L’Allemagne devant l’humanité
et le devoir des civilisés
par
Joséphin PÉLADAN
PRÉFACE
Les morts ont dicté : j’ai écrit.
Tous, les bourreaux allemands comme leurs victimes, éclairés maintenant de la même lumière, connaissent l’éternelle vérité.
Tous, même les plus méchants, voient la fatalité du Bien. Un conseil s’élève des tombes et cherche un écho, parmi les vivants, pour le salut du monde.
Les justes demandent à être vengés : car en leur personne, l’harmonie de la Création a été violée ; les pervers eux-mêmes veulent que leur agonie n’ait pas été vaine, afin qu’elle devienne expiatoire.
Ce vœu des morts, c’est que la pensée qui engendra de tels maux soit dénoncée, honnie, pourchassée et vaincue.
Cette pensée s’entend de toutes les idées, sacrées ou profanes, de toutes les maximes, de toutes les thèses, qui préparèrent ou justifièrent une telle agression contre l’espèce.
L’humanité doit rejeter, comme des pestes, les ferments d’inhumanité.
Voici l’économie de ce livre, qui voudrait être une action, incitatrice d’autres actions.
Le Catéchisme des Civilisés récapitule les principes universels que le Progrès et l’Expérience ont vérifiés, de siècle en siècle, et que tout homme, digne de ce nom, professe, quelle que soit sa religion ou sa philosophie.
La Kultur expose comment la race germanique est devenue inhumaine, c’est-à-dire opposée à ces principes universels et aux conditions du Progrès de l’Espèce, qu’aucune race ne peut renier, sans se renoncer elle-même.
Le Devoir Civil indique la part qui incombe à chacun dans la lutte contre l’Ennemi du genre humain.
Ce n’est pas une œuvre de haine, mais de jugement ; ni un dessein de vengeance, mais de défense.
Quoique les expressions soient forcément celles d’un Français – quel homme, sans frémir, estimerait le péril qu’il a couru de devenir esclave – le discours se maintient au-dessus des passions, sur la portée philosophique et expérimentale. Le catéchisme des Civilisés rencontrera l’approbation, puisqu’il reproduit la pensée la plus générale.
L’exposé de la Kultur ne trouvera guère de contradicteurs : il est fait de propos germaniques qui dispensent du commentaire.
Ce double exposé des principes de la civilisation et des contre-principes de la Kultur sert de préparation à la troisième partie : le devoir civil.
En deux années, nous n’avons pu refouler l’invasion matérielle : en combien d’années parviendra-t-on à refouler l’autre invasion ? Il y a un siècle que les Teutons nous teutonisent, et ils n’ont tenté la conquête du sol qu’après une préparation religieuse, philosophique, esthétique, économique. Leurs espions certifièrent que nous étions murs pour la défaite : ils jugèrent sur nos mœurs politiques ; ils ne virent que les marchands du Temple, et ils crurent aboli ce Temple où les ancêtres dormaient paisibles, mais prêts à inspirer à leurs descendants leur antique et sublime vertu.
Le cor de Roland a sonné le réveil de la chevalerie. Durandal rayonne comme l’épée des anges : les Sarrazins fléchissent et vont fuir.
Aux preudhommes, il appartient de purger la terre de France des Ganelon qui s’y cachent et de tous ceux qu’ils surent séduire.
Mais la campagne de France n’est que le plus grand exploit de la campagne du Monde. C’est bien du Monde qu’il s’agit, en ce cataclysme sans second.
Il est difficile d’envisager un évènement qui nous frappe, comme un phénomène cosmique ou un instant historique. Si on atteint à cette considération vraiment philosophique, qu’on y maintienne son jugement, il en résultera une opinion d’autant plus juste que la sensibilité se sera tue.
Cet état mental où on s’efforce à l’abstraction intéresse tous les hommes. Les passions les plus légitimes restent des passions ; et leur éloquence dépend, pour ainsi dire, de l’aveuglement.
Le Joad d’Athalie n’hésite pas :
Grand Dieu ! Voici ton heure, on t’amène ta proie !
Cette heure de Jéhovah est-elle l’heure de la justice, telle que l’entend un esprit étranger au judaïsme ? L’assassinat de cette reine, dans l’économie dramatique, se justifie par une doctrine religieuse qui explique le fait ; mais cette doctrine se trouve en cause. Il la faut juger. Ce serait piètre besogne que de collectionner les pièces du procès sans conclure. La considération désintéressée aboutit à une sentence, elle procède par raisonnements et expériences, au lieu de s’enflammer.
L’invasion allemande diffère des autres par l’abondance et la coordination des théories qui l’inspirent ou qu’elle inspire.
Jusqu’ici, l’indignation et l’ironie ont jeté, dans le conflit, leurs accents pathétiques et sarcastiques, sans atteindre certains esprits.
Anathématiser ou ironiser correspond à des consciences profondes ou à des esprits vifs, deux cas ou exceptionnels ou trop catégoriques.
Il y a autre chose à écrire que des imprécations et des sarcasmes, du moins pour ceux qui ne sont point touchés par le cataclysme, ou qui en tirent profit ou qui se trouvent, par la race, la foi, l’éducation, liés aux envahisseurs. La religion du succès a des sectateurs secrets ; et des œuvres de force il se dégage un puissant magnétisme. Une bestiale admiration s’attache aux hommes épouvantables, et les entoure d’une auréole. Pour la postérité, les trophées masquent les charniers ; l’historien suit, à peu près, le commun dans son oubli de la justice, dès qu’elle succombe sous une audace surprenante.
Si l’Allemagne avait mené son dessein, sans paroles et sans crimes inutiles contre les monuments et les désarmés, elle jouirait d’un immense prestige. Elle a parlé et elle s’est perdue. Elle a lancé plus de théories que de mitraille ; et elle a troublé la pensée universelle, et blessé la sensibilité de l’Espèce. Sa menace a rempli la terre, tout le monde a senti le vent mortel de son défi et tout le monde a eu peur, même le contemplatif ; celui-là que l’on appellerait le spéculateur ou abstracteur et même le neutre intellectuel. Cette étude s’adresse à ceux dont le cœur ne saigne pas, et dont l’esprit reste attentif aux évènements, pour en tirer ce que nos ancêtres appelaient la quintessence.
Dans l’ordre moral, il n’y a pas de génération spontanée, ni dans le mental. Quoique les acteurs ne sachent pas le prologue du drame, ils luttent pour des idées ; et quelle que soit la catastrophe, on peut augurer une conséquence nouvelle : la renonciation universelle à certaines notions jusqu’ici essentielles en théologie et en philosophie. La haine manque sur le front : effet de la pénétration chrétienne ou de l’amollissement des passions ? Il y a plus de mépris que de fureur chez les soldats : et sans les atrocités gratuites sur les faibles, on aurait le spectacle de combattants tout vibrants de pitié pour l’adversaire.
La haine se forme à l’arrière, parmi les gens de méditation et d’étude, jeunes et vieux ; et comme elle ne s’exprime pas, la littérature de guerre étant accaparée par les diverses ambitions, cette passion contrainte cherche un terrain où elle se déploiera plus tard, l’idéologie. Aucune victoire n’apaisera les colères intellectuelles qui, dépassant le peuple allemand, iront frapper les abstractions mêmes, qu’il a contaminées, par une interprétation inhumaine.
Rien n’égale en intérêt ce contrecoup doctrinal d’une guerre qui démolit les templa serena, en même temps que les cathédrales, et déchire les pages du catéchisme du même coup qui décapite les clochers.
Les Allemands, en compromettant et le ciel et l’abstraction, dans leurs affirmations théoriques, ont provoqué une révolution spirituelle. Désormais le prêtre et le professeur de philosophie seront sans cesse arrêtés dans leurs discours par une obsession : l’Allemagne monstrueuse, incarnant les horreurs asiatiques et les portant à un paroxysme, devant lequel l’imagination s’effare.
Ni la démence, ni la perfidie, ni l’avidité ne manquèrent jamais dans l’histoire ; et chaque jour, les grandes villes ont leurs criminels.
Jamais il n’y eut un peuple qui forma un credo des infamies et qui les mit sous l’invocation des dieux, dans la forme théorique ; et proposa à la terre le culte du mal, en sa personne abominable.
Les pires scélérats cherchèrent des excuses, ils savaient leur vilenie et se dressaient en défi, et non en exemple.
L’Allemagne s’est donnée au diable, dirait-on, si un tel propos ne soulevait les ironies et n’imitait le langage des pasteurs. De façon plus moderne, elle a corrompu les notions essentielles. Son cerveau ne renferme plus que des images renversées où l’ombre tient la place de la lumière, où la folle passion s’oppose à l’expérience, où l’instinct de race abolit le sens humain.
De toutes les idées qu’on voudrait répandre, la plus importante est la nécessité de la campagne civile, après la victoire militaire.
La croyance fut d’abord affective et naquit des spectacles phénoménaux : l’homme primitif adora l’astre vivificateur, symbole de l’ordre bénéfique, tandis que la nuit fournit la première image du mal.
Les phénomènes sociaux influencent aussi la croyance. Les civilisés y cherchent, au lieu de l’action divine, une leçon expérimentale. Que l’on suive la théologie, que l’on fasse la critique des faits, la même conclusion s’imposera.
Parmi les esprits spéculatifs, qui n’a senti son système vaciller et s’obscurcir, en face de réalités aussi surprenantes ? Une vague de pessimisme passe sur l’humanité, qui ne se reconnaît plus en ses nouveaux exemplaires. Elle voudrait les répudier ; elle est forcée de les comprendre dans ses estimations.
Il y a des hommes inhumains, non point dans des contrées lointaines, primitifs ou dégénérés, mais près de nous, de même religion, de même civilisation, au même degré d’évolution et, sauf la laideur, nos semblables !
Comment ont-ils perdu le sens de l’humanité, ces hommes, et le sens de l’Évangile, ces chrétiens ?
Les sectes, les systèmes, les pensées qui les ont empoisonnés, ne doit-on pas les dénoncer comme les toxiques de l’espèce ?
Ce livre est une dénonciation idéologique qui resterait vaine sans le concours de tous.
La Religion, la Philosophie, la Science, la Morale, l’Art ont été germanisés, depuis un siècle.
Il faut dégermaniser la Foi, la Métaphysique, la Méthode, les théâtres et les salons, et surtout proclamer la superexcellence de la Vertu : c’est elle qui, à cette heure, sauve le monde, c’est contre elle que la Kultur a été conçue.
La Victoire ne sera complète et ne portera ses fruits, si chèrement parés, que par l’élévation des valeurs morales, au-dessus de toutes les autres, et du principe d’humanité, comme règle suprême de jugement.
P.
L’ALLEMAGNE DEVANT L’HUMANITÉ
ET
LE DEVOIR DES CIVILISÉS
CATÉCHISME DES CIVILISÉS
Les idées allemandes nous ont plus
abaissés que les armes allemandes.
Nous sommes pestiférés d’Hégélisme.
L’idée allemande, stercorale... nous
envahit d’heure en heure, et nul ne
songe à lui faire évacuer le livre, la
chaire et le cerveau français.
(LE VICE SUPRÊME, p. 333. – 1881.)
Catéchisme. – Exposition brève de la Vérité, des devoirs qu’elle impose et de leur accomplissement. Chaque Église a le sien, qui traite du Mystère et du salut individuel. En voici un consacré au Temporel et au salut de l’Espèce.
1914, date la plus tragique de l’Esprit humain.
Les portes de l’Enfer ont prévalu contre le Verbe chrétien. Une race, enivrée de sa prospérité et incapable de la supporter, valet dont la goujaterie déborde sous son habit de maître, race forte de ses maléfices, race de lycanthropes, s’est ruée sur le monde, au nom du Ciel, pour y imposer la religion du mal, et instaurer ses charniers et ses fumiers, comme les hauts lieux de l’avenir. L’histoire cite des monstres, Néron, Tibère, Caligula. Soixante et dix millions de monstres se dressent, hideux et dévorants.
Il ne s’agit pas d’une razzia assyrienne, d’une conquête à la romaine, ni du ravage d’Attila. Les Allemands veulent organiser l’univers à leur image : et ce sont des loups-garous ! Ils courent sus aux langues, aux races, aux méthodes helléniques, aux tabernacles catholiques, à l’humanisme et à l’esprit classique. Ils ont entrepris la Déforme de toutes les valeurs morales ; et si la vérité n’apparaissait pas comme la Gorgone aux décadents, on dirait que les temps de l’Antéchrist sont arrivés.
En 1870, Bismarck disait : « La Force prime le droit », expression exacte du fait. En 1914, le chœur des scribes rhénans proclame : « La Force est identique au Droit ! » Parole insupportable ; elle justifie Caïn.
L’Allemagne armée, qui envahit, égorge, pille et annexe, amplifie seulement l’Assyrie. L’Allemagne, élue de Dieu pour les croyants, et organisatrice pour les autres, l’Allemagne de « la Kultur ou la mort », l’Allemagne de la guillotine pour les nations, dressée aux quatre coins du monde, l’Allemagne de 1914, c’est l’incarnation du mal.
D’autres ont spolié, torturé et tué : ceux-là veulent organiser, c’est-à-dire abolir le génie des races, soumettre les consciences, caporaliser la pensée. Devenir Allemand serait abdiquer la qualité humaine. Le chrétien ni l’initié ne se suicide ; il faut donc que le plus horrible des tyrans périsse ! Depuis cent ans, son fétide esprit nous corrompt, son affreux regard nous fascine. Accoutumés à Méphistophélès, nous ne voyons pas, sous son masque, la Grée immonde qui a pour devise « Vae viventibus ! » Malheur à tout être vivant !
Qui va mourir ? L’Allemagne ou l’Humanité ? Qui va finir ? La Civilisation ou la Kultur ? La Terre restera-t-elle aux hommes ou aux Dragons ?
Raisons de ce catéchisme. – Il n’y a plus à cette heure de direction spirituelle dans le monde. L’arche sainte blasphème ; les intérêts parlent seuls avec un cynisme inouï. Pie X n’osa pas maudire l’Empereur d’Autriche et peureusement bénit la Paix. Benoît XV prêche cette même paix que l’enfer demande pour se renforcer et préparer des coups décisifs. Nos professeurs défendent Kant, l’ennemi de l’esprit classique. Les Allemands ont empoisonné l’humanité, longtemps avant de la massacrer. Le régime de la Terreur imposé aux soldats fut précédé du régime de l’Erreur. Cette guerre est une guerre d’idées et de religion, où l’âme occidentale joue son salut. Wotan détrônera-t-il Jésus ? L’espèce va-t-elle régresser et jusqu’où ? Les Égrégores ont-ils compris l’immensité de la menace ? A-t-on proclamé : « l’humanité en danger ? »
En 1914, un géomètre alsacien déclara : « Les courages sont égaux : l’idéal diffère. » Mal mesuré, vraiment ! Le Français grandit dans le face à face du péril : l’Allemand, tête d’hydre, bras de Briarée, ne combat qu’en masse, comme il ne chante bien qu’en chœur : sa théorie lui enseigne de ne penser qu’aux coudes des voisins. Tenir la conception allemande pour un idéal ! L’esprit géométrique n’est point philosophique ; l’abominable jeu des deux raisons kantistes a pénétré même les cerveaux exacts. Ils dissocient la vertu de l’idéal, ce qui est la voie de perdition.
Il s’agissait de récompenser la découverte la plus remarquable dans ce qui touche à l’intérêt public. On proposa de donner le prix aux inventeurs du 75 : « Ce qui nuit à l’Allemagne ne peut être récompensé, au nom de l’intérêt public. » L’Institut, toutes sections réunies, protesta en raison pure, contre la raison pratique. Ce scrupule accuse notre affaiblissement spirituel : l’idée allemande occupe plus de place dans le cerveau français que la botte sur notre sol. Le prix Osiris, refusé au 75, a été donné à des travaux microbiens. Les inventeurs de l’engin qui a sauvé l’humanité du Macrobe allemand n’ont droit qu’à des palmes patriotiques et françaises ? Erreur de jugement, contresignée par la Papauté. Cette guerre n’aurait donc pour enjeu, comme en 70, que des provinces et des milliards ? Le sort de la Belgique, si l’Allemagne triomphait, s’étendrait à la Hollande, à la Suède, à la Norvège, au Danemark, à la Suisse, à l’Espagne. Toutes les patries, toutes les races, toutes les langues, toutes les libertés sont menacées : l’Allemagne est aujourd’hui le Macrobe de l’espèce. Que ce jugement atteigne à l’unanimité ! Tant que l’élite se trompera sur l’universalité du péril, le salut restera pendant.
Gomment se défendre du reproche d’impertinence quand on cherche à compenser, sans mandat, le silence de Judas et la félonie de Ganelon ? À quel titre viendra-t-on avertir, conseiller, exhorter ? Le catéchisme s’adresse à l’enfant et le prêtre l’impose. Ici on parle aux plus grandes personnes, à celles qui devraient parler et qui se taisent ! Ce discours n’usurpe sur aucun magistère : il n’est ni catholique, ni même patriotique : ce n’est œuvre ni de haine, ni de vengeance. La Peste est dans le monde, il faut lutter contre la Peste : et celle-là tue les âmes et les esprits.
On n’est jamais ni vainqueur, ni vaincu par un coup de fortune. La victoire et la défaite se préparent, se forment parfois un demi-siècle avant l’action. Si Ypres, Louvain, Reims, Soissons, Arras sont en poudre, les obus ont exécuté la destruction préparée depuis 1871 avec la collaboration inconsciente des Belges et des Français.
Nous ne serons pas vainqueurs au Rhin et à la Meuse, ni même à Berlin, si les Allemands recommencent leur pénétration lente, inspirent notre enseignement, infectent nos mœurs, espionnent, plateforment et préparent une nouvelle agression, celle-là insurmontable.
Nos bazars étaient envahis avant la guerre : on n’avoue pas que nos écoles l’étaient aussi, et de quelle camelote ! On s’acharne sur Wagner, au nom d’inavouables intérêts ; Kant, l’empoisonneur, a pour gardes notre corps enseignant.
Avant 1914, nous étions une colonie allemande, au spirituel et au moral.
Après la victoire, retomberons-nous sous le joug luthéro-kantiste ? L’avons-nous secoué, à cette heure ?
Notre société dédie ses scrupules aux scélérats ; elle abandonne l’honnête homme à la détresse, et veille, en bonne fée, sur les apaches : notre sensibilité coule aux bas-fonds et profite aux indignes. Un goût maladif et décadent pour l’étranger a permis l’occupation de la France, sous couleur internationale et cosmopolite. Maintenant la volonté des morts sera-t-elle entendue ? L’héroïsme surabonde : la haine manque. Elle manque au front. Comment animerait-elle les Académies ? À ceux qui ne payent pas l’impôt du sang de payer l’impôt de l’esprit et d’ouvrir la tranchée de l’idée.
Vérités ou ce qu’il faut croire ; Erreurs ou ce qu’il faut combattre ; Devoirs ou modes de ce combat, telle l’économie d’un catéchisme. La Vérité ici se nomme civilisation ; l’Erreur ou le Vice s’appelle Kultur ; le Devoir consiste à opposer l’esprit classique et l’humanisme au Bochisme.
La Kultur est fille de notre lâcheté autant que de la perversité allemande. Tout le monde a sa part de responsabilité dans les crimes de la Horde organisatrice ; oui, tout le monde, la Sorbonne comme la mondanité, le professeur comme le paysan : oui, tout le monde a trahi ; l’un, l’esprit classique ; l’autre, l’intérêt économique. Admettons que tout le monde l’ait fait à son insu : mais que cette excuse cesse d’être valable.
Si les définitions des Vérités civilisées sont exactes, celles de la Kultur sont fausses : or, l’humanité vit des vérités qu’elle pratique.
C’est de l’humanité qu’il s’agit, et non de la France ; qu’on l’entende.
Puissent les réflexions ici suggérées opérer dans les âmes de la lumière.
Alors les mères apprendront à leurs enfants, dans tout l’univers, à finir le Pater non par cette phrase abstraite :
« Et délivrez-nous du mal », mais par cette précision :
« Et délivrez-nous de l’Allemagne. »
Car l’Allemagne, c’est le Mal !
On va le prouver, et ainsi réjouir l’âme des héros, qui sont tous en paradis, comme martyrs, car ils sont morts à la Croisade et pour le Christ !
LA CIVILISATION ET SES VÉRITÉS
1. Civilisation. – Concours libre et harmonieux de toutes les races à la liberté et à l’harmonie de l’humanité : concours libre pour que chaque génie fleurisse : concours harmonieux par la subordination des génies divers à celui de l’Espèce.
On qualifie la civilisation par ses merveilles, les chefs-d’œuvre et les découvertes. Son essence ne trouve pas dans la connaissance, ni dans son étendue, ni dans sa variété. Lire, écrire et compter ne diminue pas le fumier, l’instruction véritable consiste à distinguer le bien du mal : la compétence régit les grandes choses : la conscience les régit toutes. Les valeurs suprêmes sont les morales ou vertus.
2. Vertus du civilisé. – Humanité, Fidélité, Magnanimité.
Humanité. – Le langage ne laisse aucun doute sur le sens : pitoyable, doux, bienfaisant, et d’autant plus que l’autrui est faible ou désarmé. La civilisation a pitié des femmes, des enfants, des vieillards, des malades et des blessés. Le dictionnaire devrait ajouter que cette pitié ordonne l’implacabilité envers les assassins et tortionnaires. La douceur pour les loups serait la plus lâche façon de massacrer les brebis, sous un masque chrétien.
Fidélité. – Un homme n’est qu’un vœu ; et si ce vœu est antisocial, qu’il meure ! Un homme ne vaut que par sa parole, et s’il la donne en vain, il rompt le pacte civilisé et tombe parmi les parias. On peut estimer un adversaire, jamais un imposteur.
Magnanimité ou grandeur d’âme soumet les intérêts aux principes désintéressés de l’idéalisme et de la courtoisie, selon trois types d’époque : le chevalier, le gentilhomme et l’honnête homme.
3. Doctes et illustres ont pour devoir l’affirmation et l’exemple.
Affirmation. – Toute parole publique doit être positive comme une lumière, un clair jugement ; le doute ne sort pas du laboratoire sans traîner et répandre de l’ombre. Les maîtres seuls parlent avec droit.
Exemple vivifie ou empoisonne, multiplie le bien ou le mal, en forme de contagion, selon notre simiesque nature. L’impunité du crime dépasse en gravité le crime lui-même. Il n’y a rien de surprenant à ce qu’il existe des coquins, mais si on leur pardonne, on décourage la vertu.
Dans la cité idéale, l’intérêt persuaderait l’honnêteté ; les malins se feraient vertueux, le criminel n’engagerait pas la partie, tellement il serait sûr de la perdre.
4. Unique source des erreurs. – La fausse psychologie. L’homme est immuable en ses caractères d’espèce, et les jacobins étaient des fous : mais l’homme s’adapte aux conditions de son intérêt, quelles qu’elles soient.
Espérer que la guerre cesserait à force d’atrocité, et que les explosifs travaillaient pour la paix ! La passion épuisera toujours les moyens à sa portée : c’est elle qu’il faut convaincre ou contraindre. Si la civilisation engendrait une opinion incorruptible, qui n’acceptât pas le succès comme sanction, l’Allemagne n’aurait pas même conçu son dessein : car elle n’aurait pu en jouir, une fois accompli. L’impunité seule engendre les attentats. Le crime, d’un homme ou d’un peuple, a toujours pour complice une trahison de la Vérité, anonyme et collective.
5. Vérité, notion, prise à une telle hauteur ou à une telle profondeur qu’elle ne contient plus d’intérêt national ou confessionnel, ni aucune tare de lieu ou de millésime. Cette notion exprime l’archétype ; et l’archétype reflète la loi créatrice, c’est-à-dire une harmonie éternelle, ou rapport d’absolu. Le cerveau humain, en contemplant un rapport, ne le raccorde pas exactement au polyèdre dont il fait partie ; de là nécessité des principes œcuméniques.
Le rapport entre les hommes est naturel, la Force ; raisonnable, le Droit ; surnaturel, la Charité. Ce dernier n’est cité que pour mémoire d’un rêve divin, que l’individu réalise quelquefois ; et la masse, jamais.
6. Droit. – La ruse ou la force tranchent les conflits des animaux : il n’y a point de justice dans la nature, malgré qu’il y ait des lois.
L’homme codifie ses passions, ses intérêts, ses systèmes ; et malgré lui, il adore l’idée de justice. La définition géométrique est la meilleure : « Ce qui n’a ni courbure, ni flexion, ni inclinaison d’aucun côté. » Bossuet dit bien : « C’est la raison même et la raison la plus certaine, parce que c’est la raison reconnue par le consentement des hommes. » Montesquieu, naïf, écrit : « Le droit est fondé sur ce principe : que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien et dans la guerre le moins de mal possible, sans nuire à leurs véritables intérêts. » Le droit est le traitement qu’on réclamerait si on était faible ou vaincu, c’est littéralement ce qu’on voudrait qu’on nous fît. Quelle nation a songé à faire du bien, sinon par quelque effet de passionnalité, comme le secours donné autrefois à la Grèce ! Le droit ne sort pas de nos entrailles, mais d’un sentiment de la dignité. L’enfant, le rustre n’ont aucun sens du beau et du bien, ils possèdent celui du juste ; les nations décadentes prouvent, par leur jurisprudence, quel prix elles attribuent à cet idéal, puisqu’elles l’invoquent dans leurs crimes, qui leur semblent lavés par la forme législative.
7. Droit chrétien. – Quoique d’essence laïque et de formation expérimentale, le droit tire son caractère des livres sacrés. L’occident en a deux contradictoires, l’un asiatique, sans antiquité, qui fournit des textes aux fureurs humaines ; l’autre a rénové l’homme, et reflète la plus divine pensée. Notre progrès consiste à briser le dos de la Bible, pour ne garder que le Nouveau Testament. Il révèle un terrible mystère : l’évolution par la douleur. Deux voies s’ouvrent devant l’homme, une fatale, l’autre sublime : l’acceptation de la douleur, d’autant plus efficiente qu’elle sera consciente, et la détestation de cette même douleur dans autrui. Porter sa croix afin qu’elle nous porte au ciel ; et alléger la croix d’autrui ! Aimer la douleur quand elle s’impose ; unique et merveilleux secret pour la surmonter. Combattre la douleur dans le prochain, seul mode de jouissance profonde et subtile. Ces vérités incomparables, non point mystiques, comme on croit, mais expérimentales, aboutissent à un dogme social.
8. Individualisme. – Toute perfection est l’œuvre de l’unité : l’individu seul est mâle, saint, héros et génie. L’univers n’a qu’un auteur, le chef-d’œuvre aussi. Les annales humaines se bornent au roman de quelques hommes sublimes ; le collectif ne sera jamais que de la matière sous le souffle ardent d’un esprit.
9. Surhomme celui qui sait souffrir et qui soulage la souffrance autour de lui : synonyme d’holocauste volontaire. Le surhomme, loin d’user de ses droits humains, s’impose des devoirs surhumains.
Égoïsme, vanité, méchanceté, c’est l’homme : désintéressement, générosité, humilité, charité, voilà le surhomme.
Quel est le bien le plus désirable, pour la cité, la nation et le monde ? et celui d’où découlent les autres ? La Paix.
10. Paix est une œuvre de prudence, de sagesse et surtout de Force. La niaiserie des artistes lui met une branche d’olivier à la main ; il y faut de fortes chaînes.
On ne persuade pas les méchants : on les contraint. On n’exalte pas les médiocres : on les oblige.
11. L’Ombre de l’Évangile. – Toute lumière crée une ombre proportionnelle dans notre cerveau. L’homme se perd, en répétant des paroles divines. Il ne faut pas dire : « Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! » Si les méchants savaient que les Furies d’Oreste et les cercles Dantesques pâlissent devant la réalité inéluctable de l’expiation, ils ne feraient pas le mal. Aucune religion ne promet autre chose que la faculté d’expier, sauf à Wittenberg et à Genève. Le salut est l’œuvre de l’homme : la Grâce ne fournit que des délais. Croire est une action, une suite d’actes. La Foi ne justifie rien ni personne. L’attente du secours céleste déguise une lâcheté, le surnaturel n’existe qu’au-delà de la nature : sur terre, les œuvres les plus divines naissent humainement, du seul effort. Prier condense, multiplie, centuple nos forces : mais dire aux assassins « bienheureux les pacifiques » et escompter le miracle ! Il ne couronne que l’héroïsme, réponse de l’harmonie éternelle aux travaux, aux prouesses et aux épées ardentes.
12. Credo du Civilisé. – I. Je crois en l’humanité, créatrice de l’Art, de la Science et du Droit ;
II. Et en la perfectibilité indéfinie de l’individu ;
III. Qui est prouvée par la vie et les œuvres des génies, des héros et des saints ;
IV. Qui ont combattu, œuvré et souffert ;
V. Qui sont descendus dans le mystère de la nature et se sont élevés dans le mystère d’eux-mêmes ;
VI. Qui sont nos maîtres, et recteurs et modèles ;
VII. D’après lesquels, nous devons nous juger les uns les autres ;
VIII. Je crois à l’Esprit humain ;
IX. Au génie de l’Espèce et à la communion des héros, des génies et des saints ;
X. À l’expiation fatale et intégrale, pour les races, comme pour les personnes ;
XI. À l’irréfragabilité des lois d’harmonie ;
XII. À la suprême beauté de l’holocauste volontaire.
Ce credo n’en remplace aucun.
La libre pensée, à une certaine hauteur, rejoint la Révélation. En tout, il existe un mysticisme, une parole plus noble que les autres ; certains l’entendent et la profèrent pour la vivification universelle. D’où sort ce Credo ? Du plus mauvais livre qui existe, de l’histoire : considérée comme constatations de l’expérience, elle livre le déterminisme exact de la Civilisation.
13. I. Je crois à l’humanité créatrice de l’Art et de la Science.
1. L’humanité, série de l’Être intermédiaire entre l’animal et l’ange. L’Espèce est une famille, qui nous oblige aux mêmes devoirs que l’autre, de filialité envers les ascendants et de paternité envers les descendants. Nous devons à nos pères tout ce que nous sommes. Moïse accuse Adam, la science le justifie. Pour qu’un livre soit conçu, écrit et lu, des millions d’êtres, pendant des milliers d’années, travaillèrent et souffrirent. Nous ne serons jamais ni assez reconnaissants envers nos prédécesseurs, ni trop appliqués à léguer, intact sinon accru, à nos successeurs, le saint héritage.
« Aimez-vous les uns les autres » englobe les trois humanités. Le culte des Ancêtres devrait être universel, et il aurait préservé nos chefs-d’œuvre de la bande noire et des rages luthériennes, jacobines et socialistes, comme des crimes des chapitres des évêques et des dévots.
Nul artiste qui ne croie à son œuvre, qui ne l’aime, qui ne se sacrifie pour elle et ne s’honore en elle. Dieu a aimé sa créature jusqu’à s’incarner et à mourir, jusqu’à attribuer la couronne du ciel à sa mère terrestre. L’amour de l’humanité est donc l’amour divin, l’amour que Dieu éprouve.
2° L’Art. – Autour de nous, on gâche de la terre, on remue des pinceaux, on élève des bâtisses, cela gêne pour sentir le mystère de l’art. L’homme, qui n’a qu’à se copier pour une statue, manque de modèle pour l’architecture où il a tout créé, même les lignes, qui n’existent pas.
L’art est le miroir, infiniment varié, où se reflète notre aspiration à la Beauté ; sans lui, elle resterait une abstraction : et l’idée de perfection disparaîtrait de l’entendement. L’art prouve notre immortalité, et le spiritualisme n’aura jamais d’argument plus décisif.
3. La science ou initiation à l’œuvre divine est la seconde preuve de notre origine et de notre fin. Certains croient, certains cherchent ; l’imbécile nie. Les croyants s’estiment seuls sauvés, les expérients seuls raisonnables, quoique leur mouvement, comme celui des branches du compas, soit parallèle au même office.
Quel sujet d’étonnement que le physiologiste, qui touche le mystère de si près, le sente moins que le contemplatif qui le rêve. Infirme nature ! Nous ne trouvons que ce que nous cherchons, nous ne voyons que notre pensée. Astronome, l’homme oublie l’astrologie ; et chimiste l’alchimie ; et anatomiste, la théologie. Notre cerveau ne saisit qu’un certain nombre de rapports simultanés : voilà pourquoi les sciences sont riches et la science est pauvre ; les analyses innombrables, la synthèse rare. Mais l’étude de la création reste la plus belle prière au Créateur, à l’insu des chercheurs, et avec l’art, le plus digne office d’un esprit.
14. II. Et en la perfectibilité indéfinie de l’individu.
« Nous ne croyons pas que nous devions rester tels que la nature nous a faits, ni pour l’âme ni pour le corps », disait Solon ; et Aristote : « Il y a plus de distance d’un homme à un autre que de l’homme ordinaire à l’animal. » L’individu conçoit la perfection : le progrès résulte du nombre des individus épris de perfection. L’humanité ne deviendra ni sainte ni sage ; mais dans le gouvernement, les saints et les sages pourraient l’emporter sur les scélérats et les fous. La perfectibilité est la triple ascétique du génie, du héros et du saint ; et de la collaboration admirative, sentimentale et pratique que chacun doit apporter à l’effort difficile et fécond des protagonistes, collaboration inestimable qui, en diminuant les pertes de force chez les égrégores, augmente leur puissance bienfaisante.
15. III. Qui est prouvée par la vie des génies, des héros et des saints. – Le chef-d’œuvre, la prouesse, la vertu sont les termes de la hiérarchie humaine et les phares vivants de l’espèce. Le premier fixe à jamais un reflet d’éternité et matérialise un rapport d’absolu, analogue en son verbe au radium, comme foyer inépuisable de chaleur spirituelle. Le second met en acte un reflet de justice et opère de l’harmonie dans les faits ; le troisième individualise, au for intérieur, un reflet d’idéal et incorpore un rapport d’éternité. L’artiste, le chevalier et le juste sont de véritables demi-dieux. Eux seuls méritent la louange, ils sont les Trois Mages éternels qui apportent l’odeur du ciel, la bonté du soleil et le consentement à la souffrance, qui est le plus grand des secrets.
16. Qui ont œuvré, combattu et souffert. – Il n’y a pas d’autre salut que l’œuvre, la chevalerie et la vertu. Le premier est une prédestination, le second une volonté, le troisième une habitude, mais que de soins, que de risques, que d’application, et une seule lumière : l’idéal !
17. Qui sont descendus dans le mystère de la nature et se sont élevés dans le mystère d’eux-mêmes. – Le mystère de la nature ou de la vie habite notre conscience. Nous sommes nés. Pour le temps où l’éternité ? Nous souffrons ! Pourquoi ? Pour rien ou pour un but égal à cette souffrance. Nous mourrons ? De quelle mort ? Organique ou totale ? Quelle que soit la réponse, notre vie prend une noblesse incomparable. Si nous agissons dans le sens de l’éternité, notre souffrance diminue de toute notre acceptation, et la mort prend le visage de notre vœu : hideuse, si l’animal l’emporte en nous ; sereine, si nous la considérons comme le premier acte de la divine tragédie.
Le mystère de soi-même est l’idéal qu’on conçoit et qu’on tente de réaliser ; ce n’est pas l’énigme du Sphinx qu’il faut deviner mais la sienne. « Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ? », se dit le sculpteur devant le marbre. Qu’est-ce qu’un Dieu ? Un créateur, un rédempteur, un sanctificateur : un génie, un héros ou un saint.
Pour les premiers, il faut que les hommes leur permettent d’être ; la sainteté est la seule supériorité qui échappe à la malice humaine. C’est pour cela que l’Église la préconise exclusivement : mais l’humanité a surtout besoin qu’on lui montre la beauté et qu’on tue les monstres : il faut qu’elle voie le Beau et que la justice soit !
18. Nos Maîtres et Recteurs, ceux qui nous apprennent notre métier d’homme, et l’art suprême de la vie.
Quel est le métier d’un ange-bête ? D’être ange pour les autres. Qu’est-ce que l’Ange ? Le Messager de perfection, celui qui apporte à la terre quelque chose du ciel, le truchement entre le mortel et l’immortel. De nous-mêmes, que tirer, sans la semence bénie de la Foi, de la Poésie, des vœux de Charité ?
Nos maîtres sont ceux qui nous montrent la voie, et nos recteurs ceux-là qui l’aplanissent. Au temps de l’enseignement oral, le maître était un père selon l’esprit ; maintenant le livre le remplace ; et n’est-ce pas merveille que les pensées du Nil, de l’Euphrate et du Gange fructifient encore. L’intelligence, à travers les siècles, maintient la plus étroite communion entre les hommes d’aspiration semblable. Platon est aussi présent partout où l’on évoque qu’il le fut dans les jardins d’Akadémos.
19. D’après lesquels nous devons nous juger les uns les autres. – Nous devons nous juger non en nous-même, nous trouverions le désespoir. Comment supporter son obscurité, dès qu’on perçoit la lumière ? Mais en autrui, par reflet et insolence. Personne n’existe isolément. Le moindre fumier, le plus de lumière : brève devise, suffisante pourtant ! Autrui nous révèle amèrement notre vraie valeur. On ne plaît guère qu’aux vices qui sont vifs, tandis que les vertus sont mornes, égoïstes, exclusives. La supériorité isole ; mais l’idéal emplit cette solitude, la féconde. On ne vit presque jamais avec ses contemporains, soit qu’on incarne des principes vaincus, soit qu’on manifeste des principes en formation ; voilà pourquoi il faut s’attacher aux traditions et aux exemples, matières et modèles pour tout vœu. Les changements de forme et de moyens ne trompent que des superficiels. Rien ne se modifiera jamais dans les conditions du génie, de la chevalerie et de la vertu, que les extériorités et les symboles.
20. Je crois à l’Esprit humain. – L’esprit humain est le Verbe de beauté, de justice et de vertu que l’homme, à moins d’éthylisme, proclame chaque fois qu’il parle à une assemblée. Même entre farceurs et dupes, le discours jamais ne célébrera la laideur, l’injustice et le vice, qui débordent des cœurs. Dans le respect humain se cache l’esprit humain : et ce n’est pas une considération indifférente que ce mensonge des harangueurs, qui mettent un noble masque, même pour empoisonner, et n’osent point blasphémer en public et dans les fonctions officielles. Ce Verbe de beauté, de justice et de vertu équivaut à un instinct. Il indique la triple condition de l’individualisme, de l’harmonie sociale et de la paix intérieure. Les passions se mesurent à leur objet et à leur humanité à la fois ; Saint Savonarole ne méritait pas de l’emporter sur Laurent de Médicis ; l’humanité avait besoin du génie toscan plus que d’une stricte observance ; et la philosophie médicéenne vaut plus que la piété du réformateur.
21. Le génie de l’espèce. – Ni catholique, ni païen, il tire perpétuellement le pur de l’impur. Il opère, comme une conscience, avec un sens divinatoire de sa conservation : contrarié par les égoïsmes collectifs, il ne peut guère que traiter superlativement les résidus des passions. On le voit, à l’aube des civilisations, sous les traits des Orphée : on ne le perd pas de vue dans les décadences ; car il se dilue et se monnaye, par le même phénomène qui améliore la masse et diminue la force de l’individualité. Cependant, il se révèle à l’interrogation sincère avec son évidence. Le génie de l’espèce c’est la paix : mais l’humanité n’a ni loi ni police pour les crimes collectifs ; la quantité l’ahurit : et l’homicide qu’elle punit d’homme à homme, elle l’honore de peuple à peuple.
À la Communion des génies, des héros et des saints. – À chaque cycle, quelques hommes font tout l’ouvrage. Réunissons, en un concile idéal, ces hommes de tous les cycles, on aura une opinion œcuménique. En écartant ce qu’ils ont accordé au temps, au lieu, à la race, à eux-mêmes, il restera un fond commun, c’est la certitude métaphysique. On dispute des religions, mais de la religion ? On a des goûts en poésie et en art. Sur la poésie et l’art mêmes, point de dissidence. La justice peut-elle changer ? Sur la pudeur, y a-t-il deux avis ? Et sur la Pitié ? On doit hardiment tenir pour doctrine humaine l’âme même des doctrines diverses, telle que les hommes représentatifs et les œuvres testamentaires la manifestent. Les génies forment une seule et unique famille, comme les saints et les héros ; et d’Orient en Occident, il n’y a point de différence essentielle ; l’homme garde les mêmes caractères d’idéalité dans la disparité des mœurs. Pour les idées générales et les sentiments communs, il suffit de rapprocher les synonymes. L’idéal inspire à ceux qui s’élèvent à une certaine zone le même poème de saint désir. Cette unité s’appelle l’humanisme, doctrine de tous les hommes conscients, parvenus au plan d’évolution.
22. L’expiation fatale et intégrale pour les races, comme pour les personnes. – Il n’y a pas un écart de régime qui n’ait sa conséquence organique, pas un poison absorbé qui n’opère selon sa puissance. Et les écarts de la passion n’auraient point d’effet sur notre âme, et les erreurs, mobiles de notre volonté, n’influeraient pas sur notre entendement ? Nous avons une hygiène du corps et nous n’en voulons point de l’âme et de l’esprit ?
Nous tremblons à boire de l’eau et nous affrontons les vicieux et les déments sans souci de la contagion ? Nous filtrons l’eau, mais non point nos sentiments et nos idées. Phénomène le plus singulier de notre temps, le remords a disparu des âmes. Or le remords est parallèle à la réaction organique contre un toxique ; défense de l’âme contre le ferment mortel du péché. Aux décadences, la notion du crime pâlit dans la conscience atrophiée.
L’homme qui condamne à périr affreusement vingt millions d’êtres aura-t-il un enfer digne de lui ? Ce serait injuste ! Son crime est celui de sa race ; il n’a pas conçu ce dessein, il l’a incarné. Sa race ne l’aurait pas tenté sans le concours assuré de toute la lâcheté des nations, disposées à l’admiration du crime, alléchées par des profits. Marat n’est pas un individu mais le Pape d’une communion ardente, le porte-parole d’une église du meurtre, le député d’un collège de Caïns. La calme indifférence des uns et la molle indignation des autres entrent, pour moitié, dans les horreurs humaines.
Le péché est le dérèglement d’une machine, et l’expiation s’opère automatiquement : mais la machine humaine l’emporte, en complication et résistance, sur tout ce qu’on imagine, car elle doit fournir une carrière indéfinie.
Le déterminisme théologique fut nécessaire jusqu’à ce que l’expérience possédât un ensemble suffisant. Aujourd’hui la Providence pourrait se définir la loi morale ou spirituelle.
Si celle-là n’offre pas la même évidence que la physique, c’est faute d’attention au phénoménisme du for intérieur.
L’histoire, telle qu’on l’écrit aujourd’hui, prend une valeur clinique indéniable : et dans la formation, l’apogée et la décadence des empires, on découvre le jeu de ces lois, surnaturelles par leur hauteur ; en réalité normales et identiques partout et toujours. Ces lois sont-elles justes ? Oui, si on les suit jusqu’à leur verdict. Non, si on les surprend dans leur cours.
En appelant l’homme l’ange-bête, on a marqué qu’il subit la loi organique et la loi des purs esprits.
Elles se contredisent sans cesse.
23. À l’irréfragabilité des lois d’harmonie. – Nous troublons l’harmonie ; par ses lois propres, elle se rétablit à nos dépens : force lui reste toujours ; autrement tout finirait.
L’art de la vie sera donc de se conformer à cette harmonie ; nous la connaissons à l’état intérieur de vertu : pour l’œuvre et l’action, il n’y a pas la même sûreté : ce qui fournit une excuse aux crimes publics de la pensée et de la politique.
Il y a un ordre nécessaire et mal connu qui ne souffre aucune infraction, mais il passe d’un clavier aux autres, et se modifie pour chaque individu. Devant cette obscurité hallucinante, une toile théocratique représente la volonté divine. On y voit le mal autant que le bien. Cela n’est point admissible, le mal est tout nôtre, le bien seul est de Dieu. Les injustices sont les conséquences de notre corruption. Pologne, Arménie, Serbie n’ont pas sur elles la main de Dieu, mais la vilenie de l’Occident.
L’horreur de l’histoire sort du cœur implacable ou lâche de notre Espèce ; les honnêtes gens sont les complices des scélérats en voulant que la police soit faite par les esprits, et en attendant ces légions d’anges, que Jésus lui-même n’a pas appelés.
24. À la suprême beauté de l’holocauste volontaire. – L’odeur de la graisse chère à Jéhovah, les égorgements d’animaux à la juive sont immondes. Le seul sacrifice propitiatoire est celui de l’être qui se donne, en toute conscience et parfaite volonté. Le surhomme n’a pas d’autre marque, au laboratoire ou à la tranchée, pendant l’épidémie ou l’incendie : et le pompier est moralement très supérieur à Nietzsche. Un homme vaut par ce qu’il donne et non par ce qu’il prend.
Sur ce plan, le plus haut qui soit, on éprouve de grands vertiges. Après Jésus, il ne peut plus y avoir d’hostie : personne n’a le droit de mourir pour mourir : et tout le monde a le devoir de combattre.
Vénérons les martyrs : mais si César rouvrait le cirque, tuons César.
L’évangile a ses ombres ou plutôt notre esprit fatigué n’en perçoit pas la vraie lumière : on périt par l’épée injuste et offensive, on ne vit que par l’épée juste et défensive. Quelle piperie de croire qu’il y aura jamais d’autre sécurité que la gendarmerie ? Un ciel vengeur de l’innocence s’entend de l’Empyrée et non du ciel atmosphérique.
La justice est, mais pas ici. La Providence se trouve au commencement et à la fin, hors de notre observation.
25. Conditions du moindre malheur. Il y en a quatre : prudence, justice, force et tempérance.
Prudence. – Comme l’œil aperçoit le danger avant les autres sens, la prudence, identique à la prophylaxie, et à la providence divine, est cette opération qui évite la témérité sans renoncer à l’audace.
Homère a consacré un poème à l’homme qui n’a pas d’autre qualité : le prudent Ulysse. Ce n’est pas pour nous amuser de ses aventures. L’Odyssée enseigne pratiquement l’art redoutable de la vie, tout de prudence, parce que nous ignorons la plupart des lois qui nous régissent. Elle opère par un quadruple rapport : la fin, le mode, la circonstance, la conséquence. Qu’un seul soit faux, on fait le mal : et nos gouvernants, parleurs publics, ignares du passé, inconscients de l’avenir, hypnotisés par les passions qui les ont élus, se trouvent damnés à l’inconsidération perpétuelle. La prudence reste cependant la maîtresse légitime de l’entendement, et il n’y a pas d’homme si doué qui l’acquiert et l’applique sans un grand silence et de longues méditations. Le parleur de métier incarne l’imprudence ou l’impudence et ne peut gouverner.
Justice, rectrice de la volonté et âme de la Paix, oblige chacun à des sacrifices ; chacun confond son droit avec son vœu, et nos codes ont été faits en méfiance des juges. « La Démocratie, c’est l’envie. » Et l’envie accuse une vision fausse. Nous avons tous le même intérêt à ce que la Conscience et la Compétence soient les titres aux fonctions ; ce sont les obstacles.
Force est l’action de la prudence et de la justice unies, qui les impose, contenant les inconsidérés et les téméraires ; la Force est l’unique expression de l’harmonie. Mais l’opinion suffirait sans le glaive, si elle était implacable et incorruptible. Socialement, les crimes sont consentis par les honnêtes gens, qui ont toujours été en majorité, mais lâches.
Tempérance la proportion entre les qualités et proprement la perfection pratique, dans l’emploi de la Force : elle arrête la foi sur la pente du fanatisme, l’espérance sur celle de l’attente des Grâces, et la Charité sur celle de la sensiblerie et de la passivité purulente.
Tout homme doit-être prudent en sa fonction et ses passions, juste en ses actions, fort dans l’intérêt familial ou public et tempérant en ses vœux propres. Les chefs auront trois autres vertus.
26. Conditions de l’élite : Intelligence, Science, Sagesse.
On trouve l’intelligence sans morale, le savoir sans intelligence, l’intelligence sans science : leur réunion produit les hommes dignes de commander.
Intelligence, faculté de percevoir le mystère, de le formuler ou de l’appliquer. Le mystère est l’âme des phénomènes, l’esprit des évènements, l’archétype des formes et la loi cachée qui nous régit. L’intelligence correspond exclusivement à l’idéal, à l’absolu, à l’harmonie préétablie et va de l’origine à la finalité. C’est un don pur et incommunicable.
Science, faculté d’acquérir d’autrui et par l’étude les connaissances historiques ou expérimentales. Elle se constitue de ce que l’on savait avant nous : y ajouter représente une opération supérieure, qui s’élève de l’observation et de l’analyse jusqu’à la découverte des lois : mais l’intelligence seule y atteint. La science s’obtient par l’application et la mémoire, communicable à tous.
Sagesse, ou conscience parfaite de soi-même et des autres, éclaire la science à l’aide de l’intelligence, et découvre entre l’idéalité et l’expérience la vérité pratique, efficiente, actuelle.
27. Conditions morales de l’élite. – Trois dédains ou renoncements, des richesses, des honneurs, des plaisirs ; dédains de préférence et de substitution. L’homme, sensible à la fortune, aux titres et aux voluptés, se trouve tout occupé et incapable de convoiter les biens intérieurs, la gloire de la conscience et la joie idéale. Malheureusement pour l’humanité, ces trois dédains mènent à l’état contemplatif.
Cinq passions illuminent la vie active : la soif de justice qu’il faut entendre de toutes les circonstances dont on est témoin, et de l’intrépidité du témoignage, qui compromet la tranquillité sinon la sécurité ; la miséricorde qui ne va pas aux scélérats mais aux victimes ; la pureté qui ramène sans cesse le Désir au bien : la pacificité, état d’armes et d’alerte vis-à-vis des fauteurs de guerre ; enfin l’acceptation du risque qu’entraîne toute volonté de lumière.
28. Des honnêtes gens. – Ils ne comptent pas dans les affaires de ce monde, ils jouissent de leur bon droit et attestent le ciel. De leur tour d’ivoire, ils égrènent des patenôtres, blâmant le zèle et persuadés qu’il faut tout attendre du ciel. Leur nature exacte et médiocre les rend envieux et hostiles à la supériorité ; ils gardent les mains nettes mais désarmées ou seulement jointes, quand il faudrait férir de grands coups ; ainsi les coquins réussissent leurs entreprises, sans risque, ni représailles : ce sont les neutres de la vie sociale.
Joubert a dit : « Il y a civilisation par la religion, la pudeur, la bienveillance, la justice, car tout cela unit les hommes ; il y a retour à la barbarie par l’esprit de contestation, l’irréligion, l’ardeur du gain, car tout cela désunit les hommes et ne nous attache qu’à nous-mêmes. » L’honnêteté n’est point une vaine agitation comme la foi luthérienne, mais une action positive, extérieure, matérielle et même brutale. Le signe de la croix ne se fait bien qu’avec l’épée sur les méchants.
29. Aspects de la Vérité. – Aspiration, expérience.
Aspiration : ce qui se dégage comme caractère permanent de l’espèce : sociabilité, émulation, gloire, immortalité. L’humanité conçoit, à chaque époque, un idéal de l’homme, qui a trois termes : la pensée, l’art et l’action, correspondant aux besoins de mystère, de beauté et de justice. L’esprit ne s’épanouit et même ne respire que dans le mystère ; l’âme ne s’épanouit et même ne jouit que dans la beauté ; le fait le plus passionnant reste l’acte d’équité, qui est divin puisqu’il rétablit l’harmonie troublée.
Si une civilisation repousse le mystère fécondant, la beauté emparadisante et la justice essentielle ; c’est-à-dire du jour où des hommes préfèrent l’impératif catégorique à l’ange gardien ; le kolossal comme remplaçant de la qualité, et le crime à la vertu, ils se décomposent.
Ils remplacent la logique par le charabia, les muses par les sorciers et les héros par l’apache ; cette involution antisociale et antihumaine contredit aux véritables aspirations de l’Espèce.
Expérience. – Elle livre, suivant la puissance de notre application, un grand nombre d’évidences. Par exemple : une race ne change pas de génie ; les éléments de sa formation restant les règles de sa maturité : la fidélité aux traditions intellectuelles et morales s’impose au raisonnement même. En appliquant cette loi à la France, on conclurait qu’elle ne peut renoncer ni la cathédrale, ni l’esprit classique, ni le goût, ni la politesse, sans se suicider : les ferments internationaux et cosmopolites lui sont mortels. Elle doit se rafraîchir sans cesse à ses propres sources : dans les actuelles conjonctures, son intérêt vital lui interdit les cultes étrangers ; le patriotisme aux moments tragiques s’étend même à l’esprit.
30. De l’histoire. – Ouverte au hasard, et à page lue, c’est le livre le plus immoral. Ce spectacle sempiternel de la volonté perverse triomphante force à se demander comment la terre supporte tant d’injustice ? Suivie pendant quelques siècles, les mêmes horreurs triomphantes rencontrent enfin les furies vengeresses ; et s’il y a des innocentes accablées, il n’y a pas de peuples coupables qui aient échappé au châtiment. L’individu ne trouve pas l’Euménide en ce monde, tandis que pour la race, le spectacle tourne au dénouement moral. Il y a des victimes : mais la prospérité de Caïn ne paraît nulle part. La morale s’impose aux races plus encore qu’aux individus. On n’exagère rien en donnant au collectif les règles de perfection imposées à la personne.
31. Le Décalogue, après trois commandements religieux, enseigne la moitié seulement du devoir du sang, celui des enfants, sans mentionner celui des parents. Puis viennent six défenses : l’homicide, le vol, l’adultère, l’imposture, la concupiscence et l’avidité. Elles constituent l’état social. Cependant l’humanité présente, à l’état endémique, un phénomène qui déchaîne cette hydre à six têtes.
La Guerre est ce crime sans nom où l’avidité d’un peuple, sa concupiscence et son imposture se déchaînent en viols, en pillages, en massacres. C’est la forme collective du crime. Tant que l’humanité, par la corruption de ses historiens, aura des lauriers pour le courage du bandit et l’habileté des attentats, il y aura des invasions. Une autre guerre, conforme à l’étymologie du mot guérir, repousse l’agression ; celle-là est sainte et divine.
Le magistère catholique, le seul unitaire et hiérarchisé de l’Occident, a pour office essentiel de décider si une guerre est infernale ou sainte, selon une doctrine fixée dès le XIIIe siècle par Vincent de Beauvais, l’encyclopédiste, lecteur de Saint-Louis.
32. Doctrine catholique. – La guerre est légitime à trois conditions : l’autorité du principe, la justesse de la cause, la droiture d’intention.
Deux fois déjà, les cloches de Noël ont sonné, et des deux tranchées, les mêmes chants au même Dieu ont mêlé, dans l’air, leurs vœux opposés. L’autorité spirituelle ne distingue plus le bien du mal. Saint Bernard, que Dante met si haut dans son Cantique, a tranché la question d’un mot sublime : « Qui tue pour acquérir est homicide, qui tue pour se défendre est Malicide. » Et le malicide est le chevalier, le héros, le missionné divin.
33. De la Patrie. – Depuis l’abdication du Vicaire de Jésus-Christ en face du cadavre d’Abel, le Chrétien n’a plus d’autre lumière que celle de son cœur : le ciel muet, il n’entend que les voix de la terre ; il en est une, harmonieuse et sacrée : la voix de la Patrie. Elle chantait par les lèvres de Sophocle, au péan de Salamine. « Allez, Allez, fils de la Grèce. Délivrez votre mère, délivrez votre femme et vos fils, délivrez le temple des dieux, délivrez le tombeau des ancêtres. Voilà, voilà le prix de la Victoire. »
La Patrie est donc la Mère du citoyen ; la Patrie est foyer, temple et tombeau, comme en témoigne le serment des jeunes athéniens :
« Je jure de ne point déshonorer ces armes ;
« Je n’abandonnerai point le compagnon, quel qu’il soit, près duquel je me trouverai placé dans les rangs ;
« Je combattrai pour tout ce qui est saint, soit seul, soit avec un grand nombre d’autres ;
« Je ne rendrai point à mes successeurs ma patrie moindre que je ne l’ai reçue, mais plus grande et plus glorieuse ;
« Je me conformerai aux sentences des juges ;
« J’obéirai aux lois établies et à celles que le peuple aura sanctionnées dans sa sagesse ; et si quelqu’un ose y désobéir ou les enfreindre, je ne le souffrirai pas, mais je les défendrai, soit seul, soit de concert avec tous.
« J’honorerai les dieux et les sanctuaires nationaux. »
La Patrie, c’est la langue, expression décisive de la race ; au-delà de cette frontière verbale, l’étranger commence, et il n’y a plus de prétention légitime. Une langue équivaut à une destinée collective. Quant aux confédérations, elles dépendent de la nécessité et du libre vœu. Nous devons à la patrie ce que nous sommes jusqu’à l’âge de haute raison : les plus grands reçoivent leur formation de cet ensemble vivifiant, qui est la civilisation ; et qui, réduit à l’église et à l’école, et au foyer, représente des millénaires de pensée, de vertu et d’effort. Cette dette, il faut la payer, même de la vie, si la Patrie est en danger.
34. Le Devoir de Verbe. – Un domaine, plus sublime que celui de nos foyers, de nos temples et de nos tombes, est celui qui réunit tous les foyers, tous les temples, toutes les tombes de l’Humanité ; domaine de Vérité, où il n’est plus permis d’avoir un cœur et des passions même nobles. On n’y pénètre, comme le prêtre monte à l’’autel, que pour consacrer, une fois de plus, la pensée éternelle, au nom du genre humain.
Ni le philosophe ni le savant n’ont une patrie, lorsqu’ils officient. La Religion, la philosophie, la Science et l’Art ne trouvent leur fin qu’en eux-mêmes ; et l’intérêt de l’espèce les élève au-dessus des races. L’art seul reste libre de se passionner. La religion, la philosophie et la science, entreprises intémérables, ne connaissent point de but que la Vérité.
Cependant un patriotisme intellectuel repousse les invasions d’idées ou de formes ; il faut chasser l’étranger, chaque fois qu’il se présente sous un aspect contradictoire au classique.
Tandis que l’individu demeure libre de croire ou de nier, le professeur payé par l’État ne saurait enseigner des doctrines étrangères, et surtout ennemies ; pas plus qu’un théâtre subventionné, jouer des commercialités cosmopolites. On ne peut interdire ni l’erreur, ni l’alcool, mais on doit veiller à la conséquence de l’une et à la qualité de l’autre. La sophistique se confond avec la philosophie ; toutefois le Kantisme est prussien. L’accueillir, le prêcher, c’est trahir au spirituel, comme c’est empoisonner que de laisser vendre certaines drogues.
Entre la liberté individuelle et l’enseignement officiel, il y a un abîme. Un homme, en son propre nom, prêche ce qu’il croit à d’autres hommes librement assemblés. Un professeur de l’État ne saurait profiter de sa chaire pour imposer à ses élèves des notions contraires au génie de la race, véritable orthodoxie nationale.
35. De la Suprématie en Occident. – Les conquêtes des chrétiens sur les sauvages ont été l’ouvrage du mousquet et de l’alcool : celles des occidentaux, les uns sur les autres, ne font honneur qu’à la perfidie et au canon. Il n’y a pas de suprématie sans la force des armes, comme il n’y a pas de sécurité sans police. Mais elle ne différerait pas de la conquête, œuvre de violence, si elle ne séduisait pas, par une suréminence des pompes et des œuvres, qui soumette le jugement et s’impose à lui avec d’incontestables prestiges.
Classer les hommes d’après leur pigmentation, c’est-à-dire d’après le climat, enfantillage ! Le vrai Chinois est blanc ; le brahmane, frère ethnique du Persan, est plus bronzé que le Sémite. Comme les noirs ne possèdent pas d’histoire, on ne joue que sur le blanc et le jaune, et leurs nuances. Quant à l’Arya pur, ce loup blanc de l’eugénisme, c’est un type mythique. La forme du crâne ne nous guiderait pas loin.
Georges Husson tranche ce débat stérile. « L’évolution, en son cours, éteint les caractères de race physique et augmente les caractères de famille morale et mentale. La civilisation tend à effacer l’espèce primitive et produit de nouveaux classements. » Entre le juif qui pleure contre le mur Salomonique et l’homme au carnet de la Bourse, quel rapport ? Catholique et protestant ne s’entend pas de la messe ou du prêche, mais d’un certain esprit, visible à la taverne même, et qui marque les vices aussi bien que les vertus. Le libre penseur n’est pas forcément fanatique et ignare, tel que la politique le montre.
Sur un paquebot, dans un hôtel, au spectacle, l’Occidental offre un aspect uniforme : la caste sera plus visible que la race ; le degré d’éducation encore davantage. Si des hommes s’abordent et parlent, la première sélection se fera par la langue, la seconde selon l’éducation, la troisième d’après la sensibilité, la quatrième d’après la croyance ou l’idéalité. Les éléments d’une suprématie entre les races sont donc la langue, l’éducation, la sensibilité et la doctrine, et surtout la libéralité.
La suprématie implique une perfection évidente. La statuaire hellénique représente la beauté typique du corps. Le Penthalte Olympionique réalise l’idéal de l’humanité. À aucune époque, l’Allemagne n’a fourni une perfection, sauf celle de la polyphonie instrumentale. Elle a passé du moyen âge auquel Dürer appartient à l’Encyclopédisme, restant comme morte pendant deux siècles, par incapacité de fournir les deux stades appelés Renaissance et Classicisme.
Or, l’évolution logique, entre la Théocratie et l’Encyclopédisme, impose ces deux étapes : l’humanisme, qui a étendu la libre recherche en tous sens ; le classicisme, par sa sagesse expressive, qui a découvert les formes universelles de la beauté verbale, double condition de la suprématie, qui se définit un avènement de la qualité.
36. La Loi de Plasticité. – L’homme social reçoit sa forme morale de l’opinion. Les personnalités fortes et irréductibles sont rares, et vite brisées par le jeu de nos institutions ; Vautrin finit en mouchard et Bonnot en loup. L’intérêt étant le mobile des crimes, dans une société favorable à la vertu, il n’y aurait plus d’autres scélérats que les éthyliques.
L’opinion allemande a conçu des monstres et nous les voyons à l’œuvre ; la France a voulu des héros, elle a tout le monde. Si le Kaiser n’avait pas été persuadé que le succès légitime les plus mauvais coups, il n’aurait pas tenté le sien. Son audace a, pour sanction, une simple fugue Kantienne sur la justice pure et la justice pratique. Selon la première, l’esclavage de l’humanité avec des négriers germains est odieuse et folle ; d’après la seconde, elle est légitime et providentielle ; car il y a une justice en soi pour les chaires et une pratique pour les actes. La morale constitue la moitié de chaque notion ; dissocier cette moitié sera toujours un crime. Les idées paraissent inoffensives aux étourdis. Chacun de nos actes les matérialise et les manifeste. L’idée que l’État n’est point honnête a formé plus de voleurs que le besoin. Pour répondre à son programme d’égalité, la démocratie se donne aux médiocres ; elle veut des hommes sans valeur propre, qui lui doivent tout. L’envie domine la société française, avec tant de force qu’elle se donne aux étrangers pour empêcher l’élévation de concitoyens, et aux indignes pour avoir le droit de les mépriser.
37. Autonomie de la Civilisation. – Elle met Pasteur au-dessus de Labre et Wagner plus haut qu’un pape. Sa hiérarchie s’inspire de la reconnaissance pour les services immédiats rendus à l’Espèce. Ses principes ne contredisent pas à la théologie, ils restent distincts. La Papauté s’avoue neutre en face des sacrilèges et du viol des nonnes, la civilisation proteste : elle excommunie les profanateurs, elle qui lance l’interdit sur la catholique Autriche et la Bavière, elle reprend l’épithète de Goethe, et déclare le génie du Nord le génie du laid ; elle repousse la Kultur que le Vatican accepte. Si on rejetait son autorité, il n’y aurait, à cette heure, aucune sanction dans le conflit de la Germanie et de l’humanité.
Il semble que la civilisation n’ait point de dogmes et que sa doctrine flotte. Sans cesse, par double travail, elle rejette les éléments corrompus et s’en agrège de nouveaux et virtuels. Le Credo civilisé représente cependant une doctrine.
Chaque secte a son orthodoxie intolérante : l’humanité a droit à la sienne, modératrice des autres.
38. La Doctrine providentielle justificatrice de l’inertie. – Celui qui entre dans les églises de Paris, le dimanche, peut-il croire que le législateur, c’est-à-dire trois cents personnes médiocres, ait expulsé les Carmélites du sol français, et que la vie contemplative soit interdite sur ce sol ? Que seraient ces trois cents adversaires des moines et du cloître contre les assistants d’une seule messe, à une seule paroisse ? Donc, ceux qui vont à la messe ont accepté la loi contre la vie contemplative ; et ils l’ont pu sans se déshonorer, sans être incriminés par leurs pasteurs.
L’observateur qui se risque dans certains quartiers découvre des hommes qui portent la marque Caïnique tellement nette qu’il s’étonne de les voir en liberté. Le moins initié aux coulisses politiques sait les noms et les faits de centaines de gredins. Cependant la vie contemplative demeure interdite en France, les apaches déambulent, fiers et provoquants, et l’impunité la plus certaine se trouve assurée aux coquins, car les gens bien-pensants prennent la prière pour unique sauvegarde.
39. De la Force comme synthèse des vertus. – Il y a dans l’homme une imperfection sérielle évidente : être organique et abstracteur, il mène une double vie, animale et angélique ; il a un estomac et il conçoit l’Absolu ; comme la bête des évangélistes, il porte un nimbe et des ailes : cela complique son existence, tiraillée entre de contradictoires attractions. Il appelle libre arbitre l’acte de volonté par lequel il accepte l’une ou l’autre attraction : cet acte n’est pas constant, ni égal, il dépend des individus et de leurs moments. Même intermittent, il constitue la personnalité humaine, sa dignité et parfois sa sublimité. Une notion sacerdotale met en péril le libre arbitre. La Providence intervient, espèce de bon plaisir divin à la François Ier, ridicule souvenir des ignobles sultans asiatiques. Ce qui arrive, et le mal en premier, vient de Dieu : il jette Job sur un fumier ou la Pologne à la désolation. Il punit les méchants et éprouve les justes. « Conformez-vous à la volonté de Dieu ? » Nous l’ignorons, cette volonté ! « C’est tout ce qui arrive ! » répond le clerc avec Luther. Non, Dieu n’a pas choisi le Bazar de la Charité, non plus qu’il ne choisit les clochers pour but de sa colère. Ce monde, comme l’homme, obéit tantôt aux lois élémentaires, tantôt aux angéliques. Sa soif de justice réclame et la religion répond mal.
La Providence est la loi initiale d’où sortit la création. Comme il y a trois déterminismes dans l’homme : l’organique, le psychique et l’intellectuel, on trouve dans le monde trois plans harmoniques : l’élémentaire, l’affectif et le spirituel, qui n’ont jamais été orchestrés ensemble, et qui agissent, tour à tour, dans des conditions imperceptibles.
Quand Jésus a parlé du cheveu qui ne tombe pas sans la permission divine, cette permission n’est autre que la loi du système pileux ou de la diathèse, comme pour la feuille d’arbre en automne ou par grand vent. Faute d’avoir entendu rationnellement les expressions saintes, on a promulgué une doctrine antisociale, fakirique, qui livre la société et le monde aux apaches et aux Allemands.
Nos drames se dénouent par le triomphe de l’innocence et le châtiment du traître : ceux de Dieu aussi. Mais nous ne voyons que les prologues : la catastrophe a lieu, au-delà de la Mort.
Il n’y a pas, en ce monde, d’autre justice que celle que fait l’homme. La volonté de Dieu, c’est que nous voulions l’harmonie. Quant à l’exempt de Tartufe, cette Providence actuelle, intempestive, ce véritable Deus ex machina, il n’existe pas plus que le Dieu des armées. Deus Sabaoth veut dire Dieu du Septénaire.
La Résignation et les vertus passives appartiennent à l’ascèse individuelle. Réussir, parvenir sont des verbes un peu bas à conjuguer ; mais le citoyen et le civilisé ont des devoirs envers le pays et envers l’humanité ; leur accomplissement n’obtient aucune palme de l’autorité religieuse. Jeanne d’Arc a sauvé sa patrie et l’Église : l’Église ne reconnaît pas le mérite national, et les congrégations ignorent la véritable histoire. Jeanne d’Arc n’a été béatifiée que sur deux miracles accomplis de nos jours, des guérisons de nonnes. Le pouvoir spirituel s’appuyant sur le témoignage de médecins, c’est dérision. D’une année à l’autre, la médecine rogne sur les vieux miracles, et la raison en découvre de nouveaux qu’elle exalte. La vacance du siège apostolique force à quelques déblais dans le domaine sacré.
Lorsque la peste vient dans un tapis ou qu’un des germes mortels que nous portons s’intensifie, verrons-nous le doigt de Dieu ? La tuberculose saisit le savant aussi bien que le ruffian. Les lois physiologiques sont indépendantes des lois morales, hélas ! C’est à nous de subordonner les secondes aux premières, par vertus, sciences ou prouesses.
Il y a une communion de méchants, en face de la communion des saints.
Qu’on dénombre les âmes dont on connaît les mouvements.
À l’analyse, qu’aura-t-on de pureté, de charité, d’idéalité ?
Depuis le symbolique péché, la désharmonie émane de l’homme, l’animal-ange, l’être hybride, terrestre par ses organes, céleste par ses aspirations. Nous naissons à l’état discordant. Chaque nuit il faut mourir, c’est-à-dire dormir : quelle faiblesse ! Pendant les heures de notre activité, nous instruisons le procès du Créateur ; et nous l’honorons si mal que nous ne le voyons pas dans le laboratoire où il révèle ses secrets, et nous courons constater une guérison comme un miracle, sans estimer Notre-Dame ou la Sainte Chapelle !
L’heure est trop épouvantable pour moutonner, selon la pâle obéissance : il faut réhabiliter les vertus actives, les vertus de fait. Si nous n’avons pas la force de notre droit, nous subirons le droit de la force. De nouveaux périls imposent de nouveaux devoirs, ou plutôt ces périls éclairent subitement notre conscience et révèlent nos fautes et nos vices.
On ne peut pas dire que les devoirs du citoyen et du civilisé n’aient pas toujours été nécessaires : aujourd’hui ils passent au premier plan, ils l’emportent sur tous : à l’action, à la prouesse !
40. Les Honnêtes gens traîtres à la Patrie. – « Nous sommes les honnêtes gens qui ne faisons pas le mal et qui attendons, résignés, que Dieu fasse le bien : nous prions tandis que les pervers tiennent conseil. Nous ne tuons pas, nous laissons tuer ; nous ne volons pas, nous regardons voler ; nous ne blasphémons pas, nous n’empêchons pas de blasphémer ; nous croyons aux promesses et aux mérites du Christ, comme gens de Wittenberg ou de Genève. Nous espérons dans la Providence. Nous avons les mains pures, car nous les lavons, à chaque attentat qu’on commet devant nous ! » Voilà la parabase chrétienne, instauratrice de la guillotine en permanence. On rajustait sa perruque pour aller à l’échafaud au lieu de casser une gueule : ce qui eût été le devoir.
On a vu les honnêtes gens, lors des expulsions religieuses, lire le Code au commissaire de police : comme si la loi était autre chose que la maréchaussée. Au temps des inventaires, un curé de Paris, dont les paroissiens résistaient, s’écria : « Vous êtes de pieux apaches ! »
Mot symptomatique ! L’action devient le privilège des scélérats, tellement les justes en sont déshabitués ; de là, l’admiration tacite du Parquet pour ceux qui manifestent le courage de leurs instincts. D’exactes dévotes disent : « Il viendra une peste qui enlèvera les méchants, les autres se convertiront. » L’humanité chrétienne ne veut pas lutter : les anges feront la besogne qui répugne aux fidèles, car les portes de l’enfer ne prévaudront point ! Elles prévalent !
L’évènement, Aérolithe, météore, miracle du bien ou du mal !
Un évènement est un phénomène dont on découvre plus ou moins facilement le déterminisme, Exemple : un pays où les honnêtes gens n’ont ni chefs, ni cohésion, ni audace, et qui, pour seule manœuvre, reculent devant l’insolence des coquins : un pays où les honnêtes gens n’opposent que des vœux aux exactions et des lieux communs de morale aux attentats, et chantent « en mon bon droit, j’ai confiance », est un pays perdu et trahi. Par les coquins ? Non, par les honnêtes gens. Car les coquins font leur métier de coquin et les honnêtes gens ne font pas leur métier d’honnêtes gens.
Lorsque Augustin enseigne que Dieu donne la grâce suffisante, il entend que si nous n’avions pas gaspillé, de jour en jour, ce pécule idéal et épuisé ce crédit surnaturel, par mille et mille capitulations de conscience, nous serions à l’état de résistance devant le fait. Il y a peu de traîtres qui aient, une fois et délibérément, vendu un Dieu, une ville, une femme : mais nous avons tous trahi, insensiblement et chaque jour, en préférant notre intérêt au devoir. Nous avons trahi dans les salons, au théâtre, dans la rue. Pour conserver une servante allemande, combien ont corrompu les représentants de la loi et faussé l’outil gouvernemental, employant amitié, influence, argent, exploitant les services rendus. D’autres sacrifient à un snobisme idéal « la haine généreuse », étouffent leurs vrais sentiments et accableraient, à l’occasion, de leur courtoisie, ces rustres que sont les officiers allemands, et enfin s’obligent à des sentiments séraphiques envers des monstres.
Des imbéciles croient que la France a été envahie en août 1914. Ils ne voient que la baïonnette et n’entendent que le canon. L’invasion spirituelle commença en 1810 par le pernicieux ouvrage de la Staël, qui fournit au Romantisme une Allemagne de mirages et à notre Université des Rémusat, des Cousin et des Renan, et les gaz asphyxiants du Kantisme, pour masquer les attaques contre la Tradition classique. Nos savants et nos érudits se sont vautrés dans l’admiration de la méthode allemande : à la veille de la guerre, les Parisiens acceptèrent de manger à l’allemande entre les actes et d’aller au théâtre à quatre heures ; ils admettaient qu’on leur cornât les oreilles avec la langue de Wagner qui dénature, pour un latin, l’admirable musique.
Notre Odéon, notre Académie Nationale de Musique, notre Salon d’Automne étaient envahis, avant 1914. Nous avions accepté toutes les vassalités, abdiqué notre dignité ; nous étions germanisés. L’invasion consacrait quarante-quatre années d’hommage-lige, de servitude économique.
Il y a un demi-siècle que les Allemands tiennent la France en dépendance intellectuelle, morale, industrielle et commerciale : et ils ta tiennent des honnêtes gens, qui ne l’ont point vendue mais qui l’ont laissée vendre, d’abord en esprit, et dans les chaires et les livres ; et ensuite dans les théâtres, les rues, les bazars, les usines, sous toutes les formes, dites pacifiques.
41. Les Neutres traîtres à la Civilisation. – Aux honnêtes gens de l’État, et qui l’ont trahi, en laissant faire, correspondent les neutres de l’Europe, qui s’enrichissent du malheur de l’hémisphère. Ils n’assassinent point, ils fournissent les couteaux, en faisant des vœux pour les victimes. L’intérêt et la peur les poussent ensemble.
Si l’Occident, éclairé sur la généralité du péril, s’était levé d’un seul mouvement, il n’y avait plus de guerre possible. Les petits États sauvaient leurs aînés, sans coup férir, aussi exactement que plusieurs poids, même médiocres, chassent en l’air un plateau de balance. Ce n’eut pas été héroïque mais seulement pratique : pour voir juste, il faut voir haut, et croire aux lois créatrices et non aux miracles ; et regarder le devoir comme le seul nom du salut.
En 1870, l’humanité n’était pas provoquée, du moins de façon visible, pour tous ; et on pouvait fermer les yeux sans se déshonorer. En 1914, la menace s’adresse au monde : ce n’est plus le duel de deux peuples. Une race qui se lève, comme sacrificatrice divine et organisatrice humaine, enivrée de ses desseins, les clame par toutes ses voix, mêmes religieuses ; elle porte son défi urbibus et orbi. Spéculateurs, encore plus que spectateurs, de cette guerre, les neutres ont trahi la civilisation comme les honnêtes gens, pendant un demi-siècle, trahirent la patrie. Ils peuvent jurer de leur innocence, car ni les prêtres, ni les écrivains ne les ont avertis. Nulle part, on n’enseigne ni le devoir civique, ni le devoir humanistique, qui se borne à combattre pour les uns, et à être aumônier pour les autres, laissant ainsi inactifs tous les non-combattants et permettant à un Hollandais de s’estimer, s’il donne quelques cigares aux Belges.
Le devoir civique existe-t-il en dehors de la guerre ? Pendant quarante-quatre ans, on l’éluda, chacun poussant ses intérêts, ses vanités, par bandes et complots : le devoir civilisé, personne n’en a notion ; et on accepte qu’un neutre soit homme, et on partage son pain, et son sel, alors qu’il devrait être tenu pour paria.
Quand quelqu’un viole le pacte dont il bénéficie, il n’y a que de la justice à le déchirer.
Si la Suisse a fait acte de charité envers les victimes, comment n’eût-elle pas senti le devoir de faire acte de force contre les bourreaux ? « Personne ne se jette volontiers au péril » répondra-t-on ? Que sommes-nous devenus si « le sauve qui peut » devient le mot d’ordre de nos générations ?
La patrie en danger rassemble les citoyens ; l’humanité en danger ne rassemble pas les hommes ! Quelle honteuse lacune dans l’enseignement ? Si le Moyen Âge avait pensé si bas, nous serions Sarrazins. Cette sublime époque, vraie fille du Christ, ne confondit pas la guerre, le conflit entre voisins, avec l’envahisseur musulman, et elle prit la Croix pour l’opposer au Croissant ; et la Croix blasonnait l’Europe, comme le croissant l’Asie. Aujourd’hui, l’Europe est encore menacée par une idée asiatique. Malgré l’outillage, ce sont moralement des Bene-Israël et des fils de Mahom qui se ruent sur le monde chrétien : la Kultur est un Koran à ulémas laïques. Mais ce Koran a des fidèles parmi nous, et parmi les meilleurs, les plus hauts, les plus influents. Combien étaient pieusement courbés sur le livre des nouveaux païens, quand le cimeterre implacable les a éveillés de leur rêve abrutissant ? Combien pensent le reprendre, après la guerre ? Et ensuite, ces Zurichois, ces Bâlois, ces Hollandais luthériens, sont-ils si neutres, ayant même langue, même foi, mêmes mœurs que les Allemands ? Enfin, ceux qui adorent le succès comme l’incarnation du Ciel, gens à courte vue ou à cœur vil, qui ne croient pas même au diable, regrettent de ne pas être de la curée promise ?
Ah ! Elle était unique, cette tragique circonstance, pour fonder une communion moins étroite que celle de la race, celle que Beethoven exprime aux chœurs de la Neuvième. Ce vain mot de progrès aurait pris un sens ! La conscience de l’Espèce éveillée, et se manifestant, non plus par des jocrisseries comme à la parade de la Haye, mais virtuellement, par un acte de bonne volonté universelle. L’humanité surgissant de la communion des peuples, papauté nouvelle et légitime, étape éblouissante vers la paix chrétienne ! Les neutres, ces petits insoucieux de grandir, pouvaient équilibrer l’univers ; ils n’y ont pas songé, ces pilleurs d’épaves et naufrageurs. Qu’on les tienne pour ce qu’ils sont, en effet, médiocres et négligeables. Pendant la Terreur comme Sieyès, ils auront vécu : conception à leur taille, qui désormais mesurera leur place.
42. Apparente inutilité de ce catéchisme. – L’homme possède plus de vérités qu’il n’en veut pratiquer ; quelle inutilité de lui en proposer de nouvelles : il n’accomplit pas les devoirs qu’il admet, pourquoi lui en montrer d’autres ?
À certaines heures une vérité s’impose, par la force des faits qui la prouvent. La Mort à grand discours, initiatrice redoutable ; à qui n’aura-t-elle pas montré sa face d’effroi ? Ceux qui reviendront de la tranchée seront-ils encore dupes des phraseurs politiques, des ricaneurs boulevardiers ? Du plus dur des devoirs, voudront-ils perdre le fruit ? Qu’ils accueillent ce petit livre, humble contribution à leur héroïsme, parole sincère d’un esprit qui s’efforce d’ouvrir une tranchée sur le terrain de l’idée, afin que l’humanité, délivrée de ses bourreaux, le soit aussi de ses empoisonneurs. L’humanité veut vivre : elle veut aussi penser, œuvrer, selon ses traditions chères, selon ses libres aspirations.
Que la Civilisation triomphante efface de son pied vengeur jusqu’aux dernières traces de la Kultur. Rien d’allemand ne doit être toléré, ni une idée, ni une méthode, ni une coutume, ni une personne. Nous sommes infectés : nos programmes puent le Germanisme. L’esprit allemand, nous l’avions dans l’œuvre dévirilisante de Renan ; et notre socialisme ne sort-il pas de Stirner et de Karl Marx ? Après un demi-siècle de servitude intellectuelle, on ne redevient pas libre d’un coup. Il faut se hâter du moins. Ceci est un pas.
DEUXIÈME PARTIE
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Les intellectuels allemands et les Universités ont couvert, d’un seul geste, tous les crimes de leur armée et de leur diplomatie. Un vote de l’institut de France spontané, unanime, apaisait la conscience universelle. On a hésité... Les règlements ont été invoqués... on a discuté sur les avantages et les risques d’une telle mesure... Cette circonstance, sans effet sur l’opinion, offre un intérêt symptomatique : la routine plus forte que tout évènement ; le formalisme, vainqueur de la plus grande angoisse qui ait jamais secoué l’humanité. Croire qu’un jour on pourra faire la paix avec l’Allemagne, voilà ce qui soulèverait les morts dans leur tombe. On déposera les armes : la guerre cessera, celle des armées, celle qui commença le 2 août 1914. L’autre, celle qui commença au XVIIIe siècle, la guerre des professeurs, la guerre des idées, et celle de l’industrie et du commerce, philosophique et économique, ne cessera pas, ou bien nos héros retardent à peine notre asservissement. Je ne vois pas que les civils soient prêts à tenir contre la pénétration lente : elle recommencera fatalement, au lendemain des hostilités. Notre corps enseignant est-il persuadé qu’une chaire porte un drapeau doctrinal, que la frontière s’étende aux cimaises des salons, aux rampes de théâtres, aux colonnes des revues ?
Le Kaiser, avant de lancer ses hordes, a communié sous les deux espèces, il a élevé son âme au Créateur. Actuellement, l’Allemagne érige un temple votif, en action de grâce, à Nuremberg. Nous ne combattons pas des Européens, mais des Asiatiques, non des chrétiens prétendument réformés, mais des musulmans. Les armes sont semblables, les âmes sont si différentes que nous n’arrivons pas à concevoir les leurs. Efforçons-nous à cette énigme : elle importe au salut du monde.
Gomment Mahomet se réincarne-t-il dans le corps d’un Hohenzollern ? Comment nos émules en physique, en chimie et en industrie, et jurant par le même Dieu et sur le même livre, nourrissent-ils des sentiments si étrangers à l’Europe et à la civilisation ?
Le Kultur est une foi ; et l’Ancien Testament l’a engendrée ! Quel livre a formé tant d’assassins, depuis le Koran ? Les professeurs ou scribes invoquent le dogme de l’organisation, ils ne le proposent qu’à un petit nombre. Sur la masse allemande, le prêtre et le pasteur agissent seuls, et ils ont prêché et ils prêchent la guerre sainte ; et le Pape est neutre, dans cette guerre de religion, qui ne peut finir que par la mort du catholicisme ou du luthéranisme.
De la libre interprétation de la Thorah, dont Luther n’avait tiré que des incohérences, ses descendants dérivent l’élection divine de leur race. « Dieu le veut ! » Leurs chaires catholiques ou protestantes retentissent de ce cri.
Nous avons beau enregistrer avec horreur les atrocités sans nom, la conscience allemande a pour garant le silence pontifical. « Qui ne dit non, consent. » L’intérêt, c’est-à-dire la négation de tout idéal, se manifeste avec un cynisme sans précédent. L’invasion s’appelle à Berlin la mission : il faut le répéter jusqu’à ce que tout le monde, de l’Académicien au gamin, le sache par cœur. L’armée du Kaiser apporte la liberté sous sa forme la plus élevée, la liberté qui sauvegarde toutes les activités en les dédiant à un but unique. Dix millions de missionnaires prodiguent leur sang pour le salut de l’humanité, pour la paix universelle. Car, l’hégémonie germanique une fois établie, plus de guerre. Sans doute, le mode est coercitif et le militarisme applique durement les principes de l’énergétique : mais si le prix est onéreux, considérez le but ! Ne riez pas ! Un fou armé n’est plus un fou, mais un assassin.
Nous avons secoué le joug des théologiens, nous subissons celui des bistrots ; et nos assemblées politiques reflètent les zincs au lieu des ostensoirs.
Militariser Dieu, l’intelligence, la conscience, la science : cela nous semble insensé ; mais l’arrondissement assassine le pays, et les commissions rendent le gouvernement impossible.
La Bourgeoisie et son élite la magistrature, en face des apaches, a l’attitude pâle d’eunuques devant des ruffians. Elle se sent incapable de violence ; et la violence la subjugue. Écoutez de quel ton on prononce le nom de Bonnot, comme les filles celui d’un Pranzini. Cela explique ces verdicts d’assises qui équivalent à une tolérance du crime, à une espèce de droit du mal, reconnu par les soutiens de l’ordre.
Le podagre de Frosdhorff pensait : « Si Dieu me veut, il saura bien me porter au trône. » Cette idée rejoint la sacristie et aussi l’enfer. Le plus savoureux des blasphèmes est celui qui résonne en acte de foi.
On s’en remet à Dieu ! C’est la forme approuvée de la lâcheté sanctifiée. Le Pape prie pour la paix, mais il n’écrira pas les quelques lignes qui pourraient méduser la Bavière et Sa Majesté apostolique. Il y a un tableau de Murillo, au Louvre, où les anges font la cuisine, tandis que le frère est en extase, allégorie de la Foi actuelle. « Priez, et les anges ferons la besogne, et s’ils tardent, c’est que votre prière est pâle et courte. »
Jeanne d’Arc a prié, mais elle aurait usé ses genoux à Domrémy sans que les Anglais eussent été boutés hors de France. La prière est la préparation de tous, mais ce n’est que l’action des faibles, et la prière devient une hypocrisie lorsqu’on peut agir. Dieu n’endurcit pas le cœur des Pharaons, car ce serait la justification du serf arbitre de Wittenberg.
Vous détournerez l’oreille à ces insanités entendues dans une brasserie : orchestré selon l’harmonie d’Essen, l’invraisemblable s’impose. Ne riez pas du fanatisme allemand : comptez vos morts, vos ruines, et les morts prochains et les ruines fatales.
L’Allemagne n’est pas qu’une armée, c’est une religion, une philosophie, une morale et une esthétique, c’est-à-dire une Déforme de la religion, le Luthéranisme ; une déforme de la philosophie, le Kantisme ; une déforme de la morale, le Nietzschéisme d’État ; une déforme de l’esthétique, une déforme de la forme !
Ce ne serait rien qu’une race fut insensée et hideuse, si elle restait lépreuse dans sa maladrerie.
Elie veut faire de sa lèpre une élection et contagionner l’univers par sa Kultur.
De combien s’en faut-il que sa puissance n’égale à son vœu ? Elle aurait pu le réaliser sans coup férir. Heureusement, le Mal produit une ivresse, mère de l’erreur, et une impatience irrésistible.
Treitschke a développé une conception qui fait de Luther le Moïse de la race allemande : cela n’aurait pas d’importance si cette conception ne se manifestait pas avec des torrents d’acier.
Le génie germanique s’est coulé dans le moule du peuple élu, et la Thorah, détournée de sa destination si réduite, a formé dans l’humanité une inhumanité : la Théocratie fournit son armature au pangermanisme. En vain voudrait-on réduire les Allemands à des figures de conquérants, ce sont des lévites : leur conscience a été travaillée, préparée et mise au point des fédavis d’Alamont.
Oui, notre premier mouvement est un sourire, nous sommes civilisés et capables du raisonnement désintéressé.
Du martyre. – Le cardinal Mercier, ce saint, a dit : « Telle est la vertu d’un acte de charité parfaite, qu’à lui seul il efface une vie entière de péché. D’un coupable, sur l’heure, il fait un saint. » M. le chanoine Coubé définit le martyre : un témoignage rendu à la foi par une mort passive. Voilà ce que le moyen âge n’aurait pas admis, lui qui disait Saint Roland. Le chanoine Coubé ne voit ni le caractère, ni le sens de cette guerre. La prend-il pour un conflit de peuples ? Cette faiblesse de vue importe peu.
Mais ce qui est à faire pleurer c’est la définition du martyre, l’éternelle profession de la passivité en Dieu, qui empêchera de canoniser Charlotte Corday et qui a exigé des guérisons, en 1902, pour béatifier Jeanne d’Arc.
Le tueur de monstres n’est pas un héros chrétien : la palme aux seules victimes ! Tendre la gorge au méchant, voilà ce que l’Église honore : défendre l’Église et les faibles, cela paraît trop humain. Ainsi on dissocie pro aris et focis. Jehanne a sauvé la France, on refuse de voir qu’elle a sauvé l’Église. Le cardinal Billot nous autorise à croire que des éclairs de grâce incitent nos soldats à des actes de foi, d’espérance et de charité, suppléant aux sacrements de l’Église. L’esprit de Veuillot a passé dans le corps ecclésiastique. À la clarté épouvantable de la mitraille, le véritable esprit chrétien sort du formalisme de sacristie. La chevalerie apparaît le huitième sacrement, et supplée aux autres ; assez de couronnes pour les agneaux, réservons-en quelques-unes pour les tueurs de loups, les héros, authentiques martyrs. Même en théories et paroles, nous sommes lâches et inconscients.
Lorsqu’en 1870 Treitschke appelait la France une nation de Barbares à demi civilisés tout au plus, et qu’il déclarait l’Allemagne missionnée et institutrice de l’Univers, nous avons refusé notre attention. Aujourd’hui, on n’ose rechercher les sources du militarisme et ses vrais pères dans les sacrées personnes de Luther et de Kant : et pour ne pas désobliger les réformés et les professeurs, on s’habitue à voir dans les évènements formidables de l’heure, l’ouvrage de la caste militaire, l’Herman qui se tourna contre Varus.
Si les Allemands sont des sauvages, on pourrait les civiliser ; ils possèdent les mêmes livres, les mêmes outils que nous. Ce ne sont pas des barbares non plus, mais des émules en toute application scientifique. Ce ne sont pas des païens puisqu’ils sont baptisés et invoquent le même Dieu que le reste de l’Occident.
Comment sont-ils devenus des monstres ? Par le serf arbitre et les deux raisons Kantistes, génératrices de l’État Divin.
Cela dérange beaucoup de paresse de dénoncer la Bible comme Gigogne de tous les maux qui accablent l’univers. L’union sacrée, paravent des politiciens, protège aussi l’Ancien Testament, l’institution chrétienne, la critique de la raison pure. Trop de sang coule et coulera encore pour qu’on balbutie lâchement la Vérité.
Deux espèces d’hommes sont respectables : les catholiques et les libres penseurs, les autres sont des esprits troubles et bâtards, corrompus et corrupteurs. Je n’entends point par catholique le marguillier et par libre penseur l’anticlérical : j’entends les mentalités qui correspondent à ces épithètes. L’une a le goût et le respect du mystère et accepte la Révélation sous sa forme la plus légitime ; l’autre n’a point le sens du mystère et refuse la révélation. La foi se définit comme un don. Tous ne l’ont pas reçu, mais tous sont tenus pour raisonnables et droituriers. Dieu est ou il n’est pas, mais certainement s’il est, il n’habite pas le gilet en poil de lapin du professeur de Königsberg, dieu intérieur, et intrinsèque ressort de l’horloge humaine.
Le curé fait son office en demandant le billet de confession : mais le curé ne suffit plus à nous guider, puisque son chef pactise avec l’enfer. On n’est pas catholique parce qu’on va à la messe mais parce qu’on miaule au lieu d’aboyer, qu’on est chat et non chien, dans ses péchés comme dans ses vertus : on est catholique dès qu’on a une sensibilité généreuse et libre de tout intérêt et qu’on ne crucifie pas son prochain, et qu’on croit à l’humaine responsabilité. Quant à ceux qui découvrent deux volontés en Dieu, une officielle et une autre qui ne nous regarde pas ; et deux raisons dans l’homme, ce sont des irrationnels qu’il faut confondre et chasser ; même à leur insu, ils sont néfastes. On ne voit que les charniers : il y a les fumiers ! L’Allemagne corrompt la conscience humaine, Heine l’avait dit :
« Cette Prusse, comme elle s’entend à tirer parti de son monde ! Elle arrive même à se servir avec avantage de ses révolutionnaires. Pour ses comédies politiques, elle a besoin de comparses de toutes les couleurs. Elle sait utiliser jusqu’à des zèbres tricolores. C’est ainsi qu’elle a employé, dans ces dernières années, ses démagogues les plus enragés à prêcher de tous côtés qu’il fallait que l’Allemagne entière devînt prussienne. Hegel dut justifier la servitude, les choses existantes, en les déclarant rationnelles. Schleiermacher dut protester contre la liberté et recommander la soumission chrétienne aux volontés du pouvoir.
« Elle est révoltante et criminelle, cette façon d’utiliser des philosophes et des théologiens, dont l’influence devient un moyen d’agir sur le petit peuple, et que l’on oblige à se déshonorer publiquement, en trahissant la raison et Dieu. »
Phénomène unique dans l’histoire de l’esprit humain, que l’élaboration universitaire d’une régression de l’espèce. Barbarie ? Sauvagerie ?
On civilise des Barbares ; les Allemands ont nos arts, nos sciences, nos méthodes et nos instruments.
On baptise des sauvages : les Allemands sont Chrétiens !
Comment les nommer ?
La théorie de l’Allemagne, organisatrice providentielle de l’univers, ne se borne pas à une parade idéologique destinée à masquer les supplices et les infamies sans nom de l’invasion : c’est vraiment une doctrine élaborée lentement, dans le silence des bibliothèques et des laboratoires, par des hommes d’élite. L’extermination de la race latine est la condition du destin allemand.
Le Kaiser ne tient qu’un rôle de Kapelmeister : la partition de l’Allemagne, providentielle et rationnelle, s’exécuterait encore sans lui : elle a pour auteur la race. Chaque fois qu’un peuple a cru à sa mission providentielle sur les autres, il a fallu l’abattre comme une bête enragée. Or l’Allemagne ajoute à la foi une espèce de raisonnement ; et là où Jéhovah n’est pas reconnu, on invoque le principe de l’organisation. Comme l’a dit Edmond Perrier : « Le monde une fois soumis tout entier à la discipline germanique, le minimum de déperdition d’énergie sera partout réalisé ; le bonheur, par conséquent, aura atteint à son maximum sur la terre ; telle un gigantesque vampire, la Germanie bercera le monde endormi, sous sa discipline de fer, par le battement rythmé de ses ailes de chauve-souris. »
L’Ancien Testament, qui fournit au Kaiser la licence d’exterminer la Belgique, avait autorisé Frédéric-Guillaume Ier aux enrôlements forcés, car l’Écriture permet aux rois de prendre « les valets et les servantes, les fils et les ânes ».
Le professeur Boule dans l’Anthropologie démontre que l’état hyperesthésié, que présente la Kultur, annonce la ruine de la race ainsi évoluée.
« C’est au moment où la plupart des créatures d’autrefois sont devenues les géants de leur groupe, où elles semblent avoir atteint le summum de leur puissance physique, qu’elles succombent brusquement, parce qu’une rupture d’équilibre dans leurs facultés leur a fait perdre cette plasticité primitive qui leur avait permis, jusque-là, d’adapter leur évolution à toutes les circonstances nouvelles.
« Tels les poissons cuirassés des temps primaires, les énormes amphibiens du début des temps secondaires et, plus tard, les gigantesques reptiles, dont le diplodocus est l’exemple le plus populaire. C’est quand le machairodus est parvenu à être, sinon le plus puissant, du moins le plus sanguinaire des félins, lorsque ses dents canines, peu à peu agrandies, furent transformées en deux lames de poignards crénelés – comme des scies-baïonnettes – et furent arrivées au maximum de perfection que puissent atteindre de tels organes offensifs, de tels engins de mort, que le type a succombé rapidement sous le poids de cette spécialisation à outrance. »
L’évolution allemande s’est faite dans un sens opposé aux tendances de l’espèce. En déclarant la guerre à l’individualisme, le Teuton a signé son arrêt, l’humanité ne renoncera pas à cette conquête ou plutôt ne peut régresser de ce stade.
Cette organisation, rectrice et salvatrice, ne serait proposable que sous une forme de croyance : mais quoi ? Un Dieu allemand n’est plus qu’une idole. L’élite du monde, docile aux expériences historiques, ne croit plus qu’aux valeurs morales, seules efficientes et fécondes.
Or, la doctrine allemande, en nationalisant les vertus, en les estimant dans leur rôle de complices, les a abolies. Cet attentat entraîne l’arrêt fatidique.
LA KULTUR ET SES ERREURS
Les Allemands entendent par ce mot la doctrine militariste, étendue d’abord à tous les citoyens, et puis à tous les peuples : le stade de l’organisation, en français usuel, se traduit par le caporalisme et en latin par « sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas » ou, d’après les termes du Contrat Social, « aliénation totale de l’individu à la Communauté ».
Cette conception, limitée à l’Allemagne, menacerait encore les autres races : mais c’est le droit de chaque nation de s’organiser suivant son génie. Ce qui engage la paix du monde, c’est que ce système emprunte à la religion et à la science un droit à la fois divin et humain : ou si l’on préfère, impose à ses tenants une mission civilisatrice à la fois sur les Barbares et sur les Décadents. La race organisée présidera donc aux destinées de l’Espèce ; et ceux qui ne recevront pas la Bonne Nouvelle, méchants ou ignares, seront contraints, légitimement : la conquête devient une œuvre de miséricorde et de raison.
Soixante millions de chrétiens, au XXe siècle, ont adopté cette notion asiatique. Les scribes ont rendu témoignage à cette foi et la masse a obéi. L’invraisemblable se réalise sous nos yeux par de terrifiants effets.
Nationalisation des valeurs morales. – Dans Le Talmud, on trouve à chaque péché contre le prochain une distinction. Si le prochain est juif, la casuistique ne transige pas avec la notion morale ; s’agit-il d’un chrétien, le péché se réduit à peu près au néant : car Israël a deux morales. La Kultur ne s’éloigne pas du principe chrétien, entre Germains ; elle enseigne l’humanité, la fidélité et la magnanimité dans l’Empire : mais elle donne carrière à l’inhumanité, à l’infidélité et au terrorisme. Les valeurs morales ou vertus se trouvent nationalisées, elles ont l’Allemagne pour objet. Quant aux vices, on les satisfait au détriment de l’étranger, proie légitime.
Luther avait émancipé la conscience : « Pèche fortement, mais crois fortement ; tu n’as pas de juge dans le ciel : mille homicides en un jour ne peuvent l’emporter sur les mérites de Jésus-Christ. » La Kultur substitue l’Empire à Jésus-Christ. À Wittenberg, il n’existait plus qu’un seul péché, le manque de foi ; à Berlin, il n’y a plus qu’un délit, le manque d’obéissance. Une seule conscience, celle de la race, habite les poitrines et les cerveaux. Cette unité d’inspiration tient du prodige : en vain l’expliquera-t-on par la discipline implacable : derrière le sous-officier, il y a le pasteur ou le professeur, suivant le degré de Kultur. On a trouvé sur des prisonniers un tract exhortatif à la continence, qui finit par ces mots : « Dis-toi : si mon empereur me voyait. » Nous rions, sans assez d’attention à l’identification étonnante de l’idée morale et de la personne impériale. On répète que l’Allemagne se préparait à la guerre, et on énumère les gaz, les mitrailleuses, les pièces lourdes, on ne s’arrête pas à la préparation morale, autrement profonde, autrement complète, autrement terrible. La Kultur utilise même les instincts qu’elle déchaîne sur l’ennemi, même les vices qu’elle lance à la rescousse. Il y a là une entente bien curieuse de l’homme.
Tandis que le catholicisme obtenait une floraison des vertus passives au détriment des actives, et que la conception monastique tarissait les forces civiques (Machiavel le premier peut-être l’a signalé, avec une netteté singulière), l’esprit luthérien animait l’impérialisme et tirait du serf arbitre une ascétique nationale, encore inaperçue, et sur laquelle planent les ombres bizarrement accouplées du Vieux de la Montagne et de saint Ignace.
Entreprise peu aisée que de former des citoyens à la fois vertueux dans l’État et pervers contre l’étranger : ce n’était possible qu’avec la race germaine, la plus plastique qui soit. Encore fallait-il quelque chose du génie mahométan et une collaboration intense des divers délégués de la puissance verbale. Le concours du prêtre, du pasteur, du professeur et de l’instituteur forma un homme nouveau, chez qui la Raison distingue et divise le devoir pur ou conception idéale ou nouménique, et le devoir pratique ou national.
Les trois sophismes. – Il s’agissait de faire entrer, dans le cadre chrétien et sous les invocations évangéliques, la doctrine d’Odin : ce fut une opération de sophistique, non plus proposée à des auditeurs mais inculquée à une nation et aux divers plans de l’instruction.
Et d’abord un premier sophisme d’inhumanité :
Ne faut-il pas contraindre les enfants, les vieillards et les fous, ceux qui ne discernent point leur propre bien, comme les peuples trop jeunes ou trop vieux ou insensément épris de traditions désuètes ? Que valent des imaginations et des habitudes contre cette organisation, qui met en valeur toutes les forces ?
Malgré le Sermon sur la Montagne, le Christianisme, qui a d’abord offert ses veines au fer des bourreaux, a dû ouvrir les veines des récalcitrants pour s’imposer, et dresser l’autodafé pour se maintenir. Ces violences furent nécessaires, et en dépit des victimes, l’avènement chrétien fut un bienfait.
Le second sophisme s’illustre d’un de ces gestes décisifs, que l’opinion n’oublie pas et qui passent à l’état proverbial. Le « chiffon de papier » du chancelier germain a pris place à côté de l’exclamation du Légat : « Dieu reconnaîtra les siens » et de « la Révolution n’a pas besoin de savants ». On appelle Progrès la substitution de règles idéales aux soubresauts des intérêts. Si la nécessité n’a pas de loi, l’humanité n’a plus de garantie ; et elle s’inquiète, parce qu’elle sent qu’elle rétrograde, et qu’en dehors de l’injustice actuelle, la force de l’exemple compromet le fruit d’efforts millénaires.
Nul, chez les chrétiens, n’enseignera le mépris de sa signature ou de sa parole au citoyen ; la société a besoin de ce sentiment de l’honneur : il comble les lacunes de la répression. Mais la Kultur relève l’individu de tous ses vœux, en faveur du pacte national. Par restriction non plus mentale mais officielle, l’Allemand conditionne son honnêteté selon les intérêts de race, les seuls qu’ils ne puissent trahir et auxquels il sacrifiera les autres. « On ne sert qu’un seul maître », l’Empire ; et à sa sommation, les scrupules tombent, et il n’y a plus qu’un honneur de théâtre qui ne mérite pas d’estime... La fin justifie les moyens ; or la fin, ici, est l’identité du bien germanique et du bien universel. En vendant son âme à la race, on la dédie à l’espèce : la Germanie revêt les attributs de la Providence : étonnante conception, qui ne semblait pas possible en Occident et au XXe siècle, avatar européen d’une pensée sémitique.
Le troisième sophisme porte sur l’implacabilité. Est-ce sincèrement que l’esprit allemand voit dans la Terreur un nouvel aspect de la Charité, ou son impuissance à séduire le pousse-t-elle à des procédés d’effroi ? Il est difficile de démêler, dans un cas de fanatisme, la part de conception pure des mouvements instinctifs. Voyons-nous une nature de brutalité se donner carrière ou bien elle est systématique ? En tout cas, la magnanimité disparaît radicalement, en vertu de l’expérience. On ne persuade pas les hommes au rebours de leurs aspirations : il faudrait des miracles. La Terreur frappe l’imagination, l’atrocité effare la sensibilité : ainsi on abrège la résistance. On fait peur aux enfants et ils obéissent : ainsi des peuples décadents ou demi-barbares.
Affirmation. – Trait nouveau, les scribes qui, selon le Grand Frédéric, ne venaient qu’après le coup, pour le justifier, donnent déjà à l’attaque, véritables officiers de l’opinion ; ils marchent avec l’armée et du même pas. Ça a été la faute majeure des Germains. Machiavel avertit plusieurs fois qu’il ne faut pas acculer les peuples, et que le désespoir devient un adversaire souvent invincible. Dans un plan où la victoire servait de base au combat, il semble qu’on pouvait claironner ses desseins. Les Germains ont cédé à une ivresse, conséquence de leur hypertension. Ceux d’entre eux qui passent pour illustres ont jeté leurs noms dans la mêlée, si bien qu’au jour de la défaite, la responsabilité posera sa lourde chape sur toutes les épaules : personne ne pourra demander grâce et faire entendre des vœux de modération.
Elle est vraiment imposante, dans son unanimité, cette affirmation de la raison de race et du droit divin, qui assume la responsabilité d’incendier le monde pour le réorganiser. Si la victoire couronnait un tel vœu, le vieil édifice, qui enferme et la foi et la philosophie et la morale, s’effondrerait : et on aurait une confusion des idées autrement tragique que la confusion des langues, à l’origine des sociétés. Les plus étonnantes conceptions de l’Orient renaissent sous les appellations chrétiennes ; et avec les outils prodigieux de la science, elles menacent, à travers les quatre éléments.
L’exemple allemand, dans la paix comme dans la guerre, s’affirme incomparable. Prospère et invincible, citoyen idéal par son culte de la patrie, chrétien exemplaire par le sacrifice de soi-même, l’Allemand est à la fois le plus illustre des mortels pour ses travaux et le plus enviable par ses succès. Il les obtient en se détournant de la psychologie classique, source d’erreur. L’homme n’est ni bon ni méchant, il est Arya ou non comme espèce ; organisé ou individualiste, comme être social. À la conscience individuelle et si variable, se substitue une conscience d’État, immuable et lucide : et cette conscience décidera même des abstractions.
Humanisme ou Teutonisme. – La première doctrine est la recherche désintéressée de la vérité historique ou expérimentale ; la seconde est la poursuite fanatique du succès d’une race au détriment des autres. Ainsi, la Kultur, qui subordonne l’humanité à l’Allemagne, est l’antithèse de la civilisation, qui subordonne les intérêts ethniques à ceux de l’espèce, et partout élève l’idéal au-dessus des passions.
L’humanisme n’oppose pas seulement une barrière à l’avidité d’un peuple surabondant et ambitieux, il se lève contre la volonté despotique des religions et des divers systèmes. Il tend aussi à une organisation mais vraiment scientifique et non plus idéologique ; il en trouve les termes dans les facultés de chaque race, tempérées par une conception équitable, non égalitaire, des nécessités et des puissances, en dehors des visions théocratiques et militaristes, qui contredisent toutes deux au légitime essor de l’univers. Le Teutonisme, au contraire, se forme d’une combinaison de monachisme et de chiourme.
L’ordre admirable du monastère et de la caserne, les seuls lieux harmoniques, englobe la nation, et par des victoires, le monde.
Vérité. – Cette notion, en raison pure, ne répond à rien et se définit « ce qui nous paraît vrai ». Or, les hommes ayant des perceptions différentes, il faut choisir comme évidentes celles des êtres supérieurs, et qui prouvent leur supériorité par leur prospérité. La notion qui conduit une race au stade où les autres ne sont pas représente la vérité pratique, l’impératif catégorique de l’Espèce, expression de l’Archétype, reflet de la loi créatrice. Ainsi l’organisation, qui a élevé l’Allemagne, soit dans la paix, soit dans la guerre, au-dessus de l’humanité, représente le principe harmonique de l’état social. Il réunit le rapport de Force à ceux de Droit et de Charité, en une identité qui constitue la Kultur.
Droit est le plaidoyer pro domo de ceux qui l’édictent. Dans les meilleurs cas, il exprime le rêve d’une conscience. Il n’a jamais été invoqué que par les faibles et les vaincus : et cela le condamne. La faiblesse ne saurait fournir à l’humanité des règles, ou bien elle empruntera leur régime aux débiles et aux malades. Le Droit, comparable à la ligne d’évolution, va sans courbe ni flexion au but providentiel.
La Force prédestine, la prospérité légitime, le succès ratifie. Si on croit, on salue la Providence ; si on raisonne, on reconnaît le fait. Il a deux justices, l’une pure, qui est un concept, comme la beauté et, inapplicable, elle sort de la sensibilité chrétienne ; l’autre, pratique qui jaillit de la réalité même. La justice sera toujours le plus grand bien du plus grand nombre, ou organisation : elle unifie les forces en les employant. Chacun exerce sa capacité propre dans un but unique.
Du Droit selon la Bible. – Ce n’est pas sans un dessein providentiel que la Bible réunit, au Nouveau Testament dédié au for intérieur et à la perfection individuelle, l’Ancien qui traite de l’État et du sort des peuples. « Un homme était juste et l’Élohim se promenait avec lui, il le sauva avec ses fils et leurs femmes. Après le Déluge, Jéhovah, gagné par l’agréable odeur du sacrifice, fit alliance avec Nouah. » À chaque cycle, Dieu s’allie avec les meilleurs des hommes, les plus pieux. Or l’Allemagne donne 4.000 marks au curé, qui ne recevrait pas une obole de la France.
L’Allemagne, qui a dit à tout homme : « Prends et lis » en lui tendant la Bible ; l’Allemagne a dit à tout esprit : « Cherche et enseigne », et a tendu la Critique du Jugement ; l’Allemagne a créé le socialisme lui-même, avec Stirner et Karl Marx : l’internationale a été fondée par un Allemand ; toute liberté à l’esprit pourvu que la volonté cède à l’organisation nécessaire. L’Allemagne a détruit le Poncif stérilisant, en proclamant que le Beau n’est pas le but de l’art, mais que l’Art a pour objet l’expression de l’homme : ainsi elle a libéré les sensibilités, comme elle avait fait pour les esprits.
Étatisme, forme pratique de la théocratie comme du rationalisme. L’harmonie résulte de la subordination des instruments et des voix à une discipline inflexible. Il appartient à la race élue d’imposer à l’univers l’état symphonique où chaque voix et chaque instrument tient sa place. L’individualisme n’est qu’une illusion d’optique historique : les littérateurs attribuèrent à Hercule et à Thésée tous les travaux des primitifs vaillants. Aujourd’hui, l’homme ne peut rien de grand que comme coryphée de la nation, qui lui communique sa force incalculable.
Surhomme surmonte le sentiment humain de commune pitié ; son vrai nom sort de sa fonction de sacrificateur : il puise, dans sa conscience, dans sa prévision, dans son incomparable idéalité, la force de frapper les inconsciences, les aveuglements, les faiblesses, qui s’opposent à la marche de l’Espèce. Le hiérophante ne livre pas le mystère à la foule, il le célèbre. Or le mystère se cache dans la vertu du Sang.
Les hommes frappent par passion et convoitise ; le surhomme est dur par miséricorde. Un champ où le cultivateur aurait pitié des mauvaises herbes, que produirait-il ? Une nation où l’individualisme domine ne sera jamais grande ni prospère. L’unité divine en politique est l’Étatisme.
L’Évangile. – « Rendez à César, ce qui est à César. » Le citoyen doit obéissance. César pense, veut et agit pour tous : César est la conscience de l’Empire. Or le bien général n’arrive pas sans détriment pour l’individu. Il faut le sacrifier à l’espèce ; ce que manifeste le Golgotha. Se sacrifier à l’État imite Jésus ; l’État vaut plus qu’aucun citoyen.
Credo de l’Allemand. – I. Je crois en l’Allemagne, créatrice de la Kultur,
II. Et en sa mission civilisatrice,
III. Qui est prouvée par sa prospérité et par sa force ;
IV. Qui a dépassé le stade individualiste.
V. Et qui, arrivée à celui de l’organisation,
VI. Se trouve la race élue, rectrice légitime et providentielle ;
VII. Et établie par Dieu, comme juge entre les nations.
VIII. Je crois en l’Esprit allemand, incarnation du Saint-Esprit, qui a inspiré Luther et Kant,
IX. Et à son identité avec le génie de l’espèce ;
X. Au devoir de la race élue et à sa victoire universelle ;
XI. À sa mission de sacrificateur providentiel ;
XII. À la nécessité du sacrifice humain.
Ce credo biblique fournit à la Kultur un déterminisme expérimental.
Conditions de la Kultur. – 1° Pénétration luthérienne pour ruiner l’Évangile et familiariser avec la Thorah : pénétration Kantiste pour ruiner le Classicisme, supprimer les valeurs individuelles et le remplacer par le militarisme ; 2° Substitution de la justice universelle à la justice locale ; opposer le bien général au particulier, en absorbant l’individu dans l’État et les États dans l’Empire ; 3° Procéder par coups implacables, qui, en brisant la résistance, satisfont à la charité ; 4° Stupéfier pour désarmer la résistance avec le moins de maux.
De l’élite. – La mesure de chacun prise de l’intérêt général.
Intelligence. – Elle se disperse et s’évapore dans la liberté ; la rigueur de la consigne la condense ; sa stricte application la porte au plus haut point. L’Allemagne, centre de l’humanité, fournit l’axe à tout mouvement harmonique. Dante l’avait prédit.
Science. – Elle serait vaine sans l’application. Qu’est-ce qu’une loi ? Une machine, au contraire, représente une personne, collaboratrice de l’homme.
Sagesse. – La conscience la plus parfaite a le devoir de régir les autres, moins évoluées, comme les clairvoyants de guider les aveugles.
Conditions morales. – La Kultur ne châtre pas l’homme, elle lui laisse toutes ses passions ; en les nationalisant, elle les purifie et les consacre à l’État. Il faut que le citoyen s’enrichisse, qu’il brigue les honneurs et qu’il vive joyeusement ; cette poursuite, cette vanité, cette prodigalité contribuent à la puissance collective.
La Justice pour l’Allemagne s’appelle l’hégémonie ; sa miséricorde éclate, quand elle force le demi-civilisé à recevoir des bienfaits qu’il n’apprécie pas encore. La pureté d’un cœur allemand consiste à ne contenir que l’idée allemande, identique à la perfection terrestre ; le pacifiste se manifeste par la guerre sainte où on verse son sang pour imposer la Vérité ; missionnaire qui prêche avec le glaive, abréviateur de révolution bienheureuse.
Aspects de la Vérité. – Aspiration, expérience.
L’Être se mesure à son désir : l’Allemagne seule a osé désirer le magistère universel. Ce dessein surhumain sort d’une inspiration surnaturelle.
Une langue, une foi, une loi, un empereur ! Nulle race que l’Allemande a-t-elle tenté de créer sur la terre l’analogue du ciel, de donner un centre à l’humanité et de forcer les races au rôle pondéré et heureux de satellites. La Kultur reproduit le système solaire. Quels avantages indicibles naîtraient de l’extinction des idiomes, de l’abolition du catholicisme, de l’établissement d’un droit allemand sur tout le monde, et enfin d’un empereur de la terre entière ?
L’esprit humain a deux aspects : conscient, il aspire à l’unité en toutes choses, car l’unité émane du Créateur : et un impératif transcendantal lui suggère cette loi. Inconscient, il cède à l’habitude, aux attaches locales et met bizarrement son honneur à répéter les errements ancestraux, comme les rustiques fidèles aux vieux outils et à la charrue primitive.
Expérience. – La Bible raconte l’histoire du peuple de Dieu : il avait la Vérité, il lui manqua la Force. L’Allemagne croit à la même Vérité et possède la Force. Quel peuple n’est pas allé jusqu’aux confins de sa puissance, renonçant à ses destinées de cœur léger ? La puissance n’implique-t-elle pas l’ordre divin de l’exercer ? Quelle marque plus éclatante de la prédestination d’une race que son nombre, ses vertus, ses talents, ses œuvres, sa terribilité ?
De l’histoire. – Les cités tendent à la conquête et à s’absorber mutuellement, instinct constant, irréductible. L’honneur éternel de l’Allemagne sera d’avoir imposé une conséquence harmonieuse à ce conflit, déplorable en soi. Il n’y a d’autre remède à la guerre qu’un Empire universel : la race allemande jeune, nombreuse, disciplinée et travailleuse, réalisera le règne de Dieu. Si les hommes avaient le sentiment de la grandeur, ils reconnaîtraient, dans le vœu du kaiser, le plan le plus colossal sorti du cerveau humain, et salueraient Dionysos armé, l’Orphée au casque. Ni Alexandre, un esthète, ni Jules César ne se sont élevés à cette sublimité.
Il veut donner à tous les hommes : la langue la plus souple, la plus obéissante à la pensée qui ait jamais été parlée, cette langue qui prête aux idées les plus sèches un halo suggestif et mystérieux : la seule version chrétienne qui s’accommode de toutes nuances d’esprit et où le fidèle reste libre de sa foi, comme quantité et variations : et aussi la seule philosophie qui offre la systématisation de toute idée, admirable fugue qui permet l’autodidactie, et par le jeu des rapports interchangeables, assure l’exercice fécond des facultés de chacun : et en regard de cette religion toute libre et cette philosophie libérée de la borne des idées simples ; en regard de cette indépendance de la foi et de la recherche où chaque esprit se meut et s’ébat, nie et affirme à sa guise ; une loi sociale nette, sincère, le militarisme, qui maintient chacun à sa place et assure l’État contre toute aventure.
Droit de l’Allemagne. – Pour commander, il faut savoir obéir. Preuve du droit de l’Allemagne, la passive obéissance qu’elle a su imposer non seulement dans les armées et dans les mœurs, mais dans les consciences et les cerveaux. Le perinde baculum ac cadaver que la Compagnie de Jésus a obtenu de milliers d’hommes contemplatifs, l’Allemagne l’a obtenu de soixante-dix millions de citoyens ! Le Vieux de la Montagne commandait à quelques milliers de fedavis, le Kaiser a dans tout Allemand un esclave fanatique, car le Kaiser incarne le Droit Divin et également la Raison.
Le Décalogue. – Iaveh est un dieu national, non qu’il ne soit universel, mais il n’est l’Élohim que pour Israël. « C’est moi qui suis Iahvé, ton Œlohim. Tu n’auras point d’autres Œlohim que moi, car c’est moi qui suis Iahvé, ton Œlohim, et El impitoyable, poursuivant l’iniquité des pères sur leurs fils jusqu’à la troisième et à la quatrième génération, et donnant ma faveur jusqu’à la millième à ceux qui m’aiment et qui gardent mes ordres. »
Le peuple hébreu doit être considéré, en son entier, comme lévitique, Gesta Dei per Hebreos. « Devant toi, j’enverrai mon maleck et chasserai le Kenaanite, l’Émorite, le Hettite, le Périzzite, le Hivvite et le Jéboussite. » Ces peuples étaient-ils plus mauvais que ceux que l’Allemagne combat aujourd’hui ? Non, avec d’autres traits ils étaient semblables. Dieu voulait une race pure, toute à lui. « Garde-toi de t’allier avec les habitants du pays où tu vas entrer. Tu renverseras leurs autels, tu briseras leurs cippes et couperas leurs aschéras. » Détruire les temples et les symboles religieux, tel est premier devoir de l’israélite. Peu après, l’Éternel ajoute : « C’est d’après la teneur de ces préceptes que je conclus un traité avec toi et avec Israël. »
Les chrétiens reconnaissent que la Thorah judaïque a l’Esprit Saint pour unique auteur, qu’elle est vraiment révélée, et qu’elle égale en autorité l’Évangile. À sa consécration, l’évêque catholique jure d’enseigner l’égalité des deux testaments.
Or, sur les paroles de Jéhovah à Moïse, nulle ambiguïté ; et une interprétation symbolique se trouve impossible. Il faut accepter le sens littéral ; il justifie Luther et le Kaiser, malgré l’Antinomie entre le Verbe de Dieu le Père et celui de Dieu le Fils, facile à résoudre ; car la Thorah représente le livre de la vie collective et politique, la loi des cités et des Empires, tandis que l’Évangile correspond à l’ascétique du for intérieur, à la vie contemplative et à la formation des saints. Un chef de peuple ne trouve pas, dans le Nouveau Testament, de règle pour sa conduite ; et Jésus ne s’est jamais adressé qu’à l’individu, sans mandat, sans fonction, étranger au gouvernement.
On ne trouve aucun homme d’importance parmi ses auditeurs. Devant Anne, Caïphe, Pilate, il refuse de parler : cependant ils auraient mieux jugé de son éloquence que la foule de la Montagne : Jésus marque ainsi qu’il n’est venu que pour doter l’individu d’un idéal intime. Jéhovah a donné l’idéal collectif au Sinaï. Quand il est dit qu’il ne vient pas abolir la loi, on entend que cette partie de la loi qui régit les empires et la chose publique, la paix et la guerre, a reçu de Moïse toute la lumière que nous pouvons intégrer : la Théocratie, forme sociale de la Vérité.
Pourquoi a-t-il fallu deux millénaires avant que Dieu se choisît un nouveau peuple ? Autant demander pourquoi Dieu suscita Moïse. L’insondable sagesse se manifeste sans jamais répondre à nos curiosités impies. Les seuls Germains s’égalent aujourd’hui à l’humanité. Ce fait n’a pas d’autre explication qu’une bénédiction divine, un nouveau pacte entre le ciel et la terre. Il a manqué à Israël la charité, le prosélytisme ; il garda la vérité pour lui, il fut égoïste devant Dieu. Jésus est venu et il est entré au cœur allemand ; et avec lui, le sublime dessein de miséricorde, le don de la vérité politique, au monde.
La parole de Moïse avait durci le cœur israélite pour le rendre incorruptible ; la parole de Jésus pour attendrir le cœur des modernes l’a affaibli : et beaucoup s’effarent devant les œuvres de la Force. Il faut rejeter la Thorah ou accepter que le peuple le plus pur ait le devoir de vaincre les idolâtres : et les papistes le sont ; mais l’idolâtrie de la Vierge et des saints n’est rien auprès de l’individualisme.
Doctrine luthérienne. – En proclamant le serf arbitre, en niant le mérite des œuvres, Luther a détruit le culte de soi-même, qui fait de chaque individu un étranger dans la cité ou un prétentieux insupportable. Le Messie allemand épure le catholicisme en ruinant cette notion séditieuse et fausse, née ou du moins florissante sous le pontificat de Léon X, qui considère l’homme intrinsèquement et lui permet de trouver son centre en lui-même.
L’humaniste est pire que le catholique, il échappe à l’orthodoxie, il habite spirituellement la plus lointaine antiquité ; et ses mobiles, tous chimériques, en font le plus mauvais citoyen : car il se déclare libre non dans sa pensée, mais dans ses actes ; et cette liberté de l’individu appauvrit l’État qui n’a plus de puissance, et ne saurait rien faire de grand et de suivi sans une adhésion des volontés toujours précaire.
De la Patrie. – Ici le génie de l’Allemagne apparaît, dans la combinaison de la religion des Ases, son culte primitif, et de celle du Christ ; ici Wotan prête sa force d’âme à la pitié ; et ici s’opère le mystique mariage de la justice et de la charité. Le dieu de l’Évangile ne peut être l’Œlohim d’une race ; son caractère d’universalité reste incontestable, et cela est logique, puisqu’il ne manifeste que l’idéal du for intérieur ; le Dieu de la Thorah ne peut être l’Œlohim que d’une nation choisie. Pour fondre ces deux concepts et relier la douce charité à la force sans faiblesse, il fallait un substratum. Celui qui se suicida par neuf blessures en forme de cercle, devant ses compagnons, est le vrai Christ ; il s’est immolé lui-même, celui-là, Wotan. Ainsi, il a révélé le mystère essentiel, la mort est le rite même de l’humanité, et comme elle y répugne par un lâche attachement à la vie, il faut une race de Sacrificateurs. « Quelque péché que l’homme commette, il n’a pas de juge dans le ciel », a dit Luther. La philosophie reprend ce thème. « Quelque attentat que l’homme commette, il ne trouble pas plus l’ordre de la nature qu’un loup lorsqu’il égorge un agneau. » Après la Mission de Jésus, l’épreuve décisive est faite : l’homme apparaît incapable de concevoir la Charité sous sa forme chrétienne, il faut donc revenir à sa forme mosaïque. Pour ruiner à la fois le catholicisme et l’humanisme, suprêmes obstacles à la Vérité, les philosophes ont aboli la foi dans beaucoup d’esprits, incapables de saisir l’idéal théocratique. Pour ceux-là, le génie allemand a élaboré une conception de la Patrie vraiment sublime. Des Grecs aux Chrétiens, le progrès ne dépassait pas la frontière : le saint national se présentait comme une extension du salut individuel. L’Allemagne a assumé la mission de Régénératrice ; elle travaille pour l’univers. Ses ennemis la dépeignent avide et dévoratrice. Seule consciente du mystère de la mort, n’était-elle pas déjà maîtresse du monde tant spirituel que matériel, et en laissant simplement les choses à leur cours, n’aurait-elle pas étendu et constamment affermi sa domination ? Ainsi, elle eut exploité les divers peuples, elle en eut tiré sa richesse, comme une gigantesque Phénicie. En ouvrant sa veine généreuse, en témoignant, par la mort de tant de Germains, sa volonté de convaincre, elle sacrifie ceux qui s’opposent à sa charité. Il n’y a pas deux façons de donner la paix au monde : et César Borgia, en exterminant les tyranneaux, marchait à l’unité de l’Italie, l’Allemagne marche à l’unité du monde. Et on ne rougit pas de lui demander compte d’une guerre qui sera la fin des guerres et qui pourrait s’appeler la guerre de la Paix universelle : car le monde, une fois organisé, ne connaîtra plus de troubles, et le royaume de Dieu sera fondé.
Que l’envie se déchaîne contre une si belle destinée, c’était fatal. « L’Allemagne au-dessus de tout ! » Cela irrite les autres peuples. C’est un fait indiscutable. Nous sommes la Force, nous sommes aussi le Droit ; après les merveilles de la paix, nous avons passé à l’effort de la guerre. Cette Organisation que nous donnons à l’humanité, nous l’avons expérimentée chez nous : elle nous a conduit à une prospérité incomparable ; cette Kultur qu’on incrimine n’est pas fille d’esprits chimériques, elle résulte de la triomphante expérience.
Parcourez la liste des penseurs allemands, quelle indépendance, quel essor, de Luther qui fêle à jamais le trirègne, jusqu’à Stirner et Karl Marx, fondateur du nihilisme !
Comment notre État a-t-il résisté à tant de pensées destructives ? Parti d’Allemagne, le socialisme a compromis le sort des autres nations, sans nuire à notre équilibre ? Un pays organisé est seul assez fort pour laisser la pensée libre. Le militarisme s’impose, comme la condition de l’indépendance spirituelle, il fournit son contrepoids nécessaire.
Les deux morales de Moïse et de Jésus sont inconciliables comme la vie publique et la vie contemplative. Le Décalogue lui-même ne concerne que le citoyen et ses rapports avec ses frères. La guerre serait impossible avec ces commandements : « Tu ne tueras point, tu ne voleras point, tu ne rendras pas de faux témoignage. » Si Moïse avait voulu ce qu’on lui attribue, il aurait été plus bref : « Tu ne feras point la guerre. » Car il n’eût pas interdit de convoiter une femme ou un âne s’il avait voulu interdire de convoiter un pays avec ses habitants et ses animaux. St la guerre n’était pas une volonté divine, Jéhovah aurait établi son peuple sans coup férir, dans un lieu inoccupé.
La guerre représente un exutoire aux passions humaines. Comme l’architecte du moyen âge rejette hors de l’édifice le poids des voûtes, la Providence rejette hors de la cité ou du pays le poids des passions. Il n’y a pas de société qui échappe aux révolutions intérieures autrement que par la guerre. Ce qu’on a rêvé pour le bien de l’humanité s’évapore devant l’expérience. Ce que Jésus n’a pas fait, nul ne le fera : la guerre est une fonction collective de l’espèce, on n’abolit pas une fonction.
Le Devoir de Verbe. – L’Humanité a droit à la vérité : elle l’a reçue de la Révélation, mais elle a voulu la critiquer par l’Expérience : on possède aujourd’hui les résultats de cette vérification. Il faut le courage de les envisager. L’homme veut divaguer et que son cerveau soit libre d’enfanter les songes : et l’espèce a besoin d’une voie droite et d’y marcher étroitement. Le problème se pose donc ainsi : liberté de pensée, obligation d’agir. L’Allemagne l’a résolu, elle est la patrie de l’anarchie spirituelle et de l’obéissance passive.
Vers la Déforme. – Au lecteur de comparer les Vérités de la civilisation aux Erreurs de la Kultur. Elle a pour devise celle que Tacite inflige aux Germains : ad praedam. L’instinct aveugle d’nsatiable avidité cherche et trouve sa justification jusque dans le Ciel, et emploie les progrès à se réaliser. Il n’y a pas une idée abstraite en Allemagne, une idée humaine, une idée générale et partant généreuse. Le cerveau travaille à sanctifier et à empoisonner le couteau du brigand. Chacun dans sa sphère s’emploie à faire de l’Allemagne l’Empire mondial. L’asservissement de l’humanité à une race est un vœu absurde et impossible ; mais il faut l’envisager gravement et non avec des sourires. L’univers échappera à l’emprise démoniaque : mais au prix de quelles hécatombes et après quelles ruines !
Les mots que l’on emploie expriment des jugements ; et on parle de cette guerre comme des guerres antérieures et de cet ennemi comme d’un ennemi ordinaire. Après vingt mois de combat, on ne voit pas d’autre soubresaut que celui intéressé de l’industrie, et une braillerie contre Wagner. L’union sacrée sert à sauver les Luthériens et les Kantiens et les Judas catholiques.
Avant de devenir des montres, les Allemands méthodiques des créatures, conçurent la Déformation de la religion, de la philosophie et de la morale.
Ce fut l’œuvre du premier jour dans cette Création du mal ; et cette œuvre, on va l’exposer malgré l’Union sacrée, qui abrite autant de trahisons que de bonnes volontés.
Origines de la Kultur. – I. La Déforme Religieuse. – L’Alsace a eu les premiers penseurs, les plus grands architectes, les meilleurs sculpteurs, le plus beau peintre. Après Aix-la-Chapelle et la mort de Charlemagne, la vie spirituelle allemande se trouve à Strasbourg. Le premier cerveau allemand fut hérétique, frère du libre esprit et Bégard quoique dominicain, Maître Eckhart. Son panthéisme étonne au début du XIVe siècle. « Dieu est tout et tout est en Dieu. » Avant la Création, Dieu n’a pas été Dieu. Ce curieux esprit annonce l’impératif catégorique de Königsberg : « Je suis devenu la cause de moi-même et de tout le reste ; et si je voulais je ne serais pas encore, ni moi, ni le tout, et si je n’étais pas, Dieu ne serait pas. Dans le cas où l’homme juste voudrait quelque chose et qu’il fût possible que Dieu ne le voulût pas, l’homme devrait braver Dieu et persévérer dans sa volonté. » Encore une phrase : « Quelle a été la fin du Créateur en créant le monde ? Le repos. » Donc la fatigue divine, l’effort divin, que des sottises ! Eckhart a été le maître de Suso, de Ruysbroeck et de Tauler. Ce dernier, dominicain aussi, ami des Vaudois, préconise l’ignorance volontaire de toutes les choses créées et la pauvreté ; à ce prix, l’âme se rend consubstantielle à Dieu.
Ruysbroeck, quoique né près de Bruxelles et ermite en la forêt de Soignies, appartient à l’Allemagne par le désordre des idées ; il a écrit dans un patois, son ami Sionus l’a traduit en latin. Sa mystique illuminative consent à ne pas confondre l’âme et Dieu, mais il voit l’âme déiforme, s’élevant au-dessus des vertus et même de la Grâce.
Que maître Eckhart soit panthéiste, que Luther traite Léon X d’Antéchrist et d’ours-loup, et les indulgences de piperies, cela ne touche pas à la civilisation : la divagation d’un mystique et l’imprécation d’un moine ne troublent pas l’œuvre humaine. Quelle que soit l’importance de la paix spirituelle, la liberté de pensée est le principe même de la civilisation : mais cette liberté ne s’entend pas du prêche et de la révolution sociale.
Les crimes de Luther ont été : 1° l’appel de la rue et même du ruisseau à la rescousse théologique, et l’emploi de la canaille au profit de ses thèses, jusqu’au jour où après avoir soulevé les paysans, il lança les nobles à la curée ; 2° la déclaration des droits de l’ignare à l’interprétation d’un livre hébreu et grec, et de tout chrétien à la prêtrise. Ameuter des étudiants contre des bulles et nier la valeur dogmatisante de Rome pour la donner au premier venu ! Même s’il avait eu raison dans les thèses, Luther serait encore détestable dans ses moyens de polémique et de propagande. La civilisation chrétienne représente un progrès sur l’hellénique : Luther opéra une régression de la morale. Sophocle montre Œdipe incapable de supporter le poids de l’inceste : Luther enseigne que le péché commis avec sa mère, sa fille ou sa sœur n’a pas plus de gravité que la fornication. Il n’admet pas de degrés dans le crime. Ii n’y a pour lui qu’un seul péché, l’incrédulité, que la civilisation et la société ne peuvent imputer à personne et que l’Église même n’impute pas, puisque la Foi est un don, non pas un devoir.
« Tout est péché, boire, manger, travailler, mais le croyant n’a pas de juge dans le ciel », dira Mélanchton. On ne trouve pas dans l’écriture universelle, à aucune date, un propos comparable en immoralité à ceci : « Pèche et pèche fortement, mais crois fortement (en 1525, à Jésus, en 1914, en Germania). Le péché est notre lot ici-bas. Le péché ne saurait nous arracher à l’Agneau, quand bien même, dans un jour, nous commettrions mille et mille homicides, mille et mille adultères. » Quelle civilisation acceptera ces maximes ? Il ne s’agit pas d’une boutade à l’auberge de l’Aigle noir, après trop de bière. « Les âmes pieuses qui font le bien, je les regarde comme des impies : il est plus urgent de se prémunir contre l’œuvre que contre le péché. » Se prémunir contre l’œuvre, seul témoignage que la Civilisation doive admettre ! « Le libre arbitre n’existe pas... M’offrirait-on le libre arbitre, je le refuserais, comme tout autre instrument de salut, car un seul démon est plus fort que tous les hommes. Dieu s’est chargé de mon salut, sans le concours de mes œuvres. Il ne nous imputera pas le plus ou moins de mal que nous aurons commis. »
Le moine n’a gardé que la superstition du cloître. Ce réformateur confesse : « J’ai couché plus souvent avec le diable qu’avec Kétha. » Coucher avec le diable ! Dans un même discours (Captivité de Babylone), il réduit les sacrements à trois, puis à deux, il croit à la pomme fatale et, par instants, sa foi même s’enténèbre, il s’écrie : « Qu’un seul homme ait damné tous les autres, qu’un seul les ait tous sauvés ! » Ce théologien si court n’hésitera pas, dans le manifeste à la noblesse, à affirmer que le baptême confère la prêtrise. Mais le crime de Luther, dont le militarisme sanguinaire découle comme de sa vraie source, c’est d’avoir opposé au libre arbitre le serf arbitre.
L’humanité peut tout pardonner, sauf l’attentat contre la conscience ; car il forme des esclaves et une armée d’esclaves devient une armée de monstres. Athènes et même Rome auraient-elles permis qu’un homme prêcha : « Crois en Zeus : et Zeus cesse d’être ton juge. Crois et sois homicide et adultère, à ton gré ; car les Dieux se chargent du salut des hommes et ne leur imputeront pas le plus ou moins de mal qu’ils auront commis. »
Serf arbitre ! Plus de coupable et partant plus d’expiation. Ces Furies qui torturent Oreste le parricide, cette purification du criminel qui élève les Choéphores à la hauteur d’un mystère sacré, cette Antigone qui incarne la conscience en face de la tyrannie, cette morale athénienne, sublime, disparaît sous la démence d’un moine, à qui on a cité, un jour de scrupule, ces mots de saint Bernard : « Crois que par Jésus les péchés te seront remis. » Le grand Cistercien, père des chevaliers du Temple, a-t-il jamais enseigné la justification gratuite et la foi sans les œuvres ?
L’énergumène de Wittenberg ne dit-il pas dans son sermon sur le mariage : « Le magistrat doit employer la Force contre la femme revêche, en cas de besoin, le glaive. Si le magistrat use du glaive, le mari imaginera que sa femme a été tuée par des voleurs, et il en prendra une autre. »
Luther passe pour l’ami du pauvre monde.
Voici comment il excite les princes contre les paysans que sa parole a soulevés :
– « À l’âne du chardon, un bât et le fouet ; aux paysans de la paille d’avoine. Le bâton, la carabine, c’est de droit. Si on ne fait siffler l’arquebuse, ils seront mille fois plus méchants...
« Allons, mes princes, aux armes ! Frappez, percez... Avec du sang, un prince peut gagner plus vite le ciel que nous par des prières. Frappez, tuez, percez, en face ou par derrière. Car il n’est rien de plus diabolique qu’un séditieux. Si vous succombez, vous êtes martyrs, mais votre ennemi, le paysan révolté, s’il succombe, tombe dans la géhenne ; c’est un enfant de Satan. » La guerre des paysans, en deux ans, fit cent mille morts, sept villes démantelées, mille monastères rasés, trois cents églises incendiées. « Un rebelle, c’est avec le poing qu’il faut lui répondre jusqu’à ce que le nez saigne ;... j’ai bien fait de prêcher, contre de tels garnements la ruine, l’extermination, la mort. »
Pour Michelet : « Voilà l’homme moderne et notre père à tous », et il se délecte aux propos de table. L’homme moderne, ce médiéval, ce monacal, qui voit dans Aristote un diable et qui voit le diable lui-même et couche avec lui ! Renan dira, la veille de la guerre de 70 : « L’Allemagne a fait pour l’humanité une œuvre de premier ordre, la Réforme. »
Étrange fortune que celle de cette religion qui a pour elle les libres penseurs ; et Carlyle s’écriera : « Granit insubjugable qui perce haut et large dans les cieux, vrai héros et prophète spirituel. » M. de Remusat, Kantiste, dira aussi que Luther est l’homme le plus important de son siècle. Et les Médicis, les Valois ? Ils subissent le poids de la critique protestante, qui les abomine, et qui a su se présenter sous la marque de la libre pensée.
Une des plus curieuses phrases de la secte est celle de M. Rod Reuss. « Il y a plus de trente ans que j’écrivais ceci : Dieu Merci ! le protestantisme n’a point de saints. » En effet, avec le serf arbitre, il n’y a pas de saints, mais le « Dieu Merci ! » n’en reste pas moins la plus drôle exclamation religieuse qu’on connaisse.
2. Déforme philosophique. – « Le plus grand exploit du peuple allemand, la Réforme, était une lutte pour la liberté contre l’autorité religieuse : la philosophie de Kant était une continuation de la Réforme, pour la liberté vers les sources les plus cachées de la connaissance. » Höffding. Cette affirmation est juste, quoique mal exprimée : le Kantisme est une rupture systématique avec l’Esprit Classique et les idées simples ; et l’avènement de la sophistique au lieu et place de la philosophie.
Leibniz, disciple de Descartes, écrit sa Théodicée en allemand, à cause de la virginité de cette langue, en matière philosophique.
Wolf commence à innover, avec la raison suffisante et le principe de contradiction ; néanmoins, esprit conservateur, il suit Leibniz. En 1738, on catalogue 107 écrivains influencés par lui.
Kant, le Robespierre de la Philosophie. « Ils révèlent (Robespierre et Kant) tous deux, au plus haut degré, le type du badaud, du boutiquier... La nature les avait destinés à peser du café et du sucre, la fatalité voulut qu’ils tinssent une balance et jeta à l’un un roi, à l’autre un Dieu. »
Une philosophie se juge sur ses conclusions : celle de Kant se résume en deux : la Raison n’a pas de valeur objective : il n’y a pas de Dieu. Mais la Raison a une valeur subjective, il y a un impératif catégorique ou loi du devoir dans le fond de la conscience.
L’entendement ne change pas en s’appliquant à divers objets ; et il n’y a qu’une raison, ni pure, ni pratique, ni susceptible d’aucune épithète. Kant dit : « Les intuitions pures d’espace et de temps sont les principes de la connaissance à priori. » Cela est faux : l’étendue se révèle à l’œil même ; et, au second jour, l’homme primitif, par le retour phénoménique, perçut le temps.
Ce qu’il aurait fallu expliquer, c’est la formation des idées d’infini et d’éternité d’après l’espace et la durée. Comment la notion du Créateur jaillit-elle du spectacle de la création ? La faculté d’abstraction est fille de l’analogie ; en contemplant l’échelle descendante des êtres au-dessous de lui, l’homme conçoit une série ascendante. Si on ramenait au langage intelligible ces analyses, elles paraîtraient ennuyeuses et vaines, comme des fugues.
Pourquoi Kant illisible a été lu et incompréhensible a été suivi ? – Sa dualisation de l’idée simple ou classique constitue une sophistique, un art de la fugue philosophique, si facile qu’il n’y a pas de primaire ou de professeur qui n’en tire originalité et système. Il faut deux boules à un jongleur ; objectif, subjectif : raison pure, raison pratique ; moi, non-moi. La Fugue, cette composition où des phrases semblables se présentent successivement dans toutes les parties, semblent se fuir et se poursuivre ; jeu ou exercice sans volonté expressive et qui ne manifeste que le métier du musicien. Exemple : 1° sujet, la raison pure. Réponse : néant ; 2° contre-sujet, la raison pratique ; 3° strette, l’impératif catégorique. Autres exemples du kantisme : la Morale se forme par l’adaptation sociale, qui diffère selon le lieu et le temps. Il n’y a pas de morale pure. Contre-thèse : mais il y a un impératif catégorique d’équilibre (ou de beauté, ou d’expérience) qui nous pousse aux mœurs pondérées, belles, raisonnées. L’homme n’a point d’instinct et il se trompe : mais l’humanité obéit à un génie d’espèce : ce qui fait que, malgré les erreurs de l’individu, le collectif ne manque point sa destinée : d’où lois ontologiques, historiques... On simplifie le procédé pour personnes pressées : choisir un rapport et en faire le centre des autres. Là, il n’y a point à démolir avant de construire, la doctrine s’élève à vue d’œil. Exemple : Le rythme le plus saisissable est celui qui convient au plus grand nombre : or le militarisme apparaît comme la forme sociale excellente, par sa hiérarchie légitime, qui ne laisse personne hors de son mouvement. Ici, on évoquera celui des sphères, et le transcendantal se trouvera atteint : car le caporalisme aura son prototype dans le ciel. Le malheureux primaire de l’école du soir qui a trouvé à quatre-vingt-quinze centimes parmi les chefs de l’esprit humain, selon Flammarion, la critique de la Raison Pure, s’empiffre de cette choucroute aigre, et découvre la manille métaphysique. Elle se joue avec vingt mots au besoin : l’ouvrier qui manie le phénomène et le noumène devient un Sganarelle ou philosophe malgré lui, Cabricias arcis thuram catalamus singulariter. Voilà un déclassé et aussi un déraciné, critique sans critère, qui prendra désormais le bout de son nez pour celui du monde, sacrera absolue la plus incidente relation, et enfin rêvera de retoucher la création ou de sauver la société, d’après des concepts aussi valables que le marc de café de la devineresse de faubourg. Ah ! pernicieuse ivresse de la sophistique.
Luther promulgua les droits du chrétien à la prêtrise et à la dogmatisation. Tout le monde docteur ! Kant promulgue les droits du civilisé à la philosophie : à chacun le bonnet et la robe. Qui résistera ? Une petite erreur, bien personnelle, quelle maîtresse amusante dans cette vie peu drolatique : une erreur inconfondable, car c’est un poil de la queue d’un monstre ! La crotte du cheval de Troie emplit la tabatière. On a sa chimère à défaut d’une danseuse, et on ne ruine que l’entendement. À la Corinthe métaphysique, le proxène de Königsberg convie tout le monde et on s’y perd le cerveau, comme on se perdait les reins à la Corinthe des courtisanes. La phrase baveuse qui a enlisé notre vie politique s’alimente d’idéologie : le pouvoir est distribué aux rhéteurs, l’enseignement aux fugistes, ces écolâtres jongleurs. « Le Kantisme a été la source d’erreurs la plus abondante que l’on ait vue en philosophie. Nous avons été habitués à nous prosterner le front dans la poussière, au nom de Kant, comme devant une divinité, inintelligible dans ses mystérieuses profondeurs : notre histoire de la philosophie en provient, les maîtres de nos maîtres ont été leurs disciples : ils nous ont à plaisir inoculé la méthode ! Comment montrer le caractère profondément absurde de ces rêveurs qui, partant d’une distinction ou d’une définition arbitraire, souvent du double sens d’un mot, créent un impressionnisme dont les sophismes et les extravagances le disputent à l’absurde et à l’incompréhensible. Toute morale, toute science seront mises à néant jusqu’à ce qu’enfin la révolte soit prêchée comme une obligation, l’assassinat comme un devoir » (FUNCK-BRENTANO, Les Sophistes allemands. Plon, 1887).
Vu la barbarie inconcevable de l’expression, l’embrouillage systématique de l’écheveau, il est impossible de traiter brièvement du kantisme. On s’apercevra un jour, quand ceux qui, en le défendant, se défendent du ridicule seront morts, que les deux raisons valent en métaphysique le cubisme de la peinture. Il faudrait un courage plus qu’humain à tant de dupes et de farceurs pour avouer leur honte. Ils protestent dans les Revues pour dégager leur maître et auteur, l’athée apôtre du dieu intérieur, en argot kantiste on dit nouménique, qui n’est qu’un Condillac parlant charabia ! Un Dieu Nouménique, que notre esprit produit, un petit dieu individuel, comme le démon de Socrate ou le génie que Paracelse portait dans le pommeau de son épée ! Une faculté change-t-elle avec l’objet auquel elle s’applique ? L’unité de notre entendement se brise-t-elle selon ce que nous pensons ? Il n’y a pas des connaissances à priori où ne se mêlent des à posteriori, et vice et versa ; nos synthèses renferment des analyses et celles-ci empruntent un principe analogue, toujours synthétique ; l’a posteriori perpétuel, c’est nous-mêmes : la transcendantalité, qui engendre les idées abstraites, n’est pas une intuition, mais une synthèse à base expérimentale.
Schmid, Iéna 1790, dit que le Christ enseigna selon la Raison Pratique, mais cette Raison, Kant seul l’a révélée.
La science de la nature ne mérite ce nom que lorsqu’elle traite son objet entièrement d’après les principes à priori. Ainsi on opposa une Dynamique kantienne et une chimie à priori à Lavoisier.
Après la tragédie (Raison pure, et Dieu Nouménique) vient la farce Raison Pratique, impératif catégorique. Vous avez vu, étendus sans vie, les gardes du corps, ontologiques, cosmologiques et physico-théologiques. La divinité, privée de démonstrations, a succombé. Et le vieux Lampe, le domestique de Kant, laisse tomber son parapluie. Emmanuel Kant s’attendrit : « Il faut que le vieux Lampe ait un dieu, c’est ce que dit la raison pratique. » Que la raison pratique garantisse donc l’existence de Dieu. Comme avec une baguette magique, il ressuscite le Dieu que la raison théorique avait tué. Kant n’a pu produire qu’une critique, c’est-à-dire quelque chose de négatif. Kant donna une grande impulsion aux esprits, moins encore par le fond de ses écrits que par l’esprit qui y régnait. Luther affranchit l’homme de la justice et Kant de la logique, l’un livre la théologie à tous et l’autre la philosophie : tout le monde prêtre, tout le monde philosophe : tant de désordres vont amener une ère d’absurdité lourde.
Lessing a dit : « Si Dieu tenait dans sa main droite toute la vérité et dans sa gauche l’aspiration à la vérité, je me jetterais humblement sur sa main gauche. » La petite oie lui suffit !
« Le franc-maçon attend tranquillement le lever du soleil et laisse les lumières brûler ; éteindre les lumières et s’apercevoir qu’il faut encore recommencer à allumer des bouts de bougie, ce n’est pas l’affaire de francs-maçons. » Un de ces bouts de bougie est l’Évangile. « Ce qui fait la valeur d’un homme, ce n’est pas la vérité qu’il détient, mais sa poursuite de la vérité. » Un jeu de chat !
Ce furieux adversaire du génie français et de l’esprit classique a dit aussi : « Je referais toutes les tragédies de Corneille et mieux ! » Y a-t-il une autre race où quelqu’un qui n’est pas fou se puisse flatter de refaire Polyeucte et Cinna, et mieux !
Fichte. Quel degré d’abrutissement faut-il atteindre et s’abaisser à lire une phrase aussi honteuse pour qui l’accepte : « Le moi pose un moi limité comme opposé d’un non-moi limité. » Ce n’est pas un langage humain, mais une bestialité de cuistre. Un latin ne tolère pas, comme proposition, ce grognement de porc universitaire. Pour le reste, en combinant la thèse et l’antithèse, on fait une synthèse, qui à son tour sert de thèse et donne lieu à une antithèse, et par conséquent à une nouvelle synthèse. Au reste, au tableau noir Fichte écrit : moi = moi, ce qui n’a aucun sens, à moins que cela ne blasonne l’ivrogne. Ce bateleur a son but, il vous étourdit de ses tours. Oh ! il a un orviétan à nous offrir : l’Étatisme ou Wotanisme, mais dans le patois de Königsberg, on ne dit point, comme le Suisse Rousseau « l’aliénation totale de l’individu à la nation », on dit « le moi pur abolit le moi empirique ».
Schelling, tout à fait impressionniste, déclare que Dieu évolue comme une simple espèce et, à l’étroit dans l’idéal classique, il a besoin de l’irrationnel La philosophie de l’identité. Schopenhauer l’a exécuté. « M. de Schelling avec sa preuve ontologique est comme le baron de Münchhausen, qui se tire, par sa perruque, lui et son cheval, d’un marais. La preuve ontologique est cette délicieuse farce où, en tirant d’une idée tous ses attributs, on en fait une vérité logique. Si la preuve n’était pas si diaboliquement intelligente, on pourrait l’appeler cordialement bête. »
L’intuition artistique, résolutrice des antinomies, s’appelle l’idéalisme transcendantal : la matière sommeil de l’esprit et celui-ci éveil de la matière. Il existe une physique spéculative, car la spéculation fournit le type intérieur de toutes choses. Avec deux concepts, puissance et polarité, on arrive à l’atomisme dynamique.
L’Absolu A = B ; la nature A = + B, l’esprit + A = B. Ce théorème, qui établit comme processus naturel la poésie inconsciente, vient de l’illuminé Jacob Boehme, triste philosophe qu’on ne nomme jamais, car il faut qu’un système passe par un bonnet carré pour que la corporation professorale le prenne au sérieux. Il n’y a pas de balançoire plus vertigineuse que le transcendantalisme, la tête tourne et les nuages paraissent des mondes, et les mouches des esprits. Ah ! si vous saviez comment le réalisme subjectif de Kant devient l’idéalisme objectif et comment le réalisme objectif devient l’idéalisme subjectif ! Les choses sont l’expression réelle des idées et cela concilie tout. L’homme est capable de science parfaite, il s’égale à la raison divine, il s’identifie avec elle : c’est Maître Eckhart, passant de l’affectif dans le conceptible ; et au lieu d’un panthéisme de sentiment, on découvre un panthéisme idéologique, idea idearum ou idée absolue concrète. Enfin A = A. L’œuvre de Schelling comporte quatorze volumes et sa Dissertation sur les divinités de Samothrace annonce une philosophie nouvelle dite positive...
Hegel antinomiste, jongleur aux trois boules : thèse, antithèse, synthèse. Oyez : « L’être, par lui-même, est vide, n’est pas et n’est rien ; il équivaut au non-être. L’être et le non-être se résolvent dans le devenir, qui est l’être de ce qui est et le non-être de ce qui devient ! »
Si cette histoire vous embête, il va vous dire que l’unité et la multiplicité ont leur synthèse dans le nombre. Vous croyez qu’on vous assomme pour le plaisir de mesurer votre résistance au poing de la stupidité ? Non pas, Fichte, au bout de ses boniments, présente sa drogue, l’annihilation de l’individu dans l’État. Hegel prépare 1870 et 1914. « Une bataille n’est pas autre chose que le combat de l’erreur contre la vérité ; la victoire est toujours légitime, car elle est la vérité du jour qui l’emporte sur celle de la veille. » Peut-on plus nettement remettre la philosophie entre les mains de l’état-major et transporter le Sinaï à Essen ? Schopenhauer estime que « la philosophie atteignit le dernier degré de l’avilissement dans la personne de la créature ministérielle Hegel ». « Cet homme transforma la philosophie en instrument des intrigues gouvernementales de l’obscurantisme et du jésuitisme protestant. Pour assurer le plus grand abaissement possible des intelligences, il jette en dehors de la maison des fous le voile du galimatias le plus stupide qui ait jamais été entendu. Le Hegelianisme a infecté la pensée allemande comme une syphilis. »
L’écrivain français qui commencerait une dialectique par ce principe : « une idée en amène une autre », ferait sourire ; mais qui écrirait : « L’État est Dieu visible et terrestre et Dieu s’incarne dans le monde des fonctionnaires, vicaires du Très-Haut » ? Ce n’est plus un système spéculatif, mais une mise en carte de la philosophie qui ne relève plus que de la police des mœurs. À cette bassesse, on ne saurait ajouter ; le penseur passe argousin, et le professeur n’a plus de robe mais une écharpe de commissaire. En attendant que l’amour, ce ferment d’immortalité, devienne le génie de l’espèce, Hegel trouve dans la nature les leçons et la justification de la dissimulation et de la ruse.
Schopenhauer, qui traite Fichte de Turlupin et Hegel d’infectieux, juge cependant que Kant est le penseur le plus original que la nature ait jamais produit... « Le comprendre, le suivre fait éprouver des jouissances bien supérieures à celles que donnent les poètes. »
De cette admiration sort ceci : « La raison suffisante est le principe suprême ; elle a une quadruple racine et chaque racine a beaucoup de branches. Quand la raison est-elle suffisante ? Le Pessimisme est une façon de sentir plutôt que de penser ; il résulte alors de l’expérience personnelle et n’exprime qu’un tempérament. » Ce nihilisme n’est qu’une humeur systématisée selon le procédé kantiste. Une certaine élégance de forme masque la conclusion au néant et sauve des phrases comme celles-ci : « La Volonté s’objectiva donc au hasard, dans l’espace, le temps et la causalité, qui est la matière. – S’étant objectivée, elle se transforma en résistance et pression, pesanteur et gravitation, elle est devenue les plantes, les animaux... Il en résulte le monde ! » Franchement le catéchisme vaut mieux, au sens rationaliste : mais qu’attendre d’un esprit qui a pour principe : « Il faut peser la raison sans souci des conséquences, sans s’informer si la vérité qu’on considère s’accorde ou non avec la synthèse de nos autres convictions. »
Hartman. – La philosophie de l’Inconscient n’est qu’une mouture du serf arbitre de Luther, moins le péché originel et la Rédemption, avec la conclusion de Schopenhauer, sans aucun talent littéraire. Comme a dit Funck-Brentano, c’est la philosophie construite sur un adjectif.
En physiologie, Hartman dirait que tous nos mouvements sont des réflexes, et on pourrait tirer de là l’irresponsabilité des apaches, dont le couteau spasmodique serait dès lors innocent. On appelle gauche hegelienne l’école qui appliqua à la religion et à la politique la sophistique kantiste.
Strauss, qu’on ne présente d’ordinaire que comme exégète, est un Hegelien, il n’a écrit la Vie de Jésus que pour démontrer la théorie du devenir. Strauss dira : « Ce que l’Église dit du Christ peut garder sa valeur si on l’applique à l’humanité. »
Feuerbach, penseur positif. – L’anthropologie est la seule vraie science... L’homme est ce qu’il mange. Dieu, immortalité, religion, autant de pertes de temps et d’intelligence.
Bauer. – Le devenir humanitaire est la réalisation de la démocratie universelle par la disparition des nationalités et de toutes les institutions. Les Annales de Halle 1838.
Stirner. L’unique et sa propriété. – « J’ai fondé mon livre sur rien... Toute abstraction, tout principe nous possède absolument, comme les possédés du diable ou de Dieu !... Hors de moi, il n’y a point de droit. Ce qui me paraît de droit est de droit. Possible que cela ne paraisse pas ainsi à d’autres, c’est leur affaire ; qu’ils se défendent. Si quelque chose ne convenait pas au monde, je ne m’en soucierais pas. Car la force prime le droit et de plein droit... Je n’ai de devoir qu’à l’égard de moi-même. D’où vient le droit ? de la force. Il faut détruite tout ce qui s’oppose à ma liberté. IL Y A UNE VOLUPTÉ DE LA DESTRUCTION. »
D’après lui, la civilisation a été nègre dans l’antiquité, puis mongole par le respect des formules et coutumes ; l’avenir, c’est l’indépendance de l’individu. « Le bien et le mal ne sont que des fantômes. Nous sommes tous parfaits : il n’y a pas sur la surface de la terre un seul pécheur. » Qu’on rapproche ces paroles de celles de Luther, on retrouvera le serf arbitre et combien de propositions identiques ! L’erreur est un chapelet dont les grains coulent fatalement jusqu’au dernier sous la pression maladive d’une recherche de plus en plus stérile.
« Toutes les vérités sont au-dessous de moi ! » Funck-Brentano dit : « Le moi transcendant de Kant avait conduit aux antinomies, à la synthèse du moi, et du non-moi au devenir ; et ce moi réel à posteriori de Stirner dérive en droite ligne du moi pur et à priori de Kant. »
Le nihilisme et l’internationale sont les enfants légitimes de la Déforme religieuse et philosophique de Luther et de Kant.
Karl Marx, l’auteur du Capital, fonda à Londres l’Internationale et finit à Paris une vie consacrée à combattre le capital vampire.
La socialisation du travail ! La théorie du travail nécessaire et du surtravail se heurte à l’expérience. Le principe de la vie au jour le jour et du travail limité aux besoins physiques aboutit à l’extinction de la Civilisation ; le surtravail seul crée la prospérité et la beauté.
Le militarisme allemand a été assez fort pour juguler l’anarchisme et l’Université enrégimentée a enseigné l’Hegelisme ; mais les Hohenzollern ont eu l’intelligence perverse de favoriser l’exportation des doctrines incendiaires. Karamzine, le premier nihiliste, se forma à Dresde, le second, Herzen, le troisième, Bakounine, achèvent la théorie de l’anarchie. Ce dernier est terroriste.
« Le brigandage, dont le but serait la révolution, serait une révolution à la fois sociale, philosophique et économique et une des apparitions les plus respectables de la vie collective. »
Que serait la critique philosophique si elle n’avait pas la force d’attention qui permet de remonter de systèmes en systèmes à l’initiai et de reconstituer la parabole d’une idée ?
Le jugement métaphysique, borné à une proposition, se réduit à un devoir d’écolier ; il faut voir les conséquences d’une formule pour l’estimer. Dans la généralisation, l’enchaînement n’a point d’interruption et chaque thèse possède une généalogie. On sent encore mieux les idées par leurs reflets sur les mœurs. L’Allemagne offre un phénomène déconcertant, celui d’un cerveau étanche qui ne communique point avec la volonté : elle a conçu les théories dispersives et explosibles, et sa discipline de fait étonne le monde. Cette antinomie entre la pensée anarchique et l’action passive ne se présente dans aucune race. Cela vient d’une entente de l’intérêt et d’un défaut de la personnalité : ils pensent comme en débauche et en bordée, mais ils vivent dans l’obéissance passive. Ils sont polycéphales et monobrachiaux.
Nietzsche, prêtre de Wotan. – Incontestablement les imprécations méprisantes de cet écrivain contre les Allemands réjouissent l’esprit. Personne n’a craché tant de mépris et si motivé sur la race germaine, il a vu son incapacité à l’humanisme et au classicisme. Mais parce que Luther abomina les Juifs, acceptera-t-on ses propos dérisoires ? L’homme qui a prêché la légitimité du Mal n’a que l’excuse de sa fin, il est mort fou, conclusion logique de démences exprimées. On vante sa valeur d’écrivain. « Tout ce que l’humanité a évalué jusqu’ici, toutes les notions telles que Dieu, l’âme, la vertu, la vérité, l’immortalité sont des mensonges. »
Stirner dira : « Je base mon livre sur rien ! » Qu’on remarque la facilité de cette expression : les ivrognes ne s’énoncent pas plus simplement : mais les ivrognes n’écrivent pas, et leur aspect commente décisivement leurs hoquets.
Le même acte, quelconque à l’extérieur, devient un sacrilège à l’intérieur de l’édifice : Luther donna au Manneken le bénitier : son succès n’a pas d’autre cause. Nietzsche fait le chien et cela surprend chez un homme. Les notions évaluées par l’humanité ne peuvent pas être des mensonges, car l’humanité ne ment pas : elle se trompe, mais pour discerner l’erreur, il faut connaître la vérité. Que Dieu, l’âme, la vertu, la vérité soient susceptibles de définitions plus belles, plus exactes, cela n’a rien de bizarre, quoique cette assertion sorte d’une trop courte lecture. L’orthodoxie enseigne que les lumières humaines croissent, et que l’on peut espérer une progression dans l’entente du mystère.
La difficulté serait de fournir une formule meilleure des mêmes notions, en regard de l’ancienne. Nietzsche s’en garde bien. Il ne critique pas, il compisse, dirait Rabelais. Quand il dit : « Tous les hommes qu’on a vénérés jusqu’à moi sont des monstres », il réincarne Luther qui pour mille guldes n’aurait pas voulu être dans la peau de saint Jérôme, et qui damne saint Augustin et Aristote.
Nietzsche ne sera pas lu de ses paroissiens-nés ; il n’en est pas moins le philosophe des apaches. Il va même plus loin, il célèbre la cruauté comme fondement nécessaire de la civilisation. Ici, la société se demande si elle veut vivre : il ne s’agit plus de blasphème, mais du crime de droit commun. La mort de Bonnot est une injustice selon la théorie de Nietzsche. En vain objectera-t-on que Bonnot n’avait pas lu Nietzsche. Les officiers allemands le mettent en pratique depuis deux ans. Faut-il que l’esprit européen soit affaibli pour croire à l’innocuité des idées ? Nous sommes faits des livres que nous avons lus, et Nietzsche a des défenseurs qui lui passent d’avoir insulté le crucifix, en faveur de je ne sais quel accent littéraire vif et désordonné.
Comme preuve de la connexité de la philosophie et de la religion allemande, le pasteur John Vienot nous dit : « Sous prétexte que Kant est un Allemand, nous ne laisserons pas mettre sous le boisseau les lumières de la raison (laquelle ? la pure ? la pratique ?) et sous prétexte que Luther fut un Allemand, nous ne laisserons pas abolir notre droit d’avoir et de développer une religion libre. » Dans le même discours, le même pasteur dit : « Luther, Kant, Beethoven. » Quelle offense au plus grand des musiciens que la compagnie de ces deux-là !
L’Allemand cherche à dominer et non à éclairer. Luther dit : « Pauvres Germains, nous avons été trompés : nous étions créés pour être les maîtres, il nous a fallu courber la tête sous nos tyrans et tomber dans l’esclavage. Noms, titres, insignes de la royauté, nous possédons tout cela. Force, puissance, pouvoir, droit, liberté, tout cela appartient aux papes qui nous l’ont volé. À eux le grain, à nous la paille. Il est temps que nous cessions de nous contenter du simulacre de l’empire et que le sceptre nous soit restitué, et avec le sceptre notre corps et notre âme et nos trésors : il est temps que la glorieuse nation teutonne cesse d’être le jouet des pontifes romains. Parce que le pape couronne l’empereur, il ne s’ensuit pas que le pape soit supérieur à l’empereur. Que l’empereur soit donc un véritable empereur, qu’il ne se laisse voler ni son glaive, ni son sceptre... »
Que la puissance de la race s’exprime, cela n’est point blâmable : mais de pareils accents si passionnés ne signifient rien dans les matières abstraites : et en effet, l’abstraction, comme la religion, n’ont été, l’une après l’autre, que des formes de volonté de puissance allemande.
Il est impossible de ne pas voir une évolution de l’esprit protestant dans le kantisme. Le professeur de Königsberg a dit : « L’Église protestante doit reconnaître la foi de la raison pure comme principe suprême. Quant à la Révélation, il faut la cultiver comme un moyen simple pour la mise à la portée des simples. »
Schleiermacher, ignoré hors de l’Allemagne, mais notable, dans ses discours sur la religion déclare que les cupides Anglais et les polissons de Français ne peuvent atteindre à la vraie religion, qui n’est compréhensible qu’aux nobles et purs Allemands.
Dès les premiers jours d’août 1914, dom Ildefonse Herwegen, abbé de Maria Laach, adressait au cardinal-archevêque de Malines un télégramme « où il le suppliait pour l’amour de Dieu de protéger les soldats allemands contre les tortures que nos compatriotes – disent les évêques belges – étaient supposés leur infliger ».
Au début de septembre, le Kaiser envoyait au président Wilson une dépêche justificative, véritable monument d’hypocrisie et tout ensemble de cynisme :
« Le Gouvernement belge a publiquement encouragé la population civile à prendre part à cette guerre, qu’il avait depuis longtemps préparée avec soin. Les cruautés commises au cours de cette guerre de guérillas, par des femmes et même par des prêtres, sur des médecins et des infirmières, ont été telles, que mes généraux ont été finalement obligés de recourir aux moyens les plus rigoureux pour châtier les coupables. Mon cœur saigne, etc. »
Cette dépêche est affichée en Belgique, le 11 septembre. Le 12, l’évêque de Namur proteste auprès du gouverneur de la ville. Il affirme l’innocence de ses prêtres. Il réclame une enquête. Sa proposition n’est point agréée et sa protestation n’a pas de suite.
Et les feuilles catholiques d’Allemagne, notamment la Koelnische Volkszeitung, du centre, contribua à la propager. Le Livre blanc du 10 mai 1915 a donné une sanction officielle à la légende « qui transformait les innocents en coupables et le crime en acte de justice ». Légende des blessés allemands détroussés, mutilés, achevés par la population belge. Usant d’un procédé familier à tous les menteurs, le Livre blanc détaille avec minutie toutes ces horreurs.
Alors, les Allemands s’efforcent de répandre en Belgique les publications pro Germania de dom Morin, moine, Français d’origine, théologien du Kaiser. Ils ont imaginé de faire vendre « au profit des pauvres des environs de Maredsous », qui est l’abbaye belge à laquelle le renégat appartenait, une brochure où il essaie de démontrer la légitimité de l’occupation allemande de la Belgique.
Or, le révérendissime abbé de Maredsous a adressé une lettre à l’Ami de l’ordre, de Namur. La censure s’est opposée à l’insertion de cette lettre, et comme l’abbé faisait remarquer au censeur combien ce veto était déloyal, il lui fut répondu : « À l’heure actuelle, tous les moyens sont bons pourvu que nous arrivions à nos fins. »
« On se rappelle le scandaleux article que ce religieux bénédictin, Français de naissance, et qui se trouvait, lors de la déclaration de guerre, en Allemagne, où il est resté sous la protection de la famille impériale, publiait dans une revue contre le livre de défense française dont nous avons eu souvent l’occasion de parler : la Guerre allemande et le catholicisme.
« Il s’ingéniait à invoquer, au profit des occupants de la Belgique martyre, le droit divin qui fonde la légitimité du pouvoir. Et ce renégat a l’extraordinaire impudence de faire la leçon à ceux qui, depuis plus d’un an, opposent à l’envahisseur la résistance morale d’une héroïque fidélité.
« Donc, il reproche honteusement aux Belges de s’être conduits, quand l’Allemagne commença d’envahir leur territoire, comme s’il leur avait été possible d’arrêter le flot de l’invasion. Évidemment, ces Belges furent d’une imprudence... Dom Morin n’en revient pas. Dom Morin ne comprend pas que les Belges n’aient pas fait comme lui, qui si simplement et sans le moindre chichi se mit au service des ennemis de sa patrie.
« Dom Morin s’adresse spécialement aux catholiques belges, et il s’efforce de leur remontrer qu’ils doivent maintenant collaborer avec les autorités allemandes “attendu que le pouvoir actuel, même s’il n’est que temporaire, n’en est pas moins établi par Dieu”. »
Dom Morin gîte à Maria Laach, abbaye patronnée par l’impératrice. Les Bénédictins de Maria Laach sont à la solde du Kaiser.
Le Deutéronome fournit la vraie version de l’invasion en Belgique :
« J’envoyai des messagers à Albert de Belgique, avec des paroles de paix, lui faisant dire : “Que je puisse passer par ton pays ; je suivrai le grand chemin, sans m’écarter ni à droite ni à gauche. Tu me vendras à prix d’argent la nourriture que je mangerai et tu me donneras à prix d’argent l’eau que je boirai ; je ne veux que passer avec mes pieds... jusqu’à ce que je passe la Meuse pour entrer en France, pays que Jéhovah, notre Dieu, nous donne.” Mais Albert, roi de Belgique, ne voulut pas nous laisser passer chez lui... Il sortit à notre rencontre avec tout son peuple, pour nous livrer bataille à Liège.
« Et Jéhovah, notre Dieu, nous le livra, et nous le battîmes, lui, ses fils et tout son peuple. Nous prîmes alors toutes ses villes et nous dévolûmes par anathème toute ville habitée avec les femmes et les enfants, sans en laisser vivre un seul. Seulement, nous pillâmes pour nous le bétail et le butin des villes que nous avions prises... Jéhovah, notre Dieu, nous les livra toutes. »
État du catholicisme en Allemagne. – Il a paru dans l’Aquitaine, semaine religieuse de Bordeaux, numéro du 27 août, une récapitulation des droits et des libertés dont le catholicisme en Allemagne est encore privé.
L’Aquitaine, qui a tiré ce tableau d’une brochure publiée à Trèves il y a quelques années, en compte jusqu’à vingt :
Liberté pour le clergé de défendre les doctrines et les institutions de l’Église contre les empiétements du pouvoir civil. – Supprimée par l’article 130 du Code pénal.
Droit de co-inspection des écoles garanti à l’Église par la constitution. – Supprimé par la loi du 11 mars 1872.
Droit garanti à la Compagnie de Jésus de libre existence et d’activité dans l’empire allemand. – Supprimé par la loi d’empire du 4 juillet 1872.
Même droit pour les Rédemptoristes, les Lazaristes, les congrégations du Saint-Esprit et du Cœur immaculé de Marie, la congrégation du Sacré-Cœur de Jésus. – Supprimé par l’ordonnance du 20 mai 1873.
Liberté et indépendance garantie à l’Église par la constitution, en ce qui concerne l’éducation des clercs et la nomination des titulaires ecclésiastiques. – Supprimée par la loi du 11 mai 1873. Toutefois, relativement à l’éducation des clercs, la loi de 1882 autorise le ministre des Cultes à accorder certaines dispenses ; et quant à la nomination des titulaires ecclésiastiques, la loi de 1887 limite le droit de veto du gouvernement aux cas où il s’agit de pourvoir à une cure inamovible.
Liberté garantie par la constitution aux supérieurs ecclésiastiques en matière de discipline. – Supprimée par la loi du 12 mai 1873, qui limite les sanctions que l’autorité ecclésiastique peut infliger.
Immunité des clercs, y compris les sous-diacres, à l’égard du service militaire. – Supprimée par les lois d’empire du 2 mai 1874 et du 6 mai 1880. Partiellement rétablie par la loi du 8 février 1890.
Liberté pour les chapitres de choisir les administrateurs des évêchés vacants. – Supprimée par la loi du 20 mai 1874, qui permet au gouvernement d’imposer à l’élu un serment contraire aux lois de l’Église et, en cas de refus, de l’éliminer.
Liberté de l’Église en matière de mariage et d’empêchements au mariage reconnue par la loi civile. – Supprimée par la loi d’empire du 6 février 1875.
Liberté d’enseignement garantie par la constitution aux ordres religieux et aux associations ecclésiastiques. – Supprimée par la loi du 31 mars 1875. La loi de 1887 a rendu aux associations de femmes cette liberté pour l’enseignement secondaire après avis conforme du ministre.
Liberté, garantie par la constitution aux ordres et congrégations, de fonder des établissements en Prusse. – Supprimée par la loi du 31 mai 1875. La loi de 1887 a rétabli cette liberté seulement en faveur des ordres contemplatifs et des ordres voués au ministère paroissial, aux œuvres de charité ou à l’enseignement des jeunes filles.
Liberté d’administration des biens ecclésiastiques communaux, sans immixtion du pouvoir civil. – Supprimée. La loi du 20 juin 1875 confie cette administration à des personnes élues par les communes et ne laisse à l’autorité ecclésiastique qu’un droit de co-inspection.
Libre droit pour l’Église de se prononcer sur la qualité de catholiques avec effets civils. – Supprimé par la loi du 4 juillet 1875, dite loi des vieux-catholiques.
Droit illimité pour l’Église de donner l’enseignement religieux dans les écoles. – Supprimé par le rescrit du 18 février 1876.
Liberté garantie aux ordinaires par la constitution relativement à l’administration des biens appartenant aux évêques, évêchés et chapitres et à celles des fondations non visées par la loi du 20 juin 1875. – Supprimée par la loi du 7 juin 1876 qui confère à l’État de larges droits d’immixtion et de surveillance.
Liberté de l’Église, en ce qui concerne le choix des livres d’instruction religieuse pour les écoles supérieures ; supprimée. C’est le ministre des Cultes qui choisit les livres d’enseignement religieux.
Le cardinal Mercier, et avec lui les évêques de Namur, Liège et Tournai, ont adressé à l’épiscopat allemand une lettre collective, lui demandant d’intervenir auprès du gouvernement impérial pour le décider à ordonner une enquête officielle sur les atrocités allemandes visées plus haut.
À cette lettre, l’épiscopat allemand ne pouvait pas répondre : il est assermenté. Le schisme qui fait trembler Benoît XV est consommé depuis 1872. L’Église allemande, en fait, est séparée de l’Église catholique. Le Vatican ferme les yeux et se bouche les oreilles : mais cette attitude n’aboutit qu’à déconsidérer le pouvoir spirituel, qui s’évapore, d’heure en heure, au dam de l’univers entier.
« La Prusse vit dans le protestantisme, par le protestantisme et pour le protestantisme. » Donoso Cortes, 1849.
Dans les papiers du cardinal Hopp, prince évêque de Breslau, on a trouvé une lettre du Kaiser à la Landgrave de Hesse. Il lui écrivait qu’il s’était assigné pour but de son existence la destruction de la « superstition » romaine, et il concluait son épître furibonde par une de ces formules lapidaires dont il a le secret : « La religion à laquelle tu t’es convertie, je la hais. » (Die Religion, zu der Du übergetreten bist, hasse ich.) Le grand prêtre de l’Église protestante de Prusse est le roi de Prusse. Bien que les Églises réformées repoussent en principe cette conception païenne de la religion, les réformés allemands s’en accommodent docilement. La foi est chose d’administration : le roi de Saxe, qui n’est point protestant, dirige les églises protestantes de son royaume par l’entremise de deux ou trois ministres d’État « délégués aux affaires évangéliques » (sic).
« On objectera peut-être que ce qui est vrai du royaume de Prusse n’est point vrai de l’Empire d’Allemagne ; et que si le royaume de Prusse est un royaume protestant, l’Empire d’Allemagne n’est pas, pour autant, un Empire protestant. L’Empire d’Allemagne est comme tel un Empire protestant. Et l’empereur d’Allemagne est le même prince qui, en sa qualité de roi de Prusse, est le pontife suprême de l’Église protestante : et l’Empereur d’Allemagne n’est empereur d’Allemagne que parce qu’il est roi de Prusse. De ces considérations les juristes et les hommes d’État allemands ont dû tout naturellement dégager la notion de l’« Empire protestant » (protestantisches Kaisertum, evangelisches Kaisertum). Cette doctrine a été expressément enseignée par Bismarck (discours à la Chambre des Seigneurs prussienne, 6 mars 1872 ; à Iéna, 31 juillet 1892 ; Gedankenud Erinnerungen, t. II, p. 310), par le comte de Münster, ambassadeur à Londres (au banquet du club national allemand à Londres, 12 mai 1875), par le grand orateur Bennigsen, à la Chambre des Députés de Prusse (26 et 27 janvier 1881). Un juriste considérable, Stillfried, écrit, dans son livre sur les Attributs de l’Empire (p. 17) : « L’Empereur reste toujours, aussi bien comme roi de Prusse que comme Empereur d’Allemagne, le primat du protestantisme en Allemagne. »
Le rôle de l’Allemagne dans l’histoire et dans le monde est essentiellement anticatholique, parce que l’ambition de l’Allemagne a toujours été l’asservissement de la religion à l’État. Les doctrines nées en Germanie aboutissent toutes à ce résultat : qu’il s’agisse du luthéranisme, ou de la théorie de Febronius, que Lessing lui-même qualifiait de « flatteur impudent des princes » ou du joséphisme qui fait de l’Église un « simple moyen pour réaliser les fins de l’État » (die Kirche als Mittel zur Erreichung der Staalsznöcke), l’idée fondamentale subsiste que la religion n’existe et ne doit exister que pour le plus grand profit de l’État allemand. (Edmond Laskine.)
Le manifeste de 93 intellectuels allemands porte la signature de sept ou huit prêtres romains, professeurs de théologie. Aucun n’a été blâmé par le Vatican.
SEGRETARIA DI STATO Dal Vaticano, 23 avril 1915.
DI
SUA SANTITA
À son Éminence le cardinal Amette,
archevêque de Paris,
« Éminentissime Seigneur,
« Vous n’ignorez pas quel douloureux retentissement ont eu dans le cœur du Saint-Père les désastres causés par la terrible guerre qui étend ses ravages sur l’Europe entière. Vous n’ignorez pas non plus combien Sa Sainteté s’est appliquée à faire tout ce qui était en Son pouvoir pour en adoucir les funestes conséquences, sans aucune distinction de parti, de nationalité, ni de religion. »
Le cardinal Gasparri parle au nom de son maître ; et son maître ne fait aucune distinction de parti ni de religion : c’est la première fois qu’un document pontifical abdique, en termes aussi clairs, sa fonction de juge suprême, et aussi sa fonction catholique. Benoît XV ne distingue pas entre les Alliés et les Centraux, ni entre les catholiques et les protestants.
Le Vatican travaille pour la Willemstrasse : c’est lui qui offre la paix séparée à la Belgique.
Mgr Tacci, nonce apostolique, qui est resté à Bruxelles depuis l’occupation allemande, couvre en effet le Vatican, qui n’aurait reconnu l’avoir investi d’un mandat officiel qu’au cas de succès !
Les conditions suivantes auraient été remises au roi Albert et au Gouvernement belge : restauration du pays ante bellum avec retour du roi Albert sur le trône, indemnisation de tous les dégâts causés depuis l’invasion et signature d’un traité de commerce, en apparence favorable à la Belgique, mais qui aurait rendu l’Allemagne maîtresse des ports d’Anvers et d’Ostende.
Pie X avait cru faire acte de césarisme pontifical en supprimant le droit d’exclusive ; en réalité, il cédait aux Austro-Boches. Personne, dans la diplomatie européenne, ne fit attention à ces terribles lignes qu’aucun roi de France n’eut acceptées :
« En vertu de la sainte obéissance, avec toutes les peines et les excommunications, Nous défendons à chaque cardinal du Sacré-Collège, présent et futur, ainsi qu’au secrétaire du Conclave et à toutes les personnes qui y prendront part, d’accepter, sous n’importe quel prétexte, de n’importe quelle autorité, aucune proposition de « veto » ou d’exclusion, même exprimée sous la forme d’un simple désir.
« Nous défendons également de manifester ce « veto », soit par écrit, soit en parlant, soit au moyen de tierces personnes.
« Et cette prohibition s’étend à tous les autres moyens que l’autorité civile voudrait employer pour s’entremettre dans les opérations de l’élection du Souverain Pontife. »
Il existe un document signé de Dryander, premier prédicateur de la Cour, Lahusen, général superintendant, et Axenbeld, directeur de la mission berlinoise, qui dit :
« Nous ressemblions, nous autres Allemands, à un homme paisible qui serait assailli en même temps par trois hyènes altérées de sang... Tant que les chrétiens des pays avec lesquels nous sommes en guerre n’ont pas protesté contre la politique de leurs ministres, que nous tenons pour criminelle, nous ne sommes pas en état de faire avec eux acte de communion fraternelle... Nous sommes convaincus, en pleine connaissance de cause, que de notre côté, on combat avec une maîtrise de soi, une conscience et une douceur dont l’histoire universelle n’offre peut-être pas d’exemple jusqu’ici. Nulle part, nous n’avons détruit des villages et des villes paisibles, en martyrisant les habitants et en fusillant sans raison. Quant à l’inqualifiable conduite de populations odieusement égarées par leur gouvernement... »
Reportez-vous aux signataires, estimez leur dignité et pensez à Reims, le chef-d’œuvre martyr. Il était condamné, dès 1814, dans le Mercure du Rhin, en ces termes : « Détruisez la basilique de Saint-Denys ; dispersez au vent les ossements de leurs rois ; abattez, réduisez en cendre cette basilique de Reims où fut sacré Klodowig, où prit naissance cet empire des Franks, faux frères des nobles Germains ; incendiez cette cathédrale. »
Qui écrit cela ? Un hobereau. Non ! Le très savant Goërres, l’auteur de la Mystique divine, naturelle et diabolique, qui a consacré une étude admirable à saint François d’Assise, comme troubadour !
Ce vœu de 1814, réalisé hélas en 1914, cent ans après exactement, appartient à l’esprit de la seconde évolution allemande, dite islamique.
Le comte Frédéric Stolberg, traducteur d’Homère et converti au catholicisme, malgré ses amis Klopstock, Voss et Jacobi, attribue à l’Ancien Testament une beaucoup plus grande part que les écrivains protestants. Il considère LE SACRIFICE comme base de toute religion ; et la mort d’Abel, comme le premier type de ce sacrifice. « La plupart des religions anciennes ont institué des sacrifices humains : mais dans cette barbarie, il y avait quelque chose de remarquable : c’est le besoin d’une expiation solennelle. Rien ne peut effacer de l’âme qu’il y a quelque chose de mystérieux dans le sang de l’innocent et que le ciel et la terre s’en émeuvent. » Le wotanisme reparaît sous le masque chrétien.
Le Temps du 10 décembre 1915 reproduit d’après le Standard cet extrait d’un sermon du pasteur Fritz Philippi, de Berlin : Avec quelle justesse, mes frères, pouvons-nous, nous autres Allemands, le peuple le plus pacifique du monde, répéter les paroles du prince de la paix : “Ne croyez pas que je sois venu pour apporter la paix dans le monde ; je n’apporte point la paix, mais l’épée.” De même que le Tout-Puissant fit crucifier son fils afin que s’accomplit l’œuvre de rédemption, de même l’Allemagne est destinée à crucifier l’humanité pour assurer son salut. L’humanité doit être sauvée par le sang et le feu, et par l’épée. Les guerriers allemands ne versent point d’un cœur joyeux le sang des autres nations ; c’est pour eux un devoir sacré qu’ils ne sauraient négliger sans commettre un péché. Notre empereur adoré hait les horreurs de la guerre. Pendant de longues années, il travailla à maintenir la paix dans le monde. L’Allemagne n’a jamais employé sa force à menacer l’indépendance d’une nation. C’est précisément à cause de notre pureté que nous avons été choisis, comme instrument du Tout-Puissant, pour punir les envieux, châtier les méchants et pour frapper de l’épée les peuples pécheurs. La mission divine de l’Allemagne, mes frères, est de crucifier l’humanité. Par suite, le devoir des soldats allemands est de frapper impitoyablement : ils doivent tuer, ils doivent brûler, ils doivent détruire. Des demi-mesures seraient impies. Ce doit être une guerre sans pitié. Les méchants, les amis et les alliés de Satan doivent être anéantis comme de mauvaises herbes. Satan lui-même, qui est venu dans le monde sous la forme d’une grande puissance (l’Angleterre), doit être écrasé. L’Allemagne a pour tâche divine d’accomplir la destruction de ceux qui personnifient le mal. Quand l’ouvrage sera fini, le feu et l’épée n’auront pas travaillé en vain ; ce sera la rédemption de l’humanité. Le régime de justice sera établi sur terre, et l’empire allemand, son créateur, restera son protecteur. »
Le pasteur Loebel :
« Le ciel a béni les Allemands et les a désignés comme le peuple élu. Nous faisons cette guerre avec la conviction que nous exécutons les desseins divins, en détruisant nos ennemis et en établissant notre domination. L’Allemagne défend la chrétienté ; ses ennemis sont ceux de la vraie religion. C’est cette conscience de notre mission qui nous permet de nous réjouir et d’être heureux, d’un cœur plein de reconnaissance, quand nos engins de guerre abattent les fils de Satan et quand nos merveilleux sous-marins, instruments de la vengeance divine, envoient au fond des mers des milliers de non élus. Nous devons combattre les méchants par tous les moyens possibles : leurs souffrances doivent nous être agréables, leurs cris de douleurs ne doivent pas émouvoir les sourdes oreilles allemandes. Il ne peut y avoir de compromis avec l’enfer, de pitié pour les serviteurs de Satan – en d’autres mots, point de quartier pour les Anglais, les Français, les Russes, et tous les peuples qui se sont donnés au diable, qui ont été, en conséquence, condamnés à périr par une sentence divine. »
Le professeur Rheinold Seeberg, théologien à l’Université de Berlin, prêchait à la cathédrale : « Nous ne haïssons pas nos ennemis. Nous suivons le commandement de Dieu qui nous enjoint de les aimer. Mais nous considérons que nous faisons une œuvre d’amour en les tuant, en les faisant souffrir, en brûlant leurs maisons, en envahissant leur territoire. L’amour divin est répandu sur le monde, mais les hommes doivent souffrir pour leur salut. L’Allemagne aime les autres nations, mais elle les châtie pour leur bien. »
Ezberger, leader des catholiques allemands : « À la guerre, la plus grande absence de scrupule coïncide avec la plus grande humanité... Quand on est en situation d’anéantir Londres entier par un procédé dont on dispose, cela est plus humain que de laisser un seul de nos camarades allemands perdre son sang. »
L’épiscopat français réuni à l’Institut catholique le 25 novembre 1914 a évité, à dessein, toute manifestation d’ensemble relative à la guerre. Le 13 décembre, l’épiscopat allemand, par une lettre collective, s’efforçait d’écarter de l’empereur et de l’empire toute responsabilité. Un seul spécimen du ton français suffira :
« Il y a des représailles et des actes qui demeureront toujours interdits, car, en soi, ils sont mauvais et coupables. Jamais ils ne deviendront licites parce que l’ennemi s’y sera livré sans scrupule et sans retenue. Quand même celui-ci aurait commis tous les excès, il serait défendu de lui répondre par un seul excès. Il a usé de mensonge et de déloyauté, vous n’avez pas, pour cela, le droit de mentir ni de vous montrer déloyal. Il a profané les temples, il a détruit les monuments des sciences, des arts, de la charité ; il a, sans y être forcé par des nécessités militaires, brûlé des maisons, des villes, des merveilles ; il a été criminel : en l’imitant, vous le seriez aussi.
« Il a outragé des femmes, désespéré des familles en les déshonorant, il a violé des propriétés privées, achevé des blessés, tué des otages et des prisonniers, outragé les uns et les autres ; une voix éternelle, la voix de Dieu même le condamne. Elle nous condamnerait nous-mêmes si nous ne respections pas mieux les principes de la religion et de l’humanité. Ni les pouvoirs publics, ni les individus n’exerceront ces dernières représailles sans offenser la religion, sans avilir le courage, l’héroïsme, le drapeau et la victoire. »
La machination anti-papale. – On mande de Rome que le cardinal Gasparri a remis à M. Van den Heuvel, ministre de Belgique auprès du Saint-Siège, une lettre où il déclare très nettement que « l’invasion de la Belgique se trouve directement comprise dans les paroles de l’allocution consistoriale du 22 janvier dernier, par lesquelles le Saint-Père réprouvait hautement toute injustice, de quelque côté et pour quelque motif qu’elle pût avoir été commise ».
Vraiment l’invasion de la Belgique se trouve comprise dans les injustices que le Saint-Père réprouve ? L’invasion de la France ne s’y trouve donc pas ? Une interview retentissante de M. Latapie scandalisa l’univers : le pape s’y déclara neutre : urbi et orbi. Cette abdication, au moment où la tarasque anticléricale crève, cartonnage pour les farces sinistres du parlementarisme ; et où les individus, de leur colloque avec la mort, tirent assez de lumière pour recouvrer la foi ; cette abdication, à l’heure où il eut suffi de quelques paroles, bien senties, pour ramener la fille aînée au giron, implique une cause grave. Hartman, cardinal archevêque de Cologne, a menacé le Vatican d’un schisme ; le Kaiser a promis le royaume des Borgia et d’y joindre Jérusalem et une partie de la Palestine : pretium stupri.
Le double jeu de cette menace et de cette promesse mérite, comme chef-d’œuvre de perversité, l’admiration de tous les politiques sans morale : les vociférations de Martin Luther ne furent que des bruits auprès de cette conception profonde. Le Kaiser, vainqueur et restaurateur du pouvoir temporel, quoique summus episcopus Luthérien, serait à Rome un nouveau Constantin. Ce n’est qu’à Paris que les gouvernants dédaignent de compter avec le pouvoir spirituel.
Hartman, successeur de Luther et menaçant sans cesse de créer une église catholique allemande, a obtenu, même si Benoît XV n’a pas cru à la restauration du césarisme pontifical, cette neutralité qui révolte la conscience universelle et désaffectionne les fidèles eux-mêmes de leur chef infaillible. Si le pape peut errer comme homme, sa redoutable infaillibilité ne se borne pas au dogme et englobe la morale : et il se trouve avoir abdiqué la moitié de son magistère, la seule qui importe à l’humanité.
Benoît XV se présente, à l’opinion, sous deux aspects : arbitre idéal entre les nations, il décide de quel côté se trouve le Droit ; prince des prêtres, des nonnes et des églises, il défend la dignité et la vie des oints, et fulmine contre les profanations et sacrilèges.
Le Pape idéal arbitre. – « 1° Le Vatican n’est pas un tribunal. Nous ne rendons pas des arrêts. Le juge est en haut. 2° Le cardinal Mercier n’a jamais été arrêté. 3° Croyez-vous que le blocus qui condamne à la famine des millions d’êtres innocents soit bien humain ? 4° Je reconnais que nous étions neutralistes : nous avons donné des instructions dans ce sens à nos amis, à nos journaux. Nous voulions la paix parce que je suis le représentant de Dieu sur la terre. 5° Enfin nous n’avons pas à cacher que nous avons pensé aussi aux intérêts du Saint-Siège (interview Latapie). »
Rectification Gasparri : « En ce qui concerne le Lusitania, le Pape déplore que le transatlantique ait coulé. S’il n’a pas pu se prononcer plus directement, c’est parce qu’il se trouve en présence de faits qu’il ne pouvait résoudre, en raison des affirmations contradictoires.
« Je n’ai pas à rappeler cet interrogatoire où chaque réponse semblait une réplique allemande : 1° Que la France sache bien que ma neutralité n’est pas l’indifférence. 2° J’ai fait une prière pour la paix. Votre pays en a pris ombrage et on a cru devoir expliquer ma prière pour me disculper de favoriser les désirs de l’Allemagne. 3° Vous me demandez si je condamne les atrocités accomplies. Je les condamne, mais je ne puis préciser les réprobations, parce que je n’ai pas les éléments voulus (interview de Fernand Laudet). » Il ressort que la pensée du pape doit être recherchée dans les documents pontificaux, dit l’Osservatore Romano). Le pape n’est pas un penseur mais un chef ; et il faut rechercher ses ordres, passim, dans des documents latins ou le verbiage vaticanais égrène des mots sonores et vides, et drape de longues périodes le lieu commun dévotieux, semblable à un motif d’orgue de Barbarie surabondamment contrepointé, tous les timbres harmonisant un cantique niais.
Le Pape prince des prêtres. – L’homicide et la violence exercés contre un clerc constituent un sacrilège, dont l’absolution n’appartient qu’au Pape. Cinquante prêtres belges ont été assassinés avec circonstances aggravantes d’outrages et de tortures. Deux cents ont été blessés, insultés, privés de nourriture, dans le seul diocèse de Namur. Lorsqu’on célébra à Rome un service solennel pour les prêtres belges, l’Osservatore romano refusa d’imprimer fucilati et mit caduti, conformément à l’assertion allemande que les prêtres avaient été frappés comme francs-tireurs.
Le Pape nie les viols de religieuses :
Le cardinal secrétaire d’État a reçu les représentantes de sept congrégations de Belgique : elles ont déclaré qu’elles n’avaient pas à citer un seul cas dans leur congrégation, protégée particulièrement par la Sainte Vierge ou par quelque saint. Nous restons mal éclairés sur ce sujet.
Et l’incendie de Louvain ? Et le bombardement des églises ?
Quant aux cinq mille civils assassinés en Belgique, il n’en tient nul compte, puisque c’étaient des francs-tireurs. Mais de la destruction systématique des églises et des profanations sadiques et sodomiques dont elles ont été le théâtre, comme en témoignent les carnets des soldats allemands ? Que penser du prince des prêtres et gardien de la liturgie, d’après les faits suivants :
En 1906, l’évêque de Strasbourg, Fritzen, interdit au clergé de réciter l’oraison de la fête de sainte Clotilde : Respice, Domine benignus super Francorum imperium.
En 1913 le même prélat prussien demande à la Congrégation des Rites la suppression des offices des saints français.
Le même et son collègue de Metz, Bentzler, sur l’ordre des généraux, interdirent par circulaires la langue française même en conversations privées, le port du rabat et les statues de Jeanne d’Arc sur les autels !
La Vierge Noire de Tschenslokhovo. – Le général des Jésuites, le Père Ledochovsky, est venu présider à l’enlèvement de la Vierge miraculeuse pour l’emporter en Bavière. Des fidèles voulurent s’y opposer, les mitrailleuses parlèrent. Un jésuite allemand n’est plus un jésuite !
Le dernier nonce à Paris, le cardinal Lorenzelli, disait librement que l’Allemagne et l’Autriche rénoveraient l’Europe. Le clergé espagnol tout entier est l’allié ardent de l’Empire luthérien.
La presse catholique allemande publie en ce moment une prière de la guerre (Kriegsgebet) qui porte la signature de Mgr von Faulhaber, évêque de Spire, et dont voici quelques extraits :
« Chef des armées célestes, grand protecteur des justes causes, nous te supplions, au nom de ton fils, notre Seigneur et Rédempteur, d’entourer de ta force nos troupes en campagne, d’éclairer de ton esprit nos commandants d’armée, de ceindre de la cuirasse de ta toute-puissance nos bâtiments de guerre, de préserver à l’ombre de tes ailes nos aviateurs.
« Père de la miséricorde et de la fidélité, roi du ciel et de la terre, laisse-nous invoquer ton nom, en faveur du pacte de fidélité des deux empereurs ; laisse luire ta face sur notre Empereur et toute la maison impériale.
« Dieu de la Paix, nous t’implorons à genoux, afin que tu veuilles abréger les jours d’affliction et laisser notre chère patrie jouir de nouveau des bénédictions d’une paix pleine d’honneur. »
Le député catholique Martin Sphann, dans sa brochure Au combat pour notre avenir : « La guerre est la seule source de progrès... Le progrès n’avance qu’à la condition que la guerre soit plus effrénée, qu’elle ne connaisse de limites ni dans l’espace ni dans les procédés... »
De M. Erzberger, chef du centre catholique, ces lignes abominables, qui ont paru dans le Tag et que le Nieuwe Rotterdamsche courant a reproduites : « La guerre doit être un instrument dur et rude. Elle doit être aussi impitoyable que possible... Semons la terreur et la mort... Tous les moyens doivent nous être bons... »
Tout pâlit cependant devant le télégramme du cardinal archevêque de Cologne, au Kaiser :
« Révoltés par les calomnies contre la patrie allemande et contre sa glorieuse armée contenues dans le livre la Guerre allemande et le Catholicisme, nous exprimons à Votre Majesté, au nom de l’épiscopat allemand tout entier, notre douloureuse indignation. Nous ne manquerons pas de déposer une plainte devant le chef suprême de l’Église. »
Les armes spirituelles. – Quelqu’un de notable, ayant envie d’être accrédité auprès de la Curie après la guerre ; la Censure française interdit de critiquer le Pape. Cela explique pourquoi nous manquons de documents sur la Croisade prêchée par le clergé catholique allemand. Grassement payé et exemplairement docile, il a préparé, depuis de longues années, ses fidèles au rôle de crucificateurs providentiels. Tandis que nous laissons l’esprit public sans direction, et même qu’on l’énerve par des théories de perdition, l’Allemagne ne tente rien dans l’action qu’elle ne l’ait préparé et opéré dans l’ordre des consciences. Les soldats catholiques marchent avec l’entière absolution contre nous, dévoués au diable.
L’excommunication lancée sur la Bavière et l’Autriche aurait eu un effet incalculable : l’interdit qui frappe un peuple, le relève de son obéissance et étend ses conséquences au plus intime de la vie individuelle. Qu’on se figure une Bavière et surtout une Autriche sans messe, sans baptême, sans mariage, sans confession, sans communion, sans enterrement, sans prières, sans églises, enfin !
Subjuguée par ses marchands de vin, la France ne sait plus ce que c’est que la puissance religieuse : on a pu, sans coup férir, chasser les moines, mais le reste du monde ne lit pas la Dépêche de Toulouse. Le vieil empereur d’Autriche aurait tremblé, malgré son endurcissement exemplaire. Alexandre VI, couvert de crime et de boue, ne quittait pas son Agnus Dei. Les armes spirituelles sont de vraies armes et terribles ; on ne peut pas leur en opposer de semblables. Le maniement en est facile ! Quelques traits de plume ! Aucun danger pour qui l’ose ! Que risquait le Saint Père à lancer l’interdit sur l’Allemagne catholique et l’Autriche ? Il faisait de la maison de Savoie son éternelle obligée ; il restaurait d’un coup le vrai pouvoir pontifical, dans une plénitude inconnue jusqu’à ce jour. Et il le pouvait, même sans prendre parti, du chef des meurtres de prêtres, des viols de religieuses, et des destructions d’églises et de leurs profanations. Il le pouvait, il le devait donc. Il a eu peur du Schisme ? Quoi ! Celui qui s’intitule le représentant de Dieu sur la terre, ce qui est un peu exagéré car il ne représente que saint Pierre, a eu peur. De qui ? Du cardinal Hartman.
Dans cette estimation du rôle papal, n’entre pas le caractère unique de cette guerre déclarée à l’humanité même. Ce serait trop demander qu’une vue synthétique ; et on se borne à critiquer Benoît XV comme un prince dont on a massacré et souillé les sujets. Les obus sur Reims et Soissons ne sont pas seulement iconomaques : ils sont sacrilèges. Depuis deux ans, des catholiques allemands tirent sur les mêmes sanctuaires, journellement, sans que leur conscience ait été inquiétée par le Vicaire de Jésus-Christ. Ceci ne rentre plus dans la neutralité. Aucun prêtre catholique ne peut refuser l’absolution pour des crimes que le Pape ne condamne pas. On entend dire : « Au Palais des Doges, il y a un cadre noir, il en faudra un dans la suite des pontifes. »
Les Intellectuels. – Ainsi on dénommerait les humanistes, ceux qui pensent et œuvrent, en complet désintéressement, et jugent idéalement. En réalité, c’est l’armée des professeurs, artistes et docteurs. Elle était en formation, lorsque Frédéric II disait : « Je prends d’abord : il se trouvera bien ensuite des savants pour établir que j’avais le droit de prendre. » Les intellectuels allemands comprennent des pasteurs, un faussaire en bric-à-brac, Bode, un mauvais chef d’orchestre, Weingartner, un avorton, Siegfried Wagner, un barbouilleur, Thomas, et puis des professeurs. Au nombre de 93, ils ont lancé un appel aux nations civilisées qui se résume en cinq propositions :
Il n’est pas vrai que l’Allemagne ait provoqué cette guerre.
Il n’est pas vrai que nous ayons violé criminellement la neutralité de la Belgique.
Il n’est pas vrai que nos soldats aient porté atteinte à la vie ou aux biens d’un seul citoyen belge (5.000 civils assassinés, dont 250 prêtres, 20.000 immeubles incendiés).
Il n’est pas vrai que nous ayons brutalement détruit Louvain.
Il n’est pas vrai que nous fassions la guerre au mépris du droit des gens ; nos soldats ne commettent ni actes d’indiscipline, ni cruautés.
Le seul passage à retenir dans ce cynique morceau est celui-ci : « il n’est pas vrai que la lutte contre ce qu’on a appelé le militarisme ne soit pas dirigé contre notre culture ». Ils croient sincèrement que nous acceptons et admirons leur Kultur ! Quelle honte sur nous !
Les vingt-deux Universités : Tubingue, Berlin, Bonn, Breslau, Erlangen, Francfort, Fribourg, Goessen, Goettingue, Greitswald, Halle, Heidelberg, Iéna, Kiel, Königsberg, Leipzig, Marburg, Munich, Munster, Rostock, Strasbourg et Würzburg ont adressé aux Universités étrangères un factum qui conclut ainsi : « Si dans cette terrible guerre, l’œuvre de destruction devait être plus grande que dans la guerre précédente, et si les trésors d’art devenaient la proie de la fatalité destructive, il ne faut pas oublier que la responsabilité de cette calamité incombe tout entière à ceux qui ne se contentèrent point de déchaîner cette guerre abominable, mais encore n’hésitèrent pas à donner des armes à la population pacifique pour qu’elle tende des embûches à nos troupes confiantes, contre toutes les lois de la guerre et les coutumes des peuples civilisés.
« Ils sont les seuls et uniques coupables : si les biens des civilisations souffrent des dommages durables, ce sont ces hommes qu’atteindra la malédiction de l’histoire. »
C’est donc un armement de la population pacifique et les embûches tendues par icelle qui légitiment la dévastation de Louvain, Malines, Ypres, Arras, Reims et Soissons, et Venise et Ravenne.
Répliques françaises pâles, bienséantes, dédaigneuses, joliment aristocratiques, faisant penser à celles des légats, théologastres au souffle court, que Rome envoya pour confondre Luther et qui furent confondus par ce vociférateur.
En 1793, on décochait un trait d’esprit aux sans-culottes qui vous arrêtaient, au lieu de donner du couteau. En 1915, on aménage des châteaux historiques pour les officiers prisonniers, alors que les nôtres sont martyrisés.
Nous raillons les Allemands pour leur courte psychologie : la nôtre ne dépasse pas le boulevard. À moins de dire à un Allemand « fils de truie », il ne saura pas qu’on le méprise. Nos fins sourires, nos ironies contenues ne lui paraissent que faiblesse et ne sont point autre chose. Une race qui a été dressée à la trique, et où l’officier frappe le soldat au visage, juge notre attitude plate et servile. Nous croyons leur inspirer de l’estime ; ils nous méprisent.
Le sourire n’agit pas sur eux ; ils ne le voient pas même. Au début de la guerre, on a cité de la terrible préparation de l’opinion allemande une foule de textes à faire frémir. Ces citations étaient faites dédaigneusement, sans colère. L’absurdité de la thèse semblait suffire à la juger ! Comme si l’absurdité des thèses de Luther ont empêché leur cours, leur succès, et finalement leur mise en œuvre. Le serf arbitre, qui semblait à Érasme la pire insanité, permet aux catholiques bavarois de bombarder Notre-Dame de Reims en sécurité de conscience.
Dans la réponse des Universités de France, nous lisons :
« Nous savons quelle a été la valeur de votre enseignement, mais nous savons aussi que, rompant avec les traditions de l’Allemagne de Leibnitz, de Kant et de Goethe, la pensée allemande... »
Les Universités de France restent à genoux devant l’enseignement allemand et devant le buste de Kant, qui n’est que celui de Luther laïcisé, et cela, à la date du 3 novembre 1914.
Il convient de réunir quelques chants des modernes maîtres-chanteurs, sans analyse ni commentaires, en Florilège de la Kultur.
Chamberlain : « L’évolution que subit notre planète depuis un millier d’années a-t-elle amené les choses à ce point que l’Allemagne, ou pour mieux dire tout le germanisme, même au-delà des frontières de l’empire, soit devenu un instrument de Dieu, un instrument indispensable et unique de Dieu ?
« Je réponds oui. Il n’y a là aucune occasion de flatterie ; c’est demander aux Allemands qu’ils soient pleins de l’esprit du devoir et du sacrifice, rien de plus. Mème le plus stupide des Allemands doit maintenant comprendre que quelques rayons de la lumière divine auréolent son front. »
Professeur von Seyden : « Les Anglais se sont placés en dehors de l’humanité. Ils ont déployé la bannière de la brutalité et du crime. Ce sont des barbares dans toute la force du terme et ils ne peuvent, par suite, être admis dans la société des Allemands civilisés.
« Lorsque la paix sera rétablie, aucun Allemand qui se respecte ne pourra jamais consentir à demeurer dans aucune pièce où se trouverait un Anglais. Il ne saurait y avoir de compromis sur ce point. Nous devons jurer une vendetta nationale contre les Anglais et ne jamais nous reposer, ne jamais cesser nos préparatifs pour une autre guerre, ne négliger aucun effort jusqu’à ce que nous ayons détruit pour l’éternité la moindre trace de la puissance anglaise.
« Les Russes devront être boycottés presque au même degré. Ils partagent avec les Anglais abhorrés la responsabilité de cette guerre. Ils sont du complot visant à miner la puissance allemande et à détruire la culture allemande. Ce sont les barbares de l’est, tout comme les Anglais sont les barbares de l’ouest. Il faut que tout Russe soit banni d’une société policée.
« À l’égard des Français nous ne ressentons peut-être pas la même haine violente, mais ils doivent avoir leur part du mépris que nous font éprouver leurs alliés, les Anglais et les Russes. Tout Français doit donc être exilé aussi des cercles où se meuvent des hommes et des femmes respectables. »
Tannenberg, Gros Deutchsland : « 1° Quoique nous entreprenions, nous pouvons nous passer du droit, puisque nous avons la force.
« 2° Tout ce que nous ferons nous est permis parce que d’autres l’ont déjà fait. Et l’on rappelle toutes les abominations de l’histoire, non pour les réprouver, mais pour s’en autoriser.
« 3° Les risques sont minimes. Nos adversaires sont divisés. Nous nous entendrons avec l’Angleterre. L’Anglais est avant tout un marchand. Nous marchanderons. Il ne va pas s’exposer à la baisse de ses consolidés pour les beaux yeux des petits peuples continentaux.
« 4° Les gains sont énormes. De la terre, tant que nous en voudrons, il se fera de gigantesques répartitions. Ce sera bien mieux ordonné qu’aux temps des grandes invasions. Chacun aura son lot, son capital, ses instruments de travail. Chacun aura le devoir de croître et de multiplier. L’Asie antérieure sera toute entière allemande, il y aura une Afrique allemande ; une Sud-Amérique allemande. Quand il nous faudra davantage, nous étendrons la main.
« 5° Pour les âmes sensibles : qu’on ne s’apitoie pas sur les vaincus. Les petits États, la Suisse, la Belgique, la Hollande, seront tout heureux de se laisser englober dans l’immense empire. Eux qui ne comptent pas, tant qu’ils sont des corps autonomes, s’exalteront dans le bonheur de la puissance, dès qu’ils ne seront plus qu’une cellule de notre prodigieux organisme. »
Après 1870, le géographe Doniel disait : « L’Allemagne n’est pas seulement le centre historique du vieux continent, c’est aussi le cœur de l’Europe, qui est elle-même le cœur du monde. »
Le professeur Hummel disait, de son côté : « De même que dans l’organisme le cœur a pour fonction de faire circuler à travers les membres un sang qui renouvelle les parties vieillissantes et active les plus jeunes, de même l’Allemagne a pour mission de rajeunir, par la diffusion du sang germanique, les membres épuisés de la vieille Europe. »
L’historien Giesebrecth : « L’Allemagne a un droit de domination parce qu’elle est une nation d’élite, une race noble, à qui revient le droit d’agir sur ses voisins. Elle a un droit analogue à celui qui fait que tout homme, doué de plus d’esprit ou de force, a le devoir d’agir sur les individus, plus ou moins bien doués, qui l’entourent. »
Le professeur Reimer : « La race latine est à bout de force, elle est appelée à dépérir peu à peu. La race germanique est jeune, vigoureuse, pleine d’initiative ; l’avenir appartient aux peuples du nord, ils ne font que débuter dans le rôle glorieux qu’ils sont appelés à jouer pour le bien de l’humanité. De même que la Prusse a été le noyau de l’Allemagne, de même l’Allemagne sera le noyau du futur empire d’Occident. Le moment est venu d’assurer au germanisme la place qui doit lui revenir sur le globe. »
L’historien Dietrich Schaefer, dans la revue Panther de février 1915 : « Il nous faut absolument étendre la sphère de notre puissance surtout vers l’Est... L’immense force russe doit reculer derrière le Dnieper... Alors, il sera possible de fonder sous la conduite de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie réunies, du cap Nord jusqu’à la Méditerranée, une communauté d’États qui assurera à chacun de ses partisans l’existence et la paix. »
Hauptmann joué à l’Odéon : « On nous avait mis un anneau de fer autour de la poitrine, et nos poumons, en se gonflant, avaient rompu le cercle qui nous oppressait. L’Allemagne voulut vivre et brisa ce cercle. »
« Parmi tous les soldats qui se trouvent sur le champ de bataille – ses deux fils sont de ceux-là – on ne rencontrera pas un seul illettré. Bien mieux, une multitude d’entre eux ont emporté dans leur giberne des livres de Schopenhauer, quand ce n’est pas la Bible ou Homère, Faust ou Zarathoustra... »
M. Wohmann, le fondateur de la Revue d’anthropologie politique, auteur d’un livre sur les Allemands en France, n’hésite pas à écrire que le Germain est le type supérieur du homo sapiens.
Professeur Wilhelm Foerster : « L’empire germanique dotera l’humanité d’une civilisation parfaite. »
Professeur Lasson : « Nous sommes moralement et intellectuellement supérieurs à tous, hors de pair. »
Dans la Revue Hollandaise d’Amsterdam, le professeur berlinois Adolf Lasson, le 30 septembre, s’exprime avec cette aménité :
« Permettez-moi de vous donner encore quelques indications complémentaires, afin que vous sachiez ce que pense un Allemand cultivé. Nous autres, Allemands, nous sommes puissamment armés, en partie pour protéger la Hollande. Si nous n’étions pas aussi forts, la Hollande eût été depuis longtemps annexée. Elle est incapable de se protéger elle-même. Ce petit royaume mène une existence tranquille à nos dépens, il vit de sa vieille gloire et de son argent amassé depuis longtemps. La Hollande n’est qu’un appendice de l’Allemagne. Sa vie est confortable, c’est une vie en robe de chambre et en pantoufles qui coûte peu de peine, peu d’efforts et peu de pensées. Pour cette Hollande d’aujourd’hui, nous n’avons, nous autres Allemands, que peu de respect et de sympathie. »
Il abonde en propos d’aliéné :
« Guillaume II, deliciae generis humani (en latin dans le texte allemand), a toujours protégé la paix, le droit et l’honneur, bien qu’il lui eût été possible par sa puissance de tout anéantir. Plus ses succès furent grands, plus il devint modeste. Son chancelier, M. de Bethmann-Hollweg, le plus éminent des hommes actuellement vivants, ne connaît pas de plus hauts soucis que celui de la vérité, de la loyauté et du droit. Notre armée est, pour ainsi dire, une image réduite de l’intelligence et de la moralité du peuple allemand. »
Il conclut :
« Ou bien on considère l’Allemagne comme la création politique la plus parfaite que l’histoire ait connue, ou bien on approuve sa destruction, son extermination. Un homme qui n’est point allemand ne sait rien de l’Allemagne. Nous sommes moralement et intellectuellement supérieurs à tous : hors de pair, il en est de même de nos organisations et de nos institutions. »
Le clairvoyant colonel Stoffel s’exprimait ainsi (p. 307) (1869) :
« La Prusse, aussi bien par ambition que par conscience de sa force, se regarde depuis longtemps comme prédestinée à unifier et à dominer l’Allemagne. La Prusse se regarde comme appelée à remplir une mission, celle de faire l’unité germanique, et elle a la ferme volonté de s’y consacrer.
« Aujourd’hui, ce n’est plus la domination sur l’Allemagne, mais la prédominance en Europe que poursuivent les Prussiens. »
« À la tête des races européennes se trouvent les Germains » (Chamberlain). « La domination appartient à l’Allemagne parce qu’elle est une nation d’élite, une race noble » (Giesebrecht).
« Nous sommes le peuple le plus guerrier de la terre, le peuple le plus habile dans tous les domaines de la science et de l’art, nous sommes les meilleurs colons, les meilleurs marins, les meilleurs marchands » (F. Bley).
« La race latine est usée. De même que la Prusse a été le noyau de l’Allemagne, de même l’Allemagne régénérée sera le noyau du futur Empire d’Occident » (Général von Meisendorf).
Un chimiste, lauréat du prix Nobel, a abandonné ses creusets pour le grand œuvre de la germanisation et il écrit Les fondements énergétiques de la Science et de la Civilisation, Otsvald.
« L’Allemagne, grâce à sa faculté d’organisation, a atteint une étape de civilisation plus élevée que les autres peuples. La guerre, un jour, les fera participer, sous la forme de cette organisation, à une civilisation plus élevée. Parmi nos ennemis, les Russes, en somme, en sont encore à la période de la horde, alors que les Français et les Anglais ont atteint le degré de développement culturel que nous-mêmes avons quitté il y a plus de cinquante ans. Cette étape est celle de l’individualisme. Mais au-dessus de cette étape se trouve l’étape de l’organisation. Voilà où en est l’Allemagne d’aujourd’hui.
« Les autres peuples vivent encore sous le régime de l’individualisme, alors que nous sommes sous celui de l’organisation. Chez nous, tout tend à tirer de chaque individu un maximum de rendement dans le sens qui est le plus favorable pour la société. C’est là pour nous la liberté sous sa forme la plus élevée, c’est-à-dire la liberté qui sauvegarde toutes les forces en les faisant concourir à un même but.
« Dans l’ouest, l’Allemagne exigera que les Allemands et les Français soient accueillis dans les deux pays respectifs ; qu’on leur permette de travailler et d’acquérir des biens exactement dans les mêmes conditions que les habitants du pays même.
« Nous n’allons rien conquérir, vous savez que je suis un pacifiste et un internationaliste. Je ne saurais donc approuver un programme de conquêtes. En France, nous allons conquérir le droit de concurrencer librement les Français, c’est-à-dire, entre autres choses, le droit d’acquérir et de posséder des terrains. La France aura naturellement les mêmes droits chez nous ; seulement, vu notre immense force d’expansion, l’organisation de notre coopération et de nos échanges sera si forte, nous profiterons tellement de ce droit d’acquérir et de nos relations avec nos voisins, que la guerre deviendra impossible à l’avenir. C’est sous cette forme-là que nous envisageons la conquête.
« À l’est, l’Allemagne créera une confédération d’États, une sorte de confédération Baltique, qui comprendrait les États scandinaves, la Finlande et les provinces baltiques. Finalement, on arrachera la Pologne à la Russie, et on en fera un nouvel État indépendant. Je crois le moment venu de remanier la carte de l’Europe.
« C’est là une conséquence qu’il n’a pas été possible d’éviter. La situation présente évoque nécessairement dans bien des domaines les instincts ataviques. Je dirai cependant que Dieu le Père est réservé chez nous à l’usage personnel de l’empereur (sic). Une fois on a parlé de lui dans un rapport du grand état-major général ; mais, remarquez-le bien, il n’y a plus reparu.
« L’Allemagne a des droits imprescriptibles sur un certain nombre de départements français, qui doivent être considérés terres allemandes, soit parce que la plupart des habitants sont de race germanique, soit parce qu’ils ont été jadis dans une certaine dépendance vis-à-vis de l’empire. Ces départements sont les « marches de l’ouest », que la France s’est appropriées à l’époque de l’impuissance de l’Allemagne et de l’égoïsme des empereurs. La France ne doit avoir d’autres limites que celles que lui avait données, en 1843, le traité de Verdun, c’est-à-dire la séparation du bassin de la Seine et des bassins de la Meuse et de l’Escaut. »
Dr Rommel : Au Pays de la Revanche.
« Le moment approche où les cinq fils pauvres de la famille allemande, alléchés par les ressources et la fertilité de la France, VIENDRONT FACILEMENT À BOUT DU FILS UNIQUE DE LA FAMILLE FRANÇAISE. Quand une nation grossissante en coudoie une plus clairsemée, qui, par suite, crée un centre de dépression, il se forme un courant d’air, vulgairement appelé invasion, phénomène pendant lequel la loi et la morale sont mises provisoirement de côté.
« Le terrain compris entre les Vosges et les Pyrénées n’est pas précisément fait pour que les trente-huit millions de Français y végètent sans s’accroître, ALORS QUE CENT MILLIONS D’ALLEMANDS Y POURRAIENT SI PARFAITEMENT VIVRE ET PROSPÉRER SUIVANT LA LOI DIVINE.
« Aussi, pour les réduire, tous les moyens seront-ils bons, et quand on les aura conquis, il faudra les rendre incapables de se reproduire, en leur inoculant des maladies appropriées au but qu’on se propose et en les employant à de viles et malsaines besognes qui les achèvent promptement. »
Zukunft en novembre 1914 : « Cette guerre ne nous a pas été imposée par surprise. Nous l’avons voulue, nous devions la vouloir... »
Harden avouera que les prétentions allemandes sont encore beaucoup plus étendues que celles des pangermanistes d’il y a vingt ans.
« Le but de l’Allemagne est de hisser le pavillon de tempête de l’empire sur les rives de l’étroit canal qui est la porte de l’Atlantique...
« Nous resterons en Belgique et nous y ajouterons l’étroite bande de territoire qui prolonge ses côtes jusqu’à Calais. Cela fait, nous mettrons volontairement fin à la guerre dont nous n’avons plus rien à attendre, contents d’avoir vengé notre honneur.
« De quel côté est le droit ?... Demandez au hêtre qui lui a donné le droit d’élever sa cime plus haut que le pin et le sapin, le bouleau et le palmier... De quel côté est le droit ? du côté où se trouve lu force. Droit ou non nous tiendrons. »
« Il est inutile d’essayer, dès le début, de prouver que c’est nous qui avons raison. Devant le forum de l’histoire, il importe peu de savoir qui a commencé la guerre, mais qui l’a gagnée. Nous préférons tous être victorieux sous les malédictions de nos voisins que d’être battus et couverts de louanges. Aujourd’hui encore, on se dispute au sujet des responsabilités de la guerre dc 1870, mais pas au sujet du vainqueur. »
Un des prophètes de la horde a déclaré la déchéance des langues. « Le plus impérieux des devoirs est que la langue allemande soit imposée à l’univers, qu’elle soit déclarée universelle, et qui ne la parle pas doit être traité en paria » (Chamberlain).
Schroers, professeur de théologie catholique à l’université de Bonn, et Rosengerg, de Paderborn, ont soutenu cette thèse : « L’Allemagne ne fait pas une guerre religieuse, sa victoire servira cependant les intérêts du catholicisme, tandis que la victoire de la France, de la Russie et de l’Angleterre serait désastreuse pour lui. »
Général Julius von Hartmann :
« Le réalisme militaire exige absolument, dans son intérêt exclusif, qu’on lui donne le pas sur toutes les exigences qu’un droit international, scientifiquement constitué, pourrait désirer faire valoir...
« La guerre, par sa nature même, est la négation des principes sur lesquels reposent la civilisation et la culture, et des lois qui président à leur développement.
« La détresse et le dommage de l’ennemi sont les conditions nécessaires pour ployer et briser sa volonté. Dans l’efficacité de ces moyens réside leur indiscutable justification, dès qu’on peut atteindre par eux avec certitude une fin militaire exactement définie. »
« Le combattant a besoin de passion... Tout effort militaire est personnel avant tout. Il suppose l’affirmation totale du caractère individuel. Il exige que le combattant qui fournit cet effort soit affranchi totalement des entraves d’une légalité gênante et de toutes parts oppressive... Violence et passion, voilà les deux leviers principaux de tout acte belliqueux et, disons-le sans crainte, de toute grandeur guerrière. »
Le premier livre du général Bernhardi, L’Allemagne et la prochaine guerre, obtint, traduit en anglais, un succès considérable. Or le général Bernhardi a écrit, pour faire suite à L’Allemagne et la prochaine guerre, un second livre dont le traducteur américain, M. J. Ellis Barker, a cru pouvoir dire dans sa préface : « Ce livre est sans doute la plus remarquable indiscrétion des temps modernes. » Écrit en 1913, le livre en allemand avait pour titre : Notre avenir. – Un mot d’avis à la nation allemande. Le traducteur américain a modifié ce titre en celui de : Notre avenir. – L’Angleterre, vassale de l’Allemagne.
« On ne peut pas raisonnablement s’attendre à ce que l’Allemagne, avec ses 65 millions d’habitants et son commerce mondial, permette qu’on la traite sur le même pied d’égalité que la France, qui n’a que 48 millions d’habitants. On ne peut pas raisonnablement s’attendre à ce que l’Allemagne permette que 45 millions d’Anglais agissent comme les arbitres des États du vieux monde et possèdent la suprématie absolue de la mer.
« Mais l’Allemagne aura bientôt un avantage militaire considérable dans la Baltique, car le canal de la mer du Nord sera à bref délai terminé. De plus, la flotte allemande est augmentée tous les ans. La situation se modifie graduellement au désavantage de l’Angleterre.
« Notre but d’avoir une position importante dans le monde aboutira sans doute à déchaîner une guerre formidable. »
Gustave von Schmoller professe l’économie nationale à Berlin : ses Principes d’Économie politique ont cinq volumes in-8°. On y lit :
« Des aristocraties démoralisées, des classes moyennes perverties, les fractions déchues du prolétariat sont aussi peu capables d’être sauvées que, dans certaines circonstances, les individus faibles de corps et d’esprit. L’expulsion des malvenus est le prix du progrès, du développement. Quant à savoir si, dans chaque cas particulier, le peuple le plus faible, la classe menacée, les individus en détresse ne sont plus susceptibles d’être sauvés, si, à côté de leurs défauts et de leurs faiblesses, il n’existe pas en eux des forces capables de développement ; si l’éducation, si l’aide de mesures de transition ne pourraient pas les sauver ; si l’oppression du moment ne suscitera pas des qualités nouvelles et ne les relèvera pas, c’est là une question que toujours la vie seule peut décider... Les gouvernements, les partis et les classes, les esprits dirigeants s’inspirant de leur connaissance des forces personnelles et de l’état général de leur conception du bien public et du développement souhaité, se déclarent tantôt pour l’adoucissement et l’atténuation du combat et pour la protection des faibles, tantôt pour leur abandon et pour qu’on laisse se déchaîner le combat. »
Pour le Schmoler, les Français sont dominés par la préoccupation de la mode. Ils n’ont pas ces vertus sérieuses qui font l’homme et qui ne peuvent croître dans l’individu que sur le sol de la vie intérieure, et chez qui dominent, au moins pour une part considérable, l’idéal pauvre et sophistique des médiocres et la phrase.
« Quant aux Allemands, dont “la fidélité sans réserve et la pureté de la vie familiale surprenaient déjà les Romains”, ils composent aujourd’hui une nation “matrice des peuples ainsi qu’autrefois l’Iran”, et c’est plus particulièrement dans le nord-est du territoire, “sorte de colonie reconquise”, que s’est développée la race puissante, à l’intelligence froide et pleine d’initiative, qui a restauré l’État allemand, cet État qui tient aujourd’hui la tête dans les progrès de la technique et de la grande industrie. »
O.-R. Tannenberg amplifie : « Nos pères nous ont laissé beaucoup à faire. À cet effet, le peuple allemand occupe parmi les nations européennes une situation qui lui permet, par un élan rapide, d’atteindre d’un seul coup ce qui lui est nécessaire. Le peuple allemand se trouve de nos jours dans une situation analogue à celle de la Prusse au début du règne de Frédéric-le-Grand. Il s’agit aujourd’hui pour l’Allemagne de passer de l’état de puissance européenne à celui de puissance mondiale... Le peuple allemand doit jeter son dévolu sur l’Afrique centrale, de l’embouchure du fleuve Orange au lac Tchad, et des monts Cameroun à l’embouchure du fleuve Rovomna : sur l’Asie Mineure, sur l’Archipel malais dans l’Asie orientale, et finalement sur la moitié méridionale de l’Amérique du Sud. Alors seulement il possédera un empire colonial en rapport avec sa situation de puissance.
« La politique de sentiment est une sottise. Rêveries humanitaires, stupidité ! Le partage des bienfaits doit commencer par ses compatriotes. La politique est une affaire. La justice et l’injustice sont des notions qui ne sont nécessaires que dans la vie civile.
« Le peuple allemand a toujours raison, parce qu’il est le peuple allemand et qu’il compte 87 millions de nationaux (on annexe d’avance les Allemands d’Autriche-Hongrie, de Hollande, etc., etc.). Nos pères nous ont laissé beaucoup à faire. »
Ulrisch Reuscher, Francfort Zeitung :
« En faisant abstraction du sentiment, le thème est mal formulé. La véritable question, point pénible du tout, doit être : Pourquoi nous craint-on tellement ? Non pas à cause des fortes armées, dont le chiffre est dépassé depuis longtemps par nos ennemis. Non pas à cause de cet esprit de conquête imaginé, qui est une création du bureau de propagande ennemi. Mais parce qu’ils sentent dans toutes les organisations de l’Empire l’esprit qui seul peut ébranler leurs États, parce qu’il vit et qu’il est fort et parce qu’il s’appelle : Avenir. La crainte de l’Allemagne est la défense instinctive de communautés individualistes et d’individus contre le puissant État et sa destinée. Ce n’est pas l’Allemagne qui conquiert, mais bien son enseignement. Ce n’est pas notre force matérielle qui menace le monde environnant, mais bien l’Idée victorieuse ; ils sentent déjà sur eux les serres de l’aigle dont le nom est : le nouvel État. Son idée est devenue un fait dans l’Empire assiégé ; elle s’élève au cœur de l’Europe, passe au-dessus des armées assiégeantes jusqu’aux capitales ennemies. Partout s’élèvent déjà ses autels, portant pudiquement l’inscription : Au Dieu inconnu, parce que la vérité serait impossible : À la conception allemande de l’État.
« Nos ennemis, voyant en Allemagne tant d’obéissance, croient pour cela qu’on doit beaucoup commander. Du service volontaire, ils concluent à la servitude ; de la soumission, au despotisme. Pour eux, l’État est une garantie, mais non pas la patrie idéale. Ils aiment la langue, le passé, le paysage de leur État ; ils sont fiers de ses actes ; ils défendent avec force chaque pouce de territoire. Mais ils le tiennent éloigné de leur vie intime. Nous voulons le pénétrer toujours davantage, le laisser de plus en plus arriver à l’équité sociale, et de plus en plus donner au devoir l’estampille du droit. L’Allemagne : c’est là ce vaste territoire varié, sans lequel nous ne pouvons imaginer aucune vie ; mais l’Empire : il est notre création qui n’est pas édifiée sur des paragraphes et des défenses, mais naît de notre volonté disciplinée, comme l’Église du sang de ses adeptes. »
Le maréchal baron Bronsard de Schellendorff, auteur du livre La France sous les armes, traduit par le colonel Hennebert, professeur à l’École militaire de Saint-Cyr :
« N’oublions pas la tâche civilisatrice qui nous incombe, aux termes des décrets de la Providence. De même que la Prusse a été fatalement le noyau de l’Allemagne (Kern Deutschlands), de même l’Allemagne régénérée sera le noyau du futur empire d’Occident.
« Et afin que nul n’en ignore, nous proclamons, dès à présent, que notre nation continentale a droit à la mer, non seulement à la mer du Nord, mais encore à la Méditerranée et à l’Atlantique. Nous absorberons donc, l’une après l’autre, toutes les provinces qui avoisinent la Prusse, nous nous annexerons successivement le Danemark, la Hollande, la Belgique, la Franche-Comté, le nord de la Suisse, la Livonie, puis Trieste et Venise ; enfin le nord de la région gauloise : de la Somme à la Loire.
« Ce programme, que nous exposons sans peur, n’est pas l’œuvre d’un fou ; cet empire que nous voulons fonder ne sera pas une utopie. Nous avons, dès maintenant en main les moyens de le faire, et ce faisant, nous ne nous heurterons à l’obstacle d’aucune espèce de coalition. »
Général von Clausewitz :
« Afin que nul n’en ignore, nous proclamons que notre nation continentale a droit à la mer, non seulement à la mer du Nord, mais encore à la Méditerranée et à l’Atlantique. Nous absorberons donc, l’une après l’autre, toutes les provinces qui avoisinent la Prusse, nous nous annexerons successivement le Danemark, la Hollande, la Belgique, la Franche-Comté, le nord de la Suisse, la Livonie, puis Trieste et Venise ; enfin le nord de la région gauloise, de la Somme à la Loire. »
Schmid, 1910 :
« Le Germain n’est en aucune façon le produit d’une évolution naturelle ; il est issu d’une nouvelle révélation spontanée de l’Esprit universel dans l’âme des peuples germaniques. »
Professor Reimer :
« Considérons un instant le mot Jésus. Les lettres J et G étant interchangeables, nous obtenons ainsi le mot Gesus, et, comme il arrive très souvent que la lettre r se change en s, le nom du Rédempteur peut donc se lire Gerus. Allons un peu plus loin. Gerus équivaut à Ger plus us. Cet us est le suffixe latin qui indique le genre masculin et est l’équivalent de la terminaison teutonique man.
« Donc, en remplaçant le suffixe latin par le suffixe allemand, nous obtenons German, ce qui revient à dire que le nom de Jésus-Christ prouve bien son origine allemande. »
Le colonel Koettschon dit : « Pendant le siège de Paris, on essaya de lâcher sur les Prussiens les fauves du jardin des Plantes. »
Dans le Neues Wiener Tagblatt, le peintre tyrolien Egger Lienz :
« Dante est-il Italien ? Son œuvre est imprégnée de l’esprit chaste et profondément religieux du peuple allemand et sa figure vigoureuse rappelle celles des vieux Goths. On en retrouve encore les traits chez les habitants allemands du Tyrol méridional, qui représentent indubitablement la plus pure descendance des fiers Germains du VIe siècle. »
Ils ont pu lire, d’ailleurs, dans les œuvres de Hummel, que les Flamands, les Normands, les Bourguignons, les Champenois, « avec leur stature imposante et leurs yeux bleus », les Languedociens, « descendants des Visigoths » et les Provençaux, « mâtinés de Goths et de Burgondes » se rattachent en réalité à la race germanique. Il n’y a que les habitants de l’Île-de-France qui soient vraiment Français.
Dans les papiers, abandonnés par l’état-major dans sa retraite, plus brusque encore que son attaque, on a trouvé des documents qui démontrent avec quelle minutie tout était préparé pour essayer de produire dans le monde entier une impression formidable. Un général même avait, dans son portefeuille de notes, le brouillon de la proclamation que le kaiser pensait lancer après le triomphe !!!
« Grâce à l’appui de Dieu Tout-Puissant, dit ce fragment de littérature burlesquement épique, grâce à notre empereur qui est le père des armées, grâce à l’héroïsme de l’Allemagne immortelle et invincible, ce jour nous donne la victoire définitive, telle que nous avions le droit de l’attendre et de la désirer pour nous sentir les dignes fils des paladins qui ont créé et maintenu notre gloire.
« Devant l’énormité de la victoire que nous venons de remporter et de la lutte dans laquelle se sont rencontrées, face à face, les plus grandes armées que les mortels aient jamais vues réunies, le cœur allemand se sent transporté d’un noble orgueil et l’Histoire inscrit déjà, dans ses tablettes marmoréennes, cette date qui fait pâlir toutes celles qui, jusqu’à présent, ont brillé avec des splendeurs d’apothéose. »
« La rivalité entre les français et les Allemands, écrivait un publiciste, ne peut se borner à la question d’Alsace, nous devons avoir de plus grandes ambitions. L’agrandissement de l’empire est exigé par l’accroissement de notre population, et par le besoin que nous éprouvons de nouveaux débouchés. La concentration est la loi de notre temps. Aussi la culture allemande doit s’imposer aux petites cultures de ces nationalités sans importance dont on s’occupe beaucoup trop maintenant. Il faut que les petits peuples comprennent qu’ils feraient mieux de se joindre au milieu culturel vers lequel ils se sentent le plus attirés ou vers lequel leur situation géographique les pousse. »
M. Clemenceau a reçu d’un ami d’Amérique le compte rendu d’une conversation, au mois d’août, avec l’ambassadeur d’Allemagne, le comte von Bernstorf.
Questionné sur les conditions que dicterait l’Allemagne victorieuse, l’ambassadeur ne parut point embarrassé d’une question qui pouvait passer pour indiscrète autant que prématurée. Et du ton le plus tranquille, sans hausser la voix un seul moment dans le feu de l’énumération, sans même le baisser à certaines indications plus particulièrement délicates, il répondit tout uniment, en s’aidant de ses doigts pour n’oublier aucun article de la somptueuse addition :
« 1° Toutes les colonies françaises, sans exception, même le Maroc complet, et l’Algérie et aussi la Tunisie ;
« 2° Tout le pays compris depuis Saint-Valery, en ligne droite jusqu’à Lyon, soit plus d’un quart de la France. Plus de quinze millions d’habitants ;
« 3° Une indemnité de dix milliards ;
« 4° Un traité de commerce permettant aux marchandises allemandes d’entrer en France sans payer aucun droit, pendant vingt-cinq ans ; sans réciprocité ; après quoi la continuation du traité de Francfort ;
« 5° Promesse de la suppression, en France, du recrutement pendant vingt-cinq ans ;
« 6° Démolition de toutes les forteresses françaises ;
« 7° Remise par la France de trois millions de fusils, trois mille canons et quarante mille chevaux ;
« 8° Droits de patente des brevets allemands, sans réciprocité, pendant vingt-cinq ans ;
« 9° Abandon, par la France, de la Russie et de l’Angleterre ;
« 10° Traité d’alliance de vingt-cinq ans avec l’Allemagne.
« Voici d’une façon littérale, conclut le correspondant, ce que le comte Von Bernstorf a appelé “les dix commandements allemands”. Quant aux deux autres alliés, il a dit, après cela : “L’Allemagne achètera la Russie, et finira l’Angleterre. Alors, l’Angleterre trahie se retournera contre la Russie, et toutes les deux nous appelleront à leur secours. Il faut réduire la France, la couler pour jamais, en faire une nation comme le Portugal ou la Turquie – même si nous devons tuer cinq millions de Français.” »
Professeur Boenke :
« Si nos Polonais de Prusse ne réclamaient pas autre chose que le droit de parler polonais, ils pourraient être nos meilleurs amis. Une chose bien certaine est que notre gouvernement, après l’extension de la puissance allemande, ne se montrerait pas davantage mesquin dans ses conceptions, quand il aurait à résoudre le problème des langues. Nous voulons un empire qui contribue à assurer la liberté de tous les peuples. Nous sommes engagés sur terre et sur mer dans un combat contre les ennemis de la liberté. L’Allemagne affranchira la liberté. »
Général Von Bernhardi, Notre avenir :
« Sans la guerre, des races inférieures et dégénérées en arriveraient trop facilement, par la masse et la puissance du capital, à étouffer les éléments sains et capables de fructifier ; un recul général en serait la conséquence. C’est dans la sélection que réside la force créatrice de la guerre.
« Étant seule capable de la produire, elle devient une nécessité biologique, un régulateur de la vie de l’humanité dont il n’est pas du tout possible de se passer, parce que, sans elle, une évolution malsaine s’effectuerait, excluant tout perfectionnement de l’espèce et, par suite, toute culture réelle.
« ... Si donc le principe biologique des sciences naturelles suffit à nous convaincre que la guerre est un élément nécessaire de l’évolution, on arrive au même résultat en l’envisageant au point de vue moral : car la guerre n’est pas seulement une nécessité biologique ; dans certains cas, elle est encore une obligation morale et, comme telle, un moyen indispensable de civilisation.
« ... Enfin, il faut encore considérer qu’une guerre, conduite de façon chevaleresque, par des armes loyales, représente une lutte d’un caractère plus moral que celle qui, sous le couvert d’une paix extérieure, cherche à terrasser l’adversaire par la puissance de l’argent et par l’intrigue politique la plus éhontée.
« ... Là donc où la puissance, entendue au sens noble du mot, sera mise en question, c’est-à-dire la puissance de réaliser les fins propres de sa civilisation, de vivre son propre idéal ; là où nulle entente n’est en état d’assurer les biens les plus élevés d’une nation, la guerre devient un devoir.
« ... La guerre est précisément l’expression la plus haute de la volonté de civilisation et l’idéalisme même en fait une nécessité. »
Catéchisme pangermaniste – Alldeutsches Katechismus – du sieur Heinrich Calmbad, dont, il y a quatre ans, le Nouvelliste d’Alsace-Lorraine, le vaillant journal de l’abbé Wetterlé, nous donnait une analyse :
« On doit, pour bien comprendre le pangermanisme, ne pas oublier que l’article premier de son Credo est que la race allemande est appelée à dominer sur toutes les autres, comme leur étant éminemment supérieure ; et que la “Kultur” allemande offre l’aboutissement suprême de l’effort intellectuel de l’humanité. Seule la race allemande est restée pure ; toutes les autres races sont dégénérées ; telle est, pour les pangermanistes, la justification des droits qu’ils attribuent à l’Allemagne sur les autres nations. D’où il suit que, selon eux, c’est un honneur et un bonheur pour celles-ci de devenir allemandes de fait ou, tout au moins d’être germanisées, et aussi que l’Allemagne est fondée à leur faire cet honneur et à leur donner ce bonheur, même malgré elles. »
Heinrich Calmbad, dans son Catéchisme pangermaniste, pose en principe que la germanisation d’un peuple est pour celui-ci un immense bienfait. C’est pourquoi il s’étonnait que les populations de certains pays annexés par la violence à l’Empire – les Polonais, les Danois du Sleswig-Holstein, les Alsaciens et les Lorrains – ne se prêtassent pas d’elles-mêmes à la germanisation, s’indignait de leur obstination à vouloir conserver leur esprit, leur langue et leurs mœurs et demandait au gouvernement de ne pas hésiter à recourir aux mesures coercitives, pour en finir, sans retard, avec leur résistance.
Kurd von Krantz écrivait naguère que le jour où l’Allemagne aurait de nouveau vaincu la France, elle devrait s’annexer les Flandres, la Lorraine, le territoire de Belfort et la Franche-Comté, « qui, dans leur impuissance, soupirent encore d’être séparées de leur nation mère allemande ».
Le maréchal de Moltke avait déjà dit : « La guerre est sainte, elle a été instituée par Dieu : elle entretient chez les hommes les nobles sentiments, l’honneur, le désintéressement, la bravoure ; elle empêche l’humanité de tomber dans le matérialisme. »
Von der Goltz, dans la Nation armée :
« C’est avec une curiosité particulière que nous voyons venir la guerre prochaine. Ce ne sera plus la lutte de deux armées, ce sera la rencontre de deux peuples ; on déploiera de part et d’autre une grande force morale pour la lutte à outrance, beaucoup d’intelligence pour chercher à s’anéantir. La pensée d’une grande guerre pour assurer la grandeur de l’Allemagne n’est pas une chimère ; c’est une idée qui se réalisera un jour. Le rêve d’une paix universelle n’a jamais pu prendre naissance qu’aux époques sans idéal, qu’aux époques de décadence et de relâchement. »
« Vous êtes le sel de la terre, a dit l’empereur à ses soldats, le 1er septembre 1907, et c’est par la vertu allemande que le monde guérira. »
« Dieu nous a appelés à civiliser le monde ; vous êtes les missionnaires du progrès humain », s’écriait Guillaume II le 23 mars 1905.
Auparavant, Guillaume avait déjà dit : « Le peuple allemand sera le bloc de granit sur lequel le bon Dieu pourra terminer son œuvre, la civilisation du monde. »
Von Giesebrecht, dans son Histoire de l’Empire allemand :
« La suprématie revient à l’Allemagne, parce qu’elle est la nation élue, race noble qui peut, par conséquent, exercer son influence sur ses voisins, comme il est du devoir de tout homme doué de plus d’intelligence et de plus de force de faire subir son ascendant aux individus moins partagés ou plus faibles qui l’entourent. »
Schönerce :
« Nous ne sommes pas seulement des hommes, nous sommes dieux, parce que Germains, parce qu’Allemands. Notre race, avec sa “kultur”, a infiniment plus de valeur que tous les autres peuples ou races du monde, car notre “kultur” a atteint un tel degré de perfection qu’elle dépasse de loin celui des autres peuples et races de l’univers. »
La Gazette de Voss exprime ceci :
« Un peuple hautement civilisé doit-il haïr ses adversaires ou doit-il faire la guerre dans un esprit tout positif, étant donné que les inimitiés des peuples ne dépendent pas des peuples eux-mêmes ? Cela peut être un problème. En tout cas, il est indiscutable que nous devons mener avec la même énergie et la guerre et les négociations de paix, et penser alors non aux autres, mais seulement à nous.
« Retenons dès à présent que le règlement final ne doit être influencé par aucune considération sentimentale. Nous n’avons à consulter que notre intérêt. Retenons que notre intérêt, c’est l’intérêt de l’humanité elle-même. Comme nous sommes le peuple suprême, notre devoir est désormais de conduire la marche de l’humanité. C’est un péché contre notre mission que de ménager les peuples qui nous sont inférieurs. »
Un journal rhénan, le Rheinische Westraelische Zeitung, écrit :
« En des circonstances anormales comme celles-ci, la haine est une vertu supérieure. Qui aime sa patrie a pour devoir de haïr ceux qui ont juré sa perte. Si aujourd’hui il est sans haine, c’est qu’il n’aimait pas hier sa patrie. Les mots creux de réconciliation et de fraternité universelle sont de simples pavillons pour tromper les imbéciles. »
Déforme scientifique. – L’Allemagne, réaliste en morale, resta mystique en matière expérimentale. Ce sont des philosophes qui imposent leur méthode. Becher et Stahl en étaient encore au Phlogistique, ce principe inflammable, impondérable, inconstatable, principe intérieur des corps, ancien esprit igné de l’alchimie, âme métallique. Lavoisier dit alors : « Si tout s’explique en chimie sans le secours du phlogistique, ce principe hypothétique n’existe pas » – « il est temps de ramener la chimie à une manière de raisonner plus rigoureuse, de dépouiller les faits de ce que les préjugés y ajoutent, de distinguer ce qui est de fait et d’observation d’avec ce qui est systématique et hypothétique. » Berthollet, Fourcroy, Laplace, Monge, Morveau adoptaient le système antiphlogistique. Or la doctrine de Stahl avait été regardée comme la plus grande découverte qu’on ait jamais pu faire en chimie. En Allemagne, vers 1804, on désigne la nouvelle chimie par le nom de chimie française. Liebig vint étudier en France, auprès de Thénard, Biot, Dulong, Gay-Lussac.
Ostwald, un des fameux théoriciens de la conquête au nom de la Science, prenait la défense de Stahl et du phlogistique, déclarant qu’on avait exagéré la valeur de Lavoisier, qui ne fut qu’un correcteur ; il relève des contradictions ! Schelling déclare : « Le phlogistique n’est que le négatif de l’oxygène et voilà pourquoi on ne saurait le discerner. »
Blumenbach, vitaliste et plasticien, substitue à l’idée de germe l’idée de force qui désigne la cause occulte d’une force particulière, qui réunit en elle le principe mécanique avec celui susceptible de modification, conformément à une fin.
Écoutez le célèbre Oken : « Le règne animal par rapport à l’homme est le macrozoon du microzoon. » Et ceci : « L’insecte n’est-il pas l’œil de l’homme ; le mollusque sa main ; l’oiseau son oreille, en voie de formation. »
Hufeland avoue que la force traduit l’esprit des alchimistes, l’archée de Von Helmont.
Goethe lui-même Kantise : « Ici nous nous trouvons dans la région où se rejoignent la métaphysique et l’histoire naturelle, c’est-à-dire au point où séjourne le plus volontiers le savant sérieux. » L’erreur, en Allemagne, tourne toujours au pratique.
« Ce en quoi la science, la religion et l’art se pénètrent de vivante façon et deviennent objectifs en leur unité, c’est l’État... ni la vraie science, ni la vraie religion, ni l’art véritable n’ont d’objectivité que dans l’État. » Ainsi l’avidité de la Race s’emparait des notions abstraites, les militarisait, et par une admiration systématique l’Allemagne détournait, pour ses fils, l’honneur de chaque découverte.
« Un grand nombre de déclarations importantes, çà et là, pourraient nous autoriser à signaler Kant, à côté de Lamarck et de Goethe, comme le premier et le plus important précurseur de Darwin » (Schultze, Iéna, 1875).
« La microbiologie a pour créateur Robert Kock et non Pasteur... »
M. Pierre Delbet dans le Figaro :
« Quand j’étais au collège, le kantisme faisait le fond de l’enseignement philosophique. Or, Kant, dans la Critique de la raison pure, a-t-il fait autre chose que ressusciter cette vieille idée des rêveurs indiens, qui est encore chère aux fumeurs d’opium : Rien n’existe ; le monde n’est qu’apparence.
« On lui a donné une forme plus quintessenciée, plus métaphysique qui plaît davantage aux mathématiciens : les formes sous lesquels nous nous représentons les choses sont des créations de notre esprit ; le temps et l’espace sont conditionnés par notre entendement.
« C’est là une aberration de l’esprit. Quand on a eu le malheur d’y tomber, il est bien difficile d’en sortir ; car il est également impossible de démontrer logiquement que le temps existe ou qu’il n’existe pas. On ne démontre pas les faits, on les constate. »
Le professeur A. Chauveau : « Ô grand Darwin, à quel point ta pensée a été torturée et méconnue. On a substitué aux données expérimentales précises des formules arbitraires qui encombrent l’exposition de ce déterminisme. Un fait fondamental reste acquis : l’inévitable hérédité des variations spontanées qui se placent à l’origine des races et des espèces ; autrement dit, l’indélébilité des caractères de ces variations. Sur cette tenace propriété, fruit du processus de transformation évolutive, la volonté de l’homme n’a pas de prises directes. Aucune des races humaines civilisées n’a donc le droit d’en réclamer la possession privilégiée. La prétention d’une de ces races à plier les autres sous le joug de sa domination, à les forcer de s’adapter à ses mœurs, à sa langue, à ses habitudes d’esprit, n’est pas seulement une monstruosité morale ; c’est encore et surtout une monstruosité physiologique ! Aucune volonté dominatrice ne saurait faire violence aux aptitudes innées d’une race en lui imposant l’obligation d’acquérir celles d’une autre race et d’y conformer toutes les manifestations de son existence. Il n’y a pas seulement, dans cette violence, un abominable attentat contre la dignité de la conscience humaine. C’est, en plus, un lamentable contre-sens, témoignant d’une rare pauvreté de la pensée brutale qui en assume la responsabilité.
« De par la loi de nature, les races possèdent toutes le droit de se grouper, en se laissant guider exclusivement par les affinités qui les attirent les unes vers les autres. C’est la seule manière scientifique – parce que seule physiologique – de procéder aux fédérations des peuples et des nations. »
« Ni la machine à vapeur, ni la dynamo, ni la synthèse chimique, ni la télégraphie avec ou sans fil, ni le téléphone, ni le phonographe, ni la navigation aérienne, ni la photographie, ni le radium, ni l’anesthésie, ni le transformisme, ni la théorie microbienne, ni la vaccine n’appartiennent aux Teutons. Ils n’ont dévirginisé aucun pôle. En fait de canaux, ils n’ont percé que Kiel, dont l’utilité, pour dissimuler leur flotte aux coups des escadres britanniques, n’est pas niable, mais qui ne saurait se comparer, tout de même, à Suez ou à Panama. Ils n’ont même pas créé les dreadnoughts, dont l’honneur revient à l’Italien Cuniberti...
« Sans doute, ils peuvent s’enorgueillir d’un Kirchhoff, qui fut le père de la spectroscopie, d’un Heinrich Hertz, qui découvrit la résonance électrique, en laissant à Branly ou à Marconi le soin d’en tirer ce que vous savez ; d’un Roentgen, à qui l’on doit les rayons X, dont Becquerel, Gustave Le Bon, Rutherford, J.-J. Thomson, tutti quanti allaient dégager la philosophie ; d’un Virchow qui découvrit la cellule... après Raspail ; d’un Helmholtz, qui se flattait de pouvoir construire un œil humain mieux que le bon Dieu en personne. Piètres figures au regard d’un Lavoisier ou d’un Ampère, d’un Claude Bernard ou d’un Pasteur, d’un Faraday, d’un Berthelot, d’un Darwin, d’un Lamarck ou d’un lord Kelvin.
« La science allemande, en un mot, s’avère une science de seconde classe et de seconde main.
« Qu’est-il donc sorti de ces “kolossales” usines, si orgueilleuses de leurs équipes d’étudiants et de professeurs, de leurs milliers d’ouvriers d’élite, de leurs superbes laboratoires, dont un seul se targuait d’user, bon an mal an, pour 100.000 marks de verrerie ? À part la synthèse de l’indigo ou le vitriol catalytique, rien de magistral. Car, ce n’est pas une gloire bien reluisante pour un chimiste d’avoir signé un de ces parfums artificiels, une de ces drogues compliquées, une de ces spécialités pharmaceutiques, affublées de vocables saugrenus, inférieures du reste aux produits français similaires, dont on inondait le marché, ou d’avoir ajouté un article de plus à la nomenclature des 50.000 ou 200.000 composés organiques. »
Un tableau des découvertes montrerait que les progrès de la science, depuis trois siècles, sont dus à des Français et à des Anglais.
« Dans le domaine abstrait des mathématiques pures et de la physique mathématique, les géomètres français, tels que Cauchy, Fourier, Galois, ont ouvert la plupart des voies où sont orientées les recherches modernes. La mécanique céleste, après Newton, a été surtout une science française par ses plus éminents représentants, depuis d’Alembert, Lagrange et Laplace, jusqu’à Henri Poincaré. C’est principalement à des savants de pays latins ou anglosaxons que l’on doit, dans l’astronomie d’observation, les découvertes fondamentales qui font de l’étude du ciel la plus captivante des sciences ; les astronomes anglais Bradley et Herschell restent là des modèles difficiles à surpasser.
« En physique générale, deux principes dominent l’énergétique. Sous leur forme thermodynamique primitive, le premier principe, ou principe de l’équivalence de la chaleur et du travail, est attribué au médecin allemand Robert Mayer, le second, concernant la dégradation de la chaleur, est le principe de Carnot. En fait, l’histoire du premier principe est à réviser ; il fut énoncé en 1839, c’est-à-dire quatre ans avant Mayer, par Marc Seguin, l’inventeur des chaudières tubulaires, et même, dix ans auparavant, Carnot l’avait indiqué dans une note, qui ne fut d’ailleurs publiée qu’après sa mort. Comme l’a dit un bon juge, lord Kelvin, dans toute l’étendue du domaine des sciences, il n’y a rien de plus grand que l’œuvre de Sadi Carnot.
« En optique, Young et Fresnel développent avec éclat l’optique ondulatoire, entrevue par le Hollandais Huyghens. En électricité, quels noms surpasseront jamais ceux de Volta, d’Ampère et de Faraday ? Plus récemment, le génie de Maxwell fonde l’électro-optique, et dans l’étude des nouveaux rayonnements, la part des physiciens anglais et français est prépondérante. Il suffit de rappeler les noms de Curie et de Becquerel, et la découverte du radium. Seul le chapitre des rayons X ou rayons de Roentgen fut ouvert en Allemagne.
« Dans la fondation de la chimie moderne, Lavoisier occupe une place à part ; après lui Dalton, Davy, Gay-Lussac, Dumas, Gerhardt ont été de grands créateurs. La mécanique chimique et la chimie physique procèdent de la statique chimique de Berthollet, ainsi que des travaux de Berthelot sur l’éthérification et de Sainte-Claire Deville sur la dissociation ; elles ont trouvé leur plus grand théoricien dans l’Américain Willard Gibbs. »
Pierre Delbet :
Un Allemand seul a pu dire : « Philosopher sur la Nature, c’est créer la Nature. »
La sélection naturelle souleva les professeurs. Haeckel, plus pratique que les autres, vit dans la lutte pour la vie du Darwinisme une promesse pour les Germains, et y découvrit leur future hégémonie.
La Biologie a été fondée par Lamarck : on a dit de Claude Bernard qu’il fut la physiologie elle-même, enfin Pasteur a révélé un monde. C’est un Christophe Colomb, plus utile certes et plus grand que l’autre.
M. Émile Picard a fort bien dit : « Dans l’antiquité, le Germain barbare fut tributaire du Celte ; aux XIIe et XIIIe siècles, ainsi qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, la civilisation germanique n’est qu’un prolongement de la civilisation française. Aujourd’hui, ce qui caractérise particulièrement la science allemande, c’est son habileté à mettre en œuvre les idées qui lui sont fournies d’ailleurs. Elle est organisée comme l’industrie, et souvent, dans l’une et dans l’autre, la quantité est préférée à la qualité.
« Il ne faut pas confondre l’augmentation du rendement scientifique et le progrès réel de la science. Ne nous laissons pas non plus hypnotiser par les immenses laboratoires, d’où ne sont pas toujours sorties des découvertes proportionnées à leurs dimensions. Dans plusieurs domaines, la science coûte très cher aujourd’hui, mais de belles découvertes ont été faites avec un matériel peu compliqué. Sans remonter à l’âge héroïque des recherches de Pasteur dans son modeste laboratoire de la rue d’Ulm, reportons-nous seulement aux expériences de Crookes avec les tubes qui portent son nom, aux travaux de M. Branly sur les radioconducteurs qui ont joué un rôle capital dans l’histoire de la télégraphie sans fil, et aux études récentes de M. Jean Perrin sur le dénombrement des molécules.
« Certes, l’Allemagne a compté des hommes de génie, mais l’insertion de leurs noms dans l’histoire des sciences ne changerait rien aux conclusions que nous avons formulées. »
Érudition. – Comme on construit un système sur le plus mince rapport en le prenant pour centre, on est savant en cataloguant ce qui a été écrit sur une question. Des pantoufles comme symbole du moi ou parallélisme du cheveu et de l’idée.
Encore faudrait-il un peu d’imagination pour le discours sur l’incommodité des commodes. L’histoire des coffres ou des miroirs ou des clous ou du marteau ou du manche d’outil ne demande que de s’installer dans une grande bibliothèque et d’écrire des fiches qu’on colle sur un cahier quand on en a assez. Un bohème de roman français parle de l’influence du bleu dans les arts, un Allemand ferait plusieurs graves volumes sur ce sujet. Car tout est dans tout. À propos des agrafes ou des têtes d’épingle, on interroge les civilisations. L’érudit allemand ne cherche rien, il éruditise, il exerce sa faculté de recherche. Leur artiste n’a point de goût et ne choisit pas ses formes ; leur savant n’a point de critique et il opère sur la quantité de documents, sans les classer. Le détail illimité éloigne de toute synthèse ; et de tant de matériaux il ne sort pas un édifice. En histoire, en esthétique, l’impuissance des formules déconcerte. Le mot image, l’expression médaille, les caractéristiques manquent. Penser en allemand, c’est penser indistinctement, sans relief ni couleur. Cet esprit si pratique pour la conduite, dans la spéculation flotte comme Homonculus dans sa fiole. Du Cicerone de l’art en Italie vous ne tirerez pas une phrase dense et lapidaire.
Le même génie, qui voile la pensée dans un clair-obscur bizarre, écrase la question sous un amoncellement de petits faits insignifiants. Quantité de pages, de volumes, d’alinéas, de textes, de contextes ; quantité, voilà le vœu de cette race qui ne croit qu’au nombre, à la force, à l’accumulation, à la colossalité. Le génie latin, essentiellement qualitatif et aristocratique, choisit, épure, condense, alchimise et aboutit à des quintessences, à des synthèses et à ce caractère simple qui est celui-là même de la Vérité.
Histoire. – Un certain Wollmann a donné les preuves ethnologiques et autres que les grands italiens étaient des Allemands, tels Cellini, Michel Ange, Ghiberti, les Bellini, Léonard, Raphaël.
Hasse, Reventlow, Treitschke, Chamberlain ont faussé l’histoire à chaque ligne. Ranke seul a de l’objectivation. Sybel déforme, ment, invective. Treitschke à Fribourg s’escrima contre le catholicisme ; pendant vingt ans à Berlin il fut l’éducateur par excellence et l’artisan de la Kultur.
L’histoire de la chimie d’Otswald cite à peine Lavoisier et Berthelot : et omissions ou impostures, tout manuel allemand, depuis un siècle, a été écrit contre la civilisation latine. Mariette, le digne successeur de Champollion, découvrit cette table d’Abydos qui donne cent trente noms géographiques, et soixante-seize rois dont trente-six nouveaux. Une copie fut volée et publiée à Berlin sans le nom de Mariette. Témoin de la découverte, M. de Rougé protesta en séance publique de l’Institut. Tout récemment, M. le professeur Delbet a raconté l’histoire presque fabuleuse du bluff sur le cancer.
On ferait un gros livre des vols de l’érudition allemande, mais à quoi bon ? Ne suffit-il pas que l’ethnologie et la théologie soient devenues des servantes de la Race, que le Germain soit certifié le pur-sang de l’espèce et l’élu de la Providence ? Avoir germanisé l’Expérience, la Raison et même la Divinité, c’est bien la régression au-delà de laquelle il n’y a rien que le décervelage : et je n’en citerai qu’un exemple, la conception d’une science pure et indépendante de l’expérience et où la métaphysique soumet la physique : cela s’appelle transcendantalisme.
Esthétique. – Tout fait utilisable implique une théorie. Les Français s’étant mis à barbouiller au lieu de peindre, l’Allemagne a décrété : « L’art est l’expression de l’homme et non la recherche du Beau pur. » D’un coup, le poncif disparaît et l’accession au temple d’Apollon se généralise. Les formes et les couleurs sont des langages pour tout représenter ; les écoles n’ont qu’une valeur historique et non hiérarchique : elles expriment leur milieu, leur temps, leur race et non plus le goût d’Athènes d’il y a vingt-quatre cents ans. D’après l’expérience de quelques rapins sans vergogne, de quelques sculpteurs ignares et farceurs, l’art change d’objet ; il peut dire comme Karl Marx : « Je ne me base sur rien. » Chacun a sa vision, et qui voit les arbres rouges et les femmes vertes doit les peindre tels : l’artiste rend sa sensation, et c’est folie de lui demander de sentir comme autrefois. On a toujours la ligne de son idée et la couleur de sa ligne. Il y a deux Beaux, le pur ou classique qui fut celui de certaines périodes, le beau actuel et local, qui peut devenir classique, selon le suffrage des siècles. Le chef-d’œuvre résulte moins du mérite que de la consécration. Quoi de plus éloigné du Beau pur qu’un intérieur de Van der Meer ou un Capricho de Goya ou une tête du Gréco ? Certains artistes expriment l’humanité, d’autres leur pays, d’autres encore leur seule vision. Ils sont tous légitimes. L’art n’a point de but, c’est un langage, il dit ce qu’on veut. Kant a libéré la forme et la couleur, comme il a libéré la pensée ; la Beauté n’existe pas autrement qu’en noumène : mais il y a un impératif de qualité, dans l’âme de l’artiste, qui le fait aller vers un certain idéal, qui n’est point conforme au Beau objectif, mais qui manifeste sa recherche subjective.
L’invasion intellectuelle. – Luther avait séparé l’Allemagne du monde, en s’opposant à la fois au catholicisme et à l’humanisme. Deux siècles et demi passèrent sans que les luthériens puissent prendre place dans le chœur de la civilisation : ils virent la Renaissance et le Classicisme étaler leurs pompes splendides sans réussir à s’y associer. La féerie italienne finit la première : la Magie classique s’augmenta du prestige royal. Versailles éclipsa Florence et Rome même : et le cas psychologique de Kaïn et d’Abel se représenta.
Pourquoi la sage et laborieuse Allemagne ne pouvait-elle s’élever à un rang honorable parmi les nations ? Et pleine de rancœur, la Germanie considérait la France avec une rage profonde, car le Ciel n’agréait point son sacrifice. Cette rage fut le ferment qui souleva les activités ; et cette race, si pauvre littérairement, commença sa destinée sur le plan des lettres.
Déjà, en 1762, un pamphlet latin s’exprimait sans ambages : « Si tu ne veux pas te perdre, évite de t’associer à la France, c’est une nation orgueilleuse et méprisante... Méprise la langue française, méprise l’esprit français et les coutumes françaises. Notre langue est mâle et ferme comme doit l’être celle de l’homme, notre vieille loyauté teutonique est célèbre depuis longtemps. Un seul Allemand vaut mieux que mille Français. »
À la même époque, à peu près, les idylles de Gessner représentaient le pays du Rhin pour les Français, témoin ce passage de Dorat, le Dorat des « baisers », cité par M. Raymond ;
« Les Allemands sont plus philosophes que courtisans... leurs poèmes sont des hymnes sacrés... Un poète sur les bords du Rhin est en quelque sorte l’homme de la nature. Il ne respire que pour l’étudier, il ne l’étudie que pour la peindre. Il ne connaît ni le fiel, ni la haine, ni les manèges de l’ambition, ni les fureurs de la jalousie ; il n’écrit point seulement pour exister dans le souvenir des hommes, il écrit pour les rendre meilleurs, pour leur présenter sans cesse l’image de la vertu. »
L’Allemagne de Mme de Staël a subi pendant deux cents ans l’influence française, point assez pour la féconder, suffisamment pour la dégermaniser, sans parler des éléments qui lui vinrent de la Révocation de l’édit de Nantes.
Aux bords du Rhin, on ne vit jamais d’initiative : mais l’impulsion reçue se développe sous l’effort d’une persévérance sans égale.
Locke et Bayle donnèrent aux Allemands l’impulsion sceptique ; et Condillac acheva de les pousser, avec l’adjuvant ricaneur de Voltaire et la sentimentalité déclamatoire de Rousseau.
Le baron d’Holbach, dans son Système de la nature, devança Kant et son Dieu nouménique qu’il appelait hypothétique. Frédéric II fut le Constantin du philosophisme.
Tandis que les Français s’efforçaient vers des buts sociaux et luttaient pour la liberté individuelle, les Allemands commençaient par rationnaliser la théologie. Une fois l’anarchie religieuse établie, le nationalisme produisit Klopstock et Wieland, un pasticheur de Milton et un conteur médiéviste. Enfin Lessing vint, « le premier homme libre, le premier penseur, le premier artiste de l’Allemagne », disent les manuels. Une seule phrase suffit à le juger : « Qu’on me fasse voir une pièce du grand Corneille que je ne ferais pas mieux que lui. » Désormais un Allemand n’aura critère que de s’opposer à la France, et la Dramaturgie de Hambourg et le Laocoon ne seront, sous forme didactique, que des pamphlets ardents contre notre génie.
Kant fournit la base solide sur laquelle repose l’émancipation de l’esprit allemand.
Nous autres latins, arrivant désintéressés dans la zone abstraite, nous laissons nos passions et convoitises à la porte du temple idéal, comme Machiavel ses habits de campagnard avant d’entrer dans son studio. L’avide allemand cherche sa proie jusque dans le ciel ; et comme il pue physiquement par sa bromidrose, il pue spirituellement par sa volonté inlassable de germaniser le ciel et la terre, l’art et la science.
Tous les fanatismes, il les a écartés pour en instaurer un nouveau et le plus insupportable. L’Allemagne au-dessus de tout n’est pas une chanson de soldats ivres de bière et lourds de choucroute, mais l’épigraphe de chaque livre, le texte du prêtre, la méthode du savant, l’ultima ratio du droit. Une telle puissance d’affirmation agit comme le gong et ahurit le lecteur. L’obsession de l’affiche amène les gens à acheter telles pastilles pour le rhume ou leur impose telle moutarde, la réclame fait vendre n’importe quel ouvrage, si elle ne se lasse pas. Ainsi le chœur germanique a littéralement abruti notre enseignement. Suivez le régiment qui passe et il vous imposera son pas. Les latins ont imité le pas de l’oie ; et même sous la mitraille, le professeur ne cesse pas de jouer des deux raisons et le pasteur des deux volontés divines.
L’intoxication spirituelle ne se guérit pas aisément : nos bébés ont été empoisonnés par les biberons allemands (interrogez Variot), et nos jeunes gens aussi ont été empoisonnés par les manuels germanisants et les chaires pseudo-allemandes.
La guerre des professeurs. – À Berlin le herr professor Guillaume de Schlegel rencontra et tympanisa Mme de Staël, qui lui confia ses enfants et sa propre direction intellectuelle ; et enfin écrivit, sous sa dictée, le livre De l’Allemagne.
Dans sa Dramaturgie de Hambourg, Lessing entonna le chant de haine contre la France et son génie, tandis que Le Discours à la nation allemande de Fichte réveillait les avidités de la race. Que l’Allemagne méconnut Molière et le traita de farceur et que la Phèdre de Racine y passa pour une médiocrité, cela n’importe guère : mais Les leçons de littérature dramatique avait pour but pratique que les Allemands prissent conscience de leur unité ; et que, de la conscience de cette unité, s’élevât le noble et sublime pressentiment des grandes et immortelles destinées de la race.
Mme de Staël, à quinze ans, écrivait un commentaire sur L’Esprit des lois et un compte rendu au Ministre. Son panégyrique de Rousseau déborde d’hystérie ; Richardson aussi l’affola.
Mal accueillie à la cour, elle voua à Napoléon une haine furieuse. Heine l’a jugée. « Elle ne loue la vie intellectuelle et l’idéalisme des Allemands que pour fronder le libéralisme qui dominait alors parmi les Français et la magnificence naturelle du gouvernement impérial. Elle ne voyait de l’Allemagne que ce qu’il lui convenait de voir, dans un but polémique. Partout elle y voit du spiritualisme et encore du spiritualisme ; elle vante notre honnêteté, notre probité, notre moralité, notre culture d’esprit et de cœur ; en lisant son livre, on dirait que chaque Allemand mérite le prix Montyon. »
Suissesse, petite fille de pasteur calviniste par sa mère Suzanne Gruchod, la fille de Necker a travaillé pour sa race luthérienne ; et malgré ses turbans, ses mœurs et son amour pour le ruisseau de la rue du Bac, c’est une étrangère et une Allemande qui écrivait : « L’Allemagne peut être considérée comme le cœur de l’Europe et la grande association continentale ne saurait retrouver son indépendance que par celle de ce pays... et si l’Allemagne était réunie à la France, il s’en suivrait que la France serait réunie à l’Allemagne... il sera peut-être doux à cette pauvre et noble Allemagne de se rappeler ses richesses intellectuelles au milieu des ravages de la guerre. Il y a trois ans je désignais la Prusse comme la Patrie de la pensée. En combien d’actions généreuses cette pensée ne s’est-elle pas transformée ! » Un trait encore : « Les Allemands ne manquent presque jamais à leur parole et la tromperie leur est étrangère... La loyauté parfaite qui distingue le caractère des Allemands ». En 1810, la Germanie était déjà la race élue, par ses vertus et ses talents, le pays de la pureté et de la pensée, le pays idéal de la sainteté et de l’intelligence.
Romantisme. – Cette Renaissance, survenue après des bouleversements inouïs, subit le mirage du Rhin ; quoique les écrivains qui savaient l’allemand comme Gérard de Nerval fussent rares, une Allemagne fictive et bizarre comme un dessin de Victor Hugo se profila dans les esprits. Le besoin de décrire, la manie du pittoresque, la recherche d’images nouvelles, le goût du moyen âge et la tendance à l’esthétique firent le reste. À une plus grande profondeur, le XVIIIe siècle avait détruit plutôt qu’édifié et Bonaparte ne fut qu’un jacobin couronné. Le retour au moyen âge correspondait à une aspiration instinctive vers les sources pures de la civilisation chrétienne et tendait à une renaissance de la sensibilité, après les massacres de la Terreur et les charniers de l’Empire.
Cela est sensible dans les chants spirituels de Novalis, comme dans notre Lamartine.
Le Romantisme ou retour au roman, c’est-à-dire au moyen âge, œuvre de Chateaubriand, Bonald, de Hugo est venu de France en Allemagne. À son origine, ce mouvement anti-philosophique et surtout anti-protestant appartient à l’esprit catholique. Mais l’impulsion donnée par Kant détermina une invasion philosophique qui occupa bientôt le Collège de France et se ramifia dans nos Facultés.
Ge n’est pas indifférent que Michelet ait passé des années heureuses à lire Luther. « Ces années-là m’ont laissé une force, une sève... » En 1831, Michelet trouvait au paysage allemand un caractère vertueux. Dix ans plus tard, Renan écrira : « J’ai étudié l’Allemagne et j’ai cru entrer dans un temple. Tout ce que j’y ai trouvé est pur, élevé, moral, beau et touchant. Leur morale me transporte. » Taine adorait l’Allemagne.
Le 17 mai 1845, M. de Remusat, en séance publique, osa déclarer : « La philosophie allemande vient de parcourir une période semblable au demi-siècle qui suivit, dans la Grèce, l’école de Socrate ; Kant est l’auteur de ce grand mouvement. »
Victor Cousin, panthéiste, hégélien, a écrit de Schelling : « Son système est le vrai. » Directeur de l’école normale, professeur, académicien, ministre, il eut une immense influence ; et un évêque, Mairet, le proclama le plus grand philosophe des temps modernes, lui qui ne fut que le cornac de divers systèmes.
Renan tira de la Vie de Jésus de Strauss un ouvrage de propagande, à un franc, qui livre à la discussion des ignares les plus difficiles problèmes de l’exégèse, et vulgarise, dans la mauvaise expression, la figure la plus idéale que l’humanité conçoive.
Guizot avait déjà dit cette bourde : « C’est par les barbares germains que le sentiment de la personnalité a été introduit dans la civilisation européenne. »
L’Art Allemand. – Il n’y a pas de civilisation sans art ; et le phénomène d’une admirable littérature sans invention parallèle de formes expressives n’a eu lieu qu’une fois, chez les Sémites, en la race Mosaïque.
Le temple de Salomon était phénicien de style et même de main-d’œuvre : Israël n’eut pas d’artistes, ni même d’ouvriers du bâtiment.
Un art est l’incarnation sentimentale d’une communion : il blasonne une sensibilité.
L’Allemagne pieuse, et de génie exclusivement catholique, dura jusqu’en 1521 ; le marteau de Carlstadt qui entra dans l’Église de Tous-les-Saints en hurlant : « Tu ne feras point d’images taillées », le marteau de Thor a assommé l’art allemand, et il ne s’est jamais relevé ; et partout où la parole de Luther a retenti, Thor a suivi l’ennemi des images, le Nordique, abruti par le Mosaïsme. L’Allemagne a été la sempiternelle retardataire dans chaque cycle de la civilisation occidentale : elle n’a pas de mystique avant le XIVe, son premier philosophe est du XVIIe et c’est un élève de Descartes ; enfin la critique de la Raison pure est de 1790, et sa musique date aussi de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Architecture. – Encore byzantine quand le roman florissait ; encore romane quand le style français rayonnait dans l’univers. La Saxe imita Byzance. La chapelle palatine s’inspire de Ravenne. Bamberg imite un portail de Chartres, Cologne copie Amiens ; Limbourg et Magdebourg, Laon ; Lubeck, Soissons ; Munster, Nuremberg, Ratisbonne, Strasbourg, Metz sont de style français. Il n’y eut pas plus de Renaissance que d’Humanisme. Quant à l’imitation de Versailles par Schlüter et au pseudo antique de Essander ; à Postdam et à Sous-Souci ; à la porte de Brandebourg et à l’Arsenal de Berlin, il n’y a pas plus lieu d’en parler que du Zwinger de Dresde. Un Schinkel prétendit édifier un pont de pur style hellénique et un corps de garde aussi. Munich avec sa Loggia, son Pitti, son obélisque, ses Propylées, atteste l’impuissance monumentale la plus irrémédiable.
Sculpture. – Bamberg imite Chartres et Vézelay ; les statues de la cathédrale de Strasbourg sont françaises. Stoss, Krafft, et Vischer, et Riemens Schneider sont des dévots : Joies de la Vierge, Calvaire et Chasse de saint Sebald. Tous les retables participent du même sentiment de vive piété. Luther arrêta net la production artistique : et l’Allemand, qui avait compris la Madone, ne sut pas voir la femme. Hors de l’église, point d’œuvre pour le Teuton : car hors de l’église, il faut déshabiller les figures ; et la beauté du corps humain est restée inconnue à cette race. Qu’est-ce donc qu’une statuaire impuissante à produire un seul nu ?
Peinture. – Elle tâtonne à la fin du XIVe et ne fleurit que sous l’influence des Van Eyck au XVe. Elle dura de 1400 à 1528.
Dürer, si pathétique dans ses douleurs de la Vierge et qui a vu l’atelier de Giovanni Belline, ignore la beauté plastique ; ses nus sont autant de remèdes à la concupiscence. Cranach ? Quand il dénude une nonnain, au large rire de son compère Martin, on a la nausée, on voit une féminité de pou : quelque chose comme de la vermine femelle.
Grünewald l’Alsacien est le seul coloriste. Zeitblom Schongauer, Bruckmair n’existent, comme les sculpteurs, qu’en formules de piété. Le portrait de Dürer par lui-même et les Holbein d’Angleterre sont des chefs-d’œuvre et le plus clair peut-être de la palette allemande. Nul n’a plus atteint la maîtrise d’exécution de ces deux artistes.
Entre le maître de Nuremberg et l’école catholique de Düsseldorf, deux siècles passent sans un tableau, à moins qu’on ne compte Raphaël Mengs, Dietrich et Angelica Kauffmann.
Actuellement, Boronali a succédé à Piloty, un mauvais Delaroche.
Musique. – La Polyphonie vocale a été l’œuvre des Italiens, des Flamands et des Espagnols. Les improperia de Palestrina sont de 1520. Le collège germanique de Rome eut pour premier professeur, vers 1567, l’immortel Vittoria, tandis que les maîtres chanteurs, ridicules, faisaient de la tabulature. L’Orféo de Monteverdi, le créateur du drame, est de 1607.
L’influence allemande commence avec Haendel, demi italien, un peu anglais, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, et finit avec Parsifal. Autant Bach et Haydn sont d’incontestables Allemands, autant le délicieux Mozart et le Racinien Gluck ne le sont pas, l’un par sa grâce, l’autre par son classicisme.
Le premier opéra allemand « Dafné » de Schutz fut exécuté le 13 avril 1627 à Torgau.
La Polyphonie instrumentale date de Haendel, mort en 1759 ; il y a cent quarante-trois ans entre l’Israël de Haendel (1739) et Parsifal (1882).
En deçà et au-delà, rien. Beethoven, le plus pur des musiciens, apparaît sans maîtres, sans élèves, sans émules, aussi isolé que Dante. Ce n’est point une louable entreprise de renier l’admiration légitime : les quatuors et les symphonies de Beethoven et les opéras de Wagner restent, après l’invasion, ce qu’ils étaient avant, des merveilles.
Que l’influence wagnérienne ait été funeste à nos compositeurs, cela ne doit pas plus être imputé à l’auteur de Tristan que le baroque à Michel Ange. L’imitation sera toujours une abdication et un aveu d’infériorité. Géronte le dit dans l’Avare : « Mais aussi, que diable allait-il faire dans cette galère ? »
L’influence wagnérienne a été favorable au grand public, elle a recruté des auditeurs pour Beethoven ; par son caractère littéraire, elle a permis aux français de saisir les principes de l’expression musicale : ils n’y seraient jamais arrivés avec la musique de chambre.
Sauf des estampes, nous n’avons guère à emprunter à l’Allemagne que des partitions : faisons-le franchement, d’autant plus que le lieu de naissance ne signifie pas grand-chose et qu’un génie a sa race dans son inspiration. Dès lors, le style de Haendel italianisant et la grâce infinie de Mozart et le sens hellénique de Gluck apparaissent aussi peu allemands que possible, tandis que le vieux Haydn et Sébastien Bach, et même Weber sont de purs Rhénans.
Vittoria, Gomes, Guerrero, Morales et l’école Palestrinienne s’élèvent plus haut que les cantates de Bach : le comique musical se trouve chez les Italiens, bien plus vif et de meilleur aloi que dans les Maîtres chanteurs : et la règle de l’admiration envers l’Allemagne se borne à ne célébrer que ce qui nous manque et à repousser les contemporains. Au reste l’hégémonie instrumentale a pris fin en 1882.
Littérature allemande. – Il n’y en a pas de plus pauvre et de moins propre à devenir universelle.
Les Eddas appartiennent aux Norvégiens, Suédois, Islandais et Danois : leur annexion a été une manœuvre de professeurs. Point de poème national. Les Niebelungen du XIIIe siècle, publiés en 1827, célèbrent la vengeance d’une virago qui joute avec Siegfried. Les Allemands nous ont emprunté la Table Ronde, Artus, Tristan, Perceval, Oberon, le roman de Renart.
Le haut allemand a Luther pour premier écrivain. Quant à la Messiade écrite en prose, puis rimée, de Klopstock ; aux drames ridicules de Lessing ; aux médiocres pièces de Schiller, ils ne valent pas la traduction. Goethe et Heine sont les seuls auteurs lisibles, avec quelques originaux comme Hoffmann et Jean Paul. Sans les programmes de notre Université, nous ignorerions la littérature allemande : elle nous a été imposée, par une conspiration protestante et par la manie romantique de croire que l’Allemagne était plus moyenâgeuse que la France, pour quelques pignons plus nombreux sur la même place. Il y a de longues histoires de cette littérature ; mais qu’on lise, et on viendra à cette proposition : Goethe et Heine, un hellénisant et un francisant, donc les moins allemands de tous.
Des conditions de l’hégémonie. – Il y en a trois, la littérature, les arts et les mœurs. Triple excellence ! Mais aussi un caractère classique dans les écrits, synthétique dans les arts et un troisième de sociabilité dans les coutumes. Or, sauf le second Faust et Heine, les écrivains allemands sentent insupportablement le terroir, insipides aux autres races.
Il ne s’agit pas de leur reprocher d’être eux-mêmes. Leur typographie gothique, même à l’œil seul, différencie leurs livres de tous ceux de l’Occident et les met à part ; leurs idées sont inassimilables au cerveau latin ; leurs formes ne concordent pas avec l’idéal occidental. La Beauté pure leur est inconceptible et la Beauté pure seule a la puissance hégémonique. Pour les mœurs, ce sont des goujats, non pas en bas et parmi le peuple, mais à la Cour et chez les nobles. L’Allemand ne sait ni manger, ni dormir, ni rire ; une brutalité atavique surmonte même son talent de comédien. Aucun ne parle dix minutes sans blesser un interlocuteur latin. On vante leur netteté dans les rapports d’affaires, ils s’y montrent décidés, hardis, accommodants : hors du contact des intérêts, ils sont rudes ou obséquieux, comme ceux formés dans la servitude. On leur a enseigné à supporter les tyrans comme des envoyés divins. Leur morale se borne aux rapports avec l’État où ils sont tenus aux plus strictes obligations. À l’instar des Juifs, ils se libèrent de contrainte envers les autres races et débrident alors leurs instincts. Quand ils ont satisfait à leur déesse Germanie, ils se trouvent libres en leurs vices comme en cogitations. Ainsi se forment des êtres doubles, ayant une face vertueuse et abnégative tournée vers la race, et une autre perverse et impitoyable qui regarde l’humanité.
Citoyen, l’Allemand est incomparable, il n’oubliera jamais le service de la Patrie ; au cours de ses propres intérêts, il se sacrifiera même à sa farouche déesse ; le Kaiser est un chef autrement terrible que le Vieux de la Montagne, en son château d’Alamont.
Si ses soldats restent accrochés à notre sol depuis tant de mois, ses philosophes restent aussi accrochés à nos chaires : et l’esprit allemand continue à empester nos programmes où l’invasion n’a rien changé.
Les clients intellectuels de l’Allemagne se taisent ; ils n’ont pas dénoncé leur ancien pacte, qui maintenant s’appelle une trahison.
La Kultur conserve ses partisans, car beaucoup de gens perdaient leur raison d’être dans un retour à l’esprit classique ; et ils défendent tacitement leur œuvre misérable et l’enjeu de leurs petits talents dans la fugue.
Si on se figure que l’heure comporte des ménagements, des bienséances et du formalisme, la France, même victorieuse, restera une colonie allemande ; et le joug, quoique allégé, ne sera pas rompu.
Pour cet effort, l’opinion seule opérera, si elle impose les devoirs correspondants au péril, et si elle regarde en face les théoriciens de la Kultur, qu’il faut combattre avec la même violence que les envahisseurs ; car : « La gloire allemande et la prospérité allemande ont été préparées par la pensée allemande, par les philosophes et les mathématiciens. Le pays par excellence des écoles et du service militaire obligatoire créera, une fois accepté le jugement de Dieu, une Europe germanique avec la vraie égalité et la vraie liberté » (Lasson).
TROISIÈME PARTIE
LE DEVOIR CIVILISÉ
Ce catéchisme, pour les temps présents, formule d’abord les principes de la Civilisation, ensuite les contre-thèses de la Kultur et quelques-uns de ses effets insupportables. L’énonciation de la Vérité et la dénonciation de l’Erreur aboutissent à l’exposé des devoirs. Ils sont multiples ; ils concernent tout le monde sans exception, depuis le Pape qui assume la plus lourde responsabilité de l’univers jusqu’au plus humble des ouvriers manuels, en passant par les divers degrés de l’instruction, de la fonction et de la fortune. Personne ne peut se soustraire à la plus sainte solidarité, celle de l’Espèce ; il ne suffit pas d’accomplir le devoir du sang, du citoyen, du métier ; il existe un devoir d’homme envers l’humanité.
Il faut qu’une autre guerre semblable devienne possible. Au bout de deux ans, trois millions d’Allemands ont péri sur soixante : cette race trop nombreuse et trop prolifique pour être exterminée doit être écartée, constamment, complètement, jamais.
Ce dessein exige une entente unanime, qui paraît exister et qui cessera, après le péril, sous la pression des intérêts et l’action ténébreuse de l’Internationale. Le silence n’est pas une adhésion : tant que le canon tonne, les pervers et les chiméristes semblent convertis : ce n’est qu’une apparence. Le pape bêle la paix et Romain Rolland aussi : on prêchera le désarmement, au nom du Christ ou de l’humanitarisme.
Il s’agit ici d’un armement nouveau, au sortir de l’angoisse, et d’une campagne qui commencera, après la victoire, et qui mobilise ceux qui n’ont pas combattu : « le Devoir Civil ».
Ce qui précède ne sert que d’introduction à cette notion. Les principes énoncés ne sont-ils pas conformes à l’expérience et aux aspirations de l’humanité ? La Kultur, fausse et perverse en ses contre-thèses, intolérable en ses conséquences, ne paraît-elle pas une régression de l’espèce ? Chacun l’admet. Admet-on les conséquences pratiques qui en découlent ? Est-on prêt à ouvrir la tranchée spirituelle ? À tenir tête au Pape et aux traîtres ? À écarter les Allemands, enfin ?
Je répète ce mot simple, il exprime à quelle condition l’humanité se mettra à l’abri d’un nouveau cataclysme. Qu’on l’entende dans sa plénitude et qu’on l’applique à tous les hommes, de l’ambassadeur au valet, de la princesse à la prostituée ; à toutes les choses de la littérature et de la pédagogie, au commerce et à l’industrie ; à tous lieux, depuis le salon jusqu’à la taverne, de l’Académie à l’auberge ; à toutes les formes de la vie civilisée, à toutes ses circonstances. Malédiction ! Vengeance ! Mots sonores.
Une seule représaille dissuadera une race de subjuguer les autres : la mise à l’écart de l’Allemagne. Sa formule n’a rien qui contredise même à l’actuelle papauté : « En Allemagne les Allemands ! »
Qu’ils vivent entre eux et s’organisent à leur gré, pourvu qu’aucun civilisé ne partage avec eux ni le pain, ni le sel.
Le commun voit un Empereur insensé menant une race avide à la curée : il n’a perçu le péril qu’à l’arrivée des uhlans dans son village. L’invasion, pour beaucoup, ne commence qu’avec la canonnade. Il faut dessiller les yeux, sinon l’écrasant effort d’aujourd’hui s’imposera à nouveau, dans dix ou vingt ans.
Cette guerre a des causes lointaines et profondes, qu’il faut atteindre, ou bien elle recommencera.
Elle a été préparée par une pénétration lente d’un siècle au moins. On parle beaucoup de l’article allemand de nos bazars, et on se tait sur l’article allemand de nos universités. L’élite, officielle et patentée, n’a pas cessé d’être kantiste : quel professeur de philosophie a fait amende honorable ? Ce sont des journalistes qui ont dénoncé Renan, comme agent spirituel de la Kultur. Où sont les symptômes d’un retour à l’esprit classique ? Il s’impose cependant. Les logomachies portent la marque germanique ; et les bêtises ne sont devenues solennelles que par la fugue des deux raisons.
J’entends par esprit classique : le retour aux idées simples, la distinction radicale entre l’expérience et l’abstraction, la logique aristotélicienne : c’est-à-dire, l’autonomie de l’abstraction et celle de la science, l’ablation du transcendantalisme dans la recherche, et la synthèse dans le sens humanistique. Il n’y a que deux états spirituels, la foi et la libre-pensée, et tout l’intermédiaire est sans valeur. Un problème importe, celui du bien et du mal : sa solution représente le concordat des doctrines. Nous assistons à la faillite de l’esprit chrétien. Quand le Concile de Latran, à la seconde croisade, défendait l’usage de l’arbalète comme trop meurtrière, il était admirable : Benoît XV demande la paix, c’est-à-dire la mort des latins, qui ne surmonteraient peut-être pas une nouvelle invasion ! N’est-ce pas symptomatique que Le Figaro, organe de la bourgeoisie conservatrice, en publiant une lettre pontificale, puisse dire en son éditorial « qu’aucun Français, quelle que soit sa croyance, ne peut recevoir l’injonction papale ».
Si le détenteur du seul pouvoir spirituel de l’Occident se trompe urbi et orbi et ne peut plus être écouté, et que le cardinal-archevêque de Paris doive commenter la prière qu’il impose pour la rendre acceptable, il n’y a plus qu’à imiter le pieux Japhet. Le Césarisme est un mauvais vin, les prédécesseurs de Benoît XV en ont trop bu : mais cette ivresse, autrefois, ne scandalisait pas comme aujourd’hui. Elle empruntait des réalités d’atténuantes circonstances : aujourd’hui elle tire plus sur la sottise que sur la simonie, elle décèle une pauvreté de conseil inexprimable. Si de si hauts intérêts n’étaient en jeu, on resterait avec l’impression d’une papauté de Gérolstein, comme les carabiniers, gardes nobles et camériers carnavalesques du Vatican.
Quand nous serons vainqueurs, oublierons-nous pourquoi ? Nous représentons l’esprit classique qui est celui de la civilisation ; nous représentons la sensibilité chrétienne qui est la plus humaine ; nous sommes, pris en masse et comme nation, le désintéressement, l’abstraction, l’idéalisme mêmes.
La victoire jaillit toujours des fautes de l’adversaire. Pourquoi les Allemands seront-ils vaincus ? Parce qu’ils représentent l’esprit judéo-luthéro-kantien, le plus contraire à la civilisation ; parce qu’ils ont nié et déformé les valeurs morales, forces essentielles de ce monde : enfin pris en masse et comme nation, ils sont avides, pratiques et réalistes.
Notre victoire sera donc une victoire idéale, doctrinale, philosophique : car sur le plan positif et réaliste, nous devions logiquement être vaincus.
Une victoire si chèrement payée oblige les bénéficiaires et surtout envers les morts ! À quoi ? À maintenir, fortifier et exalter l’esprit classique, la sensibilité chrétienne et l’idéalisme désintéressé. Et par contre, à combattre, dénoncer, extirper l’Ancien Testament, le serf arbitre luthérien et l’antinomie kantiste. Ce ne sera pas une besogne aisée, car les catholiques, les protestants et les anticléricaux s’uniront, pour défendre, les uns l’orthodoxie, les autres l’anarchie et les troisièmes la logomachie. Il faudra un nouveau parti pour tenir tête aux trois précités ; et il évoluera péniblement, sous un triple anathème !
Cependant laissera-t-on l’autorité à un livre aussi pernicieux que la Thorah, ou à un énergumène aussi déraisonnable que Luther ou à un déformateur de la logique comme Kant ?
Le moyen âge représentait la Synagogue sous les traits d’une femme les yeux bandés, la tête inclinée vers la terre et s’appuyant sur un roseau brisé à trois endroits. Luther fut un moine enragé semblable à l’hircocerf, qui dévore ses pattes sans s’en apercevoir. Kant inventa la fugue antinomistique et d’un exercice d’école il fit une matrice à systèmes. Allons-nous continuer à suivre la Synagogue aveugle et chancelante, ou à obéir au hurlement de Wittenberg ou à nous abrutir à la jonglerie de Königsberg ?
Non, la Thorah est un des livres sacrés de l’Orient, non pas de l’Occident. Son intérêt littéraire et documentaire reste hors de cause, il suffit qu’on ne lui demande plus aucun oracle et qu’il ne fournisse que des images et des sujets à peindre ou à sculpter. Non, l’Augustin appartient à la seule Allemagne, qui lui a de grandes obligations, car il avait le cœur palpitant d’amour pour sa race.
Kant est tout boche : et sa prétention, de rendre la science mystique et la métaphysique réaliste, suffit à le mettre parmi les déformateurs de l’intelligence, ces séditieux qui fomentent une espèce d’émeute dans les cerveaux et poussent à remuer les idées, comme le peuple remue les pavés.
Pour écrire cet alinéa, il faut avoir perdu le sens philosophique : « Les suprématies militaire et navale seraient, à elles seules, insuffisantes. Il nous faut aussi, et avant tout, la maîtrise de l’opinion. Nous venons en effet d’apprendre, de cruelle façon, que nous comptions peu dans l’opinion étrangère. Si nous voulons dignement occuper à l’avenir la grande place que le destin nous prépare, il faut que ce scandale cesse. On se demande quels seront les résultats de la victoire. Un des premiers, et non des moindres, sera d’accroître formidablement l’autorité de la presse allemande, qui, dès aujourd’hui, se prépare à son rôle d’éducateur par le redoublement de conscience et de travail. Ce n’est pas seulement au respect de notre armée et de notre flotte que devra se résigner le monde futur, c’est surtout au respect de la pensée et du génie allemands. »
La pensée allemande ! Voilà l’ennemie que les civils devront combattre. La maîtrise de l’opinion ! Vous entendez bien ! Cessez donc de ne voir que l’armée allemande. Elle est à Noyon, mais la pensée allemande est à la Sorbonne. Que les matinées nationales ne vous leurrent pas ! Regardez les programmes, estimez les méthodes : la formation de nos professeurs a été allemande. Est-ce niable ? L’horreur qu’ils ressentent pour les crimes commis et un sincère patriotisme changeront-ils leur doctrine et des habitudes spirituelles ?
L’Allemagne de Bayreuth où rayonnait l’initié de la Pitié, l’Allemagne d’Oberammergau où revivaient les confrères de la Passion, l’Allemagne de Munich dédiée à Mozart et à Wagner et comme toile de fond, l’Allemagne de Weimar, voilà tout ce qu’on connaissait. M. Calvin nous a appris à mépriser Luther ; et les estampes, qu’il n’y a pas d’art allemand, en dehors de la dévotion et après 1525. Quant au cloaque philosophique, on n’en sort pas aisément.
Il ne suffit pas de s’acharner sur Wagner pour purger la France de son germanisme. L’abbé Debildos a fait distribuer une feuille portant ce titre : Comment Dieu a-t-il permis cette guerre ? Comment a-t-il traité ce thème difficile ? Les comptes rendus nous apprennent qu’il trouve dans Parsifal l’épanouissement de Luther et de Kant et la troisième phase de l’idée allemande. Le cardinal Hartmann continue Luther plus exactement que le fils d’Herzeleide. Ce cri de haro sur le maître de Tristan prouve la facilité inconcevable avec laquelle chacun sacrifie les intérêts de la civilisation aux formules professionnelles. La Kultur a pour base la méconnaissance des valeurs morales ; et le théâtre de Wagner, au contraire, les exalte comme uniques et seules salvatrices. De sainte Élisabeth au chevalier du Graal, il n’y a pas, dans les onze opéras, une ligne qui ne soit dédiée à la pitié, à la charité, à la plus parfaite orthodoxie. Un prêtre, ingrat et méconnaissant, assimile le pur génie à l’agitateur saxon et au profanateur de la métaphysique ! Voilà un abbé qui n’a pas besoin de chefs-d’œuvre ; le conventionnel n’avait pas besoin de savants. Cet exemple, pris au hasard, démontre que les directeurs manquent. Entre égrégores, on ne s’entend, ni sur le fond, ni sur les moyens. L’union sacrée n’est qu’une trêve, avant le plus formidable heurt doctrinal qui ait jamais eu lieu. Car les choses spirituelles ne peuvent rester ce qu’elles sont, et même, en ce domaine, il n’y a plus de place pour les pacifistes. L’invasion commandée par Guillaume Schlegel et conduite par Mme de Staël aboutit aux carrières de Soissons et de Reims et aux plates-formes bétonnées du Nord. Après la victoire de la civilisation, si sanglotante et sanglante, une nouvelle invasion recommencera sous forme universitaire, luthérienne, philosophique, artistique, si chacun ne fait pas son devoir ; si ce devoir ne devient pas général ; si les civils n’ouvrent pas une tranchée intellectuelle, au moment où nos héros sortiront de la leur.
Tranchée contre les agents et espions qui n’ont jamais vidé la France ; tranchée même contre les Français qui, par mandarinat, intérêt ou aberration utopique, s’obstineraient à une conduite d’internationaliste. On ne le redira jamais assez : l’Allemagne n’est pas une armée seulement ; c’est une doctrine, un système complet d’oppression et de conquête : ce monstre ne consiste pas en tentacules, il a une tête. Le cerveau allemand distille l’erreur depuis Eckhart, le panthéiste, jusqu’à Karl Marx, l’anarchiste. Il y a une religion allemande, le Wotanisme, basée sur le sacrifice humain : il y a une philosophie allemande qui produit sur le cerveau grécolatin l’action d’un dissolvant ; il y a un art allemand qui est laid ; il y a des mœurs basses, il y a des mœurs goujates ; la Kultur enferme tous ces toxiques.
Kultur ? Est-ce la supériorité littéraire, artistique, philosophique ? Non, c’est la militarisation des facultés au prix de l’Empire. Pour ne pas effaroucher, on écrit organisation : en vérité, le prototype de la paroisse, de l’université, reste toujours l’armée. Or, la preuve éclatante de notre degré de civilisation, c’est qu’il n’y a plus d’armée en France : la nation entière combat, ayant au cœur la détestation de la guerre, comme la Grèce qui vainquit les Perses, comme nos ancêtres qui chassèrent les Sarrazins.
Pendant les quarante-quatre ans qui séparent Sedan de la bataille de la Marne, une endémie s’est déclarée chez les Germains, et en l’appelant le Bochisme, on ne cède pas à la satisfaction de dire une injure : il faut un nom à une nouveauté. Le sacrifice de l’individu à l’État, nous le connaissions, c’est une idée jacobine : le sacrifice des voisins, Moïse nous l’avait montré ; le sacrifice de l’humanité, Mahomet le rêva. Mais l’esclavage de l’humanité, l’Allemagne seule l’a tenté. Après des préparations de toutes sortes, le glaive de l’Islam a brillé au poing teutonique ; et Moïse a fourni les textes de cet attentat sans nom. L’absurdité d’un tel dessein n’atténue pas son horreur : son avortement n’amènera pas un pardon stupide et coupable. L’insuccès d’une entreprise ne modifie pas la responsabilité. L’assassin qui manque sa victime, a-t-il droit à une bizarre indulgence ? Qui ne frémit, en supputant nos désastres, nos pertes irréparables nos légions de morts, nos légions de blessés ? Que d’efforts et de privations pour que les Alliés retrouvent la prospérité perdue ! Si ces considérations ne suffisent pas, il en est une décisive : la menace d’une nouvelle invasion, si nous cédions aux conseils des internationalistes et aussi à notre molle mémoire, qui ne garde pas la marque de l’injure et oublie les maux dès qu’ils sont surmontés.
Les partis s’estimaient égaux en droit avant 1914 : aucun, pas plus le religieux que l’anticlérical, qui ne doive céder le pas à celui de l’humanité ; né du péril de l’espèce, il domine les sectes et les systèmes.
Des hommes raisonnent plus ou moins piètrement sur le mystère : d’autres n’en ont cure.
La civilisation a pour orthodoxie ses propres principes ; ils sont réductibles à trois : individualisme, patriotisme, humanisme. Il y a un droit de l’homme physique, affectif et spirituel, qui le fait libre de son corps, de ses passions et de ses doctrines ; mais il y a un droit de race vital, moral, intellectuel qui le fait vassal des intérêts de la patrie, de ses lois et de ses principes. Il y a enfin un droit humanistique, évolutif, essentiel, suprêmement idéal qui subordonne la Race à l’humanité. Ce droit suprême condamne l’Allemagne, ses desseins et ses œuvres.
Si la France, lassée et redevenue décadente, ne purgeait pas ses chaires, ses livres et ses mœurs du Bochisme qui les infecte, et ainsi se suicidait par incurie, elle serait traîtresse et félonne envers l’humanité.
Les neutres sont stupides s’ils ne voient pas que l’Humanité est en danger ; et scélérats s’ils refusent le devoir humain contre le militarisme, horreur des horreurs terrestres.
« Debout, les morts ! » a crié un héros.
Debout, tout le monde !
Plaidoyer d’après-guerre.
1° Wilhem, empereur dément, a entraîné un peuple doux et sage.
2° Wilhem ne voulait pas la guerre, les hobereaux l’y ont contraint.
3° Comment faire peser la responsabilité encourue par une caste militaire sur soixante et dix millions d’êtres baptisés, chrétiens et cultivés ?
4° Les atrocités ne sont pas imputables aux Allemands : ils ont obéi ; et terrorisés, ils terrorisèrent à leur tour, malgré eux.
5° Si les évêques, les pasteurs et les professeurs ont poussé trop loin le patriotisme, on ne doit pas leur tourner à crime l’excès d’une vertu. « L’Allemagne au-dessus de tout » est ce rêve que chacun fait pour son pays. Il est généreux en soi.
6° C’est le devoir des vainqueurs d’éclairer des frères égarés : par une intimité cordiale, les alliés ouvriront aux Allemands l’horizon magnifique de la liberté et de la charité.
7° « Nous répétons deux fois le jour : “... comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés”. »
8° Les catholiques doivent obéir au Pape qui disait, dès 1914 : « Embrassez-vous et que cela finisse ! »
9° L’Allemagne fait partie intégrante de l’humanité : on ne peut la tenir à l’écart du concert civilisé.
10° Il faut aider l’Allemagne à panser ses plaies, pour qu’elle puisse payer l’indemnité : seule une Allemagne prospère donnera aux alliés ce qu’il leur faut pour réparer leurs pertes.
Ces chefs de pacification comportent encore d’autres considérants de même sonorité, de même nocivité.
Réplique au plaidoyer.
1° Wilhem incarne l’âme avide et implacable de son peuple.
2° Wilhem n’est que le chef des hobereaux, le burgrave teutonique.
3° Ad praedam, devise nationale. Tous les Allemands attendaient une part de butin, tous préparèrent l’agression, et les intellectuels et clercs plus encore que les militaires. La Kultur doit être haïe plus que la mort. Elle déshonore et arrache l’humanité des cœurs qu’elle a touchés.
4° Il y a des ordres qu’on ne donnerait pas, sans la certitude d’être obéi. Si les commandants de corps ont ordonné la torture des prêtres, des femmes, des enfants, des vieillards, des malades, des blessés, le massacre des civils, le viol des nonnes, la profanation des tabernacles et la ruine des églises, c’est que les soldats luthériens étaient des bourreaux enthousiastes et des profanateurs inspirés, comme au sac de Rome, sous le connétable de Bourbon. Il y a quelques cas, comme la potion cantharidée pour escouades de viol, comme à Lille, qui pallie localement ce fait inouï d’une armée de Nérons et de Tibères, si subitement en proie à cette pollution de cruauté, étudiable chez les Inquisiteurs et les Jacobins.
5° Les évêques et les pasteurs ont mis l’Allemagne au-dessus du Christ, et les professeurs au-dessus de la raison. Pour être Allemand, il faut renier le Christ et l’humanité.
6° Le devoir des vainqueurs, après une guerre de défense, est de veiller à leur sécurité. Or l’invasion armée a été précédée par un siècle d’invasion pacifique : ce serait se suicider que maintenir aucun contact avec une race plus redoutable par son espionnage, sa perfidie, sa puissance de corruption, que par ses armes.
7° Par les paroles du Pater, nous pardonnons comme personne à des personnes ; nous ne pouvons pas pardonner, comme citoyen au nom du pays, comme homme au nom de l’humanité.
8° Le pape s’étant déclaré neutre a abdiqué son droit d’intervention.
9° L’Allemagne, ayant déclaré la guerre à l’humanité, a déchiré le pacte d’espèce. La victoire lui aurait mis le pied sur toutes les têtes ; la défaite l’écarte à jamais.
10 L’Allemagne a l’âme si vile que sa prospérité constituerait une nouvelle et terrible menace ; adversaire bestial, incapable de modération, sa faiblesse sera la seule garantie de la paix ; la force qu’on lui laisserait se lèverait encore contre l’univers. Les montres ne se régénèrent pas.
Sentiments raisonnables envers l’Allemagne. – Haïr l’Allemagne, châtier l’Allemagne, écraser l’Allemagne ? Non ! Se garer de ses coups, rompre ses desseins, cela suffit. L’Allemagne avait conçu la traite des peuples ; qu’elle soit refoulée chez elle, avec ses professeurs aussi féroces que ses officiers, avec ses évêques renégats, avec ses pasteurs wotanesques ; avec sa langue plus propre aux sangliers qu’aux humains, avec ses mœurs épaisses et puantes, avec ses manières de goujats ivres. « En Allemagne, les Allemands ! » Ce n’est point un cri féroce : mais pour qu’il soit entendu, il faut que tout le monde, sans exception, le pousse ; et cela n’est pas advenu au moment le plus angoissant de l’invasion, et cela n’advient pas encore, après vingt mois d’horreur.
Du snobisme à masque chrétien. – Il y a une espèce de bêtise qui ne tire pas ses grimaces de la mode, mais de ces mœurs Levantines où se confondent la veulerie des Palace-Hôtel, la politesse des végliones, la doctrine mandarine des académies, un esthétisme de wagons-lits, et l’action ténébreuse des sociétés secrètes, qui se servent même de l’Évangile pour déviriliser les juges et étourdir les dirigeants. On ne doit pas voir sans cesse des personnages de feuilleton là où il n’y a que des éléments ordinaires : mais tels individus sans aucun dessein pervertissent et, sans intention, nuisent par eux-mêmes.
Ce Paris des premières, ce monde de Monte-Carlo, cette clique des Congrès et des Tangos, ces ratés de la littérature et ces arrivistes tziganes, qui transportent partout leurs mœurs lâches et leurs sentiments de déracinés ; ceux-là sont tolérants, car ils ne croient pas ! Éclectiques, le beau leur échappe ; faciles à vivre, car ils ont besoin d’indulgence ; et d’humeur cosmopolite, car ils n’ont pas de patrie, dans le sens grand du mot. Ils aiment Nietzsche parce qu’ils n’aiment pas Jésus : ils conçoivent un Dieu des gens chics, comme il y eut un Dieu des bonnes gens. Ce ne sont points des scélérats, mais, au figuré, des invertébrés : ils ne font pas les porte-monnaie, ils font les consciences ; ils les amollissent de leur contact, ils les découragent par leurs exemples, ils les déshonorent avec leurs maximes ; ils dissolvent, par une émanation singulière. Autour d’eux, l’air devient lourd et comme chargé d’opium ; leur ombre pèse sur l’entendement ; et leur verbiage, qui confine à la théosophie, à l’internationale et au sermon sur la Montagne, a l’effet des ailes du vampire qui endort sa victime. Sont-ce des méchants ? Ils font du mal, et par un faux éclat, suscitent des adhésions à leur programme conciliant.
J’entends par devoir civil le devoir d’opinion, qui brise le vernis des convenances, surmonte les timidités, viole les susceptibilités et affirme, à tout venant et à grande force, le jugement nécessaire. Devoir de salon et de café, devoir de parole qui commence, dès qu’il y a des oreilles à portée, et qu’on accomplit d’autant mieux qu’on ose davantage.
La plupart des hommes sont médiocres, avec des opinions moyennes : il suffit qu’une conviction parle haut pour qu’ils penchent dans un sens. Il s’agit moins d’exhortation qui humilie et qui lasse que de l’exemple qui contagionne. Au lieu de dire : « Chantons », qu’on entonne ! En apparence, on croirait qu’il y a un appel au désordre en s’adressant, pour la religion, aux fidèles ; pour l’enseignement aux familles et aux élèves. Au contraire, on assure ainsi la paix : on évite aux clercs et aux maîtres des épreuves insoutenables. En cédant au troupeau, les bergers ne paraîtront point désobéir à leurs maîtres : une folie des hôtes aura tout fait. Les chrétiens ne veulent plus qu’on leur cite l’Ancien Testament : on ne leur donnera que du Nouveau. Les élèves refusant d’écouter les logomachies kantiennes, on les effacera du programme, doucement. Ou bien, s’il y a mauvais vouloir, les écrivains donneront ; et il ne restera pas grand-chose du prestige professoral, quand ils auront chargé.
Le Devoir civil oblige à repousser les éléments encore formidables d’un demi-siècle d’invasion pacifique : à dénoncer les plates-formes, à démasquer les agents, à chasser les espions, à purger les pays alliés des doctrines, des hommes et des choses d’Allemagne.
Cela ne peut être accompli ni par l’État, ni par l’armée, ni par aucune catégorie de citoyens : il faut mobiliser tout le monde, sans exception.
D’aucuns songent aux quelques quarante mille agents germaniques que contient encore Paris et que protègent des intérêts particuliers, d’anciennes compromissions et peut-être d’odieux ménagements d’avenir. Hélas, cet aspect de la question reste le plus simple. L’autre, hérissé de difficulté désespérantes, envisage des Français, écrivains, artistes, professeurs, dont l’œuvre ou l’enseignement s’inspire directement du germanisme. Comment faire entendre à un professeur qu’il trahit la France parce qu’il estime Kant et qu’il enseigne cette estime ? Ses maîtres l’ont formé ainsi et ils étaient estimables. Une guerre impose-t-elle une consigne à la recherche philosophique ? Quelle tyrannie ! La pensée n’est plus libre ? Non, elle n’est plus libre d’enseigner officiellement les doctrines germaniques. Le régent résistera : tout l’y pousse et son passé d’abord. Il a donc empoisonné les esprits sans le vouloir, et on veut qu’il en convienne ! Que cela est dur ! S’il ne cède point, on tâchera d’éveiller la clairvoyance de la famille : si cela ne suffit pas, on s’adressera à l’étudiant lui-même, qui, avec son sûr et généreux instinct, fera taire le maître aux méthodes ennemies.
Pour chaque chapitre de la civilisation, on s’adressera aux délinquants, puis à ceux qui ont charge d’âmes, et au besoin aux âmes elles-mêmes.
Quels rapports des civilisés et des Allemands après la guerre ? Quand on aura tué quelques millions de soldats, il restera soixante et dix millions d’êtres fanatiques comme les musulmans, aussi savants que nous, mieux outillés, très persévérants, d’une force de travail dont nous sommes incapables, sans morale, sans respect humain et qui ne songeront qu’à leur revanche ; tandis que nous nous appliquerons à secouer l’affreux cauchemar et à oublier nos deuils.
Le lendemain de la reprise des relations diplomatiques, la pénétration lente recommencera : les quarante mille Allemands qui n’ont pas quitté Paris se feront les policiers, les répondants, les intermédiaires, les complices de faux Alsaciens ; nos professeurs de philosophie invoqueront l’intémérabilité de la recherche et reprendront l’enseignement kantiste ; les calvinistes, malgré eux, sentiront à nouveau leur parenté nerveuse avec leurs frères luthériens ; les ennemis du spiritualisme défileront à nouveau à leurs postes d’attaque. Flamingants, Bâlois et Zurichois, la plupart des Nordiques, reprendront la consigne luthérienne, et Munich exposera au Salon d’Automne, et nos portes s’ouvriront aux ambassadeurs et consuls austro-boches.
Quant au commerce et à l’industrie, pourquoi s’en occuper ? Si quelqu’un a intérêt à bochiser, une considération abstraite ne l’arrêtera pas... Seule l’opinion, si elle atteint une violence extrême, obligera à faire de nécessité vertu. En équité, comment des gens sans intellectualité verraient-ils le péril intellectuel ? Comment ceux qui ne pensent point s’armeraient-ils pour une guerre d’idées ! Quand un de ceux-là songe à la Suisse, il voit du paysage, du chocolat, des montres et des hôtels ! La Suisse honnête et calme nous a valu M. Calvin, le Contrat Social, M de Staël et les venimeuses bondieuseries de M. Romain Rolland, c’est-à-dire les guerres de religion, la guillotine en permanence, la pénétration allemande et la trahison à forme évangélique.
Pour la plus grande partie de l’humanité, cela n’a point d’importance qu’un professeur de Königsberg ait nié la certitude métaphysique et jonglé avec des boules, nommées raison pure et raison pratique : et cependant sans ce déraisonneur, la Kultur n’existerait pas, la Kultur qui projette sur Verdun cinq millions d’obus pour démontrer que les Germains sont supérieurs aux autres peuples.
Le mandarinat, jaloux de ses privilèges autant qu’un clergé, ne supportera pas volontiers une atteinte aussi vive à son autonomie. Les pasteurs ont déjà protesté que Luther n’a rien à faire avec cette guerre et les universitaires que Kant est aussi innocent. À moins d’études spéciales, longues, qui permettent de voir la formation de l’actuelle mentalité, on jugera qu’ils ont raison et on fredonnera :
C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau
sans que l’excellence de la démonstration agisse sur des esprits trop ignares ou bornés.
Nul n’établira les responsabilités spirituelles devant des cerveaux sensibles seulement à la contingence et à l’éphéméride. Le cas de Nietzsche est décisif. Il a exalté une manière d’apache comme type du surhomme, on le lui passe parce qu’il a exécré l’esprit allemand. Je me réjouis aux invectives qu’il lance contre sa race : mais puis-je oublier qu’il a défini l’homme supérieur par la seule arrogation de ses droits au lieu de l’énumération de ses devoirs ? Cette seule considération le condamne ; elle touche à l’idéal chrétien ; et les fils de cet idéal renonceraient à eux-mêmes en le reniant. Or, cet idéal, nous le professons tous, sous des noms différents, même les anticléricaux qui sont bêtes et les socialistes qui sont fous. On n’attaque la religion qu’en lui opposant cet idéal ; et même pour le désordre et les chimères, il faut encore être chrétien ou du moins invoquer les principes chrétiens. L’Allemagne va mourir d’un blasphème, le Galiléen l’a condamnée. Oh ! j’ai vu passer des charrettes pleines de crucifix, on l’a ôté des prétoires : mais le crucifix, nous le portons dans le cœur, dans les veines ; nous avons le Christ dans le sang, dans les nerfs, dans le cerveau. Il faut un Renan pour bredouiller sur sa divinité. Qui ne sent que, sans lui, on ne vaudrait pas grand-chose ; et qu’on lui doit un peu plus que la vie, le secret de la vie, qui est révolution par la souffrance consentie pour soi et combattue dans autrui. Hors de là, point de vérité, ni de sublimité.
LES TRANCHÉES CIVILISÉES
Il faut pardonner à cette expression son apparence ambitieuse, en faveur de l’analogie démonstrative. Le rapprochement ne se base pas sur le mérite, mais sur l’utilité. Le civil ne risque rien ; il aura été sauvé par le combattant. Son rôle, sans péril physique, exige cependant de l’intelligence, de l’application et une constance soumise à bien des épreuves.
Le civil résistera au Pape, au pasteur, à une partie de l’élite, à l’Internationale et à la Bêtise, à la formidable bêtise, qui n’entendra jamais que les idées soient les génératrices des guerres.
La tranchée civile apparaît la seule forme de la reconnaissance sans borne que l’on doit aux combattants du Droit et de l’individualisme. Ceux qui reviendront de l’enfer où l’Allemagne a précipité l’humanité méritent de trouver la cité nettoyée et digne de les recevoir. À ce travail d’Héraclide, le fils d’Alcmène ne peut être remplacé que par la totalité des civilisés : cent ans de germanisation laissent un fumier profond et partout répandu, jusque dans les plus hauts lieux : les temples et les écoles.
Après la guerre de l’indépendance, aurons-nous une guerre doctrinale ? Les anciens partis se rompent sous la force des évènements. Effrayante responsabilité pour l’Allemagne. Elle a engagé dans la bataille les valeurs théologiques et philosophiques ; et elles suivront le sort des armes. Absurdité apparente ! Il faut se défendre contre les idées, génératrices des actes, encore plus que des actes eux-mêmes : et nous touchons à cette simple et épouvantable conséquence : le rejet de ce qui a servi au crime, que ce soit un texte sacré ou un sophisme ; le rejet de ce qui a pu nuire à notre défense, que ce soit même une vertu.
Notre haine se lève, contre les doctrines et les systèmes, plus ardente que contre les personnes : l’exécration doctrinale apparaît, à la réflexion, toute légitime. J’estime et j’aime nombre de protestants mais non point l’esprit protestant. Au fond des évènements, on trouve, en écartant les circonstances, un esprit faste ou néfaste, qui est la racine même des faits. J’ai donné plus qu’un autre des gages à l’intellectualité pure ; j’ai cru à l’étanchéité de l’idéologie dans ses rapports avec la vie : erravi. La guerre des idées m’apparaît comme un devoir que cette invasion m’a révélé. Le soldat allemand vaincu n’inspire que de la répulsion, comme la vipère aux crochets arrachés : mais le professeur allemand, le cardinal allemand, le pasteur allemand, toute tête allemande est exécrable, et plus que ces hommes, leur doctrine.
Qui sera assez lâche pour pardonner à ces furieux d’avoir troublé la conscience universelle ? Car la vie intérieure a été atteinte ! On doit défendre Dieu des attentats des clergés, et en finir avec ces blasphèmes qui lui attribuent tous les maux de ce monde. Combien plus pieux les manichéens qui croyaient à une puissance du mal, afin de concevoir un Dieu du bien, vraiment pur de volonté. Mais ces rêveurs abolissaient l’intégrité de la notion en limitant sa puissance.
La Providence est cet ordre initial qui a précédé la Création. Il en fut la première pensée, antérieure à tout, rectrice permanente et non pas incidente.
Nous la guettons, cette Providence, nous voulons et nous croyons la voir chaque fois que la justice se manifeste. La justice, par essence, n’appartient pas à notre monde.
Êtres organiques, vivants dans une atmosphère gazeuse, à la merci d’un degré de froid ou de chaud, nous nous obstinons à implorer et à attendre des évènements d’une autre zone : nous voulons des miracles, c’est-à-dire que l’ordre d’amour l’emporte sur les antagonismes, et que l’abstrait triomphe des contingences. Impatience aussi comique que l’idée protestante qui fait passer le chrétien de vie à paradis ou à géhenne d’un coup, comme au théâtre, par des trappes et ficelles, sans penser que le brusque saut de l’organique au spirituel est absurde.
Il y a trois ordres sensibles de la Providence : le physique ; l’oreille de Beethoven se ferme, la tête de Curie broyée par un camion ; l’affectif, la victoire de la Marne et la victoire de Verdun, victoire des âmes ; et le spirituel, la condamnation de l’Allemagne, dès le 2 août, par les lois transcendantales de la double harmonie des sensibilités et des spiritualités. Ces deux derniers ordres manifestent la justice, mais de façon surnaturelle et intermittente.
Union Sacrée, mots ironiques ! Jamais la désunion n’a été plus profonde que dans le domaine sacré. La paresse intellectuelle des oints dépasse l’imaginable.
Quand le cardinal de Cabrières nous dit que la guerre est divine, il ne prend pas la peine de distinguer entre la force nécessaire et la force abusive.
Il répète l’oracle catholique des Soirées de Saint-Pétersbourg. Lisez la litanie de de Maistre sur ce thème, la guerre est DIVINE, et le dithyrambe de Proudhon : « La guerre est un phénomène d’ordre divin, je dirai même miraculeux, et qui s’élève à la hauteur d’une religion. Je ne crains pas de le dire, la guerre est éternelle, salut à la guerre », et il loue de Maistre, faisant de la guerre une manifestation des volontés du Ciel. On ignore que ce père de l’église, quoique laïque, est un élève de Saint-Martin, qu’il cite en le louant et que parfois il traduit simplement ; et Saint-Martin l’illuminé est le fils spirituel de Martines de Pasqually.
L’Illuminisme, comme toute erreur, a son berceau en Allemagne. Un cordonnier, le Sachs de la théosophie, Jacob Boehme, a des visions. À vingt-cinq ans, en regardant un vase d’étain, il se sent ravi au centre même de la nature invisible, il lui semble que l’essence des choses lui est révélée. Or, Martinez s’avoue l’héritier de Boehme : et dans l’obscuration d’un des docteurs de notre tradition, l’influence initiale vient du Rhin.
Avec un peu de soin, toutes les erreurs nous révéleraient leurs sources, toujours allemandes.
Ce n’est point un hasard que le personnage le plus connu de ce pays soit le Diable. La littérature allemande a doté le guignol intellectuel d’une seule figure : Méphistophélès, le sordide pédant, l’esprit méphitique.
Si on regarde sur un terrain plus précis, on verra les rouages administratifs fonctionner comme si les Allemands n’étaient pas à Noyon.
Le tribunal de commerce de Paris continue, depuis le 2 août 1914, à accepter le dépôt des marques ennemies. Aucune décision n’a été prise à l’égard des marques de fabrique allemande ou austro-hongroise. Trahison ou stupidité ? On aimerait mieux savoir que la trahison est payée que si elle a lieu gratuitement : car trahir sans intérêt, par vacherie, cela effraie. Des détails innombrables seraient à relever.
À Brest, les manutentionnaires du port ont reçu un blâme parce qu’ils avaient livré du pain légèrement brûlé aux prisonniers. Le plus fort est que, messieurs les Boches ayant refusé ce pain, on n’a rien trouvé de mieux que de le faire manger à nos soldats.
Aux prisonniers de guerre que nous employons à des travaux publics, nous versons une allocation quotidienne de 1 fr. 50 par jour, dont 1 fr. 10 pour la nourriture, et 40 centimes pour s’offrir quelque superflu.
Les soldats français, anglais et belges groupés au camp de Sennelager, près de Bielefeld, sont, par les Allemands, employés à des travaux de terrassement et à la construction de routes.
Ils sont nourris, et reçoivent pour salaire un sou par jour.
En 1914, on ne se souvenait plus de l’inhumanité allemande.
Nous lisons dans un journal de 1871 :
« La plupart de nos soldats qui rentrent de captivité se plaignent amèrement des mauvais traitements dont ils ont été l’objet en Allemagne. Ils ont constamment souffert de la faim, et la nourriture qui leur était donnée était à peine suffisante pour les empêcher de mourir d’inanition. Ceux qui avaient emporté des vêtements accessoires en ont été dépouillés à leur arrivée en Allemagne. De très nombreux prisonniers ont été privés des correspondances qui leur étaient adressées par leurs familles. Quant à l’argent qui leur était envoyé, une partie passait dans la poche des Prussiens. »
De Moltke écrivait à son frère le 22 décembre 1870 : « Toutefois je compte bien, pour la prise de Paris, sur un auxiliaire lent mais sûr : la faim. »
De ces sentiments affreux, nul souvenir.
D’autre part, il ne faut pas oublier « la main fraternelle » de M. Guesde, « pas de haine » de M. Jouhoux, le « pas d’annexion », de M. Renaudel, et M. Compère Morel disant : « Il est aussi injuste qu’imprudent de rendre l’ensemble du peuple allemand responsable de la guerre. »
Les socialistes sont dangereux, parce qu’ils exploitent le principe chrétien sans croire ; et ils manquent tous de haute instruction. Sur leurs sentences, la marque du primaire, c’est-à-dire de l’incompétent, s’étale.
Qu’ils sont redoutables les hommes d’un seul livre, ils ont brûlé la Bibliothèque d’Alexandrie ; et ceux d’une seule idée sont incapables de saisir les rapports d’une vérité avec les autres.
Ce Lasson, théoricien du Kaiser, qui nous étonne, disait déjà, en 1868, dans La Kultur idéale et la guerre : « Il n’y a pas de loi d’État à État. Attendu qu’une loi n’est pas autre chose qu’une chose infiniment supérieure, un État qui reconnaîtrait une loi avouerait, du même coup, sa propre faiblesse. Entre États, il n’existe qu’une seule espèce de loi : le droit du plus fort. Un État ne peut pas commettre de crime. Le fait de conclure des accords n’est pas une question de droit, mais bien d’intérêt. Le manque de préparation à la guerre est chez un peuple un signe de déchéance physique et morale. Un peuple de haute culture, mais dont la culture est moins accessible aux besoins militaires, doit justement obéir au “barbare” dont l’organisation politique et militaire est mieux outillée. »
Sourds aux avis, aveugles aux signes, l’invasion nous a trouvés dans une telle admiration du cerveau allemand que nos chaires ne reconnaissent rien qui ne porte le « Made in Germany » ; et les jeunes français devaient germaniser pour plaire aux professeurs et examinateurs.
Le sommaire des thèses de faculté des dix dernières années n’est qu’un commentaire de la pensée allemande ; et cela provient de l’enseignement germanisé de la France.
Au 590° jour de la guerre, on lit dans le Figaro :
« Pour la première fois, l’Institut confirme et rend définitive sa rupture avec les savants allemands, qu’il avait – provisoirement – jugés indignes de figurer parmi ses associés et correspondants étrangers ; et il le fait au moment même où les aviateurs autrichiens sèment sur le sol italien les “dragées à microbes”.
« La science française ne peut plus désormais avoir rien de commun avec la science germanique, qui fait un tel usage de l’effroyable action de la bactériologie.
« L’exécution a commencé par M. Klein, de Goettingue, et c’est par un Belge de Louvain, par M. de La Vallée-Poussin, qu’on l’a remplacé ; MM. von Baeyer, de Munich, Fischer et Waldeyer, de Berlin, vont être reniés à leur tour. »
Ils vont être reniés à leur tour. Ils ne l’ont pas été au 590e jour de l’invasion. Cette éphéméride est tragique. À elle seule, elle justifie l’expression de tranchée civile.
I
LA TRANCHÉE RELIGIEUSE
La neutralité du Pape autorise le catholique à choisir son parti. Le pape neutre rend le catholique libre. Il n’y a pas d’obéissance là où manque le commandement. Le cardinal Hartmann travaille aux œuvres de Luther et le cardinal Amette à celles de Turpin. Point de schisme, l’église gallicane et l’église germanique se forment, sans vaines paroles, par la force des faits. Aucun Français ne recevrait les sacrements d’un prêtre austro-boche.
Quant au protestantisme, religion d’État des Allemands, il se trouve nommément en tête des belligérants ennemis : et quoique sa conduite échappe au jugement par le nombre des sectes et l’indépendance des pasteurs, et que son manque d’unité lui permette toujours une justification partielle, il a pris une position certaine en invoquant l’Ancien Testament en faveur de la pire horreur.
L’interprétation libre et par le premier venu d’un livre hébreu et grec, l’application fantaisiste de phrases haggadiques ou lyriques à des problèmes aussi nouveaux que ceux des annales modernes, les mœurs de nomades asiatiques imposées aux occidentaux du XXe siècle, appartiennent plutôt à la clinique de l’esprit humain qu’à son histoire.
Déduire de la phrase où Jéhovah endurcit le cœur de Pharaon qu’il n’y a point de libre arbitre et affirmer que le baptême confère la prêtrise, ce sont là des délires.
Forcé à l’examen doctrinal de la monstruosité allemande, peut-on, par égard pour une secte, tronquer le discours et mentir ?
Messieurs de la religion prétendue réformée sont fort à plaindre en ce moment : leurs principes servent de sentences aux pires attentats : et ils en souffrent s’ils sont Français, comme les catholiques ont leur pape pour croix ! La race qui a voulu réduire l’humanité en esclavage est protestante, malgré le concert de la catholique et apostolique Autriche. Le Kaiser pense en protestant, comme il parle allemand.
On peut ouvrir aux luthériens, français et alliés, le même parti qu’aux catholiques et ainsi ils se rapprocheraient autant qu’il est possible : la répudiation de la Thorah juive, comme livre doctrinal.
Pourquoi dissimuler la gravité de cette proposition ? Elle rature le rituel même de la consécration épiscopale ! Malgré sa gravité, cette proposition est déjà acceptée de tous ceux qui connaissent l’Ancien Testament. Elle jaillit des cœurs, cette acceptation !
Certains se lèveront, disant : « Vous rendez un texte, si ancien et vénérable, responsable des applications passionnées d’hommes pervers. » Et on lui répondra : « Il suffit que ce texte soit favorable aux passions perverses pour le repousser. » L’homme a précédé la religion, qui ne vaut que pour son salut. Il n’est point supportable qu’elle le mène à sa perte. Ici la Politique de Bossuet se trouve accusée autant que celle des ulémas luthériens. Qu’on n’entende pas une détestation d’énergumène, rancunière et aveugle !
Les psaumes sont de nobles prières, les prophètes de beaux poètes, les conteurs d’étonnants psychologues, les chroniqueurs de précieux écrivains : et l’Ancien Testament reste un livre sacré comme les autres, Véda, Avesta, King, seulement il ne doit être canonique que pour les juifs ! Cette opinion ne paraîtra séditieuse qu’aux ignorants. La Patrologie proclame que l’ancienne loi était l’ombre, que la nouvelle est la lumière ; et l’avènement de la lumière impose l’abolition de l’ancienne loi.
Dans la pratique, le prêtre tire indifféremment de deux Testaments, suivant ses besoins : cette commodité qu’il s’offre et qui d’ordinaire ne comporte aucun effet, à la façon fakirique dont on l’écoute, les luthériens l’ont rendue impraticable. Les Germains, en tirant du Mosaïsme des armes spirituelles, forcent à sortir de la routine ; comme on briserait les vieilles épées au poing d’un bandit, on brise l’autorité usurpée du Pentateuque des Juges et des Rois. Ces maximes ne sont point celles du Christ, que dis-je, elles ne sont point de la commune sensibilité. Jéhovah nous répugne plutôt qu’il ne nous épouvante. Il est absurde, pour des hommes qui, éclairés par l’expérience, jugent les idées sur les actes ; et qui ont reconstruit cette tour idéale où l’humanité reçoit l’hommage des peuples. Le penseur, surmontant les prestiges de sa race, dédie ses vœux à l’Espèce. Le peuple élu, c’est le genre humain et non les habitants d’un canton syrien.
Il y a autant d’ordres phénoméniques que de collectivités, depuis la famille, la cité, la nation jusqu’à l’humanité globale. Chacun mène sa vie en contradiction avec les devoirs et les solidarités nécessaires, et incarne une erreur individuelle ; les collectifs religieux et ethniques s’opposent sans cesse leurs erreurs passionnées : et dès lors, l’étonnement ne sera plus qu’il y ait du mal, mais qu’il reste encore du bien.
La paix sociale et la prospérité ont des lois comme la paix organique ou santé ; hygiène et prophylaxie ont un sens infiniment étendu : nous n’en avons pas les manuels ; les aurions-nous que nous ne les suivrions pas. De nouvelles maladies sortent sans cesse de la pharmacopée : le désordre surgit des meilleures notions. L’autodafé dressé à côté de l’autel de l’Agneau, la guillotine comme symbole de liberté ! Torquemada et Marat ! Aujourd’hui le marchand de vins maître du législateur ! À ces évocations, l’esprit se décourage.
Un seul exemple ! Voyez, en combien de temps et après quels débats illusoires, à la fin d’une session, les lois sont expédiées, à la stupeur du Conseil d’État qui doit en faire le règlement d’application ! Vous vous étonnerez que dure un pays ainsi conduit.
Le mal, c’est l’homme même, sa nature imparfaite, son libre arbitre.
Des clercs qui croient comme des enfants à la Genèse peuvent-ils compromettre le Créateur dans les déportements humains ?
Cette Thorah juive si funeste, ne nous enseigne-t-elle pas que la maladie, la douleur et la mort sont l’ouvrage de l’homme ? Adam était sur un plan dit de grâce : il l’a quitté, et en sa personne l’humanité a péché ou plutôt pèche, non par héritage, mais par identité.
Dieu a-t-il permis cette guerre ? Quelle question ! La meilleure arme, c’est la prière ! Quelle assertion !
Dieu a chargé l’Allemagne de l’Évangélisation du monde ! Quelle infamie ! Dieu châtie la France ! Quelle niaiserie ! Quiconque engage la Providence dans les horreurs de ce monde est un imposteur. La promesse de la Révélation est la vie éternelle, le reste sort de réponses politiques à des interrogations affectives.
Le meurtre d’Abel embarrasse autant que les charniers de l’heure présente. Pourquoi Dieu a-t-il permis l’homicide de Kaïn ? Pourquoi a-t-il permis le péché d’Adam et l’existence d’Adam lui-même ? Le mal est le fils de l’homme.
Quant à la prière, cette force incontestable condense et exalte tout l’être et peut atteindre à l’ordre transcendantal et déclencher le miracle. C’est moins une arme que la condition pour manier efficacement toute arme. Nous assistons à ce spectacle dépravant du même Dieu, sollicité, en sens inverse, par les Austro-Boches et les Alliés. Les sauvages, ni les barbares n’ont atteint à cette vilenie. Les anciens peuples avaient chacun leur Œlohim, patrons célestes auxquels un pacte les reliait, dieux humains, forts et passionnés, dieux de la race. Jamais la turpitude religieuse n’a soulevé le cœur d’un dégoût comparable à celui des ulémas protestants, si ce n’est la neutralité vaticane. « Abel est coupable », affirme le protestant. « Enterrez Abel et que cela finisse », dit le pontife suprême. Si la religion était mortelle, elle ne survivrait pas à cette guerre. Mais, sans schisme, en silence, les catholiques s’acheminent vers une notion pure, raisonnable, et bientôt feront taire les voix inconsidérées, non pas de séditieuses opinions à l’instar de Wittenberg, mais par un retour à la théologie médiévale, à celle des cathédrales et de la chevalerie, qui fut bénigne et virile à la fois.
Éluder ne résout pas ; le malentendu augmente en se prolongeant. Il faut regarder les difficultés bien en face.
Nous sommes à un tournant de l’évolution humaine ; la carte politique se déchire et va changer ; les religions, les philosophies se trouvent engagées dans le conflit. La victoire de l’Allemagne eut été la Victoire du Protestantisme, ne l’oublions pas, afin de juger les pasteurs avec indulgence ; ils doivent se faire violence pour rester Français ou Anglais. Dans le catholicisme, le trouble s’affirme bien plus grave, car il n’a pas la plasticité du Luthéranisme qui s’adapte si aisément à chaque contingence ; le pape neutre et pacifiste fait les affaires luthériennes aussi bien qu’il le peut sans se déshonorer. La venue ad Apostolos du Cardinal Mercier, avec des documents irréfutables et effrayants, n’a eu d’autre effet qu’un air de serinette sur le thème de la paix. Or, la paix serait le salut de l’Allemagne, qui préparerait une nouvelle invasion et celle-là irrésistible.
L’Union sacrée est impossible en religion : les catholiques seraient des traîtres s’ils obéissaient au pape ; et les pasteurs sont des traîtres en prêchant qu’il ne faut pas haïr les Allemands, et les socialistes trahiraient aussi, en tenant le langage des pasteurs.
Inconscients, si on veut, ils ne pèchent point par intention mais par inconsidération. Le chœur qui réunit le marquis della Chiesa, Romain Rolland, les pasteurs et les anarchistes n’est-il pas étrange ? Qui leur bat la mesure ? Comment ces voix si disparates vont-elles à l’unisson ? Des socialistes plus entêtés de l’Évangile que les clercs, des disciples de Karl Marx commentateurs des Béatitudes ; le sermon sur la Montagne sur les mêmes lèvres qui annoncent le Grand Soir ! Confusion sacrée ! Quel principe apportera de l’ordre dans les consciences ?
« Laguerre est toujours satanique en ses origines », dit le pape saint Nicolas ; et saint Bernard : « Le soldat qui donne la mort à un malfaiteur n’est pas homicide mais malicide. » Il n’est pas besoin d’autres textes pour accuser les clergés contemporains. Leur devoir était de désigner lequel des deux adversaires est un malfaiteur. Protestants d’Angleterre et protestants d’Allemagne, comment se peuvent-ils regarder ? Encore eux ont-ils toujours été les courtisans du pouvoir et les hommes liges de la féodalité ou de l’Empire, sans autonomie réelle. Mais les catholiques de France et d’Autriche qui reconnaissaient un pasteur unique et absolu ? Se figure-t-on un autocrate spirituel se déclarant neutre, juge suprême refusant de siéger, arbitre unique abdiquant son magistère ! Et dans cet effondrement de l’édifice catholique, le simple prêtre relevant le prestige aboli, et réparant, sous le feu de la tranchée, le scandale du grand refus ; et le fidèle tirant de l’admirable doctrine la direction qu’on lui refuse, et accomplissant un devoir que son pasteur lui cache, que dis-je, lui déconseille, par un silence trop facile à traduire. Les religions ne sont pas responsables des crimes de leurs sectateurs ! Aucune n’a la force purificatrice ; toutes sont responsables des erreurs doctrinales. On ne peut forcer aux vertus, on peut du moins énoncer les vérités.
Aussi est-il insupportable que Jésus-Christ soit pris à témoin pour des atrocités, et qu’on mirlitonne les canons de versets évangéliques. La théologie de la rampe vaut mieux que celle de la chaire. « Chacun pour soi et Dieu pour tous. » Que la justice soit trahie dans les tribunaux et par les magistrats, cela n’étonne que les ingénus ; mais que l’injustice monte au ciel et sur les prières des oints, voilà ce que l’humanité ne supportera pas.
Prêche du pasteur Loeber, de Freimdiswale, près de Leipzig :
« Il faut distinguer entre l’ancien et le nouveau testament... À travers le premier tout entier, souffle un esprit jeune et guerrier qui témoigne du vigoureux sentiment de conservation qui animait le peuple juif... Le nouveau testament semble d’abord opposé à la guerre. Ici le rapport avec l’ennemi est fixé par cette parole : “Aimez vos ennemis.”
« Évidemment, avec ce principe-là, il n’y a pas moyen de conduire une guerre. En guerre, il faut mettre à l’arrière-plan cette devise : “Aimez vos ennemis” et la remplacer par celle-ci : “Aimez votre patrie.” En temps de guerre, chacun doit être pénétré de cette conviction que l’ennemi doit être impitoyablement anéanti pour le salut de la patrie... Il faut nous retirer aujourd’hui du nouveau testament dans l’ancien. Là, l’anéantissement des ennemis est considéré comme une chose nécessaire et excellente. – Oui, vraiment, on respire à pleins poumons quand on pénètre dans la galerie lumineuse, toute décorée d’armes, qu’est l’ancien testament. »
Dans la galerie toute décorée d’armes du Mosaïsme, le protestantisme allemand renie le Christ pour Jéhovah, tandis que le protestantisme français proclame dans toutes ses chaires : « Vous devez combattre les Allemands, vous ne pouvez pas les haïr. Car ce sont vos frères en religion. »
Est-ce assez unanime, ce sentiment évangélique ? Le Pape, les pasteurs les socialistes et anarchistes et le traître intellectuel Romain Rolland se répondent, comme hiboux dans la nuit : « Pas de haine ! »
Supposons-les tous de bonne foi : quels ignorants de l’âme humaine ! Résister à l’ennemi, si on ne le déteste pas. Est-ce que le clergé du moyen âge a jamais dit aux chevaliers : « Aimez les Sarrazins, pas de haine contre Mahomet » ?
Je préfère le pasteur Schiller : « Aujourd’hui nous ne savons pas autre chose sinon que nous pouvons, que nous devons haïr », et les frénésies d’Erzberger le leader catholique. Ceux-là trahissent la religion mais non pas leur patrie : tandis que le pasteur français nous désarme, nous dévirilise, nous livre au furieux ennemi : « Pas de haine ! »
Vraiment, les pontifes helléniques n’auraient pas dit à leurs ouailles : « Pas de haine contre les Perses. »
Dans La victoire allemande et sa signification pour l’œuvre mondiale des missions, K. Richter exprime sa conviction que Dieu veut charger l’Allemagne de l’évangélisation du monde. C’est pourquoi les chrétiens doivent souhaiter sa victoire sur les peuples coalisés (Page 13, chez Ludwig Winter, à Cassel-Wilhemshoehe).
« Ces hommes d’Église sont persuadés que l’Allemagne fait une guerre défensive, mais elle doit châtier les nations jalouses. Les luthériens en veulent surtout à l’Angleterre, et les catholiques surtout à la France, « le peuple qui a renié Dieu ». En effet, c’est dans la presse cléricale que la propagande antifrançaise trouve ses rares organes en pays neutres. On peut lire beaucoup de citations intéressantes dans le volume intitulé Paroles allemandes et publié dans la collection des Pages d’Histoire, avec une préface de M. l’abbé Wetterlé. C’est là qu’on peut trouver le fameux passage de la Gazette de Voss, attribué à un prêtre catholique, député de Reichstag :
« Il est vrai que nos soldats ont fusillé, en France et en Belgique, tous les brigands, hommes, femmes, enfants, et qu’ils ont détruit leurs habitations. Mais voir là une contradiction avec la doctrine chrétienne, c’est prouver qu’on n’a pas la moindre compréhension du véritable esprit du Christ (Page 134). »
Le premier devoir civil, en religion, sera la négation doctrinale de l’Ancien Testament ; et cette négation de l’ancienne loi n’est qu’une adhésion plus complète à la nouvelle ; un accomplissement de l’orthodoxie et non une hérésie.
Le second devoir civil, en religion, sera l’adoption de la doctrine Bernardine : la distinction entre l’homicide, qui est toujours un crime, et le Malicide, qui est toujours un devoir. Oh ! tous les conflits ne sont pas clairs et quelques-uns laisseraient hésitants les meilleurs esprits. Des hommes qui se trompent sur le bien et le mal sont au-dessous de leur mandat, indignes par défaut de faculté ou perversion de volonté. Une formule ne suffira pas à trancher les nœuds gordiens de la conscience : mais la guerre ne sera plus déclarée divine, il y aura un blasphème de moins et une vérité de plus.
La France du 3 octobre 1914 reproduisait un discours du Kaiser : « Les églises catholiques du romanisme papal dont on vous impose l’admiration excessive sont parfois des injures au Tout-Puissant. Dieu y est injurieusement oublié au profit de saints imaginaires, véritables IDOLES substituées à la divinité par la superstition latine. Dans la cathédrale de Reims, on voit le spectacle impie de rois français qui furent des adultères, déifiés en quelque sorte et présentés sous les formes de statues, au sommet du grand portail, mieux placés que l’image de Dieu.
« Des maîtres allemands, dignes de notre race ne doivent pas décrire de telles églises, sans s’élever avec indignation contre les superstitions du Romanisme. »
C’est donc, irréfutablement, l’esprit du protestantisme qui a ruiné la cathédrale de Reims : les expressions de Luther et de Calvin se retrouvent identiques dans la bouche du suprême évêque de Prusse l’Empereur roi.
Le cardinal Mercier invite à communier pour hâter la victoire. La Gazette de Cologne déclare cela intolérable ; les Dernières nouvelles de Leipzig s’engagent à faire sentir à herr Mercier toute la vigueur du poing allemand ; et l’Osservatore romano conseille à ses lecteurs de ne pas hâter leur jugement à cet égard. L’Osservatore romano est à la solde du Kaiser.
II
LA TRANCHÉE PHILOSOPHIQUE
1914 est une date plus considérable dans l’ordre philosophique que dans celui des faits : elle disperse les deux illusions les plus chères à l’Occident, et met en deuil, à la fois, les croyants et les libres penseurs : car nous croyons tous ou à Jésus ou à l’humanité, c’est-à-dire au Verbe chrétien ou au Progrès. Or, une race nourrie de l’Évangile et exemplairement appliquée à la Science nous offre l’étonnant spectacle de chrétiens inhumains et de savants régressistes.
IL y a vingt-cinq ans, un livre pervers, L’Avenir de la Science, d’Ernest Renan, accomplissait la mâle œuvre de la Staël. Realschule, l’école réaliste. On n’a pas assez remarqué la corrélation de Taine et de Zola ; l’Allemagne du Père Didon annonçait le modernisme, manœuvre protestante.
Le lecteur ne se figure pas l’ingratitude d’une matière où il faut attaquer des noms illustres, et où la vérité prend les airs de la basse calomnie.
Michelet, Renan, Taine, des sectaires ! Quel odieux abus de la violence polémique ! Pour le public, il n’y a que les dévots qui le soient, les philosophes cherchent la vérité. Hélas, ils ne trouvent qu’eux-mêmes souvent, leur tempérament, leur chimère, leur monomanie.
En nos temps, l’abstracteur de quintessence est un auteur, dirai-je un gendelettre, suivant une carrière de succès, et influencé par le public.
Pour marquer dans l’orthodoxie, il faut un talent prodigieux : là tout est déterminé, on redit, et à être original avec des formules immuable, quel effort pour peu de résultat. Que reste-t-il de la production ecclésiastique de la seconde moitié du XIXe siècle ? Serait-ce que les clercs aient été de moindres cerveaux que les laïques ? Non, ils ont échoué au contrepoint de vieux thèmes traditionnels. Essayez d’écrire sur la Trinité : il faut être sublime ou on assomme.
Coulez la Vie de Jésus dans le moule sulpicien : il n’y aura ni un livre, ni surtout un succès.
Voilà pourquoi Méphistophélès n’eut qu’à paraître pour séduire le Faust latin, et avec quoi ? Avec la chanson de la puce. Malgré sa stupidité inexprimable, ce morceau blasonne le génie allemand, sa science, son érudition et surtout sa philosophie.
En partant de n’importe où, on aboutit quelque part ; le grand jeu des rapports, comme celui des tarots, satisfait toujours.
Il pleut et le climat devient déterminatif des races ; il fait soleil et les mythes symbolisent l’âme des peuples. Il fait gris et l’indéterminé renferme le plus grand nombre de relativités. D’où trois systèmes psycho-physico-cosmique : 1° Du parallélisme des horizons physique et métaphysique ou du météorisme comme induction ethnique ; 2° De la lumière et de la chaleur comme déterminisme analogique des psychismes et des mentalités ; 3° De la médiatité ontologique d’après les actions cosmiques ou philosophie de l’indéterminé dans ses rapports avec l’hypothétique et le déterminisme !
En trente jours, un esprit cultivé dictera un de ces trois volumes, inutile et intimidant : il pourra même y mettre quelques éléments curieux : car, cela est vrai que le climat façonne l’homme ; que sa croyance manifeste ses aspirations ; et que beaucoup de facteurs de civilisation restent indéterminés ou par leurs racines perdues dans le passé ou par leurs frondaisons que verra seulement l’avenir. L’avocat est cet homme qui ment par profession et impose son mensonge à la conscience d’une élite. Si cette définition irrite quelqu’un, j’en appellerai à l’opinion. Gagner un procès, ce n’est point obtenir justice, mais une sentence conforme à la plaidoirie : et plus la tête d’un scélérat est réclamée fortement par l’échafaud, plus celui qui la sauve reçoit de louange.
Le philosophe allemand est cet homme qui trouve un système ; et non pas celui qui poursuit la vérité et la rencontre.
Aucune race n’a fourni autant de penseurs originaux que l’allemande depuis un siècle.
Qu’est-ce donc que l’originalité dans ce domaine, sinon le crime sans nom qui change en art l’acte héroïque, ou au moins sacerdotal, de l’homme en face du mystère. Un sophiste ou un avocat d’idéologie n’est qu’un jongleur, un Robert Houdin, un prestidigitateur de la pensée. Il n’amuse pas, celui-là, mais il corrompt. Et plus que les mœurs, la raison !
La raison est cette fonction de l’esprit qui s’exerce autant dans l’abstraction que dans la contingence. On ne comprend pas que rationaliste soit devenu une épithète injurieuse. On pourrait la définir la critique des rapports entre nous et tout objet ; car les manuels se montrent un peu drolatiques en disant que cette faculté sert à concevoir l’Absolu, cette imagination.
L’opération raisonnable n’imagine rien, elle juge les imaginations ; c’est une autre opération qui opère les découvertes et les hypothèses.
Essayez d’expliquer qu’il y a deux raisons à un homme intelligent, mais sans habitude de la logomachie : il ne comprendra pas plus que si vous lui disiez qu’il y a deux idéals, deux honneurs, deux morales, parce que dans son cerveau normal, raisonner, c’est juger ou choisir.
La raison est unique, elle opère par sentence radicale : jusque-là, elle s’efforce et ne se manifeste pas.
Si la raison n’était pas, par essence, l’opinion que l’on retient au mépris des autres, elle se multiplierait d’après le nombre des rapports en jeu. Par exemple, un homme d’État aura à considérer, en une conjecture, ses raisons personnelles, une raison d’humanité et la raison d’état : et alors intervient une opération de conscience dans le conflit entre l’intérêt individuel et le collectif : et enfin une opération de méthode résoudra l’antinomie entre les deux motifs supérieurs.
La raison est le devoir de l’esprit, son honnêteté, sa vertu, comme la conscience est le devoir de l’âme ; ni l’une ni l’autre ne se passent d’une méthode, c’est-à-dire suivent l’étymologie d’une voie de recherche. Cette voie s’appelle l’expérience dans le monde sensible et l’idéalité dans le monde affectif, et l’analyse dans la métaphysique.
Il est clair que l’observation seule éclairera les phénomènes ; et l’idéal les passions ; et que les hypothèses métaphysiques s’appuient toutes sur l’étude du monde et de l’homme.
Prenons cette proposition : « L’Allemagne au-dessus de tout. » Elle est absurde en raison, injuste en idéal, impossible en méthode.
Une race ne l’emportera jamais sur l’espèce. Ce vœu constitue une désharmonie telle, qu’il suscite l’éveil de lois invincibles : il sort d’un état passionné et dément qui ne peut pas se réaliser, vu la disproportion entre l’affirmation et la négation du genre humain.
La démonstration, office de la logique, se portera, à volonté, sur le plan idéologique ou historique ou psychologique.
On tirera la confusion des Germains aussi bien des conditions politiques de l’Europe actuelle que de la comparaison psychologique de cette race avec celles qui ont réussi des entreprises hégémoniques. Il existe donc une logique historique, qui mérite le nom d’expérimentale, et qui, entrevue par Machiavel, dans le cadre étroit des Décades de Tite Live, a pris corps au XXe siècle, par l’énorme apport des connaissances archéologiques.
Le secrétaire florentin ne voit pas les lois morales de la vie collective : mais un Bossuet apporte un à priori singulièrement décevant et il nous éblouit d’une image. « L’homme s’agite et Dieu le mène. » Il n’y a pas six mots qui égalent ceux-là en magnificence évocative et qui posent mieux à la fois notre faiblesse et la figure du Créateur : je n’oserais dire que c’est une fausseté, mais, à coup sûr, ce n’est point exact.
Si Dieu nous menait, ce serait par ses voies qui sont toutes de lumière, et nous allons dans les ténèbres de notre obscur principe ; mais il est sûr que si nous troublons l’harmonie, elle se reformera à nos dépens. La perpétuité du retour à l’ordre marque la divine origine de l’homme et du monde.
L’art de la vie consiste à sentir, à deviner les secrets de l’harmonie providentielle et à tendre à une identification avec elle, seule garantie qui nous soit offerte.
Les maux qui viennent de notre condition sont moindres que ceux que nous fomentons : nous détestons la mort et nous faisons la guerre : nous redoutons la souffrance et la plupart de nos maladies sont notre ouvrage. Contre la peste, les civilisés mettent en commun leur effort, mais notre étourderie va si loin, que nous ne croyons pas encore aux poisons philosophiques et à la nocivité des idées.
Et cependant le cataclysme qui épouvante ce monde a pour départ une aberration mentale, une stupidité, ou plus froidement, une erreur de jugement. L’hégémonie allemande est impossible : 1° parce que les autres races sont égales à la Germanie en évolution ; 2° parce que, ni pour la quantité, ni pour la qualité, la Germanie ne l’emporte ; 3° parce que la nature des Germains les rend impropres à la domination pacifique qui doit succéder à la conquête et pour ainsi dire la justifier. On viole une nation, ensuite il faut lui plaire ou bien l’attentat garde son horreur et sa stérilité.
Luther, Kant, Lessing, Fichte, Schelling, Hegel, Herder, Schopenhauer, Feuerbach, Hartmann, Karl Max, Stirner, Nietzsche sont les véritables maréchaux de cette guerre ; les commandants de corps d’armée ne représentent que des caporaux en chefs, des officiers de la même utilité que les sous-officiers.
Ce sont les philosophes allemands, après les théologiens, qui sont responsables de cette monstrueuse tuerie ! Le civilisé n’agit jamais sans principe, c’est-à-dire sans un raisonnement : et tout notre enseignement s’applique, depuis un siècle, à séparer la raison de l’idéal, et l’idéal de la méthode ; et ainsi la science de la vie se décompose en trois arts pour la vanité des régents. Kant n’est qu’un sophiste et un sophiste n’est qu’un jongleur, c’est-à-dire un scélérat dans l’ordre mental. Nous refusons d’être dupes chez le prestidigitateur et nous laissons nos fils perdre leur temps et déformer leur cerveau au « passez muscade » des deux Raisons.
Même si la sophistique allemande valait quelque chose comme exercice de cirque intellectuel, elle s’oppose à la grande coulée gréco-latine qui nous a formés : et si l’on va au fond de notre école française, que trouvera-t-on comme décision en faveur du galimatias germanique ? Le secret dessein d’atteindre le catholicisme ! Michelet, Renan, la Sorbonne forment la condotta du protestant. Cherchez sous la plume d’un pasteur l’exécration de Kant ; vous ne la trouverez pas ; et cependant il a sommé la Révélation de se soumettre à sa double Raison. Mais la haine du catholicisme reste le seul article de foi chez les réformés, et il n’y a de dimanche où les chaires évangéliques ne retentissent des infamies de Jules II, de Léon X, de Clément VI. En 1916, le pasteur Vienot appelle encore Rome la sentine de tous les vices, et il donne, pour père à la Kultur, Machiavel. Pourquoi ? parce que l’édition de 1532 porte le privilège du pape !
C’est précisément la doctrine médicéenne, l’humanisme, qui nous fournira la méthode moderne, en opposant, à l’autorité d’un texte asiatique, l’ensemble des textes humains. Elle est née de l’extension des connaissances, de façon harmonique, substituant sans désordre, à l’autorité étroite des docteurs chrétiens, l’œcuménisme de la recherche universelle ou civilisation.
Sans doute, cette méthode n’a pas la netteté scripturaire d’un Décalogue ; et cependant il se produit entre tous les hommes un consentement précis contre les Austro-Allemands, sauf dans la sphère enseignante, qui veut garder ses privilèges exorbitants et continuer à divaguer selon Königsberg.
Ce silence de l’Université et de la Sorbonne, ce silence sectaire, il faut bien le dénoncer, si on veut libérer l’esprit français d’une emprise dissolvante.
Ce que j’ai dit de Benoît XV suffit à persuader le lecteur que je ne plaide pas catholique, et non par crainte, mais par impossibilité ; et que je plaide libre pensée, jusqu’au moment où on ose invoquer Luther et Calvin, ces ennemis des chefs-d’œuvre, ces incendiaires d’églises, ces marteleurs de saints, ces blasphémateurs d’Aristote et de Platon, ces adversaires irréconciliables de l’esprit classique.
Le discours sur ces immenses sujets n’embrasse que difficilement tous les aspects ; et dans le mode bref, on ne satisfait que par des conclusions claires et, pour ainsi dire, pratiques.
Le premier devoir philosophique des civils est de professer l’horreur du transcendantalisme en matière expérimentale, et de rejeter toute autorité spirituelle du domaine de l’observation. L’oratoire n’a point de communication avec le laboratoire : et en expérience et en histoire, la libre pensée doit régner.
Mais, en revanche, le déterminisme scientifique dans le domaine métaphysique ne saurait être toléré.
Le second devoir philosophique des civils a pour formule « l’humanité au-dessus des races », et l’humanité n’a que deux manifestations, la foi ou la libre pensée, mais toutes deux ayant trahi leur magistère, il faut que la civilisation prenne la place d’une orthodoxie, supérieure aux divers pastorats.
Le troisième devoir est le retour aux idées simples et à l’aristotélisme.
Ces décisions ne donneront pas la paix au monde, mais elles émousseront les armes spirituelles qui font à cette heure tant de mal. Le fer, qui assassine, ne sera plus un fer sacré.
III
LA TRANCHÉE MORALE
À cette question : « Comment la France a-t-elle été sauvée ? » on répondra hardiment : « Par sa vertu » ! ou, en termes bochiques, « par ses valeurs morales ».
La catastrophe nous a trouvés stupéfaits, comme un peuple d’Épiméthées. Nous n’avions rien prévu, rien préparé : les armes mêmes manquèrent ; l’âme a tout fait. L’âme française a sauvé le monde.
Que l’appréciation ne s’écourte pas dans l’idée de courage. Une vertu si haute et qui surmonte les destins n’est pas seule et simple.
Elle prend le titre de l’acte, mais elle contient la force de tout l’être. Dans le sacrifice volontaire, l’homme se donne avec ses pensées complètes, sa sensibilité globale, sa personnalité, son caractère, voire sa doctrine.
Le Dr Gustave Lebon a tiré des enseignements psychologiques de la guerre européenne des analyses remarquables, surtout sur les forces affectives, collectives et mystiques. Malgré le ton scientiste de son discours, il rend témoignage aux impondérables, c’est-à-dire au surnaturel.
Ce mot ne vient pas au hasard et désigne autre chose que les deux guérisons qui valurent la béatification à Jeanne d’Arc.
Quatre sommités de la biologie et de la physiologie, après avoir évalué la faculté de résistance nerveuse de l’Occidental, et aussi ce que le poilu de cette guerre supporte, en arrivèrent à cette conclusion : « Le combattant de 1913 oppose un démenti à nos déterminismes. Les forces qui agissent et triomphent sur le front sont d’un ordre inqualifiable avec notre lexique. L’usine est la matrice de la Victoire, mais l’âme française, dans la plus haute expression du mot, l’âme telle que la conçoivent le croyant, le mystique, l’occultiste, l’âme enfin, triomphe si visiblement, qu’un observateur ne saurait plus être matérialiste ! » Et un autre de répondre :
« Si nous recherchons les types antérieurs de l’endémie allemande, nous rencontrons le juif, de qui nous avons reçu la conception de la race élue ; puis, l’arabe qui la mit en œuvre et tenta la conquête du monde. Par l’adoption du livre juif et surtout par sa libre interprétation luthérienne, les chrétiens ont tourné l’idée théocratique en volonté de puissance : le travail philosophique, qui aboutit au dogme de l’organisation, n’en est que la transcription en termes modernes... Non seulement nous menons une guerre de religions, mais plus précisément encore, malgré nos fautes, c’est le combat du Bien et du Mal ; quelque chose comme la lutte d’Ormuzd et d’Ahriman ; oui, les abstractions, les transcendantalités sont aux prises. Ce n’est pas le Droit qui triomphera, mais la vertu, la vertu du catéchisme, la foi, l’espérance et la charité ! »
Ces paroles prenaient un singulier accent de la personnalité des interlocuteurs.
À ce colloque mémorable, il faut ajouter une réflexion désolante. La nécessité de rendre coup pour coup, de ne pas rester désarmé en face d’un féroce adversaire, l’emporte, à la longue, sur la magnanimité. À combattre un traître, on l’imite ; et, malgré soi, on tend à lui ressembler.
Voilà ce qui ne doit jamais être pardonné à l’Allemagne : dans un mal, elle a mis le pire, elle a ajouté à l’horreur. La guerre future, quelle que soit sa date, n’oubliera pas la leçon de férocité de 1914 : la régression opérée par la méthode allemande devient un fait acquis : la Pitié et même simplement l’utilité limitant la violence disparaîtront des conflits humains.
Ceux qui restent indifférents à une telle déchéance ne sont point des neutres, mais des scélérats, malgré que leurs mains plongent dans leurs poches pendant le crime.
La parole du Christ nous devient plus étrangère que l’inscription énigmatique du gri-gri sauvage. Tandis que la serinette cléricale moud les airs évangéliques, les chrétiens emplissent leurs escarcelles et vont aux prêches. La guerre eut été impossible ou du moins courte, sans les bénéfices qu’elle offrait aux neutres. Ils l’entretiennent ! L’humanité est en jeu ! Qu’importe. Le commerce passe avant l’humanité. Des passions jadis s’opposaient aux passions : aujourd’hui l’intérêt, le très vil souci d’une fortune, dont on ne saura pas faire usage, éteint l’idéalité.
Que font-ils donc, ceux, prêtres, pasteurs, écrivains, professeurs, qui portent, à quelque titre, le poids de la conscience chrétienne ? Les trente deniers seraient-ils la dernière monnaie de l’humanité, la seule ayant cours ?
La trahison, plus hideuse que l’attentat, s’affuble de masques nobles ; ceux de l’élite sacrée et profane, les docteurs de la loi évangélique et la légion des scribes forment le chœur atroce « ... sed Barrabam ! » À Cologne et à Séville, les trois syllabes du blasphème sans nom offusquent la présence réelle. Il y a pis encore, le pacifiste, l’internationaliste, le Ganelon chrétien essaye sa voix et prépare ses effets pour entonner le cantique du pardon, après avoir fait écho à la complainte de la paix du divin marquis. « Paix et pardon ! » Quels mots sortent plus naturellement de la lèvre chrétienne ! Vraiment, c’est à s’y méprendre.
À Orvieto, Signorelli a peint l’Antéchrist. Il ressemble au Christ, comme tout usurpateur doit ressembler au vrai personnage ; et sans le diable, qui lui souffle « Paix et pardon », on croirait voir le divin Maître. Il y a quelque chose de corrompu dans la civilisation ; et c’est précisément le principe chrétien.
La Pitié envers les méchants et les pervers représente une déformation abominable de la Charité : la pitié ne concerne que les faibles, les blessés, les vaincus : et Tolstoï fut stupide, et stupides ceux qui élèvent les martyrs au-dessus des combattants, dans un inconscient paganisme, car l’idée salvatrice du sacrifice sanglant se cache derrière la théologie.
L’homme empoisonne l’air par ses expirations dans un lieu confiné : le phénomène identique se produit au spirituel. La vie organique, Pasteur l’a révélé, est une lutte incessante contre la maladie latente : la vie sociale ne se maintient que par la victoire sans cesse renouvelée de l’ordre sur les ferments du désordre. Une doctrine qui établit une équation entre la prière et la destinée s’appelle une imposture. Il faut prier pour être fort, oui ; mais il faut frapper ou périr.
Les vertus sont toutes et toujours de saison, elles correspondent à l’harmonie éternelle. L’homme, semblable à la terre, ne contient pas tant de sève qu’il puisse nourrir une flore si complète. À Dieu ne plaise que je touche à l’ineffable poème du miroir moral ! Je vénère les cent quarante-huit statues de Chartres représentant les vertus, théologales, politiques, domestiques et intimes. Toutefois, la Nécessité change sans cesse la hiérarchie des valeurs morales. À cette l’humanité a besoin de héros. Roland est le saint et Jehanne la madone nationale. Un socialiste seul osera comparer le propos sans risque d’un logomaque, à la Tribune de la Chambre, aux gestes du colonel Driant.
Après la guerre, la vertu civique prendra le premier plan : car il faudra mener un autre combat contre la Politique, hydre polycéphale stérilisant les fruits amers de la victoire.
Étrange circonstance que dans un conflit où l’individualisme lutte contre l’abrutissement du collectivisme, nous soyons sans guides. Notre respect pour la fonction spirituelle n’a plus qu’une expression, l’oubli de ses détenteurs. Depuis le prêtre qui compromet la Divinité en nous assurant que si nous avions été sages, nous n’eussions pas été envahis, jusqu’au pasteur qui exhorte à ne pas haïr les Allemands en les combattant ; depuis l’humanitariste qui affirme que les Allemands sont les victimes du Kaiser jusqu’aux hérauts de l’Antéchrist qui à Rome et à Genève bêlent : « Aimez-vous les uns les autres », un vent de mensonge souffle sur la conscience humaine et l’affole.
Oui, la vertu suprême est la Charité, c’est-à-dire le dévouement de la personne à l’espèce, à la race, à la cité, au prochain.
Mais la Charité devient une démence blasphématoire, si le chrétien joue au Christ et singe Dieu. Le miracle ! on l’a vu à la Maine : Maunoury allait fléchir et von Kluck a reculé. On l’a vu à Ypres : l’ennemi, en poussant une heure encore, perçait notre front. On l’a vu à Verdun. Ces miracles n’ont été, comme les autres miracles, que l’œuvre des hommes qui par leur vertu ont surpassé le clavier ordinaire des évènements et ont atteint une pédale d’éternité.
Ce n’est pas le bon plaisir divin qui ainsi se manifeste ; le bon vouloir humain touche à un point où la Providence a mis le salut, non point hors de portée, mais à l’extrême portée de notre effort.
Selon les prévisions positives, l’Allemagne devait l’emporter, et elle l’eût emporté sans la floraison inexprimablement sublime de l’âme française. La France d’août 1914 était vaincue d’avance, comme on l’estimait justement à Berlin. Une autre France a été victorieuse, une France soudain ressuscitée, une France vertueuse. M. Boutroux nous dit que les Allemands sont plus intellectuels et nous plus animiques. Quelle opinion ! L’intellectualité consiste dans la considération abstraite ; et les Allemands depuis un siècle changent les écoles, comme les églises, en usines et fabriquent des thèses comme des canons : depuis Kant, tout Allemand est un combattant contre le catholicisme et la civilisation latine. Quiconque a des attaches protestantes plaide en faveur de la pensée allemande. Quel pasteur toucherait à Kant, qui ne garde cependant l’Évangile que pour tromper son domestique.
Les Français sont les plus intellectuels des Occidentaux, comme individualistes : le cataclysme les a ramenés à l’idée simple, à l’aristotélisme.
La fonction de l’Esprit, en dehors de laquelle il n’y a que des académies et des pédants nuisibles, est d’éclairer la conscience et de lui proposer la vérité qu’elle vivifiera. Voilà pourquoi on se trouve amené à tant de polémique pour dégager la notion des gangues sectaires et de leur routine : et chaque mot sonne la sédition. On réveille les chiens dormants d’Ésaïe et les esprits n’aiment pas être réveillés de leur songe doctrinaire. Quand l’humanité est en danger, les bienséances cèdent aux devoirs. Le canon dit « Boum » selon les enfants ; le métaphysicien entend autre chose que cette onomatopée, et le traduit pour l’avertissement de ses frères, pour l’efficacité des terribles sacrifices.
Machiavel, méconnu par Florence et calomnié par la postérité, ne professe pas la morale telle que nous la concevons. Il accuse l’esprit chrétien de favoriser les vertus passives au détriment des actives : cela est si vrai que cela domine le procès de canonisation de la Pucelle. Cela est si vrai que la chaire n’a jamais nommé Pasteur comme un bienfaiteur de l’humanité.
Ici, il faudrait parler d’un impératif catégorique, celui de la caste spirituelle. On doit déduire de la valeur d’un homme sa tare professionnelle ; et des assertions de cet homme, l’erreur inhérente à sa fonction même. Ce poncif, qui immobilise l’art pendant des siècles, a son pendant dans la conduite. N’a-t-on pas vu le grade militaire l’emporter sur la science dans le service sanitaire ?
« Une France nouvelle est apparue à l’heure du danger », l’expression demande un commentaire. Ce sont bien les mêmes hommes qui votent comme des hallucinés et qui luttent en héros ; les mêmes mauvais citoyens qui accomplissent tant de prouesses. Nous savons vaincre, mais non pas vivre. Nos mœurs politiques, déraisonnables ou cyniques, sont aussi évidentes que notre vaillance.
Le devoir civil, qui n’entraîne pas aux risques physiques, fait reculer bien des gens. Pour l’accomplir, il faut accepter l’insuccès, la pénurie et renoncer à la prospérité domestique et à l’avenir de la famille. Cela reste suspendu aux compromissions, sinon aux prostitutions. Il y a peu de place pour les honnêtes gens, non pas que l’honnêteté soit honnie ; mais l’opinion sans force ni orientation salue la réussite ; et il n’y a de sanction que pour les pauvres diables. Cette constatation amollit le juge, il songe à l’impunité des grands criminels, et la balance symbolique se trouve faussée.
Plus la matière est synthétique, plus il importe de la saisir dans des expressions brèves et en relief.
Le devoir civique a deux termes : conscience et compétence.
Être consciencieux, c’est accomplir jusqu’à la dernière perfection le mandat accepté, qu’il soit décisif ou humble ; et apporter dans les choses de l’État le même scrupule que dans la vie privée. Ce n’est pas facile dans un temps où on choisit les outils d’après le manche, et les hommes selon la facilité de leur maniement. Les meilleurs, les véritables artistes se trouvent écartés : conséquence à peu près inévitable de la sociale. Au contraire des théories biologiques qui montrent la victoire des individus éminents, l’observation sociale révèle que la médiocrité doit triompher, parce qu’elle passe aisément sous les fourches caudines, seul portique des fonctions. Alceste est insupportable, il dérange et ne remédie à rien : sa vertu offense trop. Avec l’hypocrisie de Tartufe, il ferait grand bien sous couleur de fantaisie.
Pour le bien, il faut dissimuler et procéder dans l’ombre et par mines et surprises. Ce sont des sociétés secrètes qui ont opéré les plus grands changements dans l’histoire. Quant à l’idée que le bien ne doit pas se cacher, il faut l’abandonner aux enfants. Ostensible, il fait écumer le cours des intérêts, qui ne sont pas essentiellement mauvais, mais qui tendent à un but contingent et individuel.
Le Mal, cependant, ne peut devenir général ni permanent sans que la Providence ou loi Créatrice se manifeste. Ceux qui doutèrent de la défaite allemande n’entendaient pas l’économie des mondes. La race germanique a élevé ses vices en manière d’étendards ; elle succombera sous leur poids, fatalement, selon des règles inconnues en leurs termes, certaines en leur effet sur la pesanteur des immoralités. Quand on considère le Colysée ou n’importe quel amphithéâtre, qu’on évoque les charniers du spectacle et qu’on pèse ces mots : panem et circenses, la chute du monde romain n’apparaît plus œuvre des barbares.
Cette justice, inaperçue dans la vie individuelle, n’a ici-bas que son prologue : on l’a saisi assez bien dans l’histoire des races et des institutions. La vertu, si constamment vaincue dans les personnes, domine le sort des collectivités.
Mais entendons bien que le juste n’est pas l’orant, le dévot, le chrétien obéissant et honnête homme en sa tour d’ivoire : les oraisons de tous les moines n’auraient pas chassé les Sarrazins ; et notre Pucelle, qui brisa son épée sur les ribaudes qui suivaient l’armée, savait que la vertu suprême est celle du bras héroïque et angélique.
Ne laissons plus dire que le mal vient de Dieu et qu’il le permet : le mal vient de nous-mêmes. Si le pilote manque de science ou de conscience, la nef périt, humainement, logiquement. La vertu a beaucoup de noms, comme le Créateur. Aujourd’hui elle s’appelle courage ; demain elle s’appellera compétence.
M. Charles Benoit a trouvé la formule exacte de notre société : « N’importe qui, étant bon à n’importe quoi, on peut n’importe quand le mettre n’importe où. »
Nos malheurs se trouvent expliqués par cette apparente boutade ; et sans sa véracité, l’Allemagne n’aurait pas tenté de nous envahir.
Victorieuse, parce que n’importe qui y est bon pour l’héroïsme, la France peut tout espérer, si elle oppose aux corrupteurs une tranchée morale, c’est-à-dire une sanction implacable. Il y a, dans la vie civile, les mêmes éléments qu’au front, des consciences et des compétences : l’opinion seule leur permettra de se manifester, si elle se forme un jour, selon ces preux aussi admirables que les pairs de l’Empereur Charles.
IV
LA TRANCHÉE POLITIQUE
D’après vous, politiciens, et autant conservateurs et expectants monarchistes que collectivistes et pacifistes, l’Allemagne a cru la France mûre pour la conquête.
« La République a sauvé le monde à la Marne et à Verdun », direz-vous. Imposture !
La victoire sur les nouveaux Sarrazins apparaît un coup sublime de la race. Les morts de Tolbiac à Austerlitz, de Clovis à Napoléon, les soldats de Marceau et ceux de la Rochejacquelein, les croisés de saint Louis, les Communiers de la Pucelle, les grognards de Bonaparte, toute la France, et celle que baptisa Remy et celle que chanta Hugo, a surgi formidable, invincible.
Quant à vous, politiciens, gens du duc d’Orléans ou de M. Combes, soutiens du trône ou du zinc, vous avez été les fourriers de l’invasion, marguilliers et anarchistes ; et s’il y a, sous le ciel, une infamie égale à la Kultur, c’est la politique française, non pas celle de droite ou de gauche, la politique globale, et sans aucune exception de parti ni de personne.
J’ai été élevé dans le mysticisme légitimiste, dans l’attente religieuse de l’Expectant, qui n’a pas voulu confier sa poussière à la terre de France et n’a pas même rendu, en mourant, ce château de Chambord que lui avait attribué une souscription nationale. Le dernier des Bourbons fut le type de la niaiserie à principes. Il a embarrassé de son drapeau blanc l’action des honnêtes gens, néfaste comme l’inertie qu’il incarnait.
Qu’une dédaigneuse amnistie s’étende aux partis, tous coupables, les uns d’avoir voulu ce qu’ils ne pouvaient pas, les autres d’avoir abusé de leur éphémère puissance.
Avant 1914, les marchands d’orviétan social hurlaient leur drogue ; on croyait aux drogues, en politique comme en médecine.
« Le meilleur gouvernement est celui où chaque citoyen peut être vertueux et vivre heureux. Or le bien n’est jamais possible, ni pour un homme, ni pour un État, sans la vertu et la raison. Donc, le courage, la justice et la raison produisent le même effet, dans la société et dans l’homme. »
Pour Aristote, le meilleur gouvernement n’est que les meilleurs gouvernants. L’ancienne aristie que nous appelons l’élite, il faut la définir.
Ce n’est point la naissance, Dante déjà le montrait. L’élite aristotélicienne a surtout un caractère de moralité : aucun parti ne la fournira ; le second trait marque la raison. Les talents ? Quels talents ? Celui de la parole, qui mène aux affaires, devrait en écarter.
Le dernier des hommes, politiquement, est le parleur ; et plus il parle, plus il accuse son inconvenance aux fonctions publiques. Un avocat semble impossible aux affaires : ses facultés ne s’exercent qu’au détriment public, il plaide, et plaider, c’est mentir.
Les tréteaux resteront dressés jusqu’au jour où la badauderie écartera leurs parades. Cependant il y a moins de dupes qu’on ne croirait. Les habiles se pressent autour du charlatan, public de compères. Fontanarose ne vole pas tout le monde ; et ses tours emplissent d’autres poches que les siennes.
L’arrondissement égorge le pays, et le mécanisme des groupes et des commissions, chef-d’œuvre du banditisme officiel, réduit la vie politique à un jeu de condotta : ils jouent et la France perd toujours. Un architecte, pour gagner mille francs, doit en faire dépenser vingt mille ; le politicien, pour toucher quinze francs, fera perdre cent millions à l’État.
Choisir un mandataire sur ses paroles, et d’après le concept qu’il roule dans sa tête creuse ! Quand on songe que chaque élu parlementaire porte une étiquette transcendantale en apparence, et qu’il y a des notions abstraites en tête d’un scrutin, on se demande si cela ne se passe pas chez les fous. Un tel est conservateur, un second progressiste, un autre radical et un quatrième radical-socialiste ; et on ne balaye pas d’un même dédain ces quatre cliques !
L’élu passe sa législature à payer son élection et à préparer sa réélection : il engraisse donc la pire canaille, l’agent électoral. Avec les prébendes, les rubans, il distribue les fonctions aux incompétents et aux indignes.
Le parti des honnêtes gens ne peut être ni blanc, ni rouge : les couleurs représentent des amusettes.
Pour mettre fin à ces comédies sinistres, que chacun sacrifie quelque chose et abandonne sa marotte sur l’autel de la Patrie, ex-voto rare et d’un insigne mérite.
Les conservateurs et traditionnalistes commenceront-ils ? Ils sont vaincus, et leur entêtement n’a point de chance à courir, quoiqu’ils représentent certainement de meilleurs principes. Plus de programme réactionnaire, et dès lors la défense de la République tombe parmi les blagues qu’on ne peut plus faire. Tout le monde acceptant le régime, plus d’opposition systématique : et on cessera d’écrire et de crier : « Vive la République ! »
Gela ne suffit pas à créer l’harmonie : mais on débarrasse le terrain des sornettes à tournures métaphysiques. On se battra, à visière levée, pour des buts tangibles, d’un aspect saisissable.
La Pénélope nationale ne perdra aucun de ses prétendants ; du moins, ils seront égaux devant l’arc d’Ulysse. La vie privée signale un citoyen pour la vie publique, qui ne saurait être une carrière ; puisqu’elle ne comporte ni études, ni préparation, ni compétence, ni sanction et qu’on n’y apporte que des compromissions, des lieux communs et de la salive.
Les partis préconisent moins des drogues que des droguistes : ils groupent des intérêts ; la doctrine tient peu de place chez les habiles, sinon ils ne seraient pas tels.
Le plus dangereux porte les étiquettes de pacifisme, internationalisme, collectivisme, humanitarisme. Ceci est un poison véritable, un narcotique aux effets redoutables : ces mots aux lueurs évangéliques égarent un peuple, comme les feux follets égareraient un voyageur.
On ne distingue pas aisément entre les semeurs d’illusions et les semeurs de stupéfiants ; et ils collaborent sans s’entendre.
C’est un Allemand, Bruno Bauer, qui vers 1830 disait déjà : « ... les nationalités qui divisent les hommes doivent disparaître, comme expression parfaite du devenir humanitaire. »
Gaspard Schmit, alias Max Stirner, dira : « Hors de moi, il n’y a point de droit et je n’ai de devoir qu’à l’égard de moi-même... Tant que tu croiras à la vérité, tu seras un valet. Toutes les vérités sont au-dessous de moi. »
Voilà les principes de l’Internationale, son auteur a empoisonné Paris, et mourut en paix. La liberté du commerce se trouve-t-elle atteinte parce que les toxiques subissent des conditions spéciales de vente ? Certes, la formule inquisitoriale contredit trop à nos mœurs pour qu’on oppose le bras séculier aux dangers spirituels : le fanatisme anticlérical suffirait, sans invoquer d’anciens exemples, à dissuader de sévir contre les idéologies. Il faut lutter par des raisonnements contre la démence, par des affirmations expérientes et éloquentes contre le paradoxe : effort ingrat et harassant mais nécessaire : car l’idéologie engendre tous les maux. Une idée fausse, mise en action, mène un peuple, le plus prospère, à sa perte. Quant au Contrat social qui sera la charte de la Révolution, il fait pitié : les années passent et la guillotine s’installe ; et des phrases d’ouvriers en délire chrétien aboutissent à la défaite de Charleroi.
Le devoir de l’élite est un devoir doctrinal. Combien de ces ballons de déraison sociale seraient crevés par une démonstration appropriée ! Profitons de celle des évènements ; et de tant de malheurs tirons une certitude. La forme des institutions change, non pas la condition de leur excellence, toujours la même : la conscience et la compétence des égrégores.
Réduite à une question de personne, la politique devient réaliste et honnête, du même coup. Un portique reste ouvert aux discussions ; et la méthode paraît en suspens. Qu’elle y reste, sinon nous retombons au pouvoir des légistes, scribes et phraseurs. L’art du fait ne comporte pas d’autres principes que la recherche de l’harmonie, travail perpétuel d’adaptation, où l’expérience, l’intuition, et, en tous cas, la double connaissance de l’homme et de l’histoire proposent des décisions aussi diverses que les conjonctures.
L’action étatiste est une équation entre l’intérêt de l’espèce et celui de la race. Ce qui contredit au bien de l’espèce sera, au moins dans ses conséquences, funeste à la cité. La Civilisation, malgré son impersonnalité, tend par attraction vers ses véritables tenants, et ne serait-elle pas la conscience même du genre humain, qu’elle en représente la force évolutive et fatale.
Le Droit a contre lui ses jongleurs : pris plus haut que leurs arguments, c’est un idéal jailli de la nécessité, le fruit pratique de la civilisation. Les faibles seuls l’invoquent, ils n’ont point tort. Ce Dieu-là en vaut un autre, puisqu’il n’y a de criminel qui ne tente sa justification. L’homme doit raison de ses actes et il le sait si bien qu’il se perd plutôt que de n’en pas donner. Si les Allemands avaient pu se taire, leur situation serait meilleure. Ces pervers n’ont pas résisté à un impératif autrement rigoureux que le ressort du devoir, inventé à Königsberg. Ils tirent leur droit de la religion, de la science. Jamais agression n’a été autant motivée, expliquée, appuyée de textes et de considérations diverses. Si le Droit et la Force étaient identiques, ces hommes pratiques n’auraient pas ainsi plaidé. La conclusion expérimentale est simple : le Droit succombe sans la Force ; mais celle-ci n’accomplit rien de durable sans le Droit. Théorème identique à celui de l’individu. Il y a beaucoup de justes éprouvés, mais il n’y a pas de méchants heureux. La politique qui opère sur des circonstances se trouve engagée par des principes supérieurs, les mêmes qui régissent le for intérieur.
La vertu comme condition de succès, chez l’individu comme dans l’État, impose un commentaire.
L’Ordo amoris de saint Augustin a besoin d’une interprétation. L’amour va aussi loin que l’ordre le permet. Sa limite sera donc indéterminée dans le vœu individuel et rigoureuse dans le conflit collectif ou abstrait. L’homme s’appartient, sauf si la race ou l’humanité le réclament. Il ne peut alors être magnanime à son gré : pardonner aux ennemis de la race ou de l’espèce serait trahir la race ou l’espèce, solidaire de principes supérieurs ; la véritable charité consiste dans le triomphe de ces principes et non dans aucune pitié.
Laissons M. Bertillon se perdre dans ses statistiques. Des expériences sans précédents se succèdent qui concluent contre la victoire du nombre, en faveur de l’élite et de la science. Si, à la valeur de l’individu, nous avions pu joindre la perfection de l’outil, nous serions déjà vainqueurs : et l’avenir appartient à la prévoyance, à l’invention des moyens, et encore aux valeurs morales.
Une béatitude est interdite aux mortels : Bienheureux les pacifiques ne s’entend que de ceux supérieurement armés. Le vieil adage s’éclaire de preuves éclatantes.
Si les Alliés avaient été prêts à la guerre, la paix aurait duré. L’Internationale, création d’un juif allemand, est le pire poison dans l’ordre social. Karl Max, dans ses lettres, traite les Français de « crapauds et de cochons ». Le 12 septembre 1870, il écrit à Engels que sa protestation contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine n’est que pour empêcher les gaillards de hurler affreusement. Il demande la conquête du Slesvig-Holstein en 1859.
L’internationalisme est un article d’exportation : le socialiste allemand reste pangermaniste : il n’y a qu’à lire les discours des Scheidemann et des Heine, Bebel, Ledebour et Liebknecht, et les articles chauvins du Hamburger Echo et de la Chemnitzer Volkszeitung : ils ont le toupet de dire : « De l’attitude de nos camarades de France, d’Angleterre et de Belgique dépend pour nous la possibilité d’une action contre la guerre. » Mais Ledebour a voté les crédits de guerre en août et septembre 1914 et Liebknecht a tenté l’embauchage des ouvriers belges avec l’aveu des autorités allemandes ; et le discours humanitaire, que la presse française a reproduit, n’a jamais été prononcé.
La Social-Démocratie représente une machine impériale destinée à énerver le prolétariat et à entretenir cet état d’esprit que manifeste un M. Debierre criant : « Prenez garde aux applaudissements de la droite » quand le ministre objurgue que la loi sur les orphelins ne soit pas opposée par les uns aux autres.
Les offices politiques sont justement méprisés, parce qu’ils ne comportent aucun risque : le parlementarisme met le législateur au-dessus des lois. On a déposé, voire décapité des rois : aucun député n’a été même inquiété au cours de son mandat.
L’impunité parlementaire, qui s’appelle immunité, déshonore la fonction : l’irresponsabilité ministérielle de fait et de pratique ne souffre jamais d’exception.
Dans un des meilleurs ouvrages que la guerre ait inspirés, Vers la Victoire, M. Paul Flat, qui dirige avec une vraie vaillance la Revue Bleue et apporte dans la lutte idéologique des vues profondes, a écrit un chapitre d’une densité rare : La mentalité des avocats : « C’est la tare secrète d’une profession où la simulation, et disons le mot, la puissance de mensonge, est une condition presque nécessaire pour réussir et où, par conséquent, le triomphe du genre est de se mentir à soi-même » ; et je cueille cette triste sentence : « Pour un pays comme le nôtre, toute valeur politique est vouée par le fonctionnement même du parlementarisme à succomber sous le flot grandissant des incapables et des envieux conjurés. »
Voilà pourquoi il faut haïr la politique en elle-même, et en briser les cadres si savamment ordonnancés qu’ils étouffent toute conscience, toute compétence. Soyons tous républicains ; sifflons quiconque osera entonner un air doctrinal. Plus de théories, plus de phrases, plus de « Vive la République ». Elle vit, que cela soit entendu ; et que ses défenseurs déposent leurs sabres de bois et les adversaires leur pistolet de paille : et pour rappeler encore Aristote : « Que les fonctions soient telles qu’on puisse y être vertueux et compétent. » Et la vertu, en politique, c’est de n’appartenir à aucun parti, et en France, d’être Français, seulement Français.
V
LA TRANCHÉE HUMAINE
Une consolation nous restait, après nos pertes de traditions et la diminution des caractères. Dans la comparaison de ce que nous sommes avec ce que nous fûmes, un phare éclairait encore notre décadence. À un duc Job lançant son invective, on répondait : « Oui, moins grands, nous sommes plus humains. La souffrance a diminué en Occident. Nous la détestons, nous ne l’infligeons pas : nous la combattons. » Humains ! Ce prestige s’élevait sur l’obscurcissement des autres et distinguait les Occidentaux, et parmi eux les chrétiens. Des écriteaux portaient : « Soyez bons pour les animaux » ; la rue s’insurgeait à l’acte de brutalité : les Turcs paraissaient immondes ; les massacres n’étaient plus possibles qu’en Asie et sous l’invocation de Mahomet.
Hélas ! Les chrétiens ne valent pas mieux que les Turcs, ni les hommes d’Occident que ceux de la redoutable Asie.
La civilisation admet des sophismes, qui laissent au mal des lieux d’asile et des places de sûreté : ainsi l’exige notre infirme espèce. Les Blancs en face des Noirs et des Jaunes étaient encore monstrueux. L’Allemagne a transporté la férocité au cœur de l’Occident.
En Belgique, c’est par centaines qu’on peut compter les femmes et les enfants massacrés ; en Serbie, c’est par milliers ; en Arménie, c’est par centaines de milliers.
Si l’auteur de La Débâcle témoigna de sa seule bassesse, un génie aussi haut que Wagner, à son insu, exprima le tréfond de sa race. La monumentale partition de L’Anneau a pour fable le mépris d’un traité ; le Kaiser céleste refuse d’accomplir le pacte contracté avec les géants. Au lieu de clabauder comme un incontestable chef-d’œuvre, il fallait en sucer la moelle médullaire. Le génie est le grand prophète ; et quelles que soient ses passions, il dit la vérité, parce que le génie ne peut pas mentir, comme le talent.
La perfidie apparaît dans toute histoire : en Allemagne elle fut de fondation, d’un Frédéric II allié des Turcs et traître à la Croisade à un grand Frédéric cynique. Ce qui a surpris l’univers, c’est que la guerre devienne l’extermination, et que la consigne, au début d’une campagne, s’appelât la terreur.
Le 22 août 1914, le général von Bülow proclamait à Liège : « C’est avec mon consentement que le général en chef a fait brûler la localité (Andenne) et que cent personnes environ ont été fusillées. »
Le 25 août, le général Stenger, commandant la 58e brigade, donnait l’ordre : « À partir d’aujourd’hui, il ne sera plus fait de prisonniers. Tous les prisonniers seront massacrés. Les blessés en armes ou sans armes massacrés. Même les prisonniers déjà groupés en convois seront massacrés. Derrière nous, il ne restera aucun ennemi vivant. »
Ce traitement s’applique à des neutres, qui ont tenté seulement de sauvegarder leur neutralité. La victoire de tels hommes serait la fin de l’humanité. Avouons que le ton de nos journaux reste singulièrement mou, pâle et piteux.
Quant aux neutres, la peur ne les sauve pas de la chappe de félonie. De pareils forfaits, revêtus d’une sanction si haute, permettent-ils à quelqu’un l’indifférence ? Si le succès avait couronné cette ignominie, le Galiléen tombait de sa croix, et l’humanité descendait au-dessous de la bête.
Le « tuez et brûlez tout » de Louvain entendu par M. Friglisler (Journal de Genève) et la démolition systématique de la cathédrale de Reims et de celle de Soissons n’appartiennent pas à notre temps. On dira que les jeunes filles belges et les prêtres catholiques ont crevé les yeux des blessés, et des contes de francs-tireurs ; mais le représentant des catholiques trouvera mieux, il proclamera que la charité se manifeste par la terribilité des moyens ; et les œuvres néroniennes, passeront, comme les conseils de la Pitié et les échos de la Sainte Montagne.
Les gaz asphyxiants, les jets de flamme qui font de l’adversaire une torche vivante, l’incendie et les faibles jetés dans les flammes ; le viol sous les yeux des pères, des mères, des frères, des époux ; le massacre des civils ou leur déportation à l’assyrienne ; les feux de salves sur trois cents civils et les survivants forcés à creuser les fosses : quels tableaux ! L’occupation d’village commence par le supplice du curé, la profanation du tabernacle et la ruine systématique de l’église. Sans parler ni des crimes aériens et sous-marins : voilà le fruit aussi bien du protestantisme que du catholicisme. Le pape est neutre, même devant des trains entiers de nonnains engrossées, même devant les procès-verbaux de deux cents martyrs du sacerdoce ! Si les ordres inhumains étonnent, par leurs conséquences diamétralement opposées à la volonté des envahisseurs, les cruautés innombrables semblent un défi à la raison. Comment ? Nous estimons que les tauromachies déshonorent l’Espagne ; la boxe nous répugne comme le pancrace des anciens ; nous frémissons, en lisant Louis Lambert, à la férule des régents ; la vivisection nous paraît un crime ; le passant s’ameute et proteste contre le charretier brutal. Et nous cesserions d’exécrer et de dénoncer une race qui enterre vivant, qui écartèle, qui fait bouillir les mains, qui achève et torture les blessés.
Ces êtres, plus féroces que les Peaux-Rouges de nos lectures d’enfant, s’avouent innommablement lâches. Ils tuent le désarmé, le prêtre catholique d’abord, le civil ensuite. L’âge ne les arrête pas, le uhlan enlève d’un coup de lance le nourrisson au sein de sa mère et la crosse martèle le crâne des vieillards. Le sexe ! L’Allemand ne viole pas, il éventre. Fait isolé ? Non, méthode. Il faut que la famille, ligotée, assiste à la profanation des vierges, il faut que l’époux devienne fou au spectacle de l’épouse en proie à l’escouade. Les monstres sont les mêmes hommes que j’ai coudoyés à Bayreuth, à Munich, à Nuremberg, à Oberammergau, aux solennités d’art : les spectateurs de Parsifal et de la Passion !
Le Kaiser avait ouvert les prisons et armé les condamnés de droit commun ? Les crimes devaient être attribués à la soldatesque ? Non, à la férocité de la race. D’âge en âge, Tacite et Florus, Louvois et Wellington l’attestent. La discipline implacable de cette armée ne souffre aucun doute. Pour consigne, la terreur : et l’âme allemande libre de se manifester s’est satisfaite. Une si grande armée de Nérons, de sadiques ! Quel peuple, qui enferma de tels instincts, les tient secrets, et, brusquement, à l’occasion, les étale et les rassasie. Vraiment, est-ce en 1914, à quelques lieues de Paris, qu’on enterre un curé vivant par la tête et qu’on écartèle un officier ?
Qu’il y ait parmi soixante-dix millions d’êtres baptisés et d’éducation chrétienne les quelques justes qui manquèrent à Sodome, c’est probable : mais ces justes ne sauraient s’interposer entre une race infâme et l’humanité.
L’ineffable charité formerait-elle des insensés s’imaginant que Jésus aurait ouvert les bras à Judas ? Infirmité de notre jugement ! L’absurde nous suit même dans la contemplation de l’Agneau. L’incohérente sensibilité court de la fureur à la dernière faiblesse. Il y eut des fanatiques sans entrailles : voilà des entrailles folles et sans cerveau.
Ni la cité, ni la race, ni l’humanité ne doivent pardonner ; qu’elles jugent. En 1870, l’Allemagne ne voulait que de la terre et de l’or : en 1914, elle poursuit la germanisation de la terre.
Un Chamberlain regrette que les Germains d’antan n’aient pas procédé à une extermination plus radicale des éléments latins ; ce sinistre hâbleur représente une mentalité dérisoire en soi, effroyable par le nombre et la force des moyens.
Chaque fois que le Mal se manifeste collectif, permanent, systématique et non plus individuel, accidentel, impulsif, la Civilisation est atteinte dans sa conscience, et si elle ne réagit pas, elle déchoit. La Guerre est un fléau terrible par elle-même : mais il n’y a pas de nom, dans les langues humaines, pour qualifier tant de perfidie dans les conseils, tant de Néronisme dans les tortures, tant de sauvagerie dans les supplices, tant de mensonges dans les paroles, tant de démence dans les desseins.
Vous devez être allemands, par Blankmeister, tirée du Journal des communautés évangéliques du district de Groningen (12e année) :
1. – Voilà assez longtemps que vous courez après les peuples étrangers pour les imiter, mes chers Allemands. Il faut que cela finisse. Soyons nous-mêmes et restons-le.
2. – Des alliés ? Nous n’en avons pas ; car les Autrichiens sont la chair de notre chair. Ayez confiance en Dieu, qui a fait de vous des Allemands.
3. – Tout le fatras étranger dans les mœurs et le costume chez les petits messieurs et les petites dames a pris fin en 1914. Plus de journal de modes français dans une maison allemande : au feu le chiffon. Plus d’enseignes en langues étrangères à la porte de nos hôtels ou de nos magasins : en pièces le bric-à-brac ! Et pour votre postérité, prenez la devise : « Aux enfants de l’Allemagne, des noms allemands. »
4. – Finie la manie des mots étrangers dans la parole et l’écriture. Malheur à vous, journalistes, critiques, malheur à vous, savants et magistrats, si après 1914 vous retombez dans votre ancienne faute et nous servez votre jargon français. Nous ne le lirons plus, et nous vous placerons tous sous la tutelle de notre association pour la langue allemande, et celui qui ne s’amendera pas aura son nom au pilori.
5. – L’écriture allemande et les caractères d’impression gothique doivent être maintenus sans défaillance.
6. – Dans tous les établissements d’instruction, depuis l’école primaire jusqu’à l’université, l’étude de la langue allemande, de l’histoire de l’Allemagne, de la tradition allemande et de la littérature allemande doit former le centre ; le reste est accessoire et en dépend.
7. – Le fouet en main, expurgez la scène allemande de toute la pourriture étrangère, et quand ce sera fait, placez des gardes aux portes pour en empêcher le retour. La scène doit nous élever, et non nous abaisser, être le temple de la beauté, de la noblesse, de la vertu et non un coupe-gorge.
8. – Le bûcher pour les livres, les journaux les publications humoristiques contraires à la morale ; qui veut l’élever avec nous ? Il y faut beaucoup de mains, car leur nombre est légion en Allemagne.
9. – Il faut interdire leur métier à certains opérateurs de cinéma. Car ce qu’ils nous montrent est de la mauvaise herbe. On arrache la mauvaise herbe, sans pitié.
10. – Revenez à nos vieux poètes, de Walther von der Vogelveide à Hans Sachs, de Fischart à Gellert et Moeser, car ils nous apportent l’esprit qui nous fera nous reconnaître.
11. – Cultivez la chanson populaire allemande, car elle contient des mines d’or et des sources jaillissantes. Une seule chanson vaut un chargement d’opéras et d’opérettes : c’est assez de cela !
12. – Ce qu’il nous faut dans l’art, c’est la tradition domestique et nationale. Hebbel et Reuter, Richter et Schaefer vous diront ce que j’entends par là.
13. – Dans chaque université, il y aura une chaire spéciale pour l’étude de la tradition populaire allemande, une pour Luther, une pour Goethe et Schiller, une pour Bismarck et Moltke.
14. – Le livre des livres, pour le peuple allemand, est la Bible de Luther. Aucun peuple n’a un livre pareil.
15. – Que les autorités soient prudentes pour l’entrée des étrangers dans nos écoles. Nous voulons bien des hôtes, mais non de la vermine.
16. – Les nombreuses colonies d’étrangers en Allemagne sont suspectes. Elles profitent aux étrangers, non aux Allemands.
17. – Que le sang allemand reste pur. Qu’il n’y ait pas un Allemand qui épouse une étrangère, pas une Allemande qui se fiance à un étranger. Et que la règle compte aussi pour nos princes. La fille d’un prince allemand a-t-elle besoin d’un prince russe pour trouver son égal ? Un gentilhomme allemand vaut mieux qu’un prince russe.
18. – Dites ce que vous voudrez, je maintiendrai que la vie de famille allemande l’emporte en toute chose. L’Allemagne est le salut du monde, la vie de famille, le salut de l’Allemagne.
19. – Que chaque famille allemande ait, à partir de 1914, son arbre généalogique.
20. – Le goût de la toilette est un vice français. Nous lui déclarons la guerre. Hommes et femmes d’Allemagne, revenez donc enfin à la simplicité. « Simple comme une femme allemande », que cela devienne un proverbe dans l’avenir.
21. – L’ivrognerie est un vice russe et belge. Ce fut aussi un vice allemand, mais les temps sont passés. La victoire nous vient de la sobriété. L’Allemand qui boit est un traître.
22. – L’impudicité est un vice français. Un Allemand qui se livre à l’impudicité n’est plus un homme, mais un garnement qui déshonore son âme et son corps, son sexe, sa nation. Et les femmes impudiques ? On ne peut dire que : Fi !
23. – Après la guerre commencera la campagne contre cette triple entente : toilette, boisson, impureté. À coups de baïonnettes et d’obus, elle sera menée par tous les hommes d’Allemagne, comme la présente guerre, et, comme elle, victorieuse.
24. – Le signe distinctif des Allemands est la piété. Nous avons été pieux et dévots en 1813, mais ne l’étions pas restés. Nous le sommes redevenus en 1914, et le resterons, pour que Dieu nous aide. Ou bien voulons-nous un avertissement plus sévère encore que celui de 1914 ?
25. – Tout ce qui n’est pas allemand dans la religion et le culte doit être rejeté et combattu. L’athéisme n’est pas allemand, ni les sectes. La religion de l’Allemagne est le protestantisme de nos pasteurs de campagne. Toute la force de l’Allemagne est là. Dieu protège l’Allemagne !
Le moyen âge, si profond en ses images, si expérient dans ses légendes, aurait reconnu dans le Boche le loup-garou de ses contes, l’homme devenu bestial et resté pervers, appliquant son intelligence au crime. On calomnie la bête pour qualifier le Boche, faute d’une comparaison qu’on ne trouverait que dans la diablerie. Le Boche a l’instinct du mal, ajoute une stupidité inimputable aux démons. Perversité, férocité, stupidité, voilà le trirègne du suprême évêque de Prusse, l’Empereur roi. On voit à plein visage le pervers ; la brutalité aveugle, la stupidité échappe encore au jugement de ces lâches que sont les neutres.
Un esprit familier avec l’histoire, et qui dans ses méditations, suit la méthode calomniée de Machiavel, aurait affirmé, au 2 août 1914, que l’Allemagne ne pouvait pas réussir. Il a fallu deux ans pour la démonstration ; elle est faite maintenant. Sa prospérité fabuleuse, elle l’a sacrifiée, dans un vertige islamique d’hégémonie ; trois millions d’hommes à terre, des finances ruinées, l’exécration de l’univers, et désormais une méfiance que rien n’endormira ; des prestiges savamment formés et tout à fait évanouis, le mépris de tout honnête homme : vraiment où l’admiration se prend-elle ? Le militarisme a fait d’une race, qui dominait le monde économique et qui le pénétrait spirituellement, une horde exécrée. Leur prévoyance et sa minutie, leur organisation et sa méthode, leur endurance : avant de les louer, voyez l’effet. Ces moyens, ces outils, ces soins éblouissent : estimez l’aboutissement, pesez le résultat : la défaite et la ruine.
Après deux ans d’attaque brusquée, où en est l’Allemagne ? À l’abandon de sa mise, à la paix honorable. Ici, la stupidité éclate. La paix pontificale, le vœu du Vicaire de Jésus-Christ serait le moyen, pour les loups, de revenir plus formidables et le croc plus acéré.
L’empereur qui dit, au XXe siècle : « L’humanité finit aux Vosges » et qui en 1891 prêchait aux recrues : « Si je vous ordonnais de tirer sur votre père et votre mère, il faudrait m’obéir sans murmure » est un asiatique, intolérable en Occident. L’apache intellectuel, Nietzsche, qui ne reconnaît de devoirs « qu’envers les égaux », estime « qu’une bonne guerre sanctifie tout ». Une mauvaise guerre accable le plus fort. Un attentat manqué ne rencontre que du mépris, même chez les pervers. Nous vivions sur une notion fausse, la superexcellence de l’intellectualisme : l’évènement a démontré que le sentiment mène le monde et domine les autres forces. Essen ne représente que l’outillage d’un fanatisme, c’est-à-dire d’une passion nationale ; le 75 providentiel ne figure que l’instrument de notre victoire. L’ouragan d’acier ne doit pas masquer le cœur de la race ; et la nôtre porte l’humanité dans chaque battement. Qu’il est beau le sort de ces quatre peuples, qui saignent pour le salut du monde, race de Roland, race de Shakespeare, race de Dante et race slave : celle-là, par son nombre même, a la mission de submerger le germain et d’étouffer sa pullulence animale et son poids grégaire.
Il existe une chose inexprimable et si haute que, devant elle, les hommes sont égaux : l’honneur. On tient une parole d’honneur, on paye une dette d’honneur, on ne transige pas sur un point d’honneur.
Qu’est-ce que donc que l’honneur ? La barrière infranchissable que l’homme établit librement, entre l’idéal et son intérêt.
Ce n’est point l’héroïsme : ce n’est pas le devoir.
L’honneur ne prescrit rien de propre ; il défend certaines choses, celles-là même qui échappent aux sanctions, celles-là qu’on commettrait impunément.
La loi ne reconnaît pas les dettes de jeu, et qui traîne l’ennui d’une meute de créanciers ne paiera que celles-là. Manquer à une convention légalisée expose à des poursuites, non au déshonneur. Un homme prend la livrée du laquais, trompe une famille, pour un dessein d’amour : il est coupable ; mais s’il s’introduit dans cette même famille pour surprendre des secrets et les utiliser, il est infâme : c’est un espion.
L’imposteur est lâche. Celui qui ne va pas visage découvert, nous le méprisons. Il n’y a de dignité que si on porte son dessein dans ses yeux, comme une flamme. Le moyen âge loyal condensait son exécration du mensonge dans le type de Renart, le scélérat qui n’a pas le courage de ses crimes.
L’honneur défend d’accabler la faiblesse, de torturer les enfants, les femmes et les vieillards, de frapper les désarmés, d’achever les blessés et enfin d’infliger de la douleur inutile.
Il défend aussi de détruire pour détruire, et surtout les monuments, qui appartiennent à l’humanité.
Qui s’inscrira contre une notion si essentielle ?
L’Empire allemand tout entier, de son Kaiser à ses professeurs, de ses généraux à ses artistes, de ses cardinaux à ses intellectuels. Je fais taire mes sentiments français, j’écarte le débat sur l’illégitimité de cette guerre. Une entreprise qui a pour but de soumettre à sa volonté une volonté adverse implique des conséquences affreuses, et j’accorde aux hommes d’être des bêtes et aussi loin de la pitié qu’un élément, d’être impitoyables comme les tigres, aveugles comme la foudre, mais les Allemands se dénoncent plus effroyables !
Voici les ruines ! Celles éclatantes de Malines, de Louvain, d’Ypres, d’Arras, de Reims, de Soissons, de Senlis ; celles innombrables des villages et villes ouvertes.
Nous compterons ce que l’humanité a perdu : et nous serons stupéfaits.
La bibliothèque de Louvain, les halles aux draps d’Ypres, la grande place d’Arras, les statues de Reims étaient-elles des obstacles à la victoire allemande ?
Si ces destructions ont été systématiques, les Allemands sont des monstres.
Si l’incendie, qui a pris une telle importance entre les mains teutonnes qu’ils l’appellent eux-mêmes la cinquième arme, a été allumée non par un effet indirect du combat, mais pour réaliser la parole d’Attila : « L’herbe ne pousse plus là où mon cheval a passé », les Allemands sont des monstres.
Si nous trouvons parmi les cadavres des prêtres, des vieillards, des enfants, des femmes et des civils, nous examinerons s’ils se sont trouvés englobés dans le rayon du feu par fatalité. S’ils ont été tués à bout portant et pour la seule idée de carnage, nous dirons que les Allemands sont des monstres.
Si nous découvrons qu’on a achevé les blessés, torturé les prisonniers, tiré sur les ambulances, comme aussi profané les églises ; si, non content de tuer, on a infligé des tortures, si vraiment on a arraché le sein des femmes et coupé le poignet des enfants, nous dirons que les Allemands sont des monstres.
Enfin, trois accusations se dressent contre eux, tellement accablantes que si elles sont démontrées, aucun honnête homme ne pourra plus partager le pain et le sel avec l’un deux.
Le premier de ces chefs d’ignominie est l’emploi du bouclier vivant, du rempart humain.
Les Allemands auraient forcé des prisonniers, des otages, des femmes à marcher devant eux sous le feu de l’adversaire ?
Un précédent à cette infâmie, je ne l’ai pas trouvé, sauf chez les Turcs immondes.
Le second chef serait l’établissement de l’esclavage dans les contrées conquises, de l’esclavage tel que le pratiquaient les Assyriens, tel que Mme Beecher-Stowe l’a dépeint dans la Case de l’oncle Tom.
Le troisième chef est la déportation en Allemagne des populations vaincues pour les rendre tuberculeuses, par un régime scientifique de débilitation physique et de dépression morale.
Un quatrième, dont la preuve n’est pas aisée, surtout à cette heure, parce qu’elle entraîne une grande honte sur les victimes, est le viol en service commandé et par escouades, avec aphrodisiaques distribués aux soldats préventivement.
Il y a dans le manifeste des 92 une assertion qu’il faut accepter.
« Il n’a été commis par nos troupes aucun acte de cruauté indiscipliné. » Rien de ce qu’ont fait les Allemands ne doit être attribué à la perversité individuelle. S’ils ont été cruels, la discipline les y forçait. N’ont-ils pas avoué même en leurs carnets qu’ils ne faisaient pas la moitié des horreurs qui leur étaient commandées ?
Retenons du manifeste des Universités cette affirmation que le militarisme et la Kultur ne sont qu’une seule et même chose. La pensée allemande se reconnaît dans la main qui incendie et qui mutile.
« C’est la guerre ! » disent ces brigands, comme si nous n’avions pas l’histoire pour confronter ce que fut la guerre sous Napoléon, et la différencier de l’extermination. Les carnets de campagne des Boches, plus encore que les enquêtes, parlent clair.
M. Powell, correspondant du World de New-York, aux négations du général Von Boehn commandant la 9e armée, répond :
– Je regrette de vous contredire, riposta M. Powell avec fermeté, mais j’ai vu moi-même des cadavres de femmes et d’enfants mutilés. Et il en est de même de M. Gibson, secrétaire de la légation des États-Unis, à Bruxelles, qui a assisté à la destruction de Louvain.
– Oui, évidemment, fit le général. Les femmes et les enfants courent toujours le risque d’être tués pendant les combats dans les rues, s’ils s’obstinent à sortir de chez eux. C’est malheureux, mais c’est une conséquence de la guerre.
– Ah ! s’écria le journaliste américain. Et le cadavre de femme ayant les mains et les pieds coupés que j’ai vu ? Et le vieillard à cheveux blancs et son fils, que j’ai aidé à enterrer près de Sempstad, ou ils avaient été tués tout simplement parce qu’un Belge qui battait en retraite avait tué un soldat allemand devant leur maison ? Le vieillard avait reçu vingt-deux coups de baïonnette dans la figure ; je les ai comptés. Et la petite fillette de deux ans qui fut tuée d’un coup de feu, dans les bras de sa mère, par un uhlan, et dont j’ai suivi les obsèques à Heyst-Op-Den-Berg ? Et le vieillard pendu par les mains aux poutres de sa maison et qu’on a brûlé vif, en allumant un brasier au-dessous de lui ?
Après cela, un docteur Magnus Horschfeld, spécialiste des maladies nerveuses, trouvera incompréhensible l’aversion pour l’Allemagne, et, en systématisateur, il attribue la haine de la Kultur à une infection psychique, déterminée par un bacille de l’âme.
VI
LA TRANCHÉE PERPÉTUELLE
Il faudra l’ouvrir, au lendemain de la paix, cette tranchée sur l’étendue de la frontière morale et métaphysique, qui fut violée avant l’autre. Elle n’était pas défendue ; et des traîtres, çà et là, la livrèrent. Le coup le plus dur sur une race qui prétend à l’hégémonie, je l’ai cherché, en priant les dieux d’envoyer leur conseil ; je n’en ai pas trouvé qui valut la déchéance de la langue comme langage littéraire. On n’abolit pas soixante et dix millions d’hommes, mais on ne peut plus dire Ya et ne plus permettre qu’on le dise autour de soi. Ce Ya résonnait en 1914 à nos foyers, aux plus armoriés ; à la veille de l’invasion, le théâtre des Champs Élysées, d’architecture boche, retentissait des cris d’onagres qui font d’un dialogue d’amour une engueulée de Troglodytes. Dans le monde, le « Ya » snobique s’imposait.
Cet ostracisme contre un idiome rencontre une opposition : une gent enseignante défend ses moyens d’existence ; une autre divagante se lève pour sauver la source de ses idées biscornues, et surtout cette partie des publicistes qui vivent à traduire et à commenter, et à tenir le public au courant de la pensée étrangère.
Que l’officier étudie la langue de l’ennemi héréditaire, cela fait partie de ses austères devoirs ; que certains hommes se dévouent à la lecture des publications allemandes, pour en tirer des avertissements : enfin qu’on pratique l’allemand dans la mesure qu’impose notre défense : pourvu que cette mesure soit gardée. Et ce serait un coup mortel à l’influence germanique, un coup qui n’a pas de parade.
Premier point : que l’allemand soit effacé de l’enseignement des jeunes filles. Cela répugne que nos vierges mâchent ces mots propres aux assassins, comme si elles parlaient l’argot du bagne : l’allemand est le jargon des ennemis de la vierge, des contempteurs de la femme. Que les belles lèvres, sur qui voltigent le divin langage des Gaules, ne se salissent plus aux grognements des ours-loups (style Luthérien).
Que ne puis-je développer l’intérêt de ce vœu qu’on voudra tourner en boutade : il comporte, avec une juste représaille, le châtiment de ces neutres qui disent Ya. La question des Alsaciens, pesante, arrête le sursaut de légitime vindicte. Mais il ne s’agit pas seulement de la punition des Austro-Allemands ; aussi d’une action sur les neutres nordiques, qui par parenté linguistique et confessionnelle vivent à l’état de vasselage et font des vœux pour l’hégémonie teutonne et protestante. La Suisse de Zurich et de Bâle, le plus grand nombre des Hollandais appartiennent à l’Allemagne, au moins par une secrète admiration. Combien de Polonais, de Suédois, de Danois, qui sont allés aux universités du Rhin, s’estiment cultivés. Or, l’antagonisme entre la civilisation grécolatine et la Kultur, le Kaiser l’a proclamée, à chaque circonstance. Les pacifistes de l’enseignement ne valent pas mieux que ceux de la politique : les internationalistes, en philosophie, sont des traîtres. À cette heure il faut choisir entre Athènes et Rome et Wittenberg-Genève ! Que chacun prenne sa position de combat : en repoussant la langue allemande, on l’atteint dans son Verbe.
Après l’idiome, l’Art se place comme instrument d’hégémonie. Les deux grands Salons ont exclu les Austro-Boches ; mais leurs membres se sont-ils engagés à ne jamais exposer chez l’ennemi ? Non, et si l’opinion ne les contraint pas, ils enverront à Berlin et à Vienne.
À Paris, on n’acceptera plus ni œuvres, ni chanteurs, ni exécutants austro-boches ; mais la Société des auteurs, tant dramatiques que lyriques, et les chanteurs et instrumentistes s’engageront-ils à ne jamais aller chez l’ennemi ? Ici encore l’opinion doit opérer sa contrainte.
C’était un concert des cabots et cabotines que le Kaiser avait flattés, avant la guerre : « Quel empereur, bien parisien, si esthète ! »
Le troisième élément hégémonique est d’ordre pédagogique. Quoique le prestige du maître actuel soit minime, il agit sur les jeunes cerveaux par la méthode, l’indication des sources et l’esprit des leçons.
Or, si l’esprit chrétien se trouve écarté de nos chaires par la politique, l’esprit latin subit aussi l’atteinte du kantisme et l’Organon partage le sort de l’Évangile.
La Kultur ne s’établit que sur l’abolition de la sensibilité latine et dans le désarroi de la logique. Ses traits essentiels, l’inhumanité et la divagation, s’affirment incompatibles avec la parole du Christ et la lucidité aristotélique. Sans durcissement du cœur, sans brumes sur l’entendement, on n’est point cultivé, à la façon allemande. Or, quel homme renoncera à sa délicatesse d’âme et à sa dignité d’esprit, si on l’avertit que cette renonciation est l’horrible prix de la mentalité ennemie ?
Pesante pensée que l’heure ne permet pas d’éluder : la race qui, pendant quatre siècles, entrava la naissance de la civilisation latine ne sera pas vaincue en une fois : la paix ne marquera qu’un répit. Une nation grégaire comme l’Allemagne porte au plus profond de sa veine un poison terrible, la notion islamique. La défaite ne lui ouvre pas l’esprit ; et elle continuera son rêve abominable, attendant l’heure de le réaliser. Ce que les Allemands faisaient avant 1914, ils le tenteront après la déroute ; on verra de nouveau la pénétration lente. « Kamarades ! » Les tortionnaires d’hier reparaîtront avec des besicles de professeurs et des caisses d’échantillons. Ils retrouveront leurs anciens clients à la Sorbonne, comme aux grands magasins. Le chœur des pacifistes, humanitaires et internationalistes, renforcé de snobs et de traîtres à divers degrés, entonnera des hymnes à la magnanimité et les Béatitudes appliqués à l’invasion spirituelle et économique. Que fera-t-on alors ? Les professeurs suspects ! les commerçants ? On ne fera rien, à moins que ne reviennent du front des hommes violents pour encadrer les civils de bonne volonté. Ceux qu’on nomme les Poilus, trépelus du moyen âge, braves à trois poils de l’Empire, décideront de tout : mais ils seront bien las pour attaquer les programmes universitaires et veiller à la défense idéologique. Il faudra que les civils la tiennent. On ne saurait aujourd’hui rechercher les causes de Ia défaite de Charleroi, de l’abandon de Laon et des affres de ce mois d’août de 1914, le plus funeste que la France ait vécu. Une question est abordable, celle de l’espionnage malgré sa complexité. D’abord tout Allemand, fût-il prince, toute Allemande, portât-elle une couronne fermée, espionnent sans mandat, sans but précis, comme ils respirent. L. J. dans l’Information estime qu’il y avait en France 250.000 espions stipendiés, dont 80.000 filles. Le trésor de Spandore y aurait passé.
L’instituteur allemand, qui faisait en France son voyage de vacances, livrait ses notes au retour, et suivant leur intérêt recevait une gratification. Il faut modifier nos idées sur cette activité : nous la méprisons, et l’Allemand la considère comme un devoir et une manifestation du patriotisme. L’espion, missionné pour pénétrer les secrets de guerre, le professionnel spécialiste de ce métier, n’est pas propre à la Germanie : mais tout Allemand, employé ou commerçant, ou résident, fournira au moment de l’invasion l’état des personnes, des fortunes, des ressources, il sera l’informateur et le guide.
Nos forts de l’Est employaient des locomotives Orenstein et Koppel ; et le port de Cherbourg recevait deux ingénieurs ennemis qui étaient deux officiers. Au château d’Hangest, le régisseur disparu à la déclaration de guerre revint le 1er septembre, comme fourrier des uhlans. On avoue pour Reims six cents espions. Dans la région d’Amiens, un prétendu Suisse établissait une tréfilerie : c’était un officier d’état-major qui vint organiser les réquisitions. La loi Delbruck présentée au Reichstag le 23 février 1912, que cite M. Léon Daudet, en la soussignant de ce fait que pour 1910-1911, on a compté en France 13.430 naturalisations :
« Il est vrai que nous reconnaissons qu’il y a des cas où un citoyen allemand se trouvant à l’étranger pourrait avoir un intérêt à acquérir, à côté de la vieille nationalité, une nouvelle nationalité, et que, tout en possédant cette dernière, il pourrait en même temps représenter utilement les intérêts de sa vieille patrie. Pour faire face à cette éventualité, nous avons, dans la nouvelle loi, une disposition déclarant que ceux qui auront demandé et obtenu la nationalité dans un pays étranger, mais en ont préalablement averti les autorités compétentes de leur pays et en ont obtenu l’autorisation, ne perdent pas la nationalité allemande. »
Ne comptons pas sur le législateur : des influences, plus fortes que ses vœux individuels, l’empêchent de faire son devoir. Après deux ans de guerre, l’Internationale défend encore nos ennemis et il n’a rien été promulgué de décisif. Des pressions d’opinions extrêmement fortes seules auraient raison des menées occultes et des habitudes de ces parlementaires.
Le poilu, revenu des tranchées, secouera-t-il l’autre ennemi, le législateur incapable ou indigne, et forcera-t-il les politiciens au patriotisme réel et d’action ? Le civil doit veiller à la pédagogie, à la mondanité, et créer des mœurs de guerre, surtout combattre le prestige allemand en science, en art, en histoire. Ce ne sera que justice, car l’infériorité du Boche est une vérité historique : il s’agit de la démontrer à tous.
Il veut des saints et des génies en Allemagne, il y eut des vertus et des chefs-d’œuvre. L’épithète de Boche a le mérite de distinguer entre un peuple inférieur et tardigrade sans doute, mais qui fut chrétien, et une horde organisée mais non plus civilisée.
Une Allemagne médiévale et imitatrice de la France et des Flandres s’épanouit et meurt en la personne de Dürer ; il y en a une autre, toute musicale, qui va du milieu du XVIIIe siècle à Wagner.
La Saxe de Luther, la Prusse de Frédéric-Guillaume renfermaient déjà les ferments inhumains qui se déchaînent maintenant. La doctrine étatiste fut imposée aux philosophes, en même temps que le service obligatoire aux citoyens. Toutefois l’unité de l’Allemagne n’a qu’un demi-siècle et le « crucifiez-le » de la Passion de Bach n’a retenti, en choral hideux, qu’en 1914. Ce millésime marque la métamorphose de l’Allemand en monstre. Devant nous, il y a que des Boches, qu’ils portent le chapeau du cardinal ou le casque à pointe.
Il n’existe, en Allemagne, ni catholique, m protestant, ni libre penseur, ni intellectuel, ni illettré ; ni hobereau, ni prolétaire : ceux qui le prétendent sont des agents germaniques. Un seul cerveau pense, une seule conscience juge, un cerveau collectif, une conscience générale, qui distribuent la pensée et la sensibilité, comme on distribue l’heure dans les grandes villes.
Comment en douter ? Les cardinaux et évêques allemands, les pasteurs, les professeurs ne sont-ils pas unanimes ? Cette race dressée au fouet (tout Allemand passe deux ans dans la chiourme, on l’oublie) n’accepte son esclavage que par la vision d’un avenir où il sera négrier à son tour.
Les quatre-vingt-treize intellectuels ont donné le trait décisif du caporalisme. On a cru voir les nains du Nibelheim sous le fouet d’Alberich. L’Allemand n’est point élevé, il est dressé, comme une bête.
Luther commença par lui ôter son libre arbitre ; Kant lui fêla la tête. Les dieux sont à l’image des races. Jésus aux bords de la Sprée devient Wotan ; et Jéhovah, Allah. La philosophie exprime moins la recherche de la vérité que son adaptation à un tempérament.
La Germanisation amène l’homme au point de fanatique national par le fouet et l’école, et aussi par l’éducation religieuse et philosophique.
Avec une entente lucide de l’incroyable plasticité de sa race, le dirigeant a obtenu l’obéissance passive, fomentant un orgueil collectif qui compense les humiliations de l’individu et explique des hurlements comme celui de Lenard, professeur à Heidelberg : « Point de respect pour les tombeaux de Shakespeare, de Newton et de Faraday... ! » ou cette vocifération d’un savant : « Que les charognes pourrissent, il n’y a d’hommes nobles que les Allemands ! »
Imposteur en toute occurrence, le Boche est sincère dans son orgueil d’être Boche. Il croit, aime et espère en sa divinité collective, et cela explique qu’il accepte tant d’humiliation comme citoyen. Esclave, il sera le bourreau des autres peuples. Un fonds d’insondable bêtise l’a livré à Luther et à tous ses maîtres successifs : il a la liberté du bafouillage. Dans l’ergastule, il n’y a que des autodidactes, libres d’interpréter la Bible mais obligés au fouet.
Dans l’État-Dieu de Hegel et de Novalis, il s’enivre du haschisch asiatique : le saint Empire hérite de l’âme arabe. Un formidable concert où les prêtres, les pasteurs, les professeurs, les intellectuels, à l’unisson, célèbrent l’homicide. En 1880, un de Moltke disait : « La guerre fait partie de l’ordre universel institué par Dieu », et en 1914, Thomas Mann s’écriait : « La Kultur n’exclut pas la sauvagerie sanglante ; elle sublimise le démoniaque. » Et le maréchal von Haeseler : « Faut-il que la civilisation élève ses temples sur des montagnes de cadavres, sur des mers de larmes ? Oui. »
Comment nommer ce phénomène d’un cardinal-archevêque de Cologne reprenant le travail de Luther et forçant le pape à se déshonorer ; et ces intellectuels, tellement abrutis par la consigne nationale, qu’ils ne conçoivent pas que l’acte militariste dans l’ordre mental, ruine leur raison d’être et qu’ils ne servent plus à rien, dès qu’ils cessent d’être des individus.
Le Bochisme est une endémie où l’impératif de race abolit tous les principes, même ceux de l’espèce : un Boche n’est plus un homme. Judaïque, Islamique, Kantienne ou Nietzschéenne, sa mentalité s’oppose radicalement à la civilisation et lui substitue la Kultur, protestantisme, militarisme, trancendantalisme, c’est-à-dire la pire forme religieuse, la plus insupportable des chaînes sociales et la plus stupide des méthodes.
En vain, on cherche des ancêtres à la Germanie. Israël ne menaçait que ses plus faibles voisins : l’essor islamique ne mouvait que du fanatisme.
Barbares ? Sauvages ? Bandits ?
Ces épithètes viennent d’elles-mêmes aux lèvres ; et accusent la paresse d’expression.
Le Boche est un être nouveau, imprévu, tout à fait original et aucune qualification n’existe dans le passé pour un état d’âme aussi récent que l’aviation dans l’ordre du fait. Ni les temps primitifs, ni les décadences ne fournissent un adjectif exact.
Qu’est-ce qu’un Barbare ? Celui qui n’a pas atteint l’état civilisé. Or, il y a, à Berlin, les mêmes églises dédiées au même Dieu, les mêmes écoles avec les mêmes programmes, la même activité spirituelle qu’à Paris ou à Londres.
Qu’est-ce qu’un Sauvage ? Celui qui vit sans lettres, sans arts, sans science, qui ne sait que combattre et chasser. Or, à part les lits sans drap, les mets sans goût, les rapports sociaux sans politesse, quoique je ne suis allé, en Allemagne, que pour voir des monuments, des musées et entendre du Wagner et du Mozart, j’y ai passé des heures esthétiques.
Qu’est-ce qu’un Brigand ? Celui qui exerce le vol et la pillerie par la force. Il n’y a point eu de peuples de brigands, mais seulement des bandes.
Cependant, le Boche se compose de barbarie, car il déteste et détruit les civilisations rivales, renverse les églises sises à l’étranger ; de sauvagerie aussi, car il combat sans cesse pour son empire ; de brigandage, car il vole et pille, comme Cartouche et Mandrin.
Comment dénommer l’être qui unit aux instincts de la jungle et de la horde le progrès de la civilisation ; et, pour satisfaire sa féroce avidité, utilise la foi, la science, la philosophie, toutes les valeurs idéales ?
Le mépris qu’inspire cette race à chaque heure augmente. Le Reichpost, au hasard du jour, contient ceci : « La lettre de l’archevêque belge (Mercier) dont la morale n’est pas très éloignée de celle des Borgia, explique les abominables atrocités commises par la foule fanatique. Le centre catholique suppose que l’équilibre mental du cardinal a été troublé par les horreurs de la guerre. »
Déshonorer l’adversaire, le déclarer criminel ou fou : quelle bassesse !
Le développement d’une telle audace désoriente. Le Boche serait un Allemand devenu fou ? Il n’y a pas de Mélampe qui découvre à Anticyre l’ellébore curative de cette rage. Elle revêt le triple caractère d’une foi, d’une science, et d’un raisonnement. Il est des êtres que la prospérité durcit et transforme ; résignés et bons valets ; tout à coup, les voilà insatiables et intraitables : ces esclaves, d’un coup, se changent en maîtres dévorants.
La prospérité a enivré l’Allemagne et sa barbarie native a éclaté ; elle avait en mains des armes terribles. La défaite ne la dégrisera pas.
Les Juifs, non pas ceux de la Bourse, mais les vrais, les lamentateurs du mur Salomonique, sont-ils revenus de leur songe ? Ils croient encore à leur élection et à leur mission. L’Allemagne vaincue croira pas que le ciel lui inflige le châtiment momentané de ses péchés ; elle acceptera la dure expiation et conservera en son cœur la promesse Jéhovahique, contre-signée par ses pasteurs et ses savants. Le diable l’aura emporté, et non les Alliés !
Si cette race pouvait produire un seul esprit capable d’abstraction ou simplement de philosophie, il découvrirait que le bien de ses congénères n’a qu’une expression : le réveil de la conscience. L’Allemand a cessé d’être sociable : il n’est pas plus supportable dans le concert des nations que le chat sauvage dans nos maisons. Il peut mordre, griffer la famille et casser tout. Après avoir fait ces blessures et ces dégâts, il sera assommé et chassé. Sa sauvagerie contredit aux conditions de la vie occidentale.
Les socialistes pacifistes, en septembre 1914, parlaient du devoir d’après-guerre ; les alliés devaient initier ce peuple égaré aux saintes douceurs de la liberté.
J’entre dans leur vue : la représaille s’accorde avec la charité ; et la justice et la miséricorde forment le même vœu.
L’unique façon de persuader le Boche de son crime, c’est de lui marquer le mépris sans borne qu’il inspire.
Il a porté des coups formidables, il en portera encore ; il a fait les plus grands charniers de l’histoire, il a mis l’humanité en péril, il a démoli la plus belle cathédrale du monde, et dépassé en horreur ce qu’il y a dans les annales humaines. À la fin de cette chevauchée infernale, que sera l’Allemagne ? Un pays ruiné. Quand on a pour devise ad praedam, c’est un piètre résultat. Oh ! l’agaçante, sinon coupable et niaise admiration de la puissance allemande qui perce et que parfois on avoue ! Oh, la badauderie humaine qui s’estomire aux folies.
L’avant-guerre, la pénétration lente, la mainmise sur la Sorbonne, l’Académie de musique, l’Odéon, le Salon d’Automne ; la domestication de notre enseignement, le bluff scientifique, l’espionnage, le bétonnage, ce qui a été fait, de Schlegel à M. de Kesner, tout cela est admirable, en effet.
C’est l’œuvre du peuple des Rocambole, prodigieux, avec l’imagination des feuilletons et les procédés scientifiques.
Le 2 août 1914, l’imbécillité entre en scène et n’en sortira plus. On aura beau dire que sans la résistance belge, sans la retraite de von Kluck, Paris était pris et détruit secteur par secteur. Nul ne connaît les lois supérieures, mais elles existent et dès lors, il y a des impossibilités. La première, c’est que les plus grossiers des Occidentaux soumettent les autres.
Qu’on compare les légions romaines aux armées qu’elles ont vaincues, on verra l’extraordinaire différence qui existait entre elles et les adversaires pour le degré de civilisation et les moyens pratiques. L’espèce d’égalité dans les armes entre les Occidentaux rend le vœu allemand imbécile.
La canne de Frédéric-Guillaume n’est pas transformable en sceptre de Charlemagne ; et les Boches eux-mêmes le savaient, puisque, un demi-siècle durant, ils s’efforcèrent de nous germaniser par les approches spirituelles, morales, économiques. Ils ne se décidèrent à l’invasion que sur la persuasion que nous étions déjà conquis. Leur armée n’avait qu’à achever l’ouvrage de la Kultur. Nous sommes responsables, plus que nous ne croyons, de leur dessein ; notre vassalité bénévole les a persuadés, depuis celle de notre corps enseignant jusqu’à celle de notre corps divagant, c’est-à-dire socialiste.
L’élite française, en août 1914, était bochisée et le prolétariat aussi. Ils croyaient nous tenir par la tête et la queue : et j’ose dire que si la queue s’est arrachée de leurs mains, la tête se trouve engagée encore dans le Tarnheim Kantiste, indispensable aux mauvais coups métaphysiques contre la civilisation latine.
Le Boche est-il susceptible de rentrer en lui-même ? Il faut l’y contraindre, et la défaite ne suffira pas. Des vaincus ne sont pas déshonorés. Ils vanteront la colossalité de leur dessein ; l’Allemagne avait déclaré la guerre à l’humanité, elle gardera le même orgueil qui survécut à Waterloo.
Le mépris inlassable, le mépris marqué à la rencontre, en wagon, en bateau, à l’hôtel, au théâtre, partout et par tous ; le mépris sans distinction de sexe, d’âge ou de fonction ; mépris de la langue, mépris du type, mépris des coutumes, mépris des œuvres, des idées, des mœurs, Et non seulement le refus de partager le pain et le sel ; mais à toute tentative de parole, un seul nom « Reims ! Reims » ; et toujours « Reims ! »
Le crime sans nom, le crime luthérien, le crime de lèse-humanité, l’attentat contre le Soleil, le blasphème irrémissible contre Mme Marie.
Quand un Boche ou une Bochesse ne pourra plus adresser la parole ni à un Français, ni à un Anglais, ni à un Russe, ni à un Italien, sans être souffleté de ce mot qui résume l’infamie de sa race ; quand il ne pourra plus s’asseoir ni à Paris, ni à Londres, ni à Pétersbourg, ni à Rome, dans un lieu public, sans que chacun s’écarte, comme au contact d’un lépreux ; quand les livres aux caractères gothiques seront rejetés par les quatre grandes races qui ont fait les chefs-d’œuvre et les découvertes ; quand Luther sera connu pour le fol qu’il était, et Kant pour le jongleur stupide des deux raisons ; quand on aura percé la bourde du transcendantalisme et la baudruche de l’érudition par fiches ; quand on connaîtra l’infériorité de l’Allemagne, sauf en polyphonie instrumentale et en xylographie ; alors, sous le poids du mépris universel, le Boche, ne trouvant plus d’autre écho dans le monde que celui du Vatican, sentira sa conscience s’éveiller sous le bonnet jaune : et l’ostracisme lui révélera son horreur.
Tiendra-t-on cette conduite de façon unanime et durable ? Les morts, les blessés, les combattants l’ordonnent ! Et qui donc oserait leur désobéir ? Qui donc n’a été éclaboussé du sang de ses fils, de ses frères, de l’époux ? Qui donc ne pleure pas un ami ?
Et vous, femmes, mères des sept douleurs, veuves à jamais désolées, vierges sans fiancés, sœurs sans frères, ne sentez-vous pas que votre deuil serait imparfait et même infidèle, si vos beaux yeux, rongés par les larmes, ne se détournaient avec dégoût de la race infâme ?
Tous les Allemands sont les assassins de votre chair, car tous ont voulu cette guerre, qui promettait tant de butin. Ce ne sont plus des hommes et ce ne sont pas des bêtes, mais des monstres.
Oh ! on ne vous demande pas d’être féroces ; soyez implacables. Écartez-vous de ces bourreaux, et veillez à l’éducation de vos enfants : méfiez-vous des lèvres professorales ; interrogez l’enfant et le jeune homme. Les Boches ont des poisons pour l’esprit ; et dans les chaires françaises des inconscients le distillent et infectent leurs auditeurs. Êtres nobles mais étourdis, vous allez par les rues en costumes boches ; sans y penser, vous vous habitiez à cette heure, comme les viragos du Rhin. Femmes, au nom de tous vos amours, sachez haïr, apprenez à haïr, et, accusées de tant de versatilité, soyez au moins constantes dans la haine ! Si vous oubliez, le fruit que vous portez maintenant ne sera que de la chair à canon et périra atrocement dans sa fleur, car si le Boche ne devient pas le paria de l’humanité, il redeviendra son fléau.
Ce devoir civil achèvera l’œuvre sublime des héros.
« Debout les morts ! » Cri sublime, cri immortel, qui expie et efface nos fautes, et nous rebaptise dans le sang le plus généreux qui ait jamais coulé.
« Debout tout le monde ! » Chaque motte de terre au front porte un Roland, et de quelle qualité ! un homme qui meurt pour l’humanité. Ah ! on célèbre le retour d’un pécheur au giron de l’Église, on exalte la conversion d’un mécréant qui va à la messe. Vérité de Dieu, nous voyons bien autre chose ! Les athées imitent Jésus, si Judas est cohène ; l’homme qui hurlait « ni Dieu ni maître » monte au Calvaire et se fait hostie, tandis que l’oint espagnol consacre, chaque matin, la trahison de l’Agneau ! Confusion des âmes plus épouvantable que celle des langues ! Ces neutres, spectateurs livides du plus grand drame de l’histoire, n’ont pas encore, en deux années, découvert leur devoir. La Suisse, la Hollande, combien d’autres nordiques crient encore « Barrabam ! » Et les nôtres, les pires des nôtres font pâmer les anges ; ils parlaient mal, ils vivaient plus mal encore. Qui les a transfigurés ? Ils ne vont pas au prêtre mais à la mitraille, ils se jettent au giron de la mort ; ce ne sont point des pénitents, mais de vivantes hosties !
Sainte canaille de France, avec quelle piété je te vénère, folle engeance incapable de sagesse, corrompue et corruptrice, démente et injuste, toi qui, pour faire un drapeau, agite la rouge bande de ta blessure ; frère méprisé que j’honore aujourd’hui, car à l’appel divin, de l’innommable voyou un chevalier vermeil a jailli, d’une beauté si grande, qu’on ne pourra plus parler du passé. Grands frères, vous avez tout égalé, même vos ancêtres, et vous ne les connaissiez pas cependant ; héros instinctifs, sans modèle et sans autre exhortation que le sanglot de la terre violée.
Oui, vous la purgerez « cette terre bien aimée », de l’immonde étranger. Mais les scribes et les docteurs qui, dans leurs chaires, firent échos aux déplorables doctrines des vingt-deux universités, plus redoutables que les usines de Westphalie ; mais les snobs qui tiennent leur cœur de levantin au-dessus de la mêlée ; les sans-patrie, la canaille armoriée et dorée, les marchands de chair vive, la racaille cosmopolite des Palaces et les lettrés visqueux et perdus de paradoxes ; et ceux enlisés aux méthodes allemandes, parce que seules elles permettent d’être un scélérat et de se dire chrétien, d’être imbécile et aussi docteur ; prétendus penseurs qui jonglent avec des mots, artistes sans idéal ni labeur qui gâchent de la matière ; enfin la bande des traîtres spirituels, Kantistes, pacifistes, collectivistes, cette vermine ! mes héros, vous la trouveriez, à votre retour glorieux, si les civils ne faisaient pas leur devoir.
Car, ces Boches, qui sur vous projettent les feux de l’enfer et ses puanteurs, projettent depuis un siècle les erreurs dissolvantes et les sales doctrines ; ils attaquaient l’esprit de notre race avant de se ruer sur notre sol.
La seule reconnaissance, digne de vos exploits, ô nos sauveurs, c’est la dégermanisation des foyers, qui, sans vous, ne seraient plus qu’un amas de cendre. Contre la religion allemande, contre la philosophie allemande, contre la langue allemande, contre la méthode allemande : Debout tout le monde ! Au nom de l’humanité.
Joséphin PÉLADAN, L’Allemagne devant l’humanité
et le devoir des civilisés, 1916.