsmes Damedés,

            Ke jamais pour s’amour ne fust lepreus sanés,

            Ne sera il pour voir, ja Dius n’en ert faussés 5.

 

Répandue à Venise, à Naples, en Sicile, la légende de Malc a donné lieu à des expressions proverbiales qui en attestent la popularité : on dit en Sicile, d’une personne laide et mal plaisante : Havi'na faccia di lu judeu Marcu 6. Lu judeu Marcu est devenu, par une sorte d’assimilation à Judas, lu Juda-Marcu dans des chants populaires siciliens 7. Il nous paraît probable que c’est cette même légende (où s’est introduit à tort le nom de Joseph, emprunté au conte postérieur dont nous allons parler) qui se trouve dans un récit populaire recueilli au XVIIe siècle par un auteur allemand, mais d’après les dires de Vénitiens, et où on voit Joseph à Jérusalem, dans une crypte, n’ayant d’autre occupation que de frapper de sa main contre le mur et quelquefois contre sa poitrine 8.

C’est encore, si nous ne nous trompons, la même légende qui se retrouve au fond du curieux récit où, pour la première fois avec une date certaine et des traits précis, apparaît, sinon le Juif Errant, au moins un témoin immortel de la Passion. Le célèbre moine de Saint-Alban, Matthieu Paris, raconte qu’en l’année 1228 un archevêque d’Arménie vint en Angleterre, et que, entre autres merveilles qu’il raconta de son pays, il parla « de ce Joseph, dont le nom revient souvent dans l’entretien des hommes, qui fut présent à la Passion du Seigneur, lui parla, et vit encore, en témoignage de la vérité de notre foi ». L’archevêque assura qu’il connaissait ce Joseph, lequel avait mangé à sa table peu de temps avant son départ, et il raconta son histoire. « Au temps du jugement du Christ, cet homme, appelé alors Cartaphilus, était portier du prétoire de Ponce Pilate. Quand Jésus, condamné et entraîné par les Juifs, franchit la porte du prétoire, Cartaphilus le frappa du poing dans le dos avec mépris, et il lui dit en ricanant : Va donc, Jésus, va plus vite ; pourquoi es-tu si lent ? Et Jésus le regardant d’un front et d’un œil sévère lui dit : Je vais, et toi, tu attendras que je vienne. C’est comme s’il avait dit, dans les termes de l’Évangéliste : Le Fils de l’homme s’en va, comme il est écrit ; mais toi, tu attendras son second avènement. Donc, d’après la parole du Christ, ce Cartaphilus attend. Il avait environ trente ans, au temps de la passion du Seigneur ; chaque fois qu’il arrive à cent années révolues, il est pris d’une maladie qui semble incurable, il tombe dans une sorte d’extase, après quoi il guérit et il revient à cet âge qu’il avait l’an où le Seigneur fut mis à mort... Il a été baptisé par Ananias, le même qui baptisa Paul, et il a reçu le nom de Joseph... Il habite d’ordinaire les deux Arménies et d’autres pays de l’Orient ; il vit au milieu des évêques et des prélats. C’est un homme religieux, de vie sainte ; ses paroles sont rares et circonspectes ; il ne parle que quand des évêques et des personnes religieuses le lui demandent. Il raconte alors des faits de l’Antiquité et des circonstances de la Passion... et cela sans risée et sans paroles frivoles, car il est d’ordinaire dans les larmes... On vient le trouver de pays lointains pour jouir de sa vue et de son entretien ; s’il a affaire à des hommes respectables, il répond à toutes les questions qu’on lui pose. Il refuse d’ailleurs tous les présents qui lui sont offerts, content d’un vêtement et d’une nourriture simple. Il met toute son espérance dans ce fait qu’il a péché par ignorance. Quelques années plus tard, le frère de l’archevêque vint à son tour en Angleterre, et les moines qui l’accompagnaient assurèrent aussi qu’ils savaient d’une façon indubitable que ce Joseph, qui a vu le Christ prêt à mourir et qui attend son retour, vit encore à sa manière habituelle.

L’archevêque arménien alla aussi à Cologne. En allant ou en revenant, il s’arrêta, pendant le carême, chez l’évêque de Tournai, et là il raconta de nouveau son historiette, dont nous trouvons une variante dans la Chronique en vers de Philippe Mousket, qui écrivait à Tournai vers 1243. Le récit de Mousket est donc indépendant de celui de Matthieu Paris, bien qu’il remonte à la même source. « L’archevêque, dit-il, raconta qu’il avait vu un homme qui assistait au crucifiement de Dieu. Quand les perfides Juifs emmenèrent Dieu à la mort, cet homme leur dit : Attendez-moi, j’y vais aussi, voir mettre en croix le faux prophète. Le vrai Dieu se retourna, et le regardant, lui dit : Ils ne t’attendront pas, mais toi tu m’attendras. Et en effet il attend encore ; il n’est pas mort depuis le temps. Tous les cent ans on le voit rajeunir. On raconte qu’il fut baptisé par Ananias : ainsi il pourra amender ses torts. Il ne mourra pas jusqu’au jour du Jugement. »

Ces deux textes (qu’on peut lire l’un et l’autre dans Graesse, p. 122 ss.) donnent lieu à plusieurs observations. Ils ont cela de commun que des paroles dites par le héros du récit au Christ sont reprises par celui-ci et deviennent le texte même de sa sentence. Mais ces paroles ne sont pas les mêmes. Chez Matthieu Paris, Cartaphilus dit à Jésus : « Va, marche », et Jésus lui répond : « Je vais, et tu attendras que je vienne. » L’homme de Mousket dit, bien plus innocemment, aux Juifs qui font crucifier Jésus : « Attendez-moi », et Jésus lui dit : « C’est toi qui m’attendras. » La seconde version paraît altérée ; pourquoi cette curiosité aurait-elle été seule punie, et non l’inhumanité des Juifs ? Les deux versions ont en commun, dans les paroles de Jésus, le mot : « Tu m’attendras », et c’est sur cette attente que porte tout le récit.

Au reste, Cartaphilus (que Mousket ne nomme pas) n’est pas Juif ; en sa qualité d’employé de Pilate, il faut bien plutôt le considérer comme un Romain. Son nom est bizarre. On en a proposé une explication fort ingénieuse : χάρτα φίλος signifie en grec « très cher, bien-aimé », et sous ce nom il faudrait simplement reconnaître le disciple « que Jésus aimait ». De lui, en effet, Jésus dit à Pierre, dans l’évangile même attribué à ce disciple (Jean XXI, 22) : « Si je veux qu’il reste jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Sur quoi il se répandit parmi les disciples un bruit, que ce disciple ne mourrait pas. » Il est difficile de méconnaître un lien entre ces paroles du Christ et celles qu’il adresse à Cartaphilus : « Tu attendras jusqu’à ce que je vienne. » Mais quel est ce lien ? Une autre parole de Jésus, recueillie dans les trois évangiles synoptiques avec de minimes différences, dut aussi frapper l’imagination : « Je vous le dis en vérité, il y en a, parmi ceux qui sont ici devant moi, qui ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu le Fils de l’homme venir dans sa royauté » (Matth. XVI, 28), ou « d’avoir vu la royauté de Dieu » (Luc IX, 27), ou « d’avoir vu la royauté de Dieu venue dans sa puissance » (Marc IX, 1). Quand les faits eurent démenti le sens le plus naturel de ces paroles, la croyance populaire dut chercher à les justifier néanmoins : on supposa que certains témoins de la vie du Christ avaient été miraculeusement soustraits à la mort. On put regarder cette destinée soit comme une récompense, soit comme un châtiment, et de là vient qu’on l’attribua soit au disciple bien-aimé, à qui elle semblait d’ailleurs clairement prédite, soit au contraire à un homme coupable d’une offense particulière envers le Christ. Les récits relatifs à l’immortalité de saint Jean sont connus. En l’an 16 de l’hégire, le chef arabe Fadilah rencontra un vieillard qui lui dit que par l'ordre de Jésus il restait en vie jusqu'à son avènement ; il s'appelait Zerib, fils d'Élie 9. Entre la légende du disciple bien-aimé et l'histoire du châtiment de Malc qui avait frappé le Sauveur, le bizarre récit de l’archevêque arménien sur Cartaphilus semble une transition ou plutôt un compromis : ce qui relie clairement Cartaphilus à Malc, c’est la mention du coup qu’il donna à Jésus ; d’autre part son nom, la sainteté et la douceur de son existence l’en séparent nettement. Peut-être faut-il encore compter, parmi les personnages qui ont concouru à la formation du type de Cartaphilus-Joseph, Joseph d’Arimathie, maintenu miraculeusement en vie, d’après une légende ancienne, dans la prison où l’avaient jeté les Juifs.

Au reste, il est malaisé de faire la part de la tradition et de l’invention dans le récit de l’archevêque arménien. Ajoutons qu’il fut transmis par interprète, et peut-être le truchement de l’archevêque, le chevalier d’Antioche qui rapportait ses paroles en français (lingua gallicana) s’est-il amusé de la crédulité de ses auditeurs. Il est curieux que Matthieu Paris parle de la légende comme si, avant l’arrivée de l’archevêque, on l’eût déjà connue en Angleterre : « On l’interrogea dit-il, sur ce Joseph dont le nom revient si souvent dans l’entretien des hommes... » Mais ce n’est sans doute là qu’une prétention du moine anglais, pour ne pas paraître avoir ignoré une chose si merveilleuse. Il est certain qu’avant lui il n’est fait nulle part mention de ce personnage et de son histoire. Ce qui donne lieu de soupçonner la sincérité de l’archevêque arménien, c’est que ni en Arménie ni dans aucune autre partie de l’Orient chrétien, on ne rencontre, que nous sachions, la moindre trace de la légende qu’il débitait avec tant d’assurance, à moins qu’on ne regarde l’histoire, citée plus haut, du Joseph gardé dans une crypte à Jérusalem comme étant réellement orientale ; mais comment n’en trouverait-on aucune mention plus ancienne ? En Occident même, elle ne sortit pas des livres du chroniqueur anglais et du rimeur wallon, et pendant des siècles on n’en rencontre plus aucune mention. Les mystères du Moyen Âge, qui ont mis en scène, avec tous les détails du récit évangélique de la Passion, les légendes qui s’étaient groupées alentour, ignorent complètement celles de Cartaphilus ; elle est également absente des compilations mêlées d’histoire et de fable, notamment de l’immense ouvrage de Jean d’Outremeuse, où ont trouvé place presque tous les contes de ce genre connus du Moyen Âge. Ni les prédicateurs ni les poètes n’y font la moindre illusion ; les artistes ne l’emploient pas dans leurs compositions peintes ou taillées. Il faut arriver au commencement du XVIIe siècle pour voir reparaître une histoire analogue ; mais, cette fois, reproduite dès son début avec prédilection par l’imprimerie et l’imagerie populaires, elle eut tout de suite une vogue qui n’a pas encore pris fin.

 

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La bibliographie des plus anciennes éditions de la Relation merveilleuse d’un Juif appelé Ahasvérus a été dressée par Graesse (p. 101 ss.) avec un désordre qui fait naître de grands soupçons d’inexactitude. L’édition qu’il place en tête est de Leipzig, 1602, in-4°, mais elle porte sur le titre : Neulich gedruckt zu Leyden. Graesse cite avec doute une édition de Leide, 1602, qui pourrait donc être la première, mais il en mentionne sans réserve dubitative une de Bautzen, 1601 ; il en signale plusieurs autres de 1602 et 1604. Personne n’a contrôlé ces indications confuses. Graesse emprunte d’ailleurs le texte de la lettre qui est la partie essentielle de ce livret à une édition où l’auteur de cette lettre signe Chrysostomus Dudulaeus et date de « Refel (Reval), le 1er août 1613 », tandis que dans la bibliographie il ne fait apparaître ce nom qu’en 1619, et que d’autres en reculent la première apparition jusqu’en 1635. Il a dû d’ailleurs exister de cette lettre des éditions isolées. Quoi qu’il en soit, toutes celles que nous avons se ressemblent par le fond, qui est en abrégé le suivant :

« Paul d’Eitzen, docteur de la sainte Écriture et évêque à Schleswig, a raconté à plusieurs personnes que dans sa jeunesse, après avoir étudié à Wittenberg, étant retourné en 1547 chez ses parents à Hambourg, le dimanche suivant, à l’église, pendant le sermon, il remarqua un homme d’une haute taille, aux cheveux longs tombant sur les épaules, debout, pieds nus, en face de la chaire, qui écoutait le prédicateur avec grand recueillement ; et chaque fois que le nom de Jésus était prononcé, il s’inclinait très bas avec grande humilité, frappait sa poitrine et soupirait. Il n’avait pas d’autre vêtement, dans cet hiver très dur, que des chausses tout à fait déchirées au bas, un pourpoint serré par une ceinture et tombant jusqu’aux pieds ; il semblait avoir cinquante ans. Plusieurs personnes qui étaient là se sont rappelé avoir vu cet homme en Angleterre, France, Italie, Hongrie, Perse, Espagne, Pologne, Moscovie, Livonie, Suède, Danemark, Écosse et en divers autres lieux... Paul d’Eitzen l’ayant trouvé après le prêche, lui demanda qui il était et depuis quand il était dans cette ville. À quoi il répondit très modestement et dit qu’il était Juif de naissance, qu’il s’appelait de son nom Ahasvérus, qu’il était cordonnier de son métier, qu’il avait assisté de sa personne au crucifiement et à la mort du Christ, que depuis lors il était resté en vie et qu’il avait parcouru bien des contrées ; à l’appui de quoi il raconta beaucoup de circonstances de la Passion du Seigneur. À de nouvelles demandes il répondit qu’au temps de la Passion il était établi à Jérusalem, et que, tenant avec les autres Juifs le Seigneur Christ pour un hérétique et un séducteur du peuple, il avait fait son possible pour qu’il fût exterminé. Quand Pilate eut prononcé la sentence, sachant que le condamné devait passer devant sa maison, il courut en hâte chez lui, dit à ses gens de venir voir, et, prenant son petit enfant dans ses bras, vint se placer devant sa porte. Quand Christ, portant sa lourde croix, arriva là, il s’appuya pour se reposer à la maison du cordonnier et s’y arrêta quelque peu, mais lui, par colère et mauvais vouloir et pour s’en faire gloire auprès des autres Juifs, chassa le Seigneur Christ et lui dit de s’en aller où il devait aller, sur quoi Jésus le regarda fixement et lui adressa ces paroles : Je m’arrêterai et me reposerai, mais toi tu marcheras jusqu’au jugement dernier. Aussitôt il mit son enfant à terre et ne put rester là plus longtemps. Il suivit Christ et vit toute sa Passion. Ensuite il lui fut impossible de retourner à Jérusalem, il se mit à parcourir le monde, et ne revint qu’après beaucoup d’années dans sa ville natale, où il trouva tout détruit et ravagé... Quant aux intentions de Dieu en le laissant ainsi misérable dans ce monde, il n’en peut croire autre chose, sinon que Dieu veut peut-être garder jusqu’au jugement dernier un témoin vivant contre les Juifs et les incrédules... Pour lui, il accepterait volontiers que Dieu du ciel le retirât de cette vallée de misère. Il fut ensuite interrogé par des personnes savantes, qu’il remplit d’admiration par les réponses aux questions qu’on lui fit sur ce qui s’était passé dans le pays de l’Orient après la crucifixion du Seigneur... Quant à sa manière de vivre, il se tient très tranquille et réservé, il ne parle guère que pour répondre aux questions qu’on lui fait ; quand on l’invitait à dîner, il mangeait peu et sobrement ; il est toujours pressé, ne reste jamais longtemps au même endroit ; à Hambourg, Dantzig et ailleurs on lui a offert de l’argent, mais il ne prenait guère plus de deux escalins, et il les distribuait aussitôt aux pauvres, disant qu’il n’avait besoin de rien, que Dieu pourvoyait à ses besoins, car il s’était repenti de son péché, et Dieu lui pardonnerait ce qu’il avait fait par ignorance. Pendant tout le temps qu’il a passé à Hambourg et à Dantzig on ne l’a jamais vu rire. En tout pays où il est venu, il en parlait le langage. De beaucoup d’endroits, proches ou lointains, les gens sont venus à Hambourg ou Dantzig pour le voir. Il ne pouvait entendre blasphémer ou jurer par la Passion de Dieu, il s’indignait alors amèrement. »

Cette lettre, s’il faut en croire certaines indications, date de 1564 ; mais nous ne voyons nulle part aucune raison de croire qu’elle ait été publiée avant le commencement du XVIIe siècle. Elle paraît être anonyme dans les premières éditions du livret où elle est insérée ; plus tard elle est signée d’un certain « Chrysostomus Dudulaeus, Westphalus », parfaitement inconnu. Paul d’Eitzen, qui doit à cette lettre une célébrité que ne lui aurait pas assurée la part qu’il prit aux luttes religieuses de son temps, était un fervent disciple de la Réforme. Après avoir passé son doctorat à Wittenberg en 1546 sous les auspices de Mélanchthon, il devint en 1562 prédicateur (et évêque ?) à Schleswig, donna sa démission en 1593 et mourut le 25 février 1598 10. Le récit qu’on met dans sa bouche n’a dû paraître qu’après sa mort, et c’est bien à tort sans doute qu’on a invoqué, pour attester la réalité de ce récit, l’autorité de son nom, alléguée par un audacieux nouvelliste. La Newe Zeitung von einem Juden von Jerusalem n’est en effet qu’un de ces « canards » si fréquents à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle qui, conçus le plus souvent ainsi sous forme de lettres, exploitaient la curiosité publique en répandant le récit d’aventures extraordinaires, de prodiges, de crimes singuliers, d’apparitions, de voyages imaginaires, etc. L’auteur de celui qui nous occupe a eu entre tous un merveilleux succès ; il a véritablement créé une légende qui est devenue tout à fait populaire dans divers pays.

Quand nous disons « créé », il faut s’entendre : il n’en a pas inventé le fond, mais il l’a très arbitrairement transformé. « Il fallait, dit Magnin, que cette légende singulière eût jeté de bien profondes racines au Moyen Âge pour avoir ainsi survécu en Allemagne à la réforme de Luther. « Cette opinion est tout à fait erronée. Le même critique pense que Matthieu Paris n’a rapporté la légende contée par l’évêque arménien que « parce qu’elle différait du récit reçu dans les contrées soumises à l’Église latine ». M. Paul Lacroix, de son côté 11, prétend que, « avant le VIIIe siècle, on ne mettait pas en doute cette légende dans toute la chrétienté ; elle se rattachait aux traditions de l’an mil, etc. ». Ce sont là des assertions sans le moindre fondement. Il n’y a aucune trace de la légende, nous l’avons déjà dit, ni en Orient ni en Occident, avant Philippe Mousket et Matthieu Paris ; il n’y en a aucune mention entre Matthieu Paris et l’auteur de la lettre résumée ci-dessus. Cet auteur était visiblement protestant, et toute sa mise en scène est protestante. Il s’appuie sur un des docteurs de l’église luthérienne ; il appelle toujours le Seigneur Christ et non Jésus-Christ ; il fait assister son héros au prêche dans l’église luthérienne à Hambourg ; enfin, ce qui est décisif, il lui donne le nom d’Ahasvérus, qui appartient exclusivement aux bibles protestantes, la Vulgate et les traductions catholiques donnant Assuérus. Il n’est même pas impossible que le désir d’opposer à la « tradition » dont se vantaient les catholiques un témoignage bien plus authentique, celui d’un contemporain même du Christ, ait été l’un des motifs de la composition de ce récit. Un autre a certainement été de convaincre les Juifs, très nombreux alors dans le nord de l’Allemagne, par la déclaration d’un des leurs. Le nouvelliste réussit au moins à fournir contre eux un nouveau prétexte de vexations. On lit dans la dissertation de Schultz, citée plus loin, que plus d’une fois en Allemagne la populace chrétienne envahit le quartier des Juifs, prétendant qu’ils recélaient Ahasvérus, qu’on avait vu pénétrer chez eux. D’autre part, les Juifs se moquaient des chrétiens qui croyaient à une pareille fable, et des apologistes sérieux regrettaient qu’on essayât de convaincre les Israélites avec de tels arguments. Toutefois le motif principal de notre auteur a été tout simplement de mystifier ses contemporains et sans doute aussi de gagner quelque argent.

Il ne nous paraît pas douteux qu’il ait emprunté le fond de son histoire à Matthieu Paris. L’Historia major de cet auteur, publiée à Londres en 1571 et réimprimée à Zurich en 1586, avait eu dès l’abord un grand succès, surtout parmi les protestants, à cause de l’esprit qui y règne, constamment hostile à la cour de Rome. C’est là que l’auteur de notre Relation a trouvé la matière qu’il a arrangée à sa guise. Entre son récit et celui du moine anglais il subsiste des coïncidences tellement frappantes qu’elles ne peuvent être l’effet du hasard ou le produit d’une tradition vraiment populaire. Ainsi Cartaphilus est représenté comme « ayant des paroles rares et circonspectes, répondant aux questions qu’on lui pose », Ahasvérus « est tranquille et réservé, il ne parle que pour répondre aux questions qu’on lui fait » ; – Cartaphilus « se contente d’un vêtement et d’une nourriture simple », Ahasvérus « mange peu et sobrement » ; – Cartaphilus « refuse tous les présents qu’on lui offre », Ahasvérus « ne prend pas plus de deux escalins et les distribue aux pauvres » ; – Cartaphilus « espère son salut parce qu’il a péché par ignorance », Ahasvérus « pense que Dieu lui a pardonné ce qu'il a fait par ignorance » ; – Cartaphilus est conservé « comme argument pour notre foi », Ahasvérus dit que « Dieu a voulu le garder comme un témoin contre les Juifs ». Certaines indications ont été développées avec une exagération naturelle : ainsi Cartaphilus raconte les histoires antiques « sans risée » ; quant à Ahasvérus, « on ne l’a jamais vu rire ».

Voilà ce qui atteste la dépendance où le second récit est du premier, mais le nouvelliste allemand a pratiqué plusieurs changements à son modèle. Comme il voulait faire du Romain un Juif, il lui a donné un autre nom, tiré, assez mal à propos, de la Bible, où Ahasvérus est un nom perse, – une autre profession, car le portier de Pilate ne pouvait être Juif (mais pourquoi Ahasvérus est-il cordonnier ?), – et par là même il a dû quelque peu modifier son crime. Il a supprimé le coup porté au Seigneur, reste de l’antique légende de Malc, et il a changé les paroles fatales du Christ. Au lieu de dire à l’inhumain : « Et toi, tu attendras que je vienne », Jésus lui dit : « Je vais me reposer, et toi tu marcheras jusqu’à la fin du monde. » Ce changement a sans doute été suggéré à notre auteur par la donnée même qu’il voulait introduire dans son récit. Il prétendait faire croire que son héros avait été vu récemment en Allemagne, et signaler des lieux où on l’avait rencontré ; il ne pouvait rendre cette histoire admissible qu’en ajoutant qu’il n’avait fait que passer dans chacun de ces lieux ; il était donc indiqué de substituer à la vie paisible et retirée de Cartaphilus la vie agitée et vagabonde d’Ahasvérus. Remarquons d’ailleurs que cette circonstance, qui, en s’accentuant davantage, devait être la grande cause de la popularité de la légende, n’est pas encore très accusée dans ce premier récit : Ahasvérus est inquiet, pressé, mais non condamné à marcher toujours ; il peut très bien s’entretenir longuement avec Paul d’Eitzen et autres, et s’asseoir à la table de ceux qui l’invitent ; il paraît faire à Hambourg et à Dantzig un assez long séjour. Cartaphilus est baptisé ; on ne nous dit pas expressément qu’Ahasvérus l’eût été ; mais cette circonstance fut ajoutée, comme nous le verrons, dans les remaniements postérieurs. La crise séculaire de Cartaphilus est inconnue à Ahasvérus : en effet elle se concilierait mal avec ses perpétuels voyages. Un reste de l’ancien récit se retrouve dans ce fait qu’Ahasvérus sait à fond ce qui est arrivé depuis la Passion en Orient : c’est qu’il avait habité l’Arménie sous le nom de Cartaphilus. – Enfin les derniers traits nouveaux imaginés par le copiste sont d’avoir doté le Juif d’une famille, de lui avoir fait parler toutes les langues (ce qui était indispensable à son nouveau genre de vie), et de lui avoir attribué cette horreur profonde pour les blasphémateurs, que l’auteur avait sans doute la louable intention de faire ainsi renoncer à leur mauvaise habitude.

Les modifications faites par Dudulaeus, que ce nom soit réel ou fictif, au récit de Matthieu Paris, rendaient Ahasvérus si différent de Cartaphilus, au moins en apparence, que des « critiques » en firent expressément deux personnages : une brochure parue en 1645, sous le titre de Relatio oder Kurtzer Bericht von zweien Zeugen der Leyden Jesu Christi, s’efforce doctement de prouver qu’il existe encore dans le monde des vivants deux témoins de la Passion, un Juif et un Romain.

L’opuscule dont nous avons rapporté le titre fait suivre, dans la reproduction qu’en a donnée Graesse, la lettre en question du récit d’autres apparitions du Juif en 1575, 1599 et 1601 ; mais elles ne sont mentionnées nulle part en dehors dudit opuscule. Il n’en est pas de même de celles qui en suivirent la publication et la diffusion, évidemment très considérables dès l’origine. Pendant tout le commencement du XVIIe siècle, on ne parle que du Juif immortel en Allemagne d’abord, puis en France, en Belgique, en Danemark, en Suède. L’opinion publique en fut émue. L’avocat parisien Bouthrays (Botereius), qui publiait en 1604 une histoire de son temps, parle au livre XI (t. II, p. 172) de ce Juif contemporain du Christ dont s’entretient toute l’Europe. Il craint, il est vrai, qu’on ne lui reproche de s’arrêter à des contes de vieille, mais il se justifie en disant : « Rien n’est plus répandu que ce récit, et notre histoire en langue vulgaire (nostratium vernacula historia) n’a pas rougi de le rapporter. J’ai donc les anciens auteurs de nos annales pour garants qu’on l’a vu, dans plus d’un siècle, en Espagne, en Italie, en Allemagne, et qu’en cette année (1602 ?) on l’a reconnu pour le même qui avait été vu à Hambourg en l’an 1564. Le vulgaire, prompt à forger des bruits, en raconte beaucoup de choses ; je n’en parle que pour ne rien omettre. » Les témoignages écrits allégués par Bouthrays sont sans doute purement imaginaires ; la date de 1564 est celle de la prétendue lettre de l’ami de Paul d’Eitzen. Cependant par historia vernacula il entend peut-être le livret traduit de l’allemand, qui aurait alors été imprimé avant 1604, tandis qu’on attribue d’ordinaire la première édition à 1609. M. de Douhet cite une édition faite à Turin à la fin du seizième siècle, d’autres de Leide et de Bruges, vers 1600, mais ce sont des assertions sans preuves. Un contemporain de Bouthrays, Boulenger, en rapportant ce passage, déclare qu’il n’y ajoute nullement foi 12.

Un autre historien un peu postérieur, Louvet, aurait pu nous donner sur le fameux Juif des renseignements bien plus précis. « Plusieurs personnes, dit-il, le virent avec l’autheur, au mois d’octobre (1604), en la ville de Beauvais, lequel, un jour de dimanche, à l’issue de la messe parochiale de l’église de Nostre-Dame de la Basse-Œuvre, estoit auprès des tours de l’evesché environné de plusieurs petits enfants, auxquels il faisoit des remonstrances, parlant de la Passion de Nostre Seigneur. L’on disoit bien que c’estoit le Juif errant, mais neantmoins on ne s’arrestoit pas beaucoup à luy tant parce qu’il estoit simplement vestu qu’à cause qu’on l’estimoit un compteur de fables, n’estant pas croyable qu’il fust au monde depuis ce temps-là. L’autheur eust fort desiré de discourir avec luy, et l’eust volontiers interrogé ; mais le peu d’estime qu’on faisoit de luy luy fit perdre l’occasion de parler à luy, dont peu après il eust un grand regret. Il ne laissa neantmoins de parler à plusieurs hommes et femmes de ceste ville de Beauvais, lesquels adjoustèrent aucunement foy à ce qu’il leur faisoit entendre. Il demanda l’aumône en la maison de M. Raoul Adrian, advocat, qui luy fut donnée par sa femme 13. »

Le Juif Errant passe pour avoir souvent apparu depuis lors, notamment en Allemagne et en Bretagne. En Angleterre, c’est le vieux Cartaphilus qui reparut à la fin du XVIIe siècle, et qui, s’il faut en croire une lettre de la duchesse de Mazarin, citée par dom Calmet 14, fit beaucoup de dupes et provoqua beaucoup de discussions parmi les savants et les gens du monde : celui qui jouait son rôle avait lu Matthieu Paris.

Mais partout ailleurs, c’est le nouveau type, le vrai Juif Errant, l’éternel marcheur, qui passe sans s’arrêter devant les peuples ébahis. La plus célèbre de ces apparitions fut celle qui échut en 1640 à deux bourgeois de Bruxelles et qui est devenue la base de la complainte dont nous dirons un mot tout à l’heure. Une autre complainte avait été imprimée en français dès 1609, à Bordeaux, avec un petit livre traduit du Volksbuch allemand, Cette complainte (reproduite dans Schoebel, p. 20) n’offre rien de remarquable : elle est directement inspirée du récit attribué à Paul d’Eitzen ; elle fait seulement rencontrer le Juif « en la rase campagne », par « deux gentilshommes au pays de Champagne », auxquels il raconte son aventure. On chante encore en Velay une autre chanson, qui remonte, d’après l’éditeur, au XVIIe siècle 15. Le livret lui-même, tel qu’il est encore aujourd’hui imprimé en France et sans doute en Allemagne, ne contient pas seulement la relation de l’ami de Paul d’Eitzen. Il y joint une fantastique histoire du Juif Errant, où sont intercalées les légendes de l’arbre de la Croix, de Judas, de la Véronique, de Longin, etc., de manière à former comme un petit cycle apocryphe de la Passion. Ahasvérus s’y donne comme étant fils d’un charpentier, de la tribu de Nephthali, et comme ayant assisté à plusieurs scènes antérieures de la vie du Christ. En outre, il raconte ses voyages autour du monde et en profite pour donner sur tous les pays possibles et impossibles des renseignements qui, réunis, forment la plus étrange ethnographie qu’on puisse imaginer. Les bibliographes qui se sont occupés du Juif Errant ont tous négligé de nous dire si ces additions se trouvent déjà dans les premières éditions du livre populaire, et ces premières éditions sont introuvables à Paris.

Ce n’est pas seulement en France que le Volksbuch allemand fut traduit : il passa en hollandais, en danois et en suédois. En anglais, il ne paraît pas avoir été traduit, mais il a fourni le sujet d’une ballade, d’ailleurs assez peu populaire, qui est comprise dans le recueil de Percy. Des chants du même genre existent en diverses langues du Nord ; le plus célèbre est la complainte française. Cette complainte, écrite avec une trivialité et une platitude souvent comiques, mais qui ne manque pas de naïveté et même à quelques endroits d’un certain charme pénétrant, paraît avoir été composée en Belgique. Elle met en scène les deux bourgeois « de Bruxelles en Brabant », dont la rencontre avec le Juif, en 1640, avait laissé un souvenir dans le pays 16 ; et elle lui donne le nom d’Isaac Laquedem, que nous retrouvons dans une complainte en flamand, publiée par Coussemaker dans les Chants populaires des Flamands de France 17 et qui paraît propre aux Pays-Bas. On a reconnu dans Laquedem le mot hébreu kedem, qui signifie à la fois « origine » et « orient », avec la préposition la, qui indique la direction, l’appartenance 18 ; le nom a dû être fabriqué par quelqu’un qui avait une teinture d’hébreu. On attribue généralement cette complainte à l’an 1774 ; nous ne voyons pas pourquoi le style nous en semble plus moderne, et elle est d’ailleurs rigoureusement datée ; Isaac, interrogé sur son âge, répond :

 

            J’ai bien dix-huit cents ans…

            Je passe encor douze ans ;

            J’avais douze ans passés

            Quand Jésus-Christ est né.

 

À moins qu’on ne trouve à ces vers des variantes plus anciennes, il faut admettre que la complainte a été composée en l’an 1800. Nous remarquons dans cette rapsodie deux traits qui font aujourd’hui partie inhérente de la figure du Juif Errant, et qui, si nous ne nous trompons, sont déjà dans le Volksbuch : l’un, qu’il marche toujours, l’autre, qu’il a dans sa poche cinq sous, qui se renouvellent à mesure qu’il les dépense. Le premier n’était qu’indiqué, comme nous l’avons vu, dans le récit attribué à Paul d’Eitzen ; il était naturel qu’il fût exagéré par la suite ; c’est ainsi que dans un passage que fit Ahasvérus à Naumburg, au XVIIe siècle, il ne pouvait ni s’asseoir ni même rester en place, il ne mangeait, ne buvait ni ne dormait. Quant aux merveilleux cinq sous, ils paraissent provenir des deux escalins (dans d’autres versions c’est un gros) que consent seulement à recevoir Ahasvérus dans le récit de Dudulaeus. Ici l’imagination populaire a heureusement modifié le modèle, et a créé un trait vraiment fantastique et curieux. Au reste, on a remarqué avec raison que les Grecs avaient un conte analogue : le magicien Pasès (voyez Suidas) avait une demi-obole qui, quand il l’avait dépensée, revenait entre ses mains et on disait τό ІІάσητος ήμιωбόλιον comme nous disons « les cinq sous du Juif Errant ».

Ahasvérus et Isaac Laquedem ne sont pas les seuls noms du Juif Errant. D’après Schultz 19, copié par Graesse (p. 127) là et ailleurs, Bouthrays appellerait notre héros Gregorius ; mais Schultz (ou celui qu’il copiait lui-même) avait mal lu l’historien français, qui dit que Jésus s’arrêta ante tabernam gregorii illius (nam is cerdo fuisse dicitur). Un chimiste allemand, Libavius, qui écrivait au commencement du XVIIe siècle, lors de la grande vogue du personnage, révoquant en doute l’immortalité attribuée à Paracelse par ses adeptes, dit qu’il croirait plus volontiers à celle du Juif Ahasvérus. Il déclare ensuite que cette dernière n’est pourtant guère assurée, car les témoignages qu’on a sur le Juif se contredisent, entre autres alius ipsum appellat Buttadaeum, atius aliter 20.

Ce nom se retrouve ailleurs. Dans un livret populaire allemand dont il parut en 1640 une édition citée à cette date par un contemporain, mais qui était sans doute bien antérieur, on racontait qu’Ahasvérus « frappa le Christ avec la forme d’un soulier ». On ajoutait qu’il « embrassa le christianisme et fut nommé au baptême Buttadaeus 21 ». Ces deux traits semblent indiquer un récit où on aurait rapproché, et par le coup porté au Seigneur et par le baptême, Ahasvérus de Cartaphilus. Ce livret, sur lequel nous n’avons trouvé que le témoignage de Droscher, a dû non seulement être répandu en allemand, mais être, comme le livret ordinaire, dont il n’était qu’une variante, l’objet de plus d’une traduction. Le Juif Errant est extrêmement populaire en Bretagne : tout le monde y sait par cœur le gwerz qui lui est consacré et qu’a traduit M. Luzel 22. Ce gwerz, où ont été introduits quelques traits d’un intérêt spécialement breton, est pour le fond évidemment issu du livre populaire français, traduit lui-même de l’allemand : il lui a emprunté son étrange géographie et ses descriptions de mœurs barbares. Or ce gwerz, comme toute la tradition populaire bretonne, appelle le Juif Boudedeo, légère altération de Buttadaeus : ce nom a donc dû jadis se trouver dans les livrets populaires. Il paraît aussi s’être conservé chez les Saxons de Transylvanie, sous la forme Bedeus 23. Mais d’où vient-il lui-même ? On en a donné une fantastique interprétation (poisson Dieu, Schoebel, p. 67), que rien ne justifie. On serait tenté d’y voir un composé de « bouter » et de « Dieu », et le nom signifierait « celui qui frappe, qui pousse Dieu » ; le breton Boudedeo semblerait venir d’un italien Buttadio. Mais le nom n’est pas italien ; l’Italie ne connaît pas le Juif Errant 24. En France, il vient de l’Allemagne, et c’est là aussi que ce nom singulier apparaît d’abord. Libavius et Droscher, ses deux seuls garants anciens, l’écrivent Buttadaeus, ce qui semble indiquer une parenté quelconque avec Thaddaeus 25. C’est sans doute un nom plus ou moins gauchement forgé dans une vague idée d’imitation hébraïque. Pourtant il est bizarre qu’il ne soit donné à Ahasvérus qu’après son baptême (ce qui paraît d’ailleurs absolument exclure l’explication boute-Dieu).

Au livret populaire et à la complainte s’est jointe pour entretenir la célébrité du Juif Errant, l’imagerie populaire. Elle s’est exercée sur ce thème dans plusieurs pays, mais elle n’a rien créé de remarquable ou de nouveau. Champfleury a reproduit plusieurs des images du Juif Errant ; il s’en vend encore par milliers en France tous les ans ; elles sont accompagnées de la complainte et souvent d’une notice à grandes prétentions érudites et sceptiques (reproduite dans le Dictionnaire des légendes) qui a sans doute été jointe à ces documents par ordre supérieur, afin d’éclairer les acheteurs trop crédules. Cette notice dit que « d’autres traditions appellent le Juif errant Richab-Ader ». Ces traditions nous sont inconnues.

Il est dans la nature de la tradition populaire de substituer aux anciens noms les noms plus nouvellement célèbres et de confondre ce qui a quelque analogie. Le Juif Errant, marcheur éternel, a pris la place d’autres personnages qui, profondément différents à l’origine, étaient comme lui toujours en mouvement. C’est ainsi qu’en Picardie, en Bretagne, ailleurs encore sans doute, on dit, quand un coup de vent subit et violent rase le sol en soulevant des tourbillons de poussière : « C’est le Juif Errant qui passe ! » Il prête ici son nom au chasseur éternel, ancien dieu germanique ou celtique, remplacé ailleurs par d’autres personnages plus ou moins modernes comme Hérode, le roi Hugon, Théodoric, Arthur, etc. Il faut se garder d’admettre pour cela un lien quelconque entre ces légendes, et notamment de faire du Juif Errant un personnage mythique et « orageux ». Il n’y a pas non plus à attacher d’importance à diverses traditions allemandes où figure notre héros, et où, grâce à la popularité de son nom, il a pris la place d’êtres surnaturels avec lesquels il n’a rien à faire (voyez Simrock, Deutsche Mythologie, etc.). L’explication mythologique n’est pas la seule qu’on ait essayé de donner de la légende du Juif Errant. On y a reconnu l’emblème de l’humanité, marchant toujours jusqu’à la fin du monde ; on s’est surtout cru fondé à y voir l’image du peuple juif, chassé de ses foyers pour avoir méconnu le Christ, errant depuis lors par le monde, et conservant toujours, malgré toutes les persécutions, sa bourse suffisamment garnie. On y a découvert un symbolisme plus transcendant encore : le Juif errant absorbe en lui Caïn, Wodan, Rudra, Xerxès, Jésus même et bien d’autres, et sa légende, « c’est l’évolution de la guerre, l’état originel de l’humanité, aboutissant à la paix, qui est son état typique 26 ».

Nous croyons avoir suffisamment réfuté ces imaginations en suivant d’aussi près que nous l’avons pu la genèse et les phases diverses de cette légende, infidèle de bonne heure à ses origines populaires et soumise aux remaniements des lettrés. Née vraisemblablement d’un récit apocryphe relatif à Malc, altérée plus ou moins sciemment par l’archevêque arménien du XIIIe siècle, complètement refondue par le nouvelliste allemand du XVIIe, elle se compose d’un élément traditionnel assez antique et des embellissements qu’a accumulés l’imagination une fois éveillée sur ce sujet. L’inspiration en est d’ailleurs peu conforme à l’esprit d’autres légendes formées autour du récit de la Passion. Pourquoi Jésus, « tout débonnaire », qui ne punit la haine de l’aveugle Longin qu’en lui donnant à la fois la lumière des yeux et celle de l’âme, aurait-il si sévèrement châtié un autre de ceux auxquels il priait son Père de pardonner, « parce qu’ils ne savaient ce qu’ils faisaient ». Le châtiment de Malc paraît, il est vrai, justifié par son ingratitude, mais ce trait a précisément disparu des formes postérieures du récit. En revanche, ce récit a été influencé par les vagues traditions relatives à un « témoin » qui devait subsister parmi les hommes jusqu’à l’avènement du « règne de Dieu ». C’est aussi comme « argument pour notre foi », comme « témoignage contre les incrédules », que le conte de Cartaphilus et plus tard d’Ahasvérus a été surtout avidement accueilli.

En dehors de l’élément religieux, ce qui, dans ce conte, devait frapper vivement l’imagination, c’est l’idée d’un homme restant immortel à travers les générations qui meurent incessamment, mêlé d’ailleurs aux autres hommes et parcourant sans cesse leur séjour. Il y a là certainement une donnée poétique, mais beaucoup moins féconde qu’elle ne le semble au premier abord. Tous les poètes et romanciers, en France, en Allemagne, en Angleterre, qui ont essayé de la développer, ont échoué et devaient échouer. Une épopée du Juif Errant ne sera jamais qu’une série de tableaux historiques, auxquels manquera un lien réel. L’élément vraiment poétique du sujet, l’impossibilité pour un homme qui serait immortel de goûter les joies de la vie mortelle, est gâté ici par le fait même que l’immortalité, au lieu d’être un don imprudemment souhaité, est dès l’abord, pour le héros, un châtiment, et que, d’ailleurs, toujours accablé sous le souvenir de sa faute, il est dans un rapport indissoluble avec celui qu’il a offensé, qui le punit, et dont il attend le retour.

La réconciliation d’Ahasvérus avec le Christ, la mort du Juif Errant, idée précisément opposée à celle de la légende, est peut-être ce qu’elle pouvait offrir de plus sympathique, surtout à notre époque, et un poète français, M. Ed. Grenier, l’a traitée avec talent. Goethe avait voulu faire un Ahasvérus, et il avait conçu le sujet avec une originalité profonde, en donnant au cordonnier de Jérusalem un caractère très particulier, mélange de bon sens, d’étroitesse d’esprit et d’ironie, qui lui aurait permis d’avoir une attitude personnelle en face de l’humanité qui s’écoule devant lui. Toutefois, après avoir esquissé son poème jusqu’à la mort du Christ, il s’aperçut que l’apparente richesse de ce sujet n’était que décevante, et il y renonça, fort heureusement, pour s’attacher à la légende de Faust, bien autrement humaine et féconde 27.

 

 

 

 

 

 

SECONDE ÉTUDE

(1891)

 

 

Je voudrais revenir sur la légende du Juif Errant. J’avais remarqué précédemment que ce personnage, appelé Ahasvérus dans le livret allemand de 1602 auquel il doit surtout sa popularité 28, Michob-Ader dans les lettres de « l’Espion turc » qui le vit à Paris sous Louis XIV 29, Isaac Laquedem dans la fameuse complainte française, portait encore un autre nom dont l’existence en divers pays fort éloignés les uns des autres offrait une coïncidence qui me restait inexplicable. Au commencement du XVIIe siècle, le médecin allemand Libavius, révoquant en doute l’existence du « Juif éternel », remarque que alius ipsum appellat Buttadœum 30, alius aliter 31. Or en Bretagne toute la tradition populaire appelle le Juif Errant Boudedeo, et ce nom paraît aussi se retrouver chez les Saxons de Transylvanie sous la forme altérée Bedeus.  « Mais d’où vient-il ? disais-je... On serait tenté d’y voir un composé de « bouter » et « Dieu », et ce nom signifierait « celui qui frappe, qui pousse Dieu » ; le breton Boudedeo semblerait venir d’un italien Buttadeo. Mais le nom n’est pas italien : l’Italie ne connaît pas le Juif Errant. » Mon savant ami Alessandro d’Ancona, qui publiait peu de temps après une belle étude sur la légende 32, acceptait cette conclusion, dont il devait bientôt lui-même montrer le peu de solidité.

En effet, comme M. d’Ancona le fit voir dans un article publié en 1882 33, non seulement le Juif Errant est connu en Italie, mais c’est là qu’on le trouve le plus anciennement, et précisément sous le nom latin de Buttadeus, tandis que la tradition populaire encore vivante le désigne en Sicile par le nom de Buttadeu ou Arributtadeu, et dans les Alpes par celui de Buttadeo. Le célèbre astrologue Guido Bonatti, que Dante a placé en enfer, parlant d’un personnage qu’il avait vu en 1223 et qui prétendait avoir vécu à la cour de Charlemagne 34, ajoute : Et dicebatur tunc quod erat quidam alius qui fuerat ternpore Jesu Christi, et vocabatur Joannes Buttadeus, eo quod impulisset Dominum quando ducebatur ad patibulum, et ipse dixit ei : Tu exspectabis me donec venero... Et ille Joannes transivit per Forlivium, vadens ad Sanctum Jacobum era Christi millesima ducentesima sexagesima septima. En 1400, d’après le chroniqueur siennois Sigismondo Tizio, Johannes Buttadeus, qui olim Christum dum ad patibulum duceretur inhumaniter impulerat, cui a Christo fuit dictum : Exspectabis me dum venero, passa par Sienne, et, ayant vu le tableau où Andrea Vanni venait de représenter le Christ portant sa croix, il déclara que c’était le portrait du Christ le plus ressemblant qu’il eût jamais vu. Tizio connaissait d’ailleurs et cite le passage de Bonatti ; le livre ayant été imprimé à Augsbourg en 1491, ce passage fut reproduit en Allemagne dès 1602 dans une des premières éditions du livre populaire cité plus haut 35, et c’est là que l’avait pris Libavius, dont le témoignage perd désormais son intérêt. C’est sans doute aussi de cette édition, où figure sur le titre même la forme latine Johannes Buttadœus, qu’est venu en s’altérant aux Saxons de Transylvanie le singulier nom de Bedeus, et l’on peut conjecturer que la forme bretonne Boudedeo remonte à la même source, par des intermédiaires inconnus. Le commentaire de Bonatti prouve d’ailleurs qu’au XIIIe siècle on regardait bien le nom de Buttadeus comme un composé de buttare, fr. bouter, et le nom de Dieu (eo quod impulisset Dominum).

Il semblait donc jusqu’à ces derniers temps que toutes les mentions du Juif immortel sous le nom de Buttadeus ou de formes correspondantes fussent italiennes d’origine et remontassent même en dernière analyse au passage cité plus haut de Guido Bonatti. Mais voici que deux témoignages récemment signalés placent la question sur un nouveau terrain. Le célèbre historien, jurisconsulte et moraliste Philippe de Novare, en terminant ce Livre de Forme de plait qui est une des sources les plus importantes de notre connaissance du droit féodal, énumère les meilleurs jurisconsultes qu’il ait connus dans les royaumes de Jérusalem et de Chypre, où il exerça pendant plus de quarante ans sa brillante activité. Il ne cite que les morts ; quant aux « bons plaideurs » qui vivent encore, il n’en parle pas par réserve, mais il assure qu’il serait heureux de faire leur éloge s’il leur survivait : « Et de ce, remarque-t-il en parlant de lui à la troisième personne, fait il bien a creire, ja n’i eüst il plus d’avantage que de vivre longuement et bien, et enssi avroit il passé Jehan Boutedieu 36. » Philippe de Novare écrivait cette déclaration entre 1250 et 1255 ; ce n’est qu’en 1267 que Jean Boutedieu traversait Forli et laissait de son nom le plus ancien témoignage que l’on connût jusqu’ici. Il est clair d’ailleurs que, pour que la plaisanterie de Philippe fût comprise, il fallait que Jean Boutedieu fût un personnage généralement connu dans le milieu où elle se produisait. Mais on peut se demander quel était précisément ce milieu. Philippe était né en Italie, où nous trouvons presque exclusivement, après lui, le nom qu’il donne au Juif immortel ; d’autre part il écrivait en français tant sa prose que ses vers, et il se montre tout imbu de littérature française ; enfin il vivait en Syrie : un personnage mythique mentionné par lui peut donc avoir une origine italienne, française ou orientale. C’est toutefois la dernière, ou plutôt une combinaison des deux dernières, qui est la plus vraisemblable. M. Wesselofsky a récemment montré que les deux légendes, parallèles et peut-être originairement identiques, de Malchus le Maudit (celui qui souffleta le Christ) et du Juif Errant appartiennent primitivement au cycle des légendes locales formées à Jérusalem autour des traditions ou des fictions relatives à la Passion du Seigneur 37. C’est donc, selon toute probabilité, dans le milieu des Français établis en Syrie que le personnage du Juif qui avait poussé le Christ pour hâter sa marche et qui avait été condamné à ne pas périr et à marcher sans cesse par le monde reçut le nom de Jean Boutedieu, et c’est de Terre-Sainte qu’il passa plus tard, muni de ce nom, en Italie.

Un autre témoignage est venu prouver que d'ailleurs il ne s'y était pas renfermé. La Bibliothèque nationale a récemment acquis un recueil de petits mystères provençaux du XVe siècle, tous plus ou moins groupés autour de la Passion, mais parmi lesquels, chose singulière et ici particulièrement regrettable, la Passion elle-même fait défaut. Seulement, le scribe a eu l’idée de dresser deux tables, qui ne concordent d’ailleurs pas exactement, des seize pièces environ dont aurait dû se composer une représentation complète ; la seconde de ces tables comprend la liste des personnages qui figurent dans chaque pièce ; or, pour la Passion, absente, comme on l’a vu, du recueil, après les noms habituels des bourreaux du Christ, tels que Piquausel, Talhafer, Barissaut, on lit l’un après l’autre les deux suivants : Malcus, Botadieu 38. Que ce dernier nom nous offre la forme provençale correspondant au français Boutedieu et à l’italien Buttadeo, il n’y a évidemment pas lieu d'en douter, et cette indication est doublement intéressante, puisqu’elle nous montre d’une part ce personnage en Provence à une époque et sous un nom où on ne l’y avait pas encore rencontré, et puisque d’autre part elle nous le fait voir intervenant dans un mystère de la Passion, tandis que jusqu’à présent, dans aucune des innombrables formes que ce mystère a revêtues au XVe siècle chez tous les peuples de l’Europe, on n’avait trouvé la moindre mention du Juif maudit sous un quelconque de ses noms 39. Malheureusement, étant privés du texte même de la pièce provençale, nous ne savons pas au juste ce qui se passait entre Botadieu et le Seigneur 40.

La forme française Boutedieu et la forme provençale Botadieu sont bien d’accord avec la forme italienne Buttadeo pour nous faire voir dans le surnom du malheureux Jean un composé du verbe bouter, botar, buttare, et du représentant en vulgaire de l’accusatif latin Deum. M. Morpurgo, dans la curieuse publication qui donne occasion à la présente étude 41, sans combattre précisément cette explication, ne trouve pas non plus improbable « celle qu’a indiquée Mme Michaelis de Vasconcellos dans un remarquable article de la Revista Lusitana 42 ». Cet article, fort intéressant en effet, résout et soulève plusieurs questions dont je dirai un mot, puisque je suis revenu à m’occuper de ce sujet. Pas plus que l’Italie, disais-je dans ma première étude, l’Espagne (et j’y comprenais le Portugal) ne connaît le Juif Errant. Or mon savant ami Adolpho Coelho m’a rappelé, ce que je n’aurais pas dû oublier, que ce personnage était connu en Espagne sous le nom, qui indique toute une transformation poétique de sa légende, de Juan Espera-en-Dios. Mme de Vasconcellos démontre à son tour, contre M. Coelho, que le Portugal l’a également adopté, en l’appelant João de Espera-em-Deos. À propos du nom de Buttadeo, elle avait d’abord fait en note la remarque suivante : « Dans le nombre extrêmement considérable des vieilles formules de serment ou d’imprécation, moitié plaisantes, moitié sérieuses, que j’ai recueillies dans des comédies vulgaires portugaises, se rencontre celle de votadeus, voto-a-Deus (espagnol : votadios, voto-a-Dios). Voto a, dans cette formule, n’a absolument rien à faire avec le verbe botar « pousser, heurter », qui correspond à l’italien buttare. C’est le substantif voto, lat. votum, promesse, serment (cf. voto-a-tal), votamares, voto-a-la-Virgen-Maria, etc.). » Mais, dans un post-scriptum ajouté à son article, Mme de Vasconcellos indique un rapport possible entre les deux mots Buttadeo et votadios. C’est que dans un dialogue espagnol (manuscrit) du XVe siècle elle a relevé, entre les noms d’autres héros populaires, celui de Juan de Voto-a-Dios. « De cette mention, dit-elle, on peut tirer une double supposition, que j’émettrai prudemment sous forme de questions : 1° Juan Espera-en-Dios aurait-il aussi en Espagne le nom de Juan de Voto-a-Dios ? 2° Ce nom, modifié par le procédé de l’étymologie populaire, correspondrait-il à l’italien Buttadio ? » Si je comprends bien la savante et ingénieuse romaniste, elle a été portée à supposer que le nom Buttadio avait été, par étymologie populaire, changé en Espagne, en celui de Voto-a-Dios. M. Morpurgo paraît lui prêter l’hypothèse inverse, et en tout cas il la fait sienne. Remarquant que, dans le document qu’il publie et dont nous allons parler, Jean Bottadio ou Vottadio dit qu’il a pour autre nom Servo di Dio, il est porté à penser que le premier nom lui-même ne signifie pas autre chose que devoto ou votato a Dio, et qu’il a été transformé en Buttadeo « par une fausse analogie avec buttare ». L’antiquité des formes Boutedieu, Buttadeo, Botadieu, et de l’explication qu’on leur donne rend cette supposition très peu vraisemblable ; mais voici un témoignage curieux qui vient compliquer la question. Mon regretté confrère le comte Paul Riant l’a trouvé dans un des manuscrits qu’il avait examinés au cours de ses immenses recherches sur les sources de l’histoire de l’Orient latin ; c’est un manuscrit de la fin du XIVe siècle qui se trouve à Évreux (n° 36), et qui contient sous le nom de Liber terre sancte Jerusalem, un ouvrage que M. Riant, dans la note qu’il avait bien voulu me communiquer, appréciait ainsi : « Guide pour les pèlerins, compilé d’après Ludolf de Sudheim et Philippus, troisième quart du XIVe siècle ; très peu de notices originales ; le manuscrit n’est pas original, est une copie incomplète et mauvaise 43. » L’une des notices ajoutées par le compilateur est celle qui nous intéresse : « Aussitôt après l’église du Spasme, la station de Simon le Cyrénéen et la maison de Judas (Philippus, p. 52), on lit : Item magis ultra per eamdem viam est locus a vulgo [il manque évidemment dictus et un nom], ubi Johannes Buttadeus impellit (1. impulit) Christum Dominum quando ibat ligatus ad mortem, insultando dicens Domino : Vade ultra, vade ad mortem ! Cui respondit Dominus : Ego vado ad mortem, sed tu usque ad diem judicii non 44. Et, ut quidam dicunt simplices, visus est aliquando multis ; sed hoc asseritur a sapientibus quia dictus Johannes, qui corrupto nomine dicitur Johannes Buttadeus, sano vocabulo appellatur Johannes Devotus Deo, qui fuit scutifer Karoli Magni et vixit CCL annis. Vient ensuite la maison du mauvais riche. » Tout est digne de remarque dans cette notice, et d’abord l’assurance avec laquelle l’auteur oppose à la bonne foi des simples, qui croient qu’on a rencontré plus d’une fois Jean Boutedieu, la meilleure information des gens raisonnables, qui savent que le personnage en question était Jean Dévot-à-Dieu, l’écuyer de Charlemagne ; puis le rapprochement étymologique de M. Morpurgo, ou du moins un rapprochement très semblable, fait à son insu cinq cents ans avant lui. Signalons aussi la formule, jusqu’à présent inconnue, et très ingénieuse, du dialogue entre le Juif et le Seigneur : c’est parce que, en poussant Jésus, il lui a dit expressément d’aller à la mort qu’il est condamné, lui, à chercher la mort, sans la trouver jamais, jusqu’au jour du jugement. Il règne d’ailleurs dans ces quelques lignes, qui ont au moins deux sources différentes, une assez grande confusion. L’auteur semble admettre d’abord comme vraie l’histoire de Joannes Buttadeus et ensuite reprocher à ceux qui l’admettent d’avoir, pour la construire, défiguré le nom et altéré le caractère de Johannes Devotus Deo. Mais ce qui nous importe, c’est l’existence légendaire de ce dernier personnage, évidemment identique au Juan de Voto-a-Dios signalé en Espagne au XVIe siècle par Mme de Vasconcellos. Quelle est la bonne forme entre les deux ? Si l’on admet la première, il faut la croire originairement latine, le mot dévot et ses congénères n’ayant pas été aussi anciennement populaires dans l’idiome vulgaire des pays romans. Si l’on croit une forme vulgaire plus vraisemblable à l’origine, il faudra admettre l’espagnol de Voto-a-Dios, ou l’italien de Voto-a-Dio (car le français ni le provençal ne peuvent entrer en ligne de compte). La question est fort obscure, et il faudrait, pour la résoudre, des éléments qui nous font défaut. Mais quel est le personnage dont il s’agit ici et qui passait pour avoir atteint, non l’immortalité, mais une longévité extraordinaire ? Il n’est pas aussi inconnu qu’il le semble au premier abord. Il est évident, en effet, que c’est le même que ce Jean des Temps dont Vincent de Beauvais, d’après une source qui m’est inconnue, dit simplement à l’année 1139 : Joannes de Temporibus moritur, qui vixerat annis trecentis sexaginta uno 45 a tempore Karoli Magni, cujus armiger fuerat, notice qui a été répétée depuis par divers chroniqueurs, notamment flamands 46, et révoquée en doute ou plutôt bizarrement atténuée par l’historien Paul Émile quand il daigna recouvrir de son beau style cicéronien sa compilation extraite de nos vieilles annales 47. Il faut d ailleurs que Jean des Temps ait été plus célèbre qu’il ne résulte de cette mention chez un chroniqueur du XIIIe siècle, puisque l'arrangeur du traité contenu dans le manuscrit d'Évreux le connaissait sous le nom de Johannes Devotus Deo, tout en ne lui accordant que deux cent cinquante ans de vie 48, et qu’en Espagne il est resté connu sous son nom de Juan de los Tiempos, par lequel il est désigné dans un drame de Calderon 49. Il est même probable que c’est la célébrité attachée à son nom qui engagea, au XIIIe siècle, un aventurier à se donner à son tour pour l’écuyer non plus de Charlemagne, mais d’Olivier, appelé Richard, et à jouer ce rôle avec succès, notamment à la cour de Frédéric II 50, jusqu’à sa mort, arrivée en 1234 51. Mais le nom de Jean Dévot-à-Dieu, que lui donne notre guide de Terre-Sainte, ne se rencontre pas ailleurs que dans le dialogue espagnol du XVe siècle, où il n’est accompagné d’aucun trait caractéristique, et, jusqu’à ce qu’il se produise de nouveaux éclaircissements, je suis porté à regarder ce nom soit comme altéré de celui de Buttadeo, soit au moins comme en étant parfaitement indépendant.

Quoi qu’il en soit de ce petit problème, M. Morpurgo a récemment découvert 52 et publié sur l’histoire de Jean Boutedieu en Italie des documents tout à fait nouveaux et fort curieux, d’abord en ce qu’ils éclairent l’histoire même de la légende, et ensuite en ce qu’ils jettent sur l’état des esprits au XVe siècle, sur les croyances, les mœurs, les façons de vivre des Italiens et particulièrement des Toscans de cette époque, une très vive et amusante lumière 53.

Le plus important de beaucoup de ces documents est la relation qu’un certain Antonio di Francesco di Andrea a laissée de ses rapports avec Jean Boutedieu. Antonio et ses deux frères, Andrea et Bartolomeo, habitaient au Borgo a San Lorenzo et avaient en outre une maison à Florence même ; M. Morpurgo les a retrouvés dans des actes, ainsi que presque tous les personnages que mentionne Antonio. Il n’y a pas l’ombre d’un doute sur l’authenticité du document, non plus que sur la complète bonne foi de l’auteur. Le savant éditeur et commentateur a seulement constaté d’assez fortes erreurs ou contradictions dans les dates, mais on sait combien il s’en rencontre fréquemment de telles dans les écrits du Moyen Âge (et même de temps plus proches), et Antonio paraît avoir rédigé ses souvenirs assez longtemps après les événements. Il l’a fait dans une forme simple et dénuée d’art, mais qui n’en est que plus piquante dans sa naïveté et qui sent encore, en plein XVe siècle, comme le remarque M. Morpurgo, « la schiettezza trecentista ». On lira certainement avec plaisir les extraits que je vais donner de son récit, bien que la traduction leur enlève forcément une bonne partie de leur grâce :

 

À l’honneur et gloire de Dieu tout-puissant en Trinité, Père, Fils et Esprit-Saint, et de Marie toujours vierge et de toute la cour céleste de Paradis, moi, pauvre pécheur ou pour mieux dire grand et habituel et large pécheur, je ferai ici record dans ce mien volume d’une des choses les plus merveilleuses que peut-être par aventure la plus grande partie de ceux qui vivent aujourd’hui aient jamais entendues. Et c’est avec grande peur que j’ai pris la plume pour écrire et faire record de ces choses si merveilleuses, craignant que les gens n’y prêtent pas foi, et c’est très craintivement que je m’y applique. Mais je prends courage, et j’invoque pour mes vrais témoins Dieu et les autres habitants du ciel, et ensuite les quelques personnes qui vivent encore et qui ont vu une partie de ces choses que je vais raconter, et leurs noms se feront connaître au fur et à mesure que, en poursuivant cette œuvre, il y aura lieu de les nommer.

 

Après cette solennelle protestation de bonne foi, Antonio rappelle qu’un homme « appelé Giovanni Bottadio 54, autrement Giovanni servo di Dio (et c’est ainsi qu’il se fait nommer), fut dans ces contrées d’Italie et les parcourut toutes » vers les années 1310 à 1320, « et, ajoute-t-il, beaucoup d’anciens à qui j’ai parlé m’ont dit l’avoir vu et avoir parlé avec lui dans ce temps... Et depuis ce temps on ne l’a plus vu et on n’a plus entendu parler de lui en Italie ; et il va ainsi parcourant toute la terre ; et je trouve qu’il reste environ cent ans à revenir dans un pays. » C’est en effet en 1411 d’après ses souvenirs, mais en 1416 d’après les synchronismes qu’il fournit, que pour la première fois, non pas Antonio lui-même, mais son frère Andrea vit l’éternel voyageur. Le cadre dans lequel il le rencontra et le rôle qu’il lui vit jouer conviennent admirablement à la figure tourmentée de ce grand pécheur puni pour sa dureté de cœur, mais repentant et devenu secourable et pitoyable à tous, en même temps qu’ils nous présentent une scène comme il s’en passait souvent à cette époque. Aux environs de Noël, un habitant de Bologne, Giano di Duccio, qui s’était réfugié en Toscane au Borgo a San Lorenzo, « parce que les exilés de Bologne, surtout les Guidotti, l’avaient menacé de lui faire manger ses enfants par force de faim, comme étant l’ami de Luigi da Prato, gouverneur de Bologne », ce Giano donc voulut retourner à Bologne, pensant que les exilés n’avaient plus aucune chance d’y rentrer. Il se mit en route, accompagné d’Andrea, frère du narrateur :

 

Ils partirent du Borgo avec un cheval portant deux paniers et dans les paniers les deux fils de Giano, l’un appelé Duccio, âgé de douze ans, et l’autre Giovanni, âgé de huit ans, et Andrea guidait ce cheval chargé desdits enfants, et derrière allait Giano sur un gros cheval. Et arrivé sur l’Alpe, laquelle était chargée de neige, il survint une fortune de temps avec chasse-neige, si bien que les chevaux se faisaient avec la neige des brodequins aux pieds, et ils choppaient et même tombaient souvent, et les enfants étaient en grand péril... Et comme on se reposait un moment, survint ledit Giovanni Bottadio, et il passait marchant très fort ; pour quoi ledit Andrea l’appela et lui dit : « Frère, plaise-vous nous faire un peu de compagnie pour l’amour de Dieu, afin que ces enfants ne périssent pas ! » Et il était en habit de pinzochero du tiers ordre de saint François, mais il n’avait pas de manteau, et il n’avait qu’un soulier. Il répondit : « Oui bien, pour l’amour de Dieu ! » Et il partit avec eux, tenant les mains aux paniers, et Andrea menait le cheval à la main, et derrière Giano sur son dit cheval. Et allant ainsi, (et pourtant le péril était grand), ledit Giovanni serviteur de Dieu se tourna vers Guano et lui dit : « Veux-tu que je mette ces enfants en sûreté ? » Giano dit : « Oui, par Dieu ! » Giovanni dit : « Où voulons-nous arriver ce soir ? » Giano dit : « À Scaricalasino. » Giovanni dit : « Or sus, au nom de Dieu ! » Et il prit les enfants à son cou, un sur chaque épaule, et leur dit : « Prenez-moi aux cheveux, et tenez-vous bien. » Il avait abaissé son chaperon, et, ayant ainsi fait, il se mit en route, et, parce que son soulier l’embarrassait, il le jeta, et il partit, et en peu de temps ils le perdirent de vue. Il arriva [à Scaricalasino] à l’auberge d’un hôte qui a nom Capecchio, et il posa les enfants devant le feu, et il se mit à l’aise, lui et les enfants, et il fit tuer une couple de bons chapons, et ils étaient déjà mis au feu et le pot bouillait, quand arriva Giano, qui croyait sûrement avoir perdu ses fils, et qui fit grande fête, et un bon bout de temps après arriva Andrea. Et le temps venu, s’étant mis à table et ayant soupé, revenus près du feu, cuisant des châtaignes et discourant avec grand plaisir, Giano se tourna vers ledit hôte, et lui dit : « Comment vont les affaires ? » Il répondit : « Petitement ; et j’ai ces filles (il en avait deux grandes), et je n’ai pas le moyen de les doter et de les marier. » Sur quoi ledit Giovanni serviteur de Dieu se mit à rire 55, et Giano demanda : « De quoi riez-vous ? » Il dit : « Je ris parce que celui-là vous conte des bourdes ; il dit qu’il fait peu d’affaires, quand de Bologne à Florence il n’y a pas d’auberge mieux achalandée et qui fasse plus que celle-ci ; il dit qu’il n’a pas de quoi marier ou doter ses filles, et je dis qu’il a muré dans un trou de cette maison 240 florins d’or, en sorte qu’il les peut très bien marier, et il ne le fait pas par avarice et mauvaise inclination, et il s’en repentira. » Capecchio, l’hôte, répondit : « Je crois que j’ai logé des bateleurs. » Et on échangea beaucoup de paroles, l’un niant, l’autre affirmant, puis on alla reposer. Et Giano étant déjà au lit avec ses fils [mais Giovanni non, car il ne dormait jamais dans un lit 56], Giano dit à Giovanni : « Est-ce vrai ce que vous dites, qu’il a ces deniers dans le mur ? » Giovanni dit : « Tu les as près de ta tête à moins de deux brasses, et si tu veux les voir je te les ferai voir. » Giano dit qu’il le croyait sans le voir. La nuit passée, on se mit en point de partir, et Capecchio prit par la main ledit Giovanni et le tirant à part lui dit : « Donnez-moi conseil pour ma conduite. » Et il lui dit : « Marie tes filles, autrement je t’annonce qu’elles tourneront mal. » Et il promit de le faire, et il le fit par la suite. – Et j’ai dit tout cela jusqu’à présent afin que vous entendiez comment les choses secrètes sont pour lui manifestes ; et maintenant nous parlerons d’affaires plus importantes.

 

Ces grandes affaires, où Giovanni montra mieux encore son omniscience, sont les affaires de Bologne. Giano di Duccio, comme on l’a vu, y rentrait sans crainte, croyant le parti des Guidotti dépourvu de toutes chances de revanche : Giovanni lui annonça que dans dix jours les exilés seraient redevenus maîtres de la ville ; mais en même temps il lui donna des conseils et un « bref » grâce auxquels il n’aurait rien à craindre d’eux, et tout se passa comme il l’avait prédit.

Antonio ne nous dit pas dans tout cela comment Andrea et Giano avaient reconnu leur mystérieux compagnon, qu’il désigne d’emblée comme Giovanni Bottadio, et ne nous apprend pas s’il s’était fait connaître à eux ; mais Andrea l’avait invité à venir le voir à Florence ou au Borgo. C’est ce qu’il fit l’année suivante, après avoir été à Vicence (où on voulut le pendre comme espion, mais où les plus grosses cordes cassèrent, si bien que le capitano le relâcha) visité la Marche Trévisane, Venise et la Marche d’Ancône. Il ne fit que passer au Borgo, non sans avoir fait une prédilection surprenante et qui se réalisa dans le mois 57, mais il resta plus longtemps à Florence.

 

Il vint à Florence dans ma maison, dans le quartier degli Alberti da San Romeo, où tout le monde accourait pour le voir, et entre autres y vint messer Lionardo d’Arezzo 58, chancelier de la Seigneurie, et il resta avec lui dans ma pauvre maison trois heures ou plus à discourir. Et en descendant, messer Lionardo fut interrogé par plusieurs citoyens sur ce qu’il pensait de cet homme, et il répondit : « Ou c’est un ange de Dieu, ou c’est le diable, car il a toutes les sciences du monde, il connaît toutes les langues et les mots les plus rares de toutes les provinces. » Et il n’en dit rien d’autre.

 

Voilà tout ce qu’on nous raconte de la première visite de Giovanni à Florence, qui ne paraît avoir été que d’un jour ; il revint une autre année au mois de mai, et toujours chez notre narrateur.

 

Tout le monde venait pour le voir, et Peruzzi, et Ricasoli, et Busini, et Morelli, et Alberti, et autres, proches ou lointains. J’avais peur que les planches de ma maison, qui était petite et vieille, ne rompissent, et je dis ma crainte à tous, en ajoutant : « Ce soir il ira loger ailleurs. » Ils attendirent alors patiemment l’heure où il devait sortir, pour le voir, et il arriva une si grande multitude de gens que toute la place des Alberti et toutes les rues se remplirent. Et vers les deux heures du soir vint une grande troupe envoyée pour lui par la Seigneurie, entre autres Richard, commandeur, et Maso del Fante, massier, et quatre sergents, et nous sortîmes avec lui de ma maison, Bartolomeo mon frère et moi, avec beaucoup de torches, et nous traver sâmes toute cette foule si serrée que nous pouvions à peine passer, et pourtant nous ne fûmes vus de personne. Ô Dieu vrai, combien tes œuvres sont admirables !... Et le matin la Seigneurie voulut le voir, et il fut conduit au Palais, et ils tirèrent de lui beaucoup d’informations 59. Et, ayant pris congé, il partit de Florence et alla vers la Pouille et la Sicile.

 

Cependant les curieux qui étaient restés à attendre jusqu’à minuit étaient fort désappointés, et ils eurent grande peine à croire le récit que leur fit Antonio. L’un d’eux, Giovanni Morelli, jura que, si Giovanni se trouvait en lieu sur lequel il eût juridiction, il verrait bien s’il s’en irait ainsi par l’air. Mais l’année suivante Giovanni vint en effet au Mugello, dont Morelli était devenu vicario, et il déjoua tous les efforts que celui-ci fit pour le forcer à venir le trouver. Il y alla enfin de son plein gré ; le soir venu, Morelli, sous prétexte de l’honorer, le fit mettre « dans une honnête prison, qui est une bonne chambre, laquelle est dans le roc sous le fondement de la tour, et dans laquelle sont deux fenêtres toutes petites, avec du fer très gros et si serré qu’un rat n’y passerait pas, et une porte basse de grosses planches toutes bardées de gros fer avec une grande serrure » ; mais le lendemain il n’y avait plus personne, et Morelli retourna à Florence assez humilié, mais consolé par la promesse que lui avait faite Giovanni, et qui se réalisa bientôt, que sa femme, jusque-là stérile, allait lui donner un fils.

Trois fois encore Giovanni vint à Florence, étonnant toujours les gens par ses révélations sur ce qu’ils croyaient le plus secret. La seconde fois il se logea dans une auberge et fit demander Antonio, assurant qu’il était chez lui, bien que son frère Bartolomeo sût qu’il était parti le matin pour un voyage de plusieurs jours ; mais le hasard avait voulu qu’il frit revenu à l’improviste, en sorte que Bartolomeo, qui avait perdu du coup toute confiance en Giovanni, trouva son frère à la maison, à son grand émerveillement, et l’amena à son étrange ami.

 

J’allai chez lui, qui avait ordonné un dîner très large, avec beaucoup de poissons 60, et il était déjà à table quand j’arrivai. Il me fit mettre à table, et nous mangeâmes de grand cœur, et quand je voulus payer, l’aubergiste ne le voulut en aucune façon 61 ; ce fut Giovanni qui paya, quoi que j’en eusse. Nous allâmes à la maison, et, comme c’était samedi, je lui demandai en grâce de se laisser laver la tête par moi, ce qu’il voulut bien, et je la lui lavai en grande révérence, et il en sortait une grande odeur. Et quand sa tête fut essuyée, je commençai à parler, et je lui demandai de m’accorder une grâce que je voulais de lui. Il dit : « Demande ! » Et je lui dis : « C’est que vous me répondiez bien clairement, et que vous disiez si vous êtes Giovanni Bottadio. » Il me répondit que nous faussions le mot. « Comment cela ? » lui dis-je. « Il faut dire, me répondit-il, Giovanni Battè-Iddio, c’est-à-dire Giovanni frappa Dieu. Quand Jésus gravissait la montagne où il fut mis en croix, et que sa mère avec d’autres femmes en grandes lamentations et plaintes allait derrière, il se retourna pour leur parler et s’arrêta quelque peu ; sur quoi ce Giovanni le frappa par derrière dans les reins, et dit : Va vite ! Et Jésus se tourna vers lui : Et toi, tu iras si vite que tu m’attendras 62. Et celui-là est ce Giovanni que vous dites. » Et je lui dis : « Est-ce vous ? » Il me répondit : « Antonio, ne cherche pas plus avant ! » Et là-dessus il baissa les yeux, et il laissa tomber quelques larmes, et il ne dit plus rien. Et il partit et s’en alla. – Et il y en a qui disent et qui affirment qu’il sera le troisième témoin des faits du Seigneur ; car il y en a deux dans le paradis terrestre, c’est Énoch et Élie 63, et en terre il y a ce Giovanni. – Il va, et il ne peut rester que trois jours dans une province, et il marche vite, visible ou invisible ; et il a à dépenser à son plaisir, bien qu’il aille dégarni, sans bourse et sans sac ; il porte seulement la tunique avec un chaperon, il est ceint d’une corde, et nu-pieds le plus souvent ; il arrive aux auberges et mange et boit du bon 64, puis il ouvre la main et laisse tomber ce que l’hôte doit recevoir, et tu ne vois jamais d’où lui vient l’argent, et jamais il ne lui en reste 65. Il a toutes les trois sciences, hébraïque, grecque et latine, et il connaît tous les langages et a à sa disposition tous les mots les plus choisis de toutes les provinces, en sorte que s’il parle avec des Florentins tu diras qu’il est né et nourri à Florence, et ainsi avec des Génois et avec des Bergamasques et avec des Siciliens, et avec des gens de n’importe quel autre lieu, si bien que c’est une chose de grande admiration que le fait de cet homme.

 

La dernière fois que cet homme extraordinaire vint voir son ami Antonio, la femme de celui-ci était gravement malade, et les médecins comme les parents et les amis engageaient Antonio à se résigner sans garder d’espoir.

 

Et ledit Giovanni étant arrivé chez moi, je le menai dans la chambre pour qu’il vît ma peine, et en ce moment ma femme délirait. Et Giovanni me réconforta et dit : « Elle guérira ; je te ferai un bref. » Il le fit et dit : « Pends-le lui au cou avec révérence de Dieu. » Et je le fis, et aussitôt elle sortit du lit saine comme si elle n’avait jamais eu de mal : Dieu en soit loué ! Et avec ce bref j’ai guéri beaucoup de malades de diverses maladies. Je l’ai prêté à qui ne me l’a jamais rendu : Dieu lui pardonne ! – Et Giovanni, quand il partit, m’embrassa, ce qu’il n’avait jamais fait. Je m’étonnai, et je lui dis : « Est-ce que je ne vous reverrai plus jamais ? » Il me répondit : « Jamais avec les yeux corporels. » Il s’en alla. Il vint au Paradiso 66, où les frères le mirent en prison et voulaient le livrer à l’autorité 67, mais la nuit il s’en alla invisible, et les frères restèrent avec leur courte honte. Et depuis il n’est plus revenu dans ce pays.

Et il va ainsi vagabondant par le monde, et il ira jusqu’à ce que Dieu vienne juger les vivants et les morts en sa majesté dans la vallée de Josaphat. Puisse-t-il prier pour nous, que Dieu nous pardonne nos péchés et nous conduise au ciel ! Amen !

 

À ceux qui douteraient de la véracité de l’excellent Antonio et de la présence en Toscane, à l’époque indiquée, d’un personnage jouant le rôle de Giovanni Buttadeo, M. Morpurgo offre un second témoignage, également inédit et qui vient pleinement confirmer le premier. Le Florentin Salvestro Mannini écrivait alors au jour le jour tout ce qui lui semblait digne de remarque ; il consignait volontiers dans son journal, dont il ne nous est parvenu que des extraits, les prédictions, surtout politiques, dont il était avide comme la plupart de ses contemporains, celles par exemple « d’une possédée de Sienne appelée Gostanza et qui a au corps les démons Sforzo et Braccio », ou celles « d’un ermite, frère mineur, qui se tient là-haut dans l’Alpe à Stamberliche », ou celles de l’abbé don Simone Mattei de Santa Liberata. « Souvent, ajoute M. Morpurgo, après l’événement, le brave homme annotait la prophétie, écrivant en marge : Il a dit vrai, ou Il n'a pas dit vrai ; et de ce que ce dernier cas était le plus fréquent il ne résultait ni pour lui ni pour les autres la moindre diminution de foi. » Or, le 23 juin 1416, Mannini, étant podestat à Agliana, vit Giovanni servo di Dio et lui posa plusieurs questions sur l’avenir prochain, et Giovanni lui donna des réponses qu’il enregistra pieusement, par exemple : « Je lui demandai ce qui arriverait du fait de l’empereur, et il me dit que nous n’eussions pas de crainte, et que s’il passait nous le fissions passer sans encombre et que s’il voulait de notre argent nous lui en donnassions, et que nous fissions en sorte qu’il nous confirmât la possession de Pise, et que nous ne fissions de ligue avec personne contre lui ni contre d’autres, et que nous attendissions paisiblement, parce que les cieux et Dieu étaient avec nous. » « Parmi les prophéties relevées par Mannini, celles de Giovanni, dit M. Morpurgo, sont les plus modérées et les plus raisonnables », comme on peut en juger par celle-ci, que l’éditeur compare, non sans raison, à un « article de fond » dans quelqu’un de nos grands journaux. En général, notre homme se montre avisé, intelligent et sagace ; il est bien Italien, tout Juif et cosmopolite qu’il se prétend. M. Morpurgo remarque que, plus prudent que ses confrères d’Arménie ou d’Allemagne, il évite de donner des détails sur les scènes de la Passion et remplace ces narrations dangereuses par un silence éloquent et des larmes. Mais il faut dire aussi que ces détails, on paraît les lui avoir fort peu demandés : les bons Toscans qui assiègent la maison où il loge et manquent d’étouffer sur la place sont bien plus curieux de savoir de lui comment tourneront leurs affaires privées ou publiques, combien ils ont encore à vivre, si leur femme leur donnera un fils ou s’ils guériront de leur maladie, que de lui entendre raconter le drame du Golgotha. Il se tire d’ailleurs fort habilement d’affaire avec eux. La première fois qu’il vint au Borgo, comme on l’accablait de semblables questions, « avec peu de révérence et bestialement », il se tourna vers le podestat et lui dit : « Voyez tous ces gens qui m’interrogent ; s’ils savaient ce que je sais, ils s’attristeraient beaucoup, et il y en a qui pleureraient à chaudes larmes, car, avant que vous sortiez d’office, tel qui est dans cette foule sera pendu en ce lieu même, et cela arrivera sans faute. » Et un mois ne se passa pas « qu’un garçon appelé Ercole, qui passait pour le meilleur garçon qu’il y eût là, fut pendu en ce lieu même, comme l’avait dit Giovanni serviteur de Dieu. » Un tel accident ne devait pas être fort difficile à prévoir, et il était possible aussi, avec quelque connaissance en physiognomonie, de surprendre l’apothicaire Giunta Galetti comme le fit notre Juif Errant. Giunta demanda audit Giovanni conseil sur sa conduite. Giovanni serviteur de Dieu répondit : « Tâche d’être aussi bon que tu passes pour l’être ! » Et Giunta voulant en demander plus, il lui dit : « Tu sais et je sais !... » Et il s’approcha de son oreille et lui dit en secret ses péchés, que personne que Dieu et lui ne connaissait, et il lui dit de s’amender, sinon qu’il finirait mal. » Les conseils de Giovanni sont partout excellents, pacifiques et pleins d’une très bonne morale, et s’il a fait quelques dupes, comme on ne peut guère en douter malgré sa réserve à l’égard d’Antonio, il a pu aussi exercer en plus d’un cas, grâce au prestige qui l’entourait, une salutaire influence.

Pour nous, il nous intéresse surtout comme un document vivant sur la légende dont il a prétendu se faire le héros. Ce qu’il racontait de lui-même nous sert à connaître quelques traits de cette légende telle qu'il l’avait évidemment apprise avant d’avoir l’idée de l’exploiter, et la crédulité qu’il rencontra partout nous montre combien cette légende, avec le nom de Jean Boutedieu, qui est probablement d’origine franco-palestinienne, était populaire en Italie au XVe siècle. C’est une très intéressante contribution à l’histoire poétique du Juif Errant que nous devons à M. Morpurgo, et au mérite de la publication d’un document vraiment curieux, il a joint celui d’un commentaire aussi agréable que savant.

 

 

Gaston PARIS, Légendes du Moyen Âge,

Hachette, 1904.

 

 

 

 

 

NOTES

 

1. Graesse, Die Sage vom ewigen Juden, 1re éd., Stuttgart, 1845, 2e éd., 1861, p. 94, cite une légende, mais nous n’avons pu la vérifier ; le livre espagnol de Ducos, Historia del Judio errante, mentionné dans la Bibliographie biographique d’OEttinger, n’est sans doute qu’une traduction du livret populaire français.

2. Schoebel, La légende du Juif Errant, Paris, 1877.

3. Voyez Coran, sur. XX, v. 89 ss. ; Graesse, p. 94 ; Schœbel, p. 57.

4. Graesse, p. 94.

5. Fierabras, v. 1186 ss.

6. Voyez Pitré, Fiabe, Novelle e Racconti popolari siciliani, III, 46 ; IV, 397.

7. Pitré, Canti popolari siciliani, II, 368.

8. Droscher, De duobus testibus vins passionis dominicœ, Jena, 1668, § 4 ; Magnin, Causeries et Méditations, t. 1, p. 104.

9. Graesse, p. 76.

10. Graesse, p. 100.

11. Nisard, Histoire des livres populaires, 2e éd., I, 477.

12. Graesse, p. 126.

13. Schoebel, p. 42.

14. Dict. de la Bible, II, 472.

15. Romania, VI, 578.

16. Au reste, Wolf, qui rapporte cette rencontre au n° 534 de ses Niederländische Sagen, ne dit pas où il a pris cette date.

17. Elle ne diffère de la nôtre qu’en ce que le Juif rencontre un seul bourgeois et que la scène est à Dunkerque.

18. Graesse, p. 127 ; Schoebel, p. 44.

19. Schultz, De Judaeo immortali, Kœnigsberg, 1689, § IX.

20. Praxis Alchymiae, Francf., MDCIV, p. 637.

21. Droscher, § 8.

22. Voyez Champfleury, Histoire de l’imagerie populaire, 69, p. 82.

23. Schoebel, p. 68.

24. Cette assertion est rectifiée dans la seconde étude. – Cf., Le Juif Errant, seconde étude (1891).

25. Graesse, p. 127.

26. Schoebel, p. 82.

27. Un critique allemand, M. F. Helbig, a écrit une étude spéciale sur tous les poètes de son pays qui se sont essayés à mettre en scène le Juif éternel (Berlin, 1874) : ce n’est qu’un magasin de curiosités.

28. Le Cartaphilus (puis Joseph après son baptême) dont un archevêque arménien parla en 1228 à Saint-Albans (et à Tournai, mais sans le nommer) n’est pas un vrai Juif Errant ; il était portier du prétoire de Pilate et certainement regardé comme un Romain.

29. Je n’avais pas remarqué que ce nom, inséré dans la notice qui accompagne d’ordinaire l’image populaire du Juif, provenait de cette source. Les lettres du prétendu espion turc, écrites en italien par Jean-Paul Marana, parurent en français à Paris en 1684 (et souvent depuis), puis en anglais et en allemand ; voir la page 62, les numéros 91, 94 et l’addition, p. 431, de l’excellent ouvrage de M. L. Neubauer, Die Sage vom ewigen Juden (Leipzig, 1884). Au reste, bien que la prétendue lettre de l’espion turc porte la date de 1644 (du quatrième jour de la première lune), il est certain quelle n’a été écrite par Marana qu’en 1684 ou peu auparavant : le style et le ton suffisent à le prouver.

30. Cette orthographe par ae, qui a fait rapprocher le nom du juif de Thaddaeus, n’a aucune importance ; elle provient de l’édition d’Augsbourg de Bonatti (voir ci-dessous), où elle est fautive ; Bonatti avait certainement écrit Buttadeus.

31. Pour tout concilier, un livre populaire allemand a supposé qu’il s’appelait originairement Ahasvérus, mais qu’il avait pris le nom de Buttadaeus au baptême : c’est simplement une adaptation de la double désignation de Cartaphilus-Joseph.

32. Nuova Antologia, t. XXIII (1880), p. 413.

33. Romania, t. X, p. 242-216 ; t. XII, p. 112.

34. Voir note 50.

35. Dantzig, 1602, numéro VIII de la liste dressée par M. Neubauer (p. 70-71). Quoique cette édition paraisse être la seule conservée qui fasse mention de « Guido Bonatus » et de « Johannes Buttadaeus », il est probable que cette notice a dû être souvent reproduite.

36. Assises de Jérusalem, t. 1, p. 570. L’éditeur des Assises ne fait aucune remarque sur ce nom, et ne le mentionne pas à la table ; aussi n’avait-il attiré l’attention de personne.

37. Archiv für slavische Philologie, t. V, p. 398 ; t. VIII, p. 321.

38. A. Thomas, Notice sur un recueil de mystères provençaux, dans les Annales du Midi, t. II, p. 389.

39. Le mystère provençal de la Passion, encore inédit, qui est contenu dans un ms. bien connu appartenant à M. Didot (voir P. Meyer, Introduction à Daurel et Beton), ne fait pas exception.

40. On pourrait même se demander si Botadieu n’est pas simplement une à épithète de Malcus, et si l'on ne retrouverait pas là l’identité primitive supposée de ces deux personnages ; mais c’est très peu probable. Botadieu, avant son action funeste, figurait sans doute dans le mystère sous le nom de Jean, qu’il porte toujours ailleurs.

41. L’Ebreo errante in Italia, par M. S. Morpurgo, Florence, 1890.

42. T. 1(1887), p. 34-44.

43. D’après une note de M, Omont dans le tome II du Catalogue des bibliothèques des départements, page 419, ce traité, malgré ses défauts, devait être inséré dans le tome III des Archives de l’Orient latin.

44. M. Morpurgo cite un passage assez analogue, mais moins intéressant par sa forme, dans le voyage de Ser Mariano de Sienne, fait en 1431. Après avoir parlé de la porte par où Jésus sortit pour aller au Calvaire, il ajoute : « Dicesi che qui era quello che è chiamato Johanni Botadeo, e dixe per dispecto a Jhesù : Va’ pur giù, che tu n’arai una tua, una ! Rispose l’umile Jhesù : Io andaro : tu m’aspecterai tanto che io torni. Non ci è perdonanza. »

45. Le texte porte 341, mais Guillaume de Nangis, qui reproduit ce passage, donne 361, qui est préférable : Jean des Temps aurait vécu de 778 à 1439.

46. Voir Liebrecht, Zur Volkskunde, p. 107.

47. Il a d’ailleurs prétendu corriger le nom (d’après quels documents, je l’ignore) : Sub hoc tempus obiit Johannes a Stampis, quem per errorem a Temporibus multi vocarunt ob diuturnam vitam. Et pour diminuer le merveilleux de l’histoire, il propose de supposer que ce personnage avait vécu non sous Charlemagne, mais sous Charles le Simple : « nec 360 sed circiter 160 (lisez 210 circiter) annorum vitam ei contigisse, id quod eliam consenescente mundo magnum et memorabile sit. » (Cité par Graesse, Der Tanhäuser und der ewige Jude, Dresde, 1861, p. 117.)

48. Il serait mort alors vers 1030, et il y aurait eu bien longtemps, au XIVe siècle, qu’il n’aurait pu être rencontré par des « simples » et pris pour Jean Boutedieu.

49. Voir Liebrecht, l. c.

50. Voir le passage impayable de Tommaso Tusco, chroniqueur du XIIIe siècle, cité par M. A. d’Ancona dans les Rendiconti de l’Académie des Lincei (séance du 17 mars 1889). Tusco avait vu Richard en 1231 et avait pieusement cru toutes ses histoires : Et in his omnibus divinam nobis est attendere majestatem, quam in omnibus et ex omnibus collaudemus, quae facit magna et inscruptabilia quorum non est numerus. Le même Guido Bonatti qui parle de Buttadeo avait vu Richard, qui dicebat se fuisse in curia Caroli Magni et vixisse quadragentis annis... Vidi Ricardum Ravenne era Christi millesima ducentesima vigesima tertia. (Cité dans Neubauer, p. 111.) C’est à cause de cela qu’on a souvent allégué « Guy Donatus » comme ayant vu ce survivant de l’époque de Charlemagne. (Voir Liebrecht, l. c.). Il est remarquable que dans ce que le bon Tusco nous rapporte des récits de Richard, il n’y a rien qui se rattache à l'épopée française.

51. Je ne doute pas en effet que ce ne soit de lui qu’il s’agisse dans un passage d’Albéric des Trois-Fontaines que j’ai cité jadis (Hist. poét. de Charlemagne, p. 323) en corrigeant, comme il faut le faire (et comme ne l’a pas fait le dernier éditeur), Guidonius en Gaidonius : In Apulia mortuus est hoc anno (1234) quidam senex dierum, qui dicebat se fuisse armigerum Rollandi Theodricum, qui dux Guidonius dictus est, et imperator multa ab eo didicit. (Monum., Germ., SS., t. XXIII, p 936). La tradition orale, qui avait amené cette notice à Albéric, avait naturellement substitué le célèbre écuyer de Roland à l’écuyer inconnu d’Olivier.

52. C’est proprement M. A. Gherardi qui a trouvé dans les liasses Strozzi, à l'Archivio di Stato de Florence, la relation d’Antonio di Francesco di Andrea.

53. Mentionnons aussi les vers de Cecco Angiolieri, cités par M. Morpurgo d’après un manuscrit, et qui nous montrent la même locution familière qu’emploie Philippe de Novare. On sait la haine féroce que ce poète bizarre, con temporain et ennemi de Dante, nourrissait contre son père, et qu’il a exprimée dans de nombreux sonnets, qui sont assurément au nombre des productions les plus extraordinaires de la poésie. Dans l’un d’eux il s’écrie : « La haine cruelle et violente que je porte avec juste raison à mon père le fera, j’en ai peur, vivre autant que Botadeo. » Le manuscrit a che Giovanni Botadeo, et cette glose prouve que le scribe connaissait la locution avec le nom entier, réduit par le poète pour le besoin de son vers.

54. Antonio écrit Vottadio ou Bottadio, mais c’est une simple variante graphique, qui ne prouve rien pour un rapprochement avec Giovanni de Voto-a-Dio.

55. M. Morpurgo remarque à propos de ce trait que Giovanni se comporte ici autrement que le Juif Errant ordinaire, qui ne rit jamais (non plus que Cartaphilus). Il rapproche le rire ironique de Giovanni de celui de l'uomo selvaggio dans un récit populaire italien ; mais l’anecdote ici racontée rappelle surtout le rire de Merlin (autre homme sauvage), à propos des contradictions qu’il est seul à voir entre les apparences et la réalité.

56. Ce trait ne se retrouve pas textuellement ailleurs, mais il est impliqué dans celles des versions de la légende qui condamnent le Juif au mouvement perpétuel, ce qui n’est pas le cas pour le nôtre.

57. Il est dit ici que, quand la population du Borgo sut que Giovanni Bottadio était là, elle accourut en foule ; il s’était donc nommé, ou Andrea (qui n’est pas mentionné ici) lavait désigné ?

58. C’est le célèbre Léonard Bruni, dit Léonard Arétin, homme véritablement docte et dont l’admiration pour le savoir du prétendu Buttadeo est assez étonnante. Mais était-elle bien sérieuse ?

59. Il est probable que le prétendu Buttadeo, qui parcourait sans cesse l’Italie, observait pas mal de choses et savait en tirer parti à l’occasion, ce qui explique à la fois qu’on l’ait traité à Florence avec tant de ménagements et qu’on ait voulut le pendre comme espion à Vicence.

60. C’était un samedi, comme il est dit plus loin.

61. Comme le remarque M. Morpurgo, l’aubergiste est évidemment influencé à son insu par Giovanni ; de même les soldats qu’avait envoyés Morelli pour le prendre (voir ci-dessus) perdent à sa vue toute énergie.

62. Ces paroles sont visiblement altérées, soit par Giovanni, soit par Antonio, soit par le copiste. Quant à la prétention de Giovanni de corriger le nom altéré de Jean Boutedieu, elle est absurde, et prouve simplement que le verbe buttare n’était pas usité dans le pays dont ce personnage parlait naturellement la langue.

63. On sait que, d’après un passage bien connu de l’Apocalypse, le Moyen Âge a cru qu’Énoch et Élie attendaient dans le paradis terrestre le jour du jugement.

64. Ahasvérus et Cartaphilus sont au contraire très sobres dans leur manger.

65. Ce don merveilleux est plus commode que les fameux cinq sous de notre Laquedem, ou les cinco plaquetas du Juan Espera-en-Dios espagnol. Il est curieux que Giovanni n’ait jamais demandé d’argent à Antonio.

66. Monastère voisin de Florence, habité par des Brigidiens.

67. M. Morpurgo remarque que la robe de franciscain du tiers ordre, dont Giovanni était couvert, n'était sans doute pas étrangère à ce mauvais vouloir des frères du Paradiso, et il présente, au sujet des rivalités de ce genre qui se produisaient souvent, d'intéressantes réflexions.

 

 

 

 

 

 

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