Au bord des abîmes
par
Adrien PÉLADAN
... « Le vieil ordre européen expire ; nos débats actuels paraîtront des luttes puériles aux yeux de la postérité. Il n’existe plus rien : autorité de l’expérience et de l’âge, naissance ou génie, talent ou vertu, tout est nié ; quelques individus gravissent au sommet des ruines, se proclament géants et roulent en bas pygmées. Excepté une vingtaine d’hommes qui survivront et qui étaient destinés à tenir le flambeau à travers les steppes ténébreuses où l’on entre, excepté ce peu d’hommes, une génération qui portait en elle un esprit abondant, des connaissances acquises, des germes de succès de toutes sortes, les a étouffés dans une inquiétude aussi improductive que sa superbe est stérile. Des multitudes sans nom s’agitent sans savoir pourquoi, comme les associations populaires du moyen-âge : troupeaux affamés qui ne reconnaissent point de berger, qui courent de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l’expérience des pâtres durcis au vent et au soleil. Dans la vie de la cité tout est transitoire : la religion et la morale cessent d’être admises, ou chacun les interprète à sa façon. Parmi les choses d’une nature inférieure en puissance de conviction et d’existence, une renommée palpite à peine une heure, un livre vieillit dans un jour, des écrivains se tuent pour attirer l’attention ; autre vanité ; on n’entend pas même leur dernier soupir.
– « Un état où des individus ont des millions de revenu, tandis que d’autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n’est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice ?
– « L’état matériel s’améliore, le progrès intellectuel s’accroît, et les nations, au lieu de profiter s’amoindrissent : d’où vient cette contradiction ? C’est que nous avons perdu dans l’ordre moral. En tout temps il y a eu des crimes ; mais ils n’étaient pas commis de sang-froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. – Les corruptions de l’esprit, bien autrement destructives que celles des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n’appartiennent plus à quelques individus pervers : elles sont tombées dans le domaine public.
» Tels hommes seraient humiliés qu’on leur prouvât qu’ils ont une âme, qu’au-delà de cette vie ils trouveront une autre vie ; ils croiraient manquer de fermeté, de force et de génie, s’ils ne s’élevaient au-dessus de la pusillanimité de nos pères ; ils adoptent le néant, ou, si vous le voulez, le doute comme un fait désagréable peut-être, mais comme une vérité qu’on ne saurait nier. Admirez l’hébétement de notre orgueil.
» Voilà comment s’explique le dépérissement de la société et l’accroissement de l’individu. Si le sens moral se développait en raison du développement de l’intelligence, il y aurait contre poids, et l’humanité grandirait sans danger ; mais il arrive tout le contraire : la perception du bien et du mal s’obscurcit à mesure que l’intelligence s’éclaire ; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s’élargissent.
» Une cinquième partie de la terre, l’Australie, a été découverte et s’est peuplée ; un sixième continent vient d’être aperçu par des voiles françaises dans les glaces du pôle antarctique, et les Parry, les Ross, les Franklin, ont tourné, à notre pôle, les côtes qui dessinent la limite de l’Amérique au septentrion ; l’Afrique a ouvert ses mystérieuses solitudes ; enfin il n’y a pas un coin de notre demeure qui soit actuellement ignoré. On attaque toutes les langues de terre qui séparent le monde ; on verra sans doute bientôt des vaisseaux traverser l’isthme de Panama et peut-être l’isthme de Suez.
» L’histoire a fait parallèlement au fond des temps des découvertes ; les langues sacrées ont laissé lire leur vocabulaire perdu. Jusque sur les granits de Mesraïm, Champollion a déchiffré ces hiéroglyphes qui semblaient être un sceau mis sur les lèvres du désert et qui répondaient de leur éternelle discrétion. Que si les révolutions nouvelles ont rayé de la carte la Pologne, la Hollande, Gênes et Venise, d’autres républiques occupent une partie des rivages du Grand-Océan et de l’Atlantique. Dans ces pays, la civilisation perfectionnée pourrait prêter des secours à une nature énergique : les bateaux à vapeur remonteraient ces fleuves destinés à devenir des communications faciles, après avoir été d’invincibles obstacles ; les bords de ces fleuves se couvriraient de villes et de villages, comme nous avons vu de nouveaux États américains sortir des déserts du Kentucky. Dans ces forêts réputées impénétrables, fuiraient ces chariots sans chevaux, transportant des poids énormes et des milliers de voyageurs. Sur ces rivières, sur ces chemins, descendraient, avec les arbres pour la construction des vaisseaux, les richesses des mines qui serviraient à les payer ; et l’isthme de Panama romprait sa barrière, pour donner passage à ces vaisseaux dans l’une et l’autre mer.
» La marine, qui emprunte du feu le mouvement, ne se borne pas à la navigation des fleuves, elle franchit l’océan ; les distances s’abrègent : plus de courants, de moussons, de vents contraires, de blocus, de ports fermés. Il y a loin de ces romans industriels au hameau de Plancouët : en ce temps-là, les dames jouaient aux jeux d’autrefois à leur foyer ; les paysannes filaient le chanvre de leurs vêtements ; la maigre bougie de résine éclairait les veillées du village ; la chimie n’avait point encore opéré ses prodiges ; les machines n’avaient pas mis en mouvement toutes les eaux et tous les fers pour tisser les laines ou broder les soies ; le gaz resté aux météores ne fournissait point encore l’illumination de nos théâtres et de nos rues.
» Ces transformations ne se sont pas bornées à nos séjours : par l’instinct de son immortalité, l’homme a envoyé son intelligence en haut ; à chaque pas qu’il a fait dans le firmament, il a reconnu les miracles de la puissance inénarrable.... Mais quelles que soient les prospérités qu’il rêve en dernier résultat.... c’est mal prendre son temps que de vouloir, dans l’état actuel de notre société, remplacer les plaisirs de la nature intellectuelle par les joies de la nature physique. Celles-ci, on le conçoit, pouvaient occuper les loisirs des anciens peuples aristocratiques ; maîtres du monde, ils possédaient des palais, des troupeaux d’esclaves ; ils englobaient dans leurs propriétés particulières des régions entières de l’Afrique. Mais sous quel portique promènerez-vous maintenant vos loisirs ? Dans quels bains vastes et ornés renfermerez-vous les parfums, les fleurs, les joueuses de flûtes, les courtisanes de l’Ionie ? N’est pas Héliogabale qui veut. Où prendrez-vous les richesses indispensables à ces délices matérielles ? L’âme est économe, mais le corps est dépensier.
» – En définitive, mes investigations m’amènent à conclure que l’ancienne société s’enfonce sous elle, qu’il est impossible à quiconque n’est pas chrétien de comprendre la société future. – Et n’allez pas croire, comme quelques-uns se le figurent, que si nous sommes mal à présent, le bien renaîtra du mal ; la nature humaine dérangée à sa source ne marche pas ainsi correctement.
» – Au fond des combinaisons des sectaires actuels, c’est toujours le plagiat, la parodie de l’Évangile, toujours le principe apostolique qu’on retrouve ; ce principe est tellement entré en nous que nous en usons comme nous appartenant ; nous nous le présumons naturel, quoiqu’il ne nous le soit pas ; il nous est venu de notre ancienne foi, à prendre celle-ci de deux ou trois degrés d’ascendance au-dessus de nous.
» – Voulez-vous que le Christianisme ne soit que l’idée humaine en progression ? J’y consens ; mais ouvrez les diverses cosmogonies, vous apprendrez qu’un Christianisme traditionnel a devancé sur la terre le Christianisme révélé. Si le Messie n’était point venu et qu’il n’eût point parlé, comme il le dit lui-même, l’idée n’aurait pas été dégagée, les vérités seraient restées confuses, telles qu’on les entrevoit dans les écrits des anciens. C’est donc, de quelque façon que vous l’interprétiez, du révélateur ou du Christ que vous tenez tout ; c’est du sauveur, salvator, du consolateur, paracletus, qu’il vous faut toujours partir ; c’est de lui que vous avez reçu les germes de la civilisation et de la philosophie.
» Vous voyez donc que je ne trouve de solution à l’avenir que dans le Christianisme et dans le Christianisme catholique ; la religion du Verbe est la manifestation de la vérité, comme la création est la visibilité de Dieu.
» Il y a deux conséquences dans l’histoire, l’une immédiate et qui est à l’instant connue, l’autre éloignée et qu’on n’aperçoit pas d’abord. Ces conséquences souvent se contredisent ; les unes viennent de notre courte sagesse, les autres de la sagesse perdurable. L’événement providentiel apparaît après l’événement humain. Dieu se lève derrière les hommes. Niez tant qu’il vous plaira le suprême conseil, ne consentez pas à son action, disputez sur les mots, appelez force des choses ou raison ce que le vulgaire appelle providence, regardez à la fin d’un fait accompli, et vous verrez qu’il a toujours produit le contraire de ce qu’on en attendait quand il n’a point été établi d’abord sur la morale et sur la justice.
» Si le Ciel n’a pas prononcé son dernier arrêt ; si un avenir doit être, un avenir puissant et libre, cet avenir est loin encore, loin au-delà de l’horizon visible ; on n’y pourra parvenir qu’à l’aide de cette espérance chrétienne dont les ailes croissent à mesure que tout semble la trahir, espérances plus longues que le temps et plus fortes que le malheur. »
Qui parle dans les textes que je viens d’assembler ici de souvenir ? Ce n’est pas moi, c’est Chateaubriand, au tome onzième des Mémoires d’Outre-Tombe. Je lis souvent ce volume et j’en ai appris par cœur de nombreux passages.
Il y a huit jours j’avais été engagé à dîner chez un homme considérable. Nous étions trente invités. On causa d’abord de choses indifférentes. Au dessert et pendant la soirée, la conversation roula sur la philosophie, sur la religion, sur le présent, sur l’avenir. Surpris des sophismes, des sottises qui se débitaient dans ce groupe, je passai à un autre groupe : partout c’était la même pauvreté de langage, la même indigence de croyance et de vraie lumière. Je me condamnai au silence, ce qui me coûta un peu, pour demeurer uniquement observateur. Quelques convives faisaient certaines réserves à propos des déclamations de la majorité ; mais cette tiédeur ne me satisfaisait pas. Je finis par avoir le cœur si serré, en entendant les puériles impertinences de ces entretiens, que je sortis le premier du salon, et je revins chez moi triste, le front penché, et me redisant les textes de Chateaubriand qui composent ce chapitre.
SURSUM CORDA !
Adrien PÉLADAN.
Paru dans La France littéraire,
artistique, scientifique
en décembre 1856.