Les tableaux de
Mlle Hélène Smith
UN POINT D’INTERROGATION (?)
par
Henry PATTAY
Depuis longtemps j’entendais vanter les merveilleux tableaux de Mlle Hélène Smith, le médium bien connu, dont parle M. Flournoy dans son volume Des Indes à la planète Mars, quand un article élogieux de M. Hugues Le Roux, paru dans le Matin du 16 mai 1910, me décida à aller visiter cette exposition.
J’écrivis à Mlle Smith pour la prier de me recevoir et après quelques jours d’attente (car il y a foule chaque jour et c’est à chacun son tour d’être élu) je fus enfin reçu.
Par un bel après-midi ensoleillé, je me rendis au chemin Liotard ; en route, je me figurais que j’allais me trouver en présence d’une femme vivant d’une vie d’anachorète qui me citerait la Bible à tout propos. Tout au contraire, je fus introduit dans le salon par une personne respirant la santé à faire envie et après quelques minutes d’entretien je fus conquis par le charme tout simple de mon interlocutrice.
Mlle H. Smith est une personne comme une autre, rien ne décèle en elle les curieux phénomènes qui se produisent ; seuls, peut-être, ses grands yeux noirs ont un « je ne sais quoi » de troublant pour ceux qui la voient pour la première fois, mais la connaissance faite, on s’aperçoit que ses yeux sont un miroir tranquille, où se reflète une âme droite, sincère, âme qui passe sans crainte au milieu des luttes de la vie, grâce à la foi inébranlable qui la soutient. Ses yeux noirs, dis-je, sont d’une rare éloquence et quand elle se tait en vous regardant, il semble que la conversation continue et qu’elle devine vos pensées, tout comme ces portraits de famille, peints de la main d’un maître, vous forcent à baisser les yeux, tant ils donnent l’impression qu’ayant lu au fond de votre âme, ils vont raconter ce qu’ils ont découvert.
Avant de parler des tableaux, je vous avouerai, lecteurs, que, depuis ma première entrevue avec Hélène Smith, j’ai souvent repris le chemin de la Servette, toujours plus épris de l’œuvre, y découvrant chaque fois quelque chose de nouveau et apprenant maintes anecdotes sur le médium.
Hélène Smith n’a pas été une enfant banale ; dès sa plus tendre jeunesse, elle s’est imposée à ses parents par son caractère ferme et par sa manière originale de voir les choses.
À ce sujet, laissons-lui la parole sur quelques-unes de ses impressions enfantines.
« Nous avons gardé bien des années à notre service la nourrice de mon frère aîné ; c’était elle qui toujours me menait à la promenade. J’étais une originale petite fille aimant tout spécialement les nuances roses et rouges et ne voulant sortir qu’avec une robe de ces teintes. Je ne voulais m’asseoir dans la Promenade des Bastions que sur les bancs les plus propres, et si je n’en trouvais aucun à mon goût, je m’asseyais par terre sur mon mouchoir. Pour rien au monde, je n’aurais ramassé un objet dans la rue. Je n’aimais pas les enfants sales ou laids et si leurs vêtements étaient déchirés, je refusais de jouer avec eux ou de toucher à un de leurs jouets, tant et si bien qu’on m’avait surnommée la Petite Princesse. Je ne faisais aucun cas de ce titre et lançais des regards foudroyants à ceux qui m’interpellaient de la sorte. Dans le musée d’histoire naturelle, je n’aimais pas la salle des pièces anatomiques et des squelettes humains, mais seulement les animaux empaillés, les oiseaux et les papillons. J’adorais faire des robes à une série d’animaux de bois que me sculptait un ami de mon père. J’ai toujours eu une préférence très marquée pour les belles peintures et ma bonne a enregistré plusieurs scènes de larmes lorsque le peu de temps ne lui permettait pas de me faire entrer au musée Rath. Je pouvais rester longtemps à contempler une belle statue ou un beau tableau, je ne les quittais qu’à regret et il fallait m’arracher de la place où je m’étais presque incrustée. »
Toute petite, Hélène Smith eut des visions et entendit des voix mystérieuses. Quand elle en parla chez elle, sa mère crut qu’elle « rêvait » et si au matin elle racontait ce qu’elle avait vu ou entendu pendant la nuit, ses parents pensaient qu’elle avait eu un cauchemar ou le délire.
Souvent elle renferma dans son cœur de petite fille les douces images qui la hantaient ou les voix qui la prévenaient d’un danger, et cela de peur d’être grondée.
Il y avait pourtant là une question d’atavisme qui ne devait pas étonner ses parents. Son arrière-grand-mère avait eu des visions et était tenue dans son temps presque pour une sorcière. De sa grand-mère on ne sait rien, car elle mourut fort jeune. Sa mère eut une seule vision, à la mort d’une petite fille, sœur cadette d’Hélène. Je laisserai Mlle Smith nous raconter brièvement une de ses visions merveilleuses :
« Un jour j’étais assise à côté de ma mère et nous cousions toutes deux. Je levai tout à coup la tête et me mis à la fenêtre. Je vis distinctement arriver sur le chemin une amie de la maison qui portait une gerbe de fleurs. Je dis à maman : “Regarde donc, voici Mme V. qui arrive et t’apporte de belles fleurs.” Ma mère se leva, regarda à la croisée, mais ne vit point Mme V. “Décidément tu ‘rêves’, me dit-elle, et je m’aperçois que cela t’arrive fréquemment, mon enfant ; voyons, sois à ton ouvrage et ne t’occupe pas de ce qui se passe dehors.” Je baissai la tête et me remis à mon travail un peu honteuse d’avoir “rêvé”. Quelques heures après, un coup de sonnette retentissait et on annonçait la visite de Mme V. qui tenait une belle gerbe de fleurs sur son bras.
« L’heure à laquelle j’avais “rêvé” comme le prétendait ma mère, était celle même pendant laquelle les fleurs avaient été cueillies. »
Arrivons maintenant aux tableaux.
L’œuvre religieuse actuelle de Mlle Smith en comprend cinq, quatre du Christ et un de la Vierge. L’œuvre entière en comptera sept et le dernier lui restera en souvenir de son merveilleux travail, auquel elle a déjà consacré quatre années de sa vie. Toutes ces peintures sont à l’huile et sur bois ; elles sont exécutées au moyen des doigts et des ongles, rarement le pinceau intervient. Les deux premiers tableaux représentent, l’un une tête du Christ encore jeune, l’autre la tête de la Vierge. Les cadres ont aussi été faits d’après les visions. Celui du Christ est une reproduction du fronton du temple de Jérusalem ; celui de la Vierge est semé de fleurs de lis que lancent trois anges. Ces deux peintures ressemblent étrangement aux icones que les Russes placent dans des niches et devant lesquelles ils viennent réciter leurs prières. Sur un fond bleu clair se détachent les deux têtes qui n’ont rien du type juif. Le nez est droit, la bouche petite ; les beaux yeux de la Vierge sont calmes et pourtant vous pénètrent jusqu’au fond de l’âme. Le regard du Christ est magnétique ; il est si expressif que j’ai vu une jeune fille, ayant sur le cœur, je pense, quelque peccadille, se détourner et déclarer qu’elle ne pouvait soutenir la puissance de ces yeux troublants. Un détail qui a donné prise à beaucoup de critiques est le collier de pierres bleues que la mère de Jésus porte autour du cou. On croyait que la Vierge ne devait pas avoir d’ornements. Il ne faut pas oublier, et sur ce point beaucoup d’écrivains qui ont voyagé dans ces pays l’affirment, que les femmes galiléennes portaient toutes des colliers et quelquefois des ornements composés de coquillages multicolores.
Le troisième tableau est plus grand, il représente, grandeur naturelle, le Christ à genoux au Jardin des Oliviers. Sur un ciel d’un dégradé merveilleux, passant du rouge-sang par toutes les teintes exquises d’un superbe couchant, se détachent le vert-foncé des feuilles d’un figuier, placé près de Jésus. L’attitude de ce Christ en prière est saisissante. Dans ses yeux se lisent une tristesse et une angoisse impossibles à décrire, sinon par les paroles qu’il a dites à ses apôtres : « Je suis las comme vous, veillez et priez avec moi. » Mais les apôtres, fatigués, se sont endormis... et il reste là tout seul. Son regard est un reflet de son état d’âme, il crie combien son cœur souffre, et quand vous contemplez ce visage calme pourtant, quand vous devinez la lutte intérieure, il vous semble alors que les yeux s’emplissent de larmes. Ce tableau a pour lui un détail curieux : quand Mlle Smith en avait eu la vision, elle l’avait vu plus petit et, de ce fait, avait commandé une planche trop courte, si bien qu’après une de ses séances, elle s’aperçut en s’éveillant que le bas du paysage était peint sur le chevalet ; elle fit rapporter ce qui manquait et, dans la dernière séance de ce troisième tableau, le paysage fut terminé. Le quatrième comme le cinquième a 2 m. 60 de haut sur 1 m. 60 de large et nous montre le Christ crucifié.
Jésus va mourir... et il est là sur la croix, les pieds presque à niveau du tertre du Golgotha. Sa tête couronnée d’épines est penchée légèrement, à son front calme perle une sueur sanglante. Les yeux sont ceux d’un moribond, les dents sont serrées, seul le bas du visage est contracté par la souffrance. Outre les clous qui le rivent à la croix, une corde passe sur sa poitrine et une autre est enroulée deux fois à mi-jambes.
Derrière lui, la tempête est à son paroxysme : le ciel roule ses gros nuages noirs, il est zébré de longs éclairs. L’unique vêtement du Christ, enroulé autour de son torse, flotte, à moitié arraché par le vent violent. La lutte des éléments déchaînés est terrible, et ces nues embrasées, auxquelles l’œil attentif donne un mouvement, semblent se précipiter sur la terre pour l’anéantir et la punir du lâche meurtre qu’elle vient de laisser commettre.
Quand vous passez au cinquième et dernier tableau, après la vision cruelle du Calvaire, un apaisement se fait en vous. Jésus est ressuscité et se trouve au bord du lac de Tibériade. Il descend d’un sentier qu’on soupçonne aller se perdre dans les bois voisins et s’avance vers la grève dont les pierres blanches ont ce blanc mat des galets lavés et séchés par le soleil. Le paysage s’étend au loin entre quatre ou cinq vallonnements dorés par un coucher de soleil merveilleux. Le ciel est d’un fondu touchant au parfait ; l’œil essaie en vain de saisir une transition quelconque dans ces teintes qui se marient si intimement, il ne peut y arriver. La mosaïque de ce tout est si subtile et si harmonieuse qu’on dirait vraiment un magnifique coin du ciel descendu dans une humble chaumière.
À la droite du Christ, au premier plan, une barque est amarrée au rivage, on n’en voit que l’avant. Détail bizarre : la corde qui tient la grande voile trace un large sillon sombre sur le magnifique ciel d’Orient. Je crois que jamais un peintre n’aurait eu l’idée de couper ainsi un beau paysage, bien qu’ici ce cordage ne dérange aucunement l’harmonie du tableau. Le Christ de cette cinquième peinture est tout à fait différent des autres. La tête de Jésus, le Crucifié, le Christ à Gethsémani portent tous trois la barbe, le Christ sur la route d’Emmaüs est imberbe, et c’est une raison très plausible, pour laquelle les disciples qui le rencontrèrent ne le reconnurent pas au premier abord. Le regard n’a plus rien d’humain, on est frappé par quelque chose de supraterrestre ; son corps même semble immatériel. À gauche du Christ se détache un superbe profil de saint Luc. Il est assis à l’orientale sur le bord du sentier d’où descend Jésus. Il a reconnu le Maître et appelle les autres disciples qui doivent être ou dans la barque ou sur le rivage. Avec saint Luc, nous avons un pur type juif : le nez est légèrement arqué, le teint est olivâtre, une belle barbe noire lui allonge le visage. L’expression est radieuse : il est tout joyeux d’avoir le premier reconnu le Christ et, d’une main, d’un modèle parfait, il fait signe à ses amis d’arriver plus vite. De ce tableau, comme nous avons pu le remarquer, se dégagent une paix et une tranquillité sereines ; tout y est poésie et amour.
Avant de déposer une plume malhabile à dépeindre le charme mystique qu’on éprouve devant cette œuvre, je veux être le sincère interprète de tous ceux qui l’ont vue et remercier Mlle Smith de sa cordiale hospitalité. Sa maison est ouverte à tout le monde ; elle ne perçoit rien pour sa peine, se trouvant bien payée quand elle a pu faire plaisir à quelqu’un. Ils sont nombreux ceux qui sont venus frapper chez elle pour se reposer quelques heures dans cette oasis délicieuse et y respirer son atmosphère de réconfortante sérénité.
Henry PATTAY.
Paru dans Initiation en mars 1911.