La Légende du Tannhaüser 1

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gaston PARIS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand Richard Wagner, en 1842, composa son drame musical de Tannhäuser, il n’était pas encore en pleine possession de toutes les idées qu’il devait plus tard saisir et réaliser avec tant de force, mais elles flottaient déjà dans son esprit, et il avait au moins indiqué, dans le Vaisseau fantôme, celle qui les domine et les résume toutes et qu’il devait plus puissamment incarner dans le Tannhäuser. Je veux parler de cette conception grandiose d’après laquelle la musique, étroitement unie à la poésie et sortant de la même âme, doit être l’interprétation la plus profonde et la plus pathétique du mystère de la destinée humaine, suspendue entre l’amour et la mort, entre l’égoïsme et le sacrifice, entre l’aspiration idéale et la fascination des sens. La musique se prêtait à ce rôle transcendant par son pouvoir unique de soulever au fond des cœurs toutes les vagues des passions humaines et de les apaiser en même temps, de faire tout pressentir sans rien expliquer nettement, d’être ce qu’il y a dans l’art à la fois de plus intime et de plus général, de plus expressif et de plus indéfini. Le drame musical devenait ainsi une sorte de religion : aux plus sublimes révélations des mystères purificateurs il pouvait opposer les orgies les plus déchaînées des bacchanales ; il célébrait sous mille formes diverses la lutte de l’homme et contre les forces aveugles de la nature et contre son propre cœur.

C’est dans les mythes traditionnels, dans les vieilles légendes populaires que cette âme de musique et de poésie étroitement unies devait, d’après Wagner, trouver à s’incorporer. Là, en effet, s’étaient traduites, en des symboles d’autant plus précieux qu’ils étaient à demi inconscients, cette même angoisse de la destinée, cette même recherche du bonheur, cette même lutte entre le désir individuel et l’ordre immuable, cette même succession d’ardent espoir et de morne désenchantement, d’immolation de soi-même et d’immolation des autres, qui constituaient pour le cœur agité et pour la pensée inquiète du maître le drame éternel de la vie humaine comme le drame passager de sa propre vie. L’histoire, où ces éléments ne sont pas moins en jeu, ne lui semblait pas se prêter aussi bien à fournir la base de l’interprétation rêvée : elle précise trop les caractères et les faits, en même temps que les événements y sont trop fortuits et ne naissent pas des données psychologiques et morales, tandis que les mythes et les légendes, n’étant que l’incarnation d’idées et de sentiments, subordonnent nécessairement les événements à ces données mêmes. En outre, le poète est beaucoup plus libre avec les légendes qu’avec l’histoire : il lui suffit de s’inspirer de l’idée qu’il croit y reconnaître ; il la développe ensuite à sa guise, comme ont fait à travers les siècles ceux qui nous les ont transmises en les variant à l’infini. Il fallait s’adresser au Moyen Âge plutôt qu’à l’Antiquité. Les chefs-d’œuvre classiques ont leur perfection en eux-mêmes : la poésie n’ose pas les transformer, la musique qu’on leur ajoute n’est qu’un ornement accessoire, un lierre qui s’enroule autour d’une colonne. Au contraire, le Moyen Âge a produit en masse des œuvres imparfaites, où des idées profondes, des pressentiments sublimes ont pris des formes souvent vagues et imprécises qui permettent à l’imagination moderne de les interpréter et de les compléter à son gré.

Le Moyen Âge que Wagner voulait faire revivre, en le transfigurant par le sentiment moderne, c’était le Moyen Âge allemand. Il croyait sentir en lui l’âme germanique des anciens temps, et il rêvait de lui donner une pleine conscience d’elle-même, de remplacer par une voix claire et puissante le naïf et mystérieux bégaiement de son enfance. Mais ici se place un de ces « malentendus féconds » dont aimait à parler Renan. Plusieurs des sujets que Wagner a traités avec amour parce qu’il les croyait profondément allemands ne le sont pas. Il les a bien pris dans des poèmes allemands du Moyen Âge, mais ces poèmes étaient traduits ou imités du français. Tel est le cas pour Tristan et Iseut, pour Perceval, sans doute pour Lohengrin. À vrai dire, derrière la forme française copiée dans les poèmes allemands on entrevoit pour ces thèmes une forme primitive bien plus ancienne, mais elle n’est pas germanique, elle est celtique, elle est née dans cette race poétique par excellence, dont faisaient partie les Gaulois, nos pères, à laquelle appartiennent aujourd’hui les Irlandais, les Gaëls d’Écosse, les Gallois d’Angleterre et les Bretons de France. C’est dans l’imagination rêveuse, mélancolique et passionnée de cette race que se sont élaborées, sinon formées, – car beaucoup d’entre elles remontent à un passé plus lointain encore, – les plus belles fictions du Moyen Âge. Elles se sont perdues dans leur langue originaire, mais au XIIe siècle, ayant exercé sur les Français une incomparable fascination, elles prirent une forme française où elles se modifièrent notablement, et passèrent ainsi, grâce à l’influence extraordinaire de la poésie française, dans tous les pays de l’Europe et notamment en Allemagne.

 

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La légende du Tannhäuser a une histoire analogue, bien que l’intermédiaire français y fasse défaut. La source directe où Wagner l’a puisée n’est pas, cette fois, un poème allemand du XIIe siècle ; c’est une chanson populaire sensiblement plus récente. Il l’avait trouvée chez Henri Heine, auquel il devait déjà le thème du Vaisseau fantôme. « Quel admirable poème ! – avait dit Heine en parlant du vieux Volkslied qu’il reproduisait et dont il devait écrire plus tard une sorte de parodie à moitié bouffonne, à moitié pathétique. – Avec le cantique du Grand Roi (c’est le roi Salomon que je veux dire), je ne connais pas de chant plus enflammé d’amour que le dialogue entre dame Vénus et le Tannhäuser. Cette chanson est comme une bataille d’amour ; il y coule le plus rouge sang du cœur. »

Wagner s’éprit aussi de cette légende, où il trouvait, comme Heine, un thème éminemment dramatique. Le problème qu’il y sentait obscurément formulé revient souvent dans son œuvre et se posait au fond de sa propre nature, à la fois très sensuelle et très idéaliste. C’est la lutte qui se livre dans le cœur entre deux formes de l’amour, l’amour charnel et passionné, l’amour pur et idéal ; Tannhäuser ne peut longtemps, même aux bras de Vénus, se contenter du premier, mais quand il l’entend dénigrer par des gens qui ne sauraient en comprendre les ivresses, il proteste avec toute l’ardeur de son imagination et de ses souvenirs. La conciliation se ferait par la tendresse d’Élisabeth, qui saurait apaiser et épurer les flammes trop dévorantes de celui qu’elle aime, si l’imprudent défi jeté par Tannhäuser à toutes les conventions sociales ne mettait entre elle et lui une barrière qui ne peut se briser sur terre. C’est par le sacrifice volontaire d’Élisabeth que cette barrière est renversée, mais seulement dans le ciel, c’est-à-dire en dehors de la réalité humaine et présente.

Voilà ce que le poète-musicien a trouvé dans la légende du Tannhäuser, et cette conception est émouvante, humaine et dramatique. Mais elle est étrangère à la légende. Celle-ci n’est qu’une variante – relativement assez moderne – d’un thème très antique et très répandu, l’aventure du mortel qui, grâce à l’amour d’une déesse, pénètre tout vivant dans la région surnaturelle où brille un éternel printemps, où règne un immuable bonheur.

Une des formes de ce thème se distingue des autres en ce que le héros, après avoir joui quelque temps – souvent pendant des siècles qui lui ont paru des jours – des voluptés du pays enchanté où il a eu la merveilleuse chance d’être accueilli, éprouve le besoin de revoir le monde des vivants, y reparaît en effet, et finit par rentrer dans le séjour féerique où l’attendent l’amour et l’immortalité. C’est à cette classe qu’appartient la légende qui fait le fond de la chanson de Tannhäuser ; seulement elle remplace la nostalgie tout humaine des vieux contes païens par le sentiment nouveau du « péché », et elle présente comme un acte de désespoir le retour du héros dans le « paradis » infernal. Le rêve de volupté est devenu un mystère de perdition ; le sort du héros, qui remplissait d’enthousiasme et d’envie les auditeurs primitifs, est aux yeux des hommes du Moyen Âge un objet d’horreur et d’effroi, tout en gardant un périlleux attrait pour les âmes.

Wagner a, autrement encore, remanié la légende : il n’a pas laissé s’accomplir le retour désespéré de Tannhäuser ; il l’a remplacé par un dénouement édifiant, où la religion, l’amour et la pureté d’âme triomphent des forces de l’enfer ; la dissonance tragique et douloureuse qui terminait le vieux chant s’est transformée en un accord céleste, où les voix des anges font taire les derniers appels des démons.

C’est à une autre source que Wagner avait puisé cet élément purificateur et consolant, qui était absent, tout comme le personnage d’Élisabeth, de la légende même du Tannhäuser.

 

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Cette légende, en effet, ne lui a point paru suffisante pour lui fournir tout son drame. Il y a mêlé celle de la « guerre poétique de la Wartburg », qui n’a rien à faire avec elle.

Un poème assez bizarre de la fin du XIIIe siècle nous raconte qu’au commencement de ce même siècle, chez le landgrave Hermann de Thuringe, – dans ce beau château de la Wartburg qui rappelle tant de souvenirs et qu’on a si brillamment restauré, – cinq « chantres d’amour » soutinrent contre un sixième, Henri d’Ofterdingen, une lutte poétique où celui-ci, vaincu, appela à son aide le magicien Klingsor. Cet Henri d’Ofterdingen, d’ailleurs inconnu, a donné lieu, de la part des érudits allemands, à toutes sortes de conjectures : l’un d’eux avait proposé, dès 1838, de l’identifier au Tannhäuser. Wagner a-t-il connu et adopté cette conjecture ? L’idée a fort bien pu lui venir à lui-même. Pour cette partie de son œuvre, il s’est largement inspiré d’une fantastique et ultra-romantique nouvelle d’Hoffmann, Henri d’Ofterdingen, où le mystérieux Minnesinger de la Wartburg est représenté comme ayant une nature à moitié satanique, où une chanson lascive célèbre les joies indescriptibles du séjour de Vénus, et où la belle Mathilde, nièce du landgrave, se sent gagnée par les accents audacieux d’Ofterdingen, qui remplissent d’horreur et d’indignation les représentants du pur amour chevaleresque : c’est, on le voit, tout le second acte du drame ; Mathilde est devenue Élisabeth, en empruntant un reflet mystique à l’auréole de la sainte qui devait être la belle-fille du landgrave Hermann, et Henri d’Ofterdingen a été remplacé par Tannhäuser, auquel le poète a même laissé le prénom d’Henri. Wagner a ainsi, avec une remarquable habileté, « corsé » le thème principal de son œuvre. Du même coup, il a mis au premier plan le problème qu’il voulait traiter, l’opposition de l’amour idéal à l’amour charnel. Mais il en est résulté, dans le caractère du héros, quelque incohérence, et, dans la donnée même du drame, quelque incertitude. Au lieu d’aller droit à Rome, pour se purifier de son péché, en sortant du Venusberg, Tannhäuser s’y rend parce que sa criminelle aventure a été, par sa faute, révélée à tous, et pour en revenir digne de l’amour d’Élisabeth : dès lors, le miracle de la grâce octroyée par Dieu malgré le pape perd sa vraie signification, et le salut final du pécheur semble dû beaucoup plus aux prières et à la mort d’Élisabeth qu’à son propre repentir. Ce salut même, qui satisfait les spectateurs, est moins grandiose et moins émouvant que le dénouement terrible et mystérieux du vieux lied, la rentrée de Tannhäuser, désespéré, dans le paradis infernal qui se referme à jamais sur lui.

 

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L’histoire du chevalier Tannhäuser, de son séjour et de sa rentrée dans le Venusberg n’apparaît pas en Allemagne avant le milieu du XVe siècle. En 1453, un rimeur appelé Hermann de Sachsenheim écrivit un long poème sur la montagne enchantée où règnent tous les plaisirs dans un éternel printemps, et où Vénus tient sa cour avec son époux le Tannhäuser : cela suppose que déjà la légende existait avec ses traits essentiels. À la même époque à peu près appartient un petit poème dans lequel Tannhäuser exprime son repentir d’être allé dans le Venusberg et raconte le refus du pape Uubain IV de lui pardonner ; il espère néanmoins obtenir sa grâce par l’intercession de la Vierge. La même inspiration miséricordieuse semble animer un petit poème dialogué, aussi du milieu du XVe siècle, où Tannhäuser, dans la montagne, déclare à Vénus, malgré ses objurgations, qu’il va la quitter et qu’il compte, pour obtenir son pardon, sur Jésus-Christ et sa douce mère. Mais c’est au XVIe siècle seulement que remonte la belle chanson populaire qui a fait la célébrité de la légende, et qui lui a donné sa forme la plus poétique en traduisant par un gracieux et profond symbole le dur refus de pardon du pape et le blâme infligé par Dieu même à son représentant.

Cette chanson existe, sous des formes assez diverses, en haut-allemand, en bas-allemand, en néerlandais, en danois ; on la trouve dans des manuscrits et des imprimés des XVIe et XVIIe siècles ; on en a recueilli de nos jours, en Suisse et en Autriche, de précieuses variantes orales. Voici une traduction de ce naïf chef-d’œuvre que Heine mettait à côté du Cantique des Cantiques 2 :

 

Tannhäuser était un bon chevalier,

Et il désirait voir des merveilles ;

Il voulut entrer dans la montagne de Vénus,

Où elle est avec d’autres belles femmes.

 

Une fois qu’une année fut passée,

Ses péchés commencèrent à lui faire peine :

« Vénus, noble dame fine,

Je veux me séparer de vous.

 

– Sire Tannhäuser, je vous aime,

Vous ne devez pas l’oublier ;

Vous m’avez juré par serment

De ne pas vous séparer de moi.

 

– Dame Vénus, je ne l’ai pas juré,

Cela je le conteste ;

Si quelqu’un d’autre le disait,

J’invoquerais le jugement de Dieu.

 

– Sire Tannhäuser, que dites-vous là ?

Il vous faut rester parmi nous.

Je vous donnerai une de mes compagnes

Pour être toujours votre femme.

 

– Si je prenais une autre femme

Que celle que j’ai dans la pensée,

Au feu de l’enfer

Il me faudrait brûler éternellement 3.

 

– Vous parlez tant du feu de l’enfer,

Et pourtant vous ne l’avez pas senti ;

Pensez à mes lèvres rouges

Qui rient à toute heure.

 

– Que me font vos lèvres rouges ?

Je ne m’en soucie pas 4

Donnez-moi congé, noble dame,

De votre corps orgueilleux.

 

–Tannhäuser, ne parlez pas ainsi !

Revenez à d’autres pensées :

Allons dans ma chambrette,

Et jouissons du noble jeu d’amour !

 

– Votre amour m’est devenu déplaisant ;

Je devine vos mauvaises pensées :

Je vois au feu de vos yeux

Que vous êtes une diablesse 5… »

 

Il partit ainsi de la montagne

Dans le trouble et le repentir.

« Je veux aller à Rome

Et me confesser au pape.

 

Me voilà joyeusement en route :

Que Dieu me protège toujours !

Je vais trouver le pape Urbain,

Voir s’il pourrait me sauver.

 

Ah ! pape, mon cher seigneur,

Je vous avoue en pleurant le péché

Que j’ai commis dans ma vie,

Comme je vais vous le raconter.

 

Je suis resté pendant un an

Auprès d’une dame nommée Vénus.

Je veux me confesser et recevoir une pénitence,

Savoir si je pourrais voir Dieu. »

 

Le pape tenait à la main un bâton sec ;

Il le ficha en terre 6 :

« Aussi bien que ce bâton peut verdoyer

Tu peux obtenir la grâce de Dieu 7 ! »

 

Il repartit de là

En trouble et en douleur :

« Ah ! Marie, pure Vierge mère,

Il me faut me séparer de toi 8 ! »

 

Il rentra dans la montagne,

Pour toujours jusqu’à la fin :

« Je retourne auprès de ma dame si tendre,

Puisque Dieu m’y renvoie. »

 

« Soyez le bienvenu, Tannhäuser !

Je vous ai attendu longtemps.

Soyez le bienvenu, cher sire,

Mon amant choisi entre tous ! »

 

Le troisième jour était venu,

Quand le bâton se mit à verdoyer :

Le pape envoya par tous pays

Savoir ce qu’était devenu Tannhäuser.

 

Il était rentré dans la montagne,

Il avait choisi son amour,

Et à cause de cela le quatrième pape Urbain

Fut perdu pour l’éternité.

 

Aucun pape, aucun cardinal

Ne doit damner un pécheur :

Que le péché soit aussi grand qu’il voudra,

Dieu peut toujours le pardonner 9.

 

Il y a dans ce beau poème, si pénétrant avec son allure elliptique, son dialogue passionné, son mélange d’ardent paganisme et de mysticisme chrétien, divers éléments à distinguer. D’abord le fond de la légende : un mortel entre dans le royaume d’une déesse, s’arrache aux délices qui l’y enchaînent, revient à la région des humains et finit par retourner auprès de celle qu’il avait quittée ; – puis la couleur religieuse donnée à son aventure, à son départ et à son retour ; – la doctrine d’après laquelle il n’y a pas de si grand péché dont le repentir n’obtienne le pardon ; – enfin le symbole par lequel s’exprime cette pensée : – ces éléments appartiennent soit au folklore de presque tous les peuples, soit aux conceptions les plus chères des peuples du moyen âge catholique ; – il y a enfin un élément spécialement allemand, qui se marque uniquement par le nom du héros et par celui du Venusberg.

Il a existé au XIIIe siècle un Minnesinger appelé le Tannhäuser, dont les chansons, écrites souvent d’un style bizarre et pédantesque, offrent un singulier mélange de joie de vivre et de piété, de licence et de repentir. Est-ce à cause de cela qu’on en a fait le héros de notre légende ? On ne lisait plus guère au XVe siècle les poésies des Minnesinger, et rien d’ailleurs dans celles du Tannhäuser ne suggérait l’idée d’une aussi fantastique aventure. Mais si le poète n’était plus connu directement, son nom était resté célèbre parmi les Meistersänger. Il y avait un ton, c’est-à-dire une forme rythmique et musicale, qui se rattachait à une des formes inventées par lui, et qui fut longtemps employé avec deux variétés, « le ton court » et « le ton long » de Tannhäuser. Les plus anciennes poésies où apparaisse la légende sont composées « dans le ton long de Tannhäuser », et l’introduction de ce nom dans la merveilleuse histoire n’a peut-être pas d’autre cause. On a cependant pensé que c’était bien le Minnesinger du XIIIe siècle qui en était le héros. « La légende, dit un savant critique, dut entourer de bonne heure le poète vagabond ; le pécheur repentant, dans la chanson populaire, adresse son cri d’angoisse au pape Urbain IV, et cela s’accorde bien avec l’époque où vécut le Tannhäuser historique 10. » Cet accord même paraît suspect : la légende ne connaît guère de telles précisions. Il n’est pas d’ailleurs aussi complet qu’il en a l’air. Le Tannhäuser paraît être né vers 1200, et nous n’avons aucune trace certaine de lui passé 1255 ; admettons même qu’il ait vécu jusqu’au temps du pape Urbain IV (1261-1264) : est-ce à un sexagénaire qu’on aurait attribué l’aventure du Venusberg ? Je crois bien plutôt que le nom du pape Urbain est venu d’Italie avec la légende elle-même 11, et que par un motif quelconque, peut-être simplement pour remplir un vers, on l’a spécifié « quatrième 12 ».

Le nom du Venusberg est propre aussi à la légende allemande, mais il n’y a pas de raison de croire qu’il appartient à une ancienne tradition. On ne le rencontre pas en Allemagne antérieurement à la légende du Tannhäuser elle-même, et il paraît être simplement le produit d’une substitution du nom de Vénus à celui de la Sibylle, moins connu 13. On a dit, il est vrai, que Vénus n’était ici que le prête-nom d’une vieille divinité nationale, Holda ou Berchta ; mais il est aujourd’hui démontré que Holda et Berchta ne sont pas d’anciennes divinités germaniques, que leurs noms n’apparaissent pas avant le XIVe siècle, et qu’elles n’ont rien de commun avec Vénus. On a voulu aussi reconnaître dans la Vénus de notre légende la déesse germanique de l’amour, Freia ; mais rien, dans ce que nous savons sur cette épouse de Wotan, ne nous la montre en possession d’un royaume souterrain où elle attire les mortels. La « basse mythologie » allemande connaît des montagnes où habitent des êtres surnaturels, et où l’on voyait des entrées de l’enfer ; mais ce sont des séjours d’effroi et non de volupté. Le Venusberg souvent mentionné dans la littérature allemande des XVe et XVIe siècles provient sans doute de notre légende et n’est nulle part bien défini : il n’a pas de localisation propre ; c’est seulement dans notre siècle qu’on s’est plu à l’identifier avec une montagne de Thüringe, le Horselberg. Vénus a d’ailleurs si bien remplacé la Sibylle, en Allemagne, dans notre légende que les Allemands, au XVe siècle, s’enquéraient en Italie de la « montagne de Vénus », que personne n’y connaissait, et arrivaient à la retrouver, par une sorte de divination, dans la « montagne de la Sibylle », dont les Italiens racontaient des choses toutes pareilles 14.

Le Venusberg et le Tannhäuser écartés, reste la légende religieuse. Celle-ci ressemble tellement à la légende italienne sur la Sibylle qu’il faut que l’une provienne de l’autre. Dans toutes deux, nous voyons le héros s’arracher, par remords, aux délices du « paradis » souterrain où il a pénétré ; dans toutes deux, il se rend de là directement à Rome et demande l’absolution au pape, qui la lui refuse ; dans toutes deux, il retourne, désespéré, à la montagne fatale, et les messagers du pape, envoyés pour lui annoncer qu’il est pardonné, arrivent trop tard. Certains traits, conservés seulement dans quelques variantes du Lied, augmentent encore la précision de ces rapprochements : une chanson suisse nous dit que, quand Tannhäuser était chez « dame Frene », un an lui semblait un jour, tout comme au héros de La Sale ; une autre, suisse également, rapporte que, le dimanche, les belles dames de la montagne « sont des vipères et des serpents », comme les habitantes du paradis de la Sibylle. Il faut noter que ces traits archaïques se trouvent dans des chansons qui appartiennent à une région intermédiaire entre l’Allemagne et l’Italie 15.

Le seul critique qui, jusqu’à ces derniers temps eût rapproché de la chanson allemande le récit d’Antoine de La Sale, Alfred de Reumont, croyait que c’était la légende allemande qui avait pénétré en Italie. M. Soderhjelm pense aussi que la légende du Tannhäuser a été apportée au Monte della Sibilla par ces visiteurs allemands que mentionne La Sale et dont le bon Arnold de Harff fut le dernier. Mais cette hypothèse soulève de grandes difficultés. Il faut admettre, en effet, que deux légendes presque pareilles, comprenant également des traits forts particuliers, comme la métamorphose des habitants de la montagne en serpents et le voyage à Rome du pécheur repentant, s’étaient formées indépendamment en Allemagne et en Italie, et qu’elles se sont fusionnées dans l’histoire racontée à La Sale par les gens de Montemonaco ; la légende allemande aurait donné au pape un rôle odieux parce que Urbain IV était l’ennemi des Staufen, tandis que la légende italienne, représentée par Guerino il Meschino, aurait attribué au pape un rôle bienveillant et fait absoudre par lui le héros de l’aventure. Cela ne paraît pas vraisemblable. Le récit de Guerino est bien plutôt, comme je l’ai dit, une variante édifiante de l’histoire originaire : si Guerino reçoit l’absolution du pape, cela s’explique fort bien, puisqu’il a résisté aux séductions de la Sibylle.

Mais la présence même de ce récit dans un roman écrit en Toscane avant la fin du XIVe siècle nous fait remonter, pour la légende italienne, à une époque bien plus reculée que celle où apparaissent en Allemagne les premières allusions à l’aventure du Tannhäuser. Je crois donc, pour ma part, que la légende, dans sa forme religieuse, s’est constituée en Italie et a de là passé en Allemagne. Dans la version qu’Antoine de La Sale recueillait en 1420 à Montemonaco, nous voyons, comme dans la chanson allemande, le pape refuser l’absolution au visiteur de la caverne enchantée, s’en repentir ensuite, mais trop tard, et lui envoyer des messagers porteurs de sa grâce, qui n’arrivent qu’après qu’il est rentré pour toujours dans le royaume de perdition. Seulement la dureté du pape a été atténuée dans ce récit, – soit par Antoine, soit par ceux de qui il la tenait, – avec une visible gaucherie. Elle n’aurait été qu’apparente : le pape aurait eu dès le premier moment l’intention de pardonner, et c’est grâce aux machinations de son écuyer 16 que le chevalier, se croyant à tort condamné, serait retourné auprès de la Sibylle 17. C’est avec cette atténuation maladroite que la légende italienne passa en Allemagne, sans doute par l’intermédiaire de la Suisse. Le nom de la Sibylle y fut remplacé par celui de Vénus, et le Venusberg devint longtemps pour les Allemands un objet de terreur et de désir ; seulement, comme je l’ai dit, on ne savait où le placer : on le cherchait non en Allemagne, mais en Italie, peut-être par une vague réminiscence de l’origine de la légende. Quant au héros, sans doute anonyme dans les récits italiens, il reçut le nom de Tannhäuser, pour les raisons que j’ai essayé d’indiquer plus haut.

Est-ce aussi en Allemagne que fut ajouté à la légende le trait du bâton sec qui se couvre de verdure ou de fleurs 18, ce beau symbole qui donne tant de poésie au récit et lui a sûrement valu la plus grande part de son succès ? On peut le croire, car il manque dans tous les récits italiens et aussi dans les plus anciens textes allemands. Je ne le crois pas cependant. Si nous admettons que la façon dont La Sale présente le rôle du pape est une atténuation voulue, il s’en suit que dans la forme primitive le pape refusait pour de bon l’absolution et était averti ensuite par un miracle qu’il avait eu tort de la refuser. Ce miracle devait être celui que nous trouvons dans les chansons allemandes, le bâton sec qui reverdit ou fleurit, emblème du repentir qui transforme l’âme du pécheur. Comme le dit Dante en son admirable style, les prêtres ont beau maudire le pécheur,

Per lor maladizion si non si perde,

Che non possa tornar l’eterno amore,

Mentre che la speranza ha fior del verde 19.

Ce qui paraît impossible aux hommes, Dieu peut le faire, voilà ce que signifie ce symbole. C’est la mise en action, sous une autre forme, de la parole évangélique : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’être sauvé. – Aucun riche ne peut donc être sauvé ? – Rien n’est impossible à Dieu. »

Cet emblème du bâton desséché qui reverdit ou fleurit se retrouve dans quelques légendes pieuses ; c’est un produit charmant et spontané de l’imagination populaire. Déjà dans Homère, quand Achille jure par le bâton qu’il tient à la main et « qui ne portera plus de feuilles ni de branches et ne reverdira plus, car l’airain lui a enlevé son feuillage et son écorce », il veut certainement dire qu’il ne changera pas plus de résolution que le bâton ne reverdira.

La morale qui se dégage de la forme religieuse donnée à notre légende est une de celles que le Moyen Âge a le plus aimées, et il l’a souvent, comme ici, appliquée à des histoires auxquelles elle était d’abord tout à fait étrangère. C’est l’idée, éminemment catholique, qu’il n’est pas de si grand péché que Dieu ne pardonne à la confession et au repentir sincère. Les légendes de saint Grégoire, incestueux et parricide, de saint Jean Bouche d’Or, fornicateur et assassin, de Robert le Diable, chargé de tous les crimes, de bien d’autres saints, ne sont, dans leurs versions médiévales, que des illustrations de cette pensée. Ce qui est propre à la nôtre, c’est l’antagonisme qu’elle exprime entre l’inflexibilité de l’Église et l’infinie miséricorde de Dieu. Cet antagonisme donne au récit son caractère original et tragique, car on ne sait au juste si le héros est finalement pardonné ou s’il sera, par la faute du pape, damné irrémissiblement. Il rentre, il est vrai, dans le paradis infernal, et semble par là renoncer au vrai paradis ; mais le miracle du bâton peut signifier qu’il est néanmoins sauvé, et qu’au jugement dernier, quand s’accomplira la destinée des hôtes de la montagne mystérieuse, il aura la joyeuse surprise de se trouver rangé à droite, tandis que le pape qui l’a témérairement condamné ira subir dans l’enfer la peine de sa présomptueuse dureté. Il semble cependant que ce ne soit pas tout à fait là l’esprit de la légende, et que l’ami de la Sibylle doive, par la damnation, expier sa désespérance, – le seul péché impardonnable, car Judas lui-même, s’il s’était sincèrement repenti, attrait obtenu sa grâce, – comme le pape expiera son manque de foi en la clémence divine.

C’est en Italie que la légende doit avoir pris cette forme religieuse, qui s’est localisée à la montagne de la Sibylle, où sans doute on ne logeait d’abord qu’une voyante et non une séductrice. Le voyage de Rome semble l’indiquer : des monts Sibyllins à Rome la route n’est pas longue, et on prétend même que, par un temps clair, on peut, de leurs hauteurs, apercevoir le dôme de Saint-Pierre. L’esprit du récit convient au génie italien, et nous avons vu que dès le XIVe siècle, et sans doute même dès le XIIIe, ce récit devait exister en Italie avec ses traits essentiels. La légende du Tannhäuser, telle qu’elle apparaît en Allemagne au XVe et au XVIe siècles, n’est donc pas d’origine allemande ; elle remonte à la légende du Monte della Sibilla, dont nous pouvons constater l’existence à une époque bien plus ancienne.

 

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La légende italienne n’est d’ailleurs, nous l’avons vu, que l’adaptation aux idées chrétiennes d’un thème antérieur au christianisme. Ce thème paraît de formation celtique, et il a dû être apporté en Italie, avec bien d’autres, des bords lointains de l’océan britannique. Il contient, si on veut le presser, un problème psychologique plus haut et plus vaste que la lutte de l’amour sensuel et de l’amour pur, un problème que Wagner touche en passant lorsqu’il nous montre Tannhäuser, au milieu des délices du séjour de Vénus, aspirant à la lutte et à la souffrance humaines. C’est le problème même du bonheur, que l’humanité, depuis qu’elle pense, qu’elle sent et qu’elle songe, se pose toujours et n’arrive pas à résoudre.

Le héros de notre légende est accueilli dans un séjour où tous les maux de la terre sont inconnus, où le temps s’écoule sans faire sentir sa fuite, sans amener les dégradations de la vieillesse et la menace, chaque jour plus voisine, de la mort, où toutes les jouissances, ici laborieusement conquises, disputées à la souffrance, précaires et fugitives, sont données sans mélange et obtenues sans travail, où l’amour, enfin, « le seul bien d’ici-bas », est à la fois éternel et toujours nouveau. Mais dans ce « paradis », dans cette « terre de la joie », dans ce « pays de l’éternelle jeunesse », il éprouve au bout de quelque temps la satiété de voluptés sans lutte, d’une vie sans activité et sans travail ; il ressent l’impérieuse nostalgie de la vraie vie humaine avec ses désirs rarement satisfaits, avec ses peines qui assaisonnent les joies, avec ses efforts qui donnent du prix aux résultats atteints... Ainsi ce bonheur parfait que l’âme humaine rêve toujours, elle a beau le construire librement d’après son rêve, dès qu’elle essaie de le réaliser, elle sent qu’elle ne saurait en jouir.

Le sentiment qui est au fond des vieux mythes sur le séjour de la joie sans mélange s’est retrouvé – tant il est vraiment humain – dans l’âme du poète philosophe qui, de nos jours, a essayé, sans recourir à ces mythes et sans les connaître, de donner, lui aussi, un corps à notre rêve de bonheur. Sully Prudhomme nous montre deux amants, – il a réuni dans son paradis deux êtres qui s’aimaient sur terre, et cela est plus délicat et plus touchant que les amours du mortel, dans les vieilles légendes, avec une déesse ou une fée, – il nous les montre, – en un séjour où est rassemblé tout ce qui peut charmer les sens et l’âme, où il n’y a ni douleur, ni fatigue, ni mal d’aucun genre, où le besoin de savoir est satisfait aussi bien que celui de sentir, – jouissant d’abord avec ivresse et de tout ce qui les entoure et de leur amour que rien ne menace plus. Mais bientôt la mélancolie se glisse dans l’âme de Faustus : il ne peut se contenter de jouir sans mériter, sans valoir ; il pense aux hommes, ses frères, qui gémissent encore sous le poids de l’ignorance, de la misère, de la douleur et du vice, et, d’accord avec sa chère Stella, il demande à retourner sur la terre, à reprendre la seule vie qui convienne à l’homme, celle où il y a de la lutte, de l’effort et du mérite.

La vague conception des anciens âges est ici singulièrement ennoblie par une pensée où ont passé le souffle de la philosophie idéaliste et la flamme de la charité chrétienne ; mais elle est essentiellement la même, et elle répond à l’éternelle antinomie qui fait le fond de la nature humaine. Elle semble au premier abord bien pessimiste ; à la méditer, elle apparaît consolante. Elle nous réconcilie avec notre destinée en nous montrant que cette destinée nous est imposée par notre nature et que nous en rêverions vainement une autre tant que nous garderons cette nature, dont nous ne pouvons nous défaire sans cesser d’être nous-mêmes. Elle nous fait accepter les fatigues, les incertitudes, les souffrances, la vieillesse, la mort, comme les données mêmes de notre condition ; elle nous rend plus précieuses les joies que nous arrachons à tant de menaces ; elle rehausse, enfin, en nous le sentiment de notre dignité méritant sans cesse par l’effort les biens que nous pouvons atteindre, nous nous sentons supérieurs à ce que seraient des bienheureux auxquels la félicité tomberait du ciel toute prête et toujours renouvelée, sans qu’ils fissent rien pour la conquérir par eux-mêmes.

Cette idée si profonde, où se mêlent d’une façon si poétique l’enchantement de l’espérance et le désenchantement de la réflexion, n’est à vrai dire que suggérée par le vieux conte, elle n’y est pas nettement indiquée, car il fait rentrer le héros, et pour toujours, dans le paradis qu’il a quitté. Encore moins a-t-elle pu être celle des premiers mythes, d’où ce conte s’est peu à peu développé, et qui ne connaissent pas même le retour passager du héros. À l’origine, il s’agissait sans doute simplement de la possibilité pour l’homme d’arriver, même avant sa mort, à la félicité dont quelques héros jouissent, après la mort, dans la « terre des bienheureux ». Plus anciennement encore, cette terre de la mort, devenue la terre de l’immortalité, n’était que le reflet du vague rêve qui se levait dans 1’âme enfantine des premiers hommes pensants lorsqu’ils voyaient le soleil disparaître derrière une montagne ou, au bout de l’horizon, se plonger dans la mer. Ils imaginaient le pays mystérieux où l’astre séjourne jusqu’à ce qu’il reparaisse de l’autre côté du ciel ; ils se plaisaient à y voir un monde enchanté, d’où l’astre éternellement jeune ressortait chaque jour aussi brillant, et où peut-être était réalisée cette félicité parfaite qui ne se trouve pas sur la terre. C’est ainsi que les rêves des vieux âges, passant de lieux en lieux, et de générations en générations, se colorent des pensées changeantes des époques, des races et des patries qui se les transmettent. L’antique « Hespérie », la terre que le soleil visite au-delà des mers du couchant, est devenue le pays féerique, peuplé de femmes d’une incomparable et éternelle beauté, où règne la félicité sans mélange. Des mortels y sont allés, et l’on en a vu revenir vivants quelques-uns qui y sont retournés pour toujours. Ailleurs, c’est dans une de ces montagnes qui semblent former la barrière de l’empire nocturne du soleil, qu’on a placé le palais de l’éternelle jeunesse. Le christianisme est venu : l’Église voit dans ce faux paradis un véritable enfer, et refuse d’absoudre le téméraire qui assure y avoir pénétré ; mais le peuple croit que Dieu aurait pardonné à celui qu’a égaré le rêve indomptable du bonheur. Et le poète philosophe de nos jours ne trouve que vanité dans le rêve lui-même, tandis que pour le dramaturge la lutte entre l’enfer et le paradis devient la lutte entre deux formes de l’amour... C’est toujours, sous des masques différents, le même visage qui nous apparaît, le même sphinx qui nous fascine. Nous voudrions accorder les joies éphémères de la vie avec une félicité plus parfaite et plus durable, la jouissance avec la noblesse morale, l’amour pur et dévoué avec la volupté aux appels puissants, et, ballottés entre nos inconciliables désirs, nous écoutons avidement et nous écouterons toujours les contes qui nous parlent, fût-ce pour nous faire frémir, de mortels comme nous qui ont pénétré, vivants, dans le monde de nos rêves et qui, revenus un moment parmi les hommes, ont pu leur en révéler quelques secrets.

 

 

Gaston PARIS, Légendes du Moyen Âge,

Hachette, 1904.

 

 

 

NOTES

1. On trouvera dans cet article le héros de la légende et du drame appelé tantôt le Tannhäuser, tantôt simplement Tannhäuser. C’est la première forme qui est la plus authentique : le Minnesinger dont nous ignorons le prénom n’était désigné, de son temps, que par le nom de la famille des Tannhausen, à laquelle il appartenait. Mais de bonne heure on a dit simplement Tannhäuser. J’ai ramené à cette forme consacrée les variantes (Tanhuser. Danhuser, etc.) qu’on trouve dans les documents anciens. – Je renvoie une fois pour toutes à l’excellente étude de M. Erich Schmidt, parue dans le numéro de novembre 1892 de la revue allemande Nord und Süd.

2. Je traduis la forme la plus ancienne, dont s’écartent peu les autres versions en haut-allemand, anciennement recueillies ; j’indiquerai en note quelques variantes des versions bas-allemande, néerlandaise, danoise et suisses.

3. Dans la version suisse, Vénus promet « sa plus jeune fille ». La réponse de Tannhäuser (pareille dans toutes les versions) est peu claire : a-t-il une fiancée, ou veut-il parler de la Vierge Marie ?

4. Je passe ici huit vers qui répètent à peu près les précédents.

5. Je traduis ce quatrain d’après des variantes et j’omets ensuite trois quatrains qui appellent cependant quelques remarques. Vénus finit par donner congé à Tannhäuser et lui recommande de la célébrer ; la chanson ne donne pas de suite à cette indication, dont Wagner s’est inspiré pour la scène de la Wartburg. – Elle lui dit aussi : « Prends congé des vieillards », désignant sans doute les plus anciens des habitants de la montagne, auxquels, dans les habitudes courtoises du Moyen Âge, il devait demander congé avant de partir. S’appuyant sur la leçon d’une seule version (la plus ancienne, il est vrai) « du vieillard », – on a voulu trouver là la mention du « fidèle Eckart », personnage de la vieille épopée germanique qu’on trouve mêlé à quelques descriptions du Venusberg ; mais cela est tout à fait invraisemblable, Il est même possible que la variante danoise, qui dit : « Nous vous montrerons le chemin », ait ici conservé la forme primitive (voir le récit d’Antoine de la Sale). Dans un Meisterlied, qui est peut-être du XVe siècle, on lit : « Prends congé du vert rameau. »

6. Ce vers est emprunté aux leçons bas-allemande, néerlandaise et danoise.

7. La plupart des versions intercalent ici un quatrain qui ne va pas avec le reste : « Et si je vivais encore un an, – un an sur cette terre, – je ferais confession et pénitence – et gagnerais la grâce de Dieu. » Dans quelques-unes, cette pensée est suivie de malédictions contre les prêtres, qui perdent tant d’âmes que Dieu aurait volontiers sauvées.

8. Très jolie variante dans la version suisse : « Quand il sortit par la porte de la ville, ¾ il rencontra Notre Dame : – « Adieu, Vierge pure ! – Je n’ai plus le droit de te regarder ! » – La variante bas-allemande est d’une beauté antique : « Quand il arriva devant la montagne, – il regarda de tous côtés autour de lui : – « Adieu, soleil, – adieu, lune, – et aussi tous mes chers amis ! »

9. La fin est assez différente suivant les versions : la dernière strophe n’est que dans deux leçons. Les leçons bas-allemande et danoise ont supprimé la damnation du pape ; elles disent : « Le pape se chagrina beaucoup, – et il pria sans cesse – que Dieu exauçât le vœu de Tannhäuser – et lui pardonnât son péché. » La chanson néerlandaise intercale trois strophes, qui ne manquent pas de poésie, sur l’attitude de Daniel (c’est ici le nom du héros) quand il est rentré dans la montagne : il s’assied sans mot dire, et c’est en vain que Vénus lui offre un repas délicat et une coupe d’or : il ne boit ni ne mange ; elle fait danser devant lui sept jeunes filles rieuses : « Sire Daniel reste silencieux. » La chanson danoise ajoute deux quatrains édifiants sur les dangers de l’amour, prouvés par l’exemple de Danyser.

10. E. Schmidt, p. 179.

11. Antoine de la Sale hésite entre Urbain VI et Urbain VII.

12. On a cependant fait remarquer qu’Urbain IV, Français de naissance, avait été un adversaire passionné des Staufen et avait pu laisser une mauvaise réputation en Allemagne.

13. Il y a peut-être une trace curieuse de la pénétration en Allemagne de la tradition italienne sous sa vraie forme dans ce même poème de la Guerre de la Wartburg dont Wagner devait mêler le thème à l’histoire du Tannhäuser. On y parle de Félicia, fille de Sibylle, qui, avec Junon (!) et Arthur, vit dans une montagne. Cette Sibylle, mère de la Félicité, et son empire souterrain doivent provenir de la légende italienne. Or cette allusion remonte au XIIIe siècle.

14. Ils voulaient la retrouver partout. Le franciscain Jean Faber, qui fit, en 1485, un voyage en Terre Sainte qu’il a raconté dans son Evagatorium, la reconnaissait dans le mont Sainte-Croix, de Chypre, l’ancien promontoire d’Aphrodite : « Le bruit court parmi le peuple en Allemagne qu’un noble de Souabe, appelé le Danhuser, vécut quelque temps dans cette montagne avec Vénus. Pressé par le remords, il vint se confesser au pape, mais l’absolution lui étant refusée, il retourna dans la montagne et ne reparut plus. Il y vit, dit-on, dans les délices, jusqu’au jour du jugement... Pourtant Vénus est morte et damnée, sans aucun doute. » J’emprunte cette citation curieuse à Émile-Melchior de Vogüé, Syrie, Palestine, Mont Athos, p. 25.

15. Dans ces mêmes chansons, Frene offre à Tannhäuser une de ses compagnes, ou « sa plus petite fille ». C’est donc comme dans la version d’Antoine de La Sale ; dans la « vulgate » du Lied, elle lui donne elle-même son amour, mais il reste un vestige de la conception plus ancienne.

16. Tout le rôle inutile de l’écuyer a été ajouté pour amener cet incident.

17. On pourrait voir un indice de l’origine allemande du récit de La Sale dans le fait que le héros en est un chevalier allemand ; mais cela peut très bien avoir été ajouté par La Sale, qui voulait le reconnaître dans ce Hans van Bramburg qui avait si hardiment gravé sur le mur du vestibule : intravit. D’ailleurs il parle de personnages d’autres nations qui avaient aussi pénétré dans le paradis.

18. Il verdoie simplement dans la version la plus répandue, mais dans plusieurs chansons suisses et dans la chanson néerlandaise il porte des fleurs.

19. Purg., c. III, t. 45.

 

 

 

 

 

 

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