Tableau de la littérature en France au XIXe siècle
par
Adrien PÉLADAN
Dieu, Intelligence et Amour, a fait l’homme à son image. Pour ne pas abdiquer sa dignité de roi de la création, l’être raisonnable, par un noble exercice des facultés de son esprit, doit s’élever constamment vers son auteur. Toute déviation à ce devoir générateur de tous les devoirs, dégrade l’humanité. Les aspirations psychiques produisent seules les sentiments supérieurs, les mâles conceptions du bien, du vrai, du beau, rapport invariable des lettres et des arts.
L’âme humaine est donc l’urne immatérielle où le Très-Haut allume le feu de la pensée, feu que représentèrent les autels de Vesta, et que symbolise encore aujourd’hui la lampe vivace des sanctuaires chrétiens.
Au sein des grandes civilisations, l’artiste et surtout l’écrivain ont la charge relevée de veiller sur la perpétuité de cette flamme, qui réclame sans cesse pour aliment une pure substance. Heureuses les nations où les prêtres de l’idée se pénètrent constamment de la sainteté de leur sacerdoce, dans la contemplation de l’infini !
C’est ainsi que la littérature se présente comme le premier des cultes intellectuels. À cette reine des autres talents, il appartient de dire : Aut Caesar, aut nihil. La poésie, qui occupe dans l’ordre des créations littéraires, la primauté des lettres elles-mêmes sur tous les travaux artistiques, a pour sœur puinée l’éloquence. Ces deux brillants séraphins président, avec l’aide du goût, leur sage conseiller, aux solides compositions libérales.
Toujours et partout, cette action et cette prééminence sont visibles : Linus, Orphée paraissent, et les peuples enfants, qui entendent leurs hymnes et leurs poèmes, se policent. Homère invente les magnificences de l’épopée, avant que Périclès et Démosthène, Platon et Aristote aient porté à leur apogée, les premiers, l’éloquence de la tribune, les derniers, l’éloquence philosophique. Phidias, Zeuxis, Praxitèle, Polygnote ne donnent la vie à leurs marbres, à leurs tableaux, destinés à orner les temples des dieux et les temples de la patrie, qu’au moment où les muses fleurissent à Athènes. Plus tard, Dante précédera les peintres et les statuaires italiens du seizième siècle, comme aussi Claude Perrault, Lesueur, Mignard, Coustou, Coysevox, seront en France les contemporains de tant d’écrivains fameux.
Selon que les lettres et les arts qu’elles fécondent obéissent à l’esprit, qui souffle où il veut, ou se laissent conduire par le vent incertain des doutes de la terre, ils tendent sans interruption vers les perfections divines, ou périclitent vers la maigreur des nobles qualités ; ils embrasent les nations pour toutes les générosités, ou les acheminent à tous les abaissements.
Tel est le double aspect sous lequel nous allons examiner la marche de la littérature au dix-neuvième siècle. La question se rattache à la puissance et à l’essor du génie de notre âge ; aux causes qui ont bientôt contenu, paralysé, réduit au calme plat d’à présent cette vertu de production ; enfin à la somnolence alarmante qui l’appesantit.
Pourquoi n’aborderions-nous pas carrément et sans détour le sujet qui nous occupe, puisqu’il doit nous présenter ce que, dans sa splendeur, renferme d’insuffisant et de corrompu la civilisation actuelle ? Mais une appréciation adéquate des lettres contemporaines nécessite un coup d’œil sur les annales de la pensée en France, en remontant les époques.
Jusques au siècle de Louis XIV, les lettres françaises, avec des alternatives de progrès et de stagnation, vaguent à la recherche d’un caractère propre. La grammaire est lente à se fixer, ayant à se débarrasser des entraves que lui mettent les dialectes des provinces et le latin, encore l’idiome de l’école et de la jurisprudence. De ce tardif perfectionnement viendra du moins à notre langue l’avantage précieux d’être la plus claire, la mieux faite des langues modernes. Avant que Pascal, Boileau, Racine, aient magnifiquement couronné cette œuvre d’élaboration, la poésie et l’éloquence ne sont qu’une sorte de luxe pour un petit nombre, le charme des loisirs de la cour ; leur vulgarisation commence à ces maîtres éminents, et ne s’arrêtera plus dans sa marche. Dès que les peuples eurent prêté l’oreille aux mélodies de la parole, ils en furent ravis.
La foi naïve et les coutumes chevaleresques du moyen-âge inspirèrent continuellement la littérature d’alors. La politique, cette envahisseuse à venir des œuvres de la pensée, ne les connaissait pas encore, dans les cités de nos pères.
Longtemps héroïques et courtois, comme les preux célébrés par leurs chants, tendres et gracieux comme les châtelaines dont ils disaient les charmes, les ouvrages littéraires s’affadirent au seizième siècle et furent gâtés par les mœurs. La galanterie, violant les règles des bienséances, désavouant par sa licence un passé exemplaire, finit par amollir les âmes et par altérer la pureté de l’amour.
Quand vint le dix-septième siècle, la simplicité et la gravité des âges antérieurs ne survivaient plus. La majesté d’un règne où éclatent tous les genres de gloire ouvrait sa période magnifique. Le royaume assistait à un développement prodigieux de facultés intellectuelles ; de sublimes réputations littéraires surtout, mêlées aux réputations de l’épée, formèrent à Louis XIV un éblouissant cortège. Redoutée au dehors, forte à l’intérieur, la France voyait enfin sa langue, arrivée à sa perfection, produire une suite impérissable de monuments de la pensée. L’éloquence de ces chefs-d’œuvre se parait de la pompe, de la noblesse, de l’aisance des grandeurs royales ; mais sous ces riches atours, elle négligea trop deux conditions capitales du beau : la profondeur, le sentiment. Ces défauts s’expliquent assez par la légèreté de la haute classe du temps, par l’avidité des plaisirs toujours immolateurs de la sensibilité. La Renaissance avait divinisé la forme en négligeant l’idéal chrétien. L’art s’astreignit à la plastique grecque, et les lettres, engagées dans la même voie, ne purent être nationales en s’adonnant à l’imitation exclusive des anciens. Le parti pris des littérateurs à se modeler sur leurs devanciers d’Athènes et de Rome les priva d’une originalité qui eût accru leur mérite. Ce regret légitime est compensé, autant que possible, par la correction et l’excellence avec lesquelles les reproductions ont eu lieu, et parfois même ont été rendues avec plus de bonheur que les modèles.
La littérature religieuse, plus maîtresse d’elle-même, porta, au contraire, la vive empreinte d’une véritable nouveauté. Interprète de la doctrine du Verbe, ses arguments furent irrésistibles, comme le soulèvement des vagues de l’Océan. Les feux du soleil sont moins radieux que les lumières de sa discussion. Dieu fut exalté par des louanges vraiment bibliques. L’erreur terrassée se cacha honteusement, après avoir essuyé de formidables défaites. Les vices des grands, dévoilés dans les plus secrets replis des cœurs, n’eurent aucune issue où il leur fût possible de se réfugier, sans y trouver le juge sévère qui les poursuivait au nom de celui qui scrute les consciences.
Le pontife d’un Dieu rémunérateur et vengeur est-il arrêté devant le cercueil fastueux d’une tête couronnée, il secoue fièrement, sur un auditoire de puissants du monde, la véhémence des sentiments qui l’agitent. On dirait, dans sa voix pénétrante, le cri de la foudre proclamant sur le néant des sceptres et des diadèmes dont se joue la mort, l’Immuable, à qui seul appartient la grandeur, et qui inflige, quand il lui plaît, aux arbitres des empires, de redoutables enseignements.
L’éloquence sacrée ayant de la sorte distancé l’éloquence profane, celle-ci étant arrivée au point culminant de la diction, mais n’ayant pas acquis la prérogative de la transmissibilité, pour ne s’être point occupée des traditions, des croyances du pays, ne laisse aucune moisson à recueillir, dans les mêmes champs, à la période qui se lève. À cette dernière, l’obligation de découvrir d’autres terres que défricheront ses labeurs. Si, au moins, rayonnant point de mire, le trône conservait sa splendeur ; si les écrivains, réparant la négligence de leurs aînés, interrogeaient les actes et la foi des aïeux ; mais il n’en est rien : la royauté est déchue ; le monarque est un prince au berceau ; un cynique, pourvu de la régence, s’avilit dans les boues de l’orgie et de la dissolution, tandis qu’il substitue, à l’extérieur, une lâche politique, aux vigoureux rapports internationaux entretenus par Richelieu, Mazarin, Louis-le-Grand. À l’odieuse administration du duc d’Orléans la nation devra le règne méprisable des favorites.
La littérature, dans ces déplorables circonstances, au lieu de censurer l’aplatissement et le désordre des gouvernants, se plonge elle-même dans le dérèglement. Comme pour tromper le remords qui l’accuse, elle s’efforce, emportée par la fièvre d’un fol orgueil, de changer les bases de la société. Dénigrante et disputeuse, pour accréditer les dogmes qu’elle préconise, elle aiguise l’épigramme contre les respectables autorités d’une religion d’amour ; mathématique et doctorale, elle explique l’universalité des thèses par un froid rationalisme ; et finalement elle s’identifie, en niveleuse, aux tendances subversives de la politique. Des écrits captieux revendiquent le droit commun, sans se préoccuper des devoirs des hommes. C’est le génie des ruines à l’œuvre avec un marteau d’or.
Les encyclopédistes ayant sapé les institutions, quand il ne s’agissait que d’extirper des abus, la révolution qu’ils préparaient ne pouvait que dépasser leur attente. En effet, elle aboutit à une tuerie immense, à un colossal écroulement : tout céda à la commotion, jusqu’aux autels qui furent brisés, jusqu’aux temples d’où le Tout-Puissant fut banni.
Cette littérature qui se reput de sarcasmes et de paradoxes, ayant pris l’envers d’une saine logique, dépensa des talents considérables à détruire sans édifier en même temps. Elle aussi se priva par là du mérite d’être nationale, bien qu’ayant semblé placer si haut le culte de la patrie. Les penseurs du dix-huitième siècle n’avaient pas moins reçu d’aptitude pour réussir dans leurs créations que leurs immortels devanciers ; mais ils dénaturèrent ces belles dispositions dans de regrettables écarts ; ils divorcèrent avec la sensibilité et la foi, ces deux ailes rapides qui enlèvent l’homme de lettres dans les sphères éthérées de l’inspiration.
Il est si vrai que le sentiment faillit aux auteurs de l’âge de Voltaire, que Buffon, dont la magie de style égale la vaste science, en dessinant avec tant de finesse l’éthopée du chien, n’a omis que le touchant service de ce fidèle animal conduisant le pauvre aveugle. L’auteur de Zaïre lui-même, beau, entraînant, lorsqu’il met sa verve au service des vérités éternelles, n’est guère que spirituel et joli partout ailleurs.
Il est démontré, pour les esprits non prévenus, qu’avec les éléments d’une merveilleuse élévation, les lettres, au dix-huitième siècle, devenant impies et frondeuses, n’atteignirent que l’agrément d’une diserte facilité, la richesse de la description, le pittoresque du paysage, la méthode de l’observation ; mais qu’elles ignorèrent ces prestiges du discours qui remuent jusqu’au fond des entrailles ; qui font frissonner d’enthousiasme ; qui arrachent des pleurs des yeux les plus arides : en un mot, elles ne s’abreuvèrent pas à la source des généreuses émotions.
La tribune nationale, lors des ébranlements qui remplirent la fin du siècle, étonna par des discours où respirent de mâles énergies ; mais, conséquence de tant de passions coupables qui avaient au loin fermenté, ce patriotisme convulsif, ne pouvant être qu’une fièvre subversive, fut le tonnerre qui renverse et ne laisse après lui que l’incendie et des décombres. Aussi cette chaleur oratoire de quelques individualités puissantes ne fut-elle, dans la situation anarchique du moment, que le craquement cadencé d’un monde s’engouffrant dans les abimes des âges, pour laisser éclore un nouvel univers.
La littérature française, ayant dépouillé ses langes sous François Ier, avait donc trouvé son perfectionnement classique sous Louis XIV ; subi le joug de l’incrédulité sous la Régence et sous Louis XV ; enfin, elle avait touché à l’explosion des États-Généraux et de la Terreur.
La fibre aimante et sensible avait tellement manqué à l’âge des encyclopédistes, qu’un vide effrayant s’était fait dans les cœurs. Bernardin de Saint-Pierre et J.-J. Rousseau [1], doués d’une tendresse exceptionnelle, se rencontrèrent, du vivant même des sectaires, et, par beaucoup de pages de leurs écrits, protestèrent solennellement contre le délaissement excessif des aménités de l’âme. Ces deux révélateurs des besoins intimes des hommes empreignirent leurs compositions des suavités mélancoliques qui chantaient ou qui pleuraient en eux-mêmes. Leurs douces modulations résonnèrent comme un prélude gracieux, au concert si rempli de fraîches émotions, qui bientôt allait signaler l’épanouissement d’une littérature plus neuve, plus vraie que celles qui l’avaient précédée.
Gilbert, Delille, André Chénier, Mme de Staël, d’autres élus de la poésie, avaient également fait pressentir les profondes aspirations littéraires qui caractériseraient le dix-neuvième siècle. Irrésolue, frémissante, en face des ravines sanglantes creusées par la tourmente révolutionnaire, cette période, d’une essence virile, se précipite, à peine éclose, sur les pas d’un géant militaire, dont la main, qui commande à la Victoire, recouvre d’un superbe manteau triomphal les plaies encore béantes de la patrie.
Cependant la nation, pacifiée au-dedans, comptant sur un lendemain, permet à la science de poursuivre ses investigations ; au poète de remonter sa lyre, qui murmure gracieusement les amertumes du deuil, les chagrins de la vertu persécutée, le retour de l’exilé, l’allégresse du prisonnier rendu à l’air pur, la religion et les foyers délivrés des tyrans et des échafauds.
Le chantre des Jardins et de l’Imagination publie, en effet, alors, le poème de la Pitié ; Michaud, le Printemps d’un Proscrit ; Fontanes, ses charmants vers ; Chateaubriand, le Génie du Christianisme ; Maistre, les Considérations sur la France ; Bonald, la Législation primitive.
L’histoire a enregistré un fait remarquable dans l’économie littéraire sous l’Empire, c’est l’indépendance conservée par le génie des lettres : en s’isolant de la puissance, tout en la respectant, il réfléchit à ses obligations, aux fautes du passé, et c’est dans son attachement pour une sage liberté, dont il n’aurait jamais dû se départir, qu’il a puisé l’heureux instinct auquel il doit d’être devenu national.
Les travaux de la pensée, en France, avaient conquis, depuis deux cents ans, une incontestable prééminence sur les travaux du même genre chez les grands peuples de l’Europe ; mais ces derniers possédaient le mérite d’être plus en harmonie avec les traditions des races auxquelles ils s’adressaient.
Notre littérature s’est ouverte des horizons sans bornes en se complétant par cette qualité, qui, bien antérieurement, avait été adaptée aux lettres en Angleterre, en Italie, en Espagne en Allemagne. Chacune des quatre contrées que nous avons nommées est enrichie d’un ou de plusieurs poèmes épiques, et nous n’en avons que des essais, quelle que soit, d’ailleurs, leur excellence respective, dans la Henriade, le Télémaque, les Martyrs. La raison en est que nos génies créateurs n’ont pas su mettre assez supérieurement en œuvre la majesté de nos annales, en la fécondant par le merveilleux chrétien. Ce magnifique fleuron qu’attend toujours la couronne poétique, d’ailleurs si richement fournie de la France, elle l’obtiendra dès qu’une imagination hardie, soutenue par une foi robuste, par une érudition non superficielle, consacrera les labeurs d’une assez longue retraite, à l’enfantement de ce chef-d’œuvre de l’esprit humain.
Une fois les lettres nationalisées au milieu de nous, la mythologie disparut des livres : ornement désormais hors de mise, on en relégua sagement dans l’ombre le symbolisme décoloré.
Les écrivains de l’ère impériale eurent facilement leur place au soleil, la carrière n’étant pas encombrée comme elle l’est devenue depuis. La Révolution avait décimé les familles, et la jeunesse était occupée sur les champs de bataille. Le vrai talent n’eut pas de lance à briser pour se frayer un passage contre la médiocrité concurrente et les valeurs équivoques qui, par la suite, ont obstrué tant d’avenues, usurpé tant de postes pour l’honneur et la noblesse desquels ils n’étaient pas faits. Aussi l’éloquence tant en vers qu’en prose élevait-elle des monuments que des monuments plus sublimes encore devaient suivre. Andrieux écrivait de jolis contes ; Baour-Lormian, ses Poésies galliques, souvent heureuses ; Millevoye, des poèmes justement couronnés par l’Académie française, par les Jeux-Floraux ; Parseval-Grandmaison, Amours épiques, dont les tableaux ont de la hardiesse ; Chênedollé, le Génie de l’Homme, œuvre didactique qui ne manque ni d’élégance ni d’attrait ; Legouvé, au style mélodieux, le Génie des Femmes ; Delille, ses chants du cygne ; Dufresnoy, des élégies pleines de traits enchanteurs ; Esménard, la Navigation, semée de morceaux vraiment animés ; Raynouard, Népomucène Lemercier, Luce de Lancival étaient à la tête de la pléiade poétique applaudie sur la scène, et ayant pour brillants interprètes Talma et Duchesnois.
Parmi les prosateurs, La Harpe, achevait son Cours de littérature ; Suard donnait ses Mélanges ; Gaillard, Roederer, Sismondi, Beausset, Volney, leurs travaux historiques. Mme de Genlis et Mme Cottin mettaient au jour de nouveaux romans ; Cazalès, l’émule de Maury contre Mirabeau, ses Discours et Opinions ; Victorin Fabre, de remarquables éloges académiques, un Tableau de la Littérature au dix-huitième siècle ; Laromiguière, les Paradoxes de Condillac, un Cours de Philosophie ; Maine de Biran, des Mémoires métaphysiques ; Maury, l’Essai sur l’éloquence de la chaire.
Les arts d’imitation florissaient avec les lettres : tandis que Canova était appelé de Rome à Paris, David colorait ses énergiques toiles, et léguait les ressources de ses pinceaux à ses élèves Gérard, Girodet, Gros, Guérin. Sur la scène lyrique, Boieldieu se signalait par plusieurs gracieuses compositions.
Dans les sciences exactes, Lagrange jouissait du surnom de nouveau Newton ; Delambre professait l’astronomie, dont il racontait l’histoire ; l’École Polytechnique était fondée ; on imprimait la Description de l’Égypte ; Malte-Brun développait la géographie ; Prony honorait l’architecture et la mécanique, par ses livres et les travaux qu’il dirigeait ; Visconti administrait en érudit les musées d’antiques et en traçait de savantes relations ; Berthollet était un oracle de la chimie, et Millin des études du naturaliste, en particulier, de l’archéologue ; Lacépède continuait dignement Buffon ; Cuvier attirait la foule par ses leçons d’anatomie comparée ; Cambacérès rédigeait le Code civil : Cabanis, un Traité des rapports du physique et du moral de l’homme.
Revenons à la littérature.
Il y a deux grandes figures que nous avons à peine désignées jusqu’ici, et qui pourtant demandaient à être mises en relief avant toutes les autres célébrités qui défilent sous nos yeux ; vous avez sans doute nommé Staël et Chateaubriand.
La baronne de Holstein est la plus distinguée de toutes les femmes auteurs. Dans son premier essai, l’Influence des Passions, elle révèle déjà une fraîche poésie chantant à l’unisson d’une grave philosophie ; Delphine renferme sans doute des invraisemblances dans le caractère de Léonce ; mais ce roman attache vivement, en nous peignant la vie d’une héroïne non vulgaire. Autour de cette tète expressive, des physionomies secondaires, finement crayonnées, se groupent et contrastent remarquablement entre elles, en concourant ingénieusement aux émotions du drame.
Corinne est une création du premier ordre, bien que non entièrement à l’abri de la critique : le personnage d’Oswald ne semble pas constamment très-naturel ; la belle improvisatrice concentre excessivement l’attention sur elle et confine trop les autres acteurs au second plan ; mais, en revanche, Corinne est constamment une femme sublime, une muse dont la parole touche, remue, subjugue. Puis, quelle fermeté, quelle vérité dans les descriptions ! quelle pureté de lignes d’un bout à l’autre de l’œuvre ! Voyez les tableaux dans leur ensemble ; les tons, les nuances, l’expression y sont excellemment ménagés. Dans les détails, une égale supériorité a tenu la palette et ménagé savamment les incidents et les teintes.
Je ne sais quelle finesse de coloris, quelle exubérance, quelle vivacité de dessin étincellent dans cette représentation de l’Italie ! Que ce sont bien là le ciel, les champs, les mers, les horizons de cette péninsule privilégiée ! Vous êtes à Rome, à Naples, à Florence, à Venise ! paysages opulents, souvenirs innombrables, ruines imposantes, temples détruits et temples debout, merveilles de l’art ancien et de l’art moderne, prestige de la musique, aspects d’une libérale nature, tout est là dans ces pages harmonieuses du livre, j’allais dire du poème de Corinne.
Le style chatoyant de Mme de Staël a des inflexions heureuses, tristes, enthousiastes, souriantes, inquiètes, résignées, selon que son cœur se dilate ou se resserre, dans le charme d’un amour naissant qu’elle croit partagé ; dans la peine d’une crainte conçue, sous le laurier triomphal qui lui est décerné au Capitole ; dans une promesse qui lui est tendrement renouvelée ; dans un doute revenu ; dans le pardon de l’ingratitude. Rien n’enchante davantage que cette magie de tours et d’expressions, à l’aspect du bleu firmament, des villas aux épais ombrages, aux gazons verts, aux vastes tapis de fleurs, aux eaux murmurantes ; le long des rivages aimés qui s’allongent, se courbent, se replient dans les sinuosités les plus moelleuses.
Ce délicieux écrivain a également laissé de remarquables considérations littéraires et des écrits historiques dont nous n’avons pas à examiner l’orthodoxie politique, et a contribué largement à ajouter des cordes nouvelles à la lyre moderne, aussi bien qu’il a doté l’éloquence de solennels accents. Il a continué sur un mode divin l’hymne mélodieux et mélancolique qu’avait déjà fait entendre la double voix de Bernardin de St-Pierre et de J.-J. Rousseau.
Sachons néanmoins rendre hommage à la vérité entière ; les élans poétiques de Mme de Staël se perdent souvent dans le vague ou n’atteignent pas la hauteur désirée, parce qu’il leur manque une vigueur dont la source est dans la véritable foi des apôtres : or, ce brillant auteur attiédissait son inspiration dans le rationalisme, ou si l’on aime mieux, dans l’évangélisme réformé.
Voici maintenant l’aigle de Saint-Malo qui par l’ampleur de son génie, consomme la rénovation de notre littérature.
Le père de Velleda et de Cymodocée ne s’arrête pas, comme les auteurs de la Nouvelle Héloïse, de Paul et Virginie et même de Corinne, a la peinture des passions. Il élève ses héros au-dessus de la philosophie, dans le monder supérieur des contemplations évangéliques. Réveillant le luth d’Homère, aux rives mêmes du Scamandre, il va l’accorder sur les bords du Jourdain. Aux roses qui ceignent les vierges de l’Hellénie, il ajoute le triangle lumineux qui relève la face de la fille de Sion. Dans ses concerts, les vers majestueux de l’aveugle de Smyrne se mêlent aux cantiques lugubres du vieillard d’Anathot [2].
Il fournit sa course, le généreux initiateur, et l’admiration des hommes le salue sur le trépied où palpite son enthousiasme. Intelligence vaste et infatigable, champion de la croix et de la France, il n’est étranger à aucune sorte de bien ; il se transforme selon les exigences du moment, et porte haut la tête, tour à tour poète, historien, polémiste, orateur, diplomate, ministre d’État. Probité qui ne se dément jamais, il a horreur des calculs de l’égoïsme, et, sans faiblesse comme sans peur, il ne recule devant aucun obstacle, et cloue au pilori de l’opinion publique les couardises et les trahisons qui l’indignent. Sans réserve à ses convictions, il est la gloire la plus haute et la plus intacte de la littérature et de la politique de son siècle.
Comme il aime et défend la vérité incréée, il chérit et il protège la liberté, sauvegarde de tous les droits. Il la veut comme l’apanage céleste du citoyen ; il la réclame pour être la plus inflexible barrière d’un pouvoir fort, auquel il en conseille l’hymen. Ce mâle courage, en butte aux coups souverains de l’envie et de l’intrigue, grandit avec la lutte, demeure debout lorsque les renommées fragiles ont mordu la poussière ; magnanime athlète, vainqueur pour la centième fois dans la lice de la pensée, il est étendu, à son dernier jour, sur un lit de couronnes, et s’endort à la face du monde, dans la tombe auguste du crucifié.
Chateaubriand, posant devant l’incorruptible avenir, ne sera pas dépouillé par nos neveux du nimbe resplendissant qui l’environne : ce sera toujours cette conscience irréprochable, s’avançant avec sagesse, mais irrévocablement avec l’esprit de son époque. Ce sera toujours cette victime de l’insuffisance, de l’injustice, de l’ingratitude, que rien, pas même la crainte de la pauvreté, ne détournera de sa voie ; ce sera toujours ce révélateur sans défaillance, n’épargnant les avertissements ni aux peuples, ni aux rois ; avertissements devenus des prédictions se réalisant sans cesse.
La littérature asseyait ainsi la sublimité de son empire pacifique, tandis que le soldat heureux qui avait rempli l’univers du bruit de ses armes et de ses victoires tombait, par un retour de la fortune, du faîte de l’autorité, et recevait pour trône, dans un carrefour perdu de l’Océan, un rocher désert qui sera son tombeau.
Des loisirs plus tranquilles sont procurés à la méditation, quinze ans distraite par le tumulte des camps. L’activité des combats passe dès-lors dans les lettres, qui étonnent par les beautés prestigieuses qu’elles étalent.
Cet épanouissement présente, d’un côté, le luxe de verdure et d’émail qui décorent le manteau nuptial du mois de mai ; de l’autre, la solennité des forêts alpestres, où les mille voix des brises et des oiseaux bruissent et se répondent, tandis que le torrent qui gronde au loin forme la basse de cette musique de la nature.
Les accords littéraires qui gémissent ou éclatent ont des cadences perlées, des variations infinies, des tressaillements mystérieux, des notes retentissantes, et l’oreille enchantée convie le cœur à cette fête des harmonies. L’ode, alternativement héroïque, infime, religieuse, didactique, se plie à toutes les extases, à toutes les intonations des lyres de Pindare et d’Horace, à toutes les pénétrantes modulations des harpes de Solyme.
Lamartine et Victor Hugo conduisent ces chœurs, où leurs inflexions, plus vibrantes que le reste, dominent et se distinguent. Écoutez, écoutez ces prédestinés de la muse, disant en un idiome divin, les joies et les chagrins de la France, les miracles de l’épée, les amabilités de la foi, les doux rêves de l’amour. Ames tendres, âmes ardentes, soupirez, priez, glorifiez, avec les élégies, avec les poèmes de ces bardes du sentiment et de la patrie !
Retracer ce qu’il y a d’enivrement intérieur dans les vers du poète des Méditations, dans le chantre des Feuilles d’automne, n’appartient qu’à un esprit profondément affecté des passions suaves ou véhémentes qui les transportent.
Comme ces discours ont intéressé, assujetti les hommes à la puissance de leur mesure ! Les créations rythmiques de Lamartine et d’Hugo sont des présents du ciel, qui n’eussent jamais dû cesser de nous charmer. Ils auraient peut-être prémuni la France contre la démence qui l’a poussée, à plusieurs reprises, dans l’effervescence des dissensions civiles.
Oui, ô princes de l’inspiration ! nous aurions souhaité que votre âme se fût répandue jusqu’à la fin en ravissements, pour ne pas voir la poésie se mourir, comme elle s’éteint en effet ; pour que les esprits, tenus en éveil par vos hymnes vivifiants, ne se fussent point pétrifiés comme cela a lieu, dans l’appétence du gain, sans autre ardeur qui leur rappelle leur immatérialité. Regardez plutôt : l’idolâtrie des sens règne en maîtresse sur les hommes, et la manière s’acharne, comme pour épuiser en eux la substance impalpable unie à notre corps et plus noble que lui !
Où sont-ils, où sont-ils, de même, à l’heure d’à-présent, ces cygnes nombreux qui déployaient leurs ailes blanches, à côté ou à la suite des deux maîtres ? Ils sont morts ou ils se taisent. Il ne nous captive plus, ce Casimir Delavigne, qui exhala de si fermes accents pour la gloire et pour la liberté. Vigny, Soumet, Guiraud, Rességuier, Sainte-Beuve, Béranger, Mennechet, Wains-Desfontaines, Bignan, Turquety, Dovalle, et cent autres de ces frères des anges, ne nous font plus rêver, soupirer, croire, aimer, espérer avec leurs concerts. Ni le souffle du matin, ni le vent du soir, ne nous apportent plus leurs strophes ou dramatiques, ou pittoresques, ou souriantes, ou badines. Adieu à ces chants, à ces poèmes qui nous firent tressaillir dans nos réunions et dans notre solitude !
En même temps que les lyriques rencontrent en tous lieux de chaudes sympathies, la foule aime d’être attendrie ou recréée au théâtre, par les œuvres dramatiques de Raynouard, de Lemercier, d’Andrieux, d’Ancelot, de Victor Hugo, de Casimir Delavigne, de Dumas, et plus récemment de Ponsard, de Jean Reboul [3], de Madame de Girardin, d’Augier, de Méry [4].
Un obstacle, pensons-nous, à une plus grande popularité des auteurs dramatiques de ce temps, c’est peut-être leur multiplicité ; nous marquerons plus loin quelques-uns des titres qui les recommandent.
L’énumération des poètes distingués de notre siècle serait longue : il y a eu peu de villes qui n’aient eu leurs inspirés. Leurs instruments sonores n’ont pas seulement frémi sous des lambris dorés, sous le quinconce ombreux de l’opulence ; mais le souffle inspirateur s’est également abattu sur la demeure des pauvres : il a échauffé la poitrine de Reboul dans une boutique de boulanger ; il a marqué du sceau de son élection plusieurs autres enfants des humbles, qui ont bravement combattu sur le champ de bataille du génie.
Quelques poètes que l’indifférence universelle n’a pas entièrement refroidis offrent parfois encore, au public, des vers modulés dans l’isolement, ou arrachés par la beauté des spectacles de la nature ; mais ces accords vont se perdant dans les cités sourdes à l’harmonie, comme le bruissement des cataractes dans le silence du désert.
Les femmes, que Mme de Staël avait stimulées, ont su relever le luth tombé des mains de la muse, et en ont tiré, comme elle, de touchants accords. Qui ne connaît parmi ces Clotilde de Surville, ces Louise Labé de nos jours, les heureux noms d’Élisa Mercœur, de Delphine Gay, d’Anaïs Ségalas, d’Amable Tastu, de Desbordes-Valmore, de Louise Collet, d’Élise Moreau ?
Si toutefois les genres en vers se recommandent par tant de notabilités, les genres en prose ne le cèdent en rien aux premiers. En prenant au hasard dans la volumineuse nomenclature des prosateurs, quelles valeurs ne réunissons-nous pas ? Parmi les publicistes, c’est Jouy, c’est Paul-Louis Courier, c’est Lainé, c’est Fiévée, c’est Genoude, c’est Carrel, c’est Laurentie, c’est Cornemin, c’est Nettement ; c’est Girardin.
Dans l’ordre didactique et philosophique, c’est Maistre, c’est Bonald, c’est Ballanche, c’est Royer-Collard, c’est Laromiguière, c’est Villemain, c’est Cousin, c’est Lamennais, c’est Alibert, c’est Marchangy.
Parmi les historiens, se lèvent Michaud, Barante, Delandine, Lacretelle, Capefigue, Michelet, Guizot, Lamartine, Aimé Martin, Thierry.
À la tribune, Foy, Manuel, Benjamin Constant, Camille Jordan, Labourdonnaye, Martignac, Perrier, Thiers, Fitz-James, Larochefoucault, Bonald, Larochejaquelein, Genoude, Dreux-Brézé, Montalembert, Berryer, nous apparaissent.
L’éloquence sacrée nous présente Maccarty, Desmazures, Frayssinous, Combalot, Dupanloup, Dufêtre, Ravignan, Lacordaire.
Arrêtons-nous, nous ne finirions pas. La critique nous presse d’ailleurs de suspendre la louange et de lui donner la parole. Elle nous observe même que parmi les talents passés en revue, il en est dont les principes sont plus ou moins condamnables, et nous déclarons que pour reconnaitre leur mérite littéraire, nous n’avons pas prétendu justifier leurs passions ou leurs erreurs.
Poésie, éloquence, philosophie, polémique, tribune, histoire, théâtre, roman, il n’est que trop vrai que l’esprit de secte et de parti a prévalu souvent sur la rectitude des principes imposés par la religion du bien public. Plusieurs, après des commencements inspirés par le souffle d’En-Haut, ont dévié des règles du beau et du vrai ; aussi la sève de leur génie s’est-elle arrêtée en chemin, et l’arbre, altéré dans les sucs nourriciers qui le fécondent, n’a-t-il porté que des fruits sans maturité ou tombés en pourriture. À côté des auteurs d’élite qui ont défailli de la sorte, d’autres ont été dévorés par la fièvre du lucre, et ont entassé des travaux de spéculation comme une pacotille de marché ; les plus effrontés ont greffé de scandaleuses fortunes sur l’imposture calculée, sur le sophisme de parti-pris. C’est au point que de chute en chute, on nous a conduits à l’atonie littéraire du moment présent.
C’est dans cette agglomération de justes reproches qu’il faut réellement chercher l’explication de l’anarchie des idées, mère des faibles conceptions, de la piraterie littéraire, de la dépravation du goût, en un mot, de tous les excès du romantisme [5].
En entrant dans ces espaces vierges d’explorations, les devanciers qui les ont traversés n’y ayant pas laissé de traces, car le domaine du génie est comme l’océan, où nul sillage ne s’imprime que pour en précéder un nouveau, la Littérature de notre âge n’a pas voulu, n’a pu vouloir proscrire, malgré Victor Hugo et ses enthousiastes, ce goût reconnu dans toutes les époques, et dont Aristote, Cicéron, Quintilien, Rollin, Marmontel, La Harpe, sont les législateurs. Ce qui lui appartenait par l’ampleur de ses besoins, c’est ce complément du sentiment des convenances, se modifiant d’un siècle à l’autre, d’un climat à l’autre ; répondant aux aspirations morales de chaque société ; à l’importance des événements accomplis. Un détrompeur profond des erreurs du dix-huitième siècle a nécessité pour les lettres plus de vivacité, plus d’images, plus de mouvement. Mais à cause de ce même accroissement de vitalité, les auteurs devaient s’attacher aux conseils d’une prudence qui tempérât la fougue de l’imagination. Le sacrifice de cette haute raison a causé bien des avortements intellectuels, bien des déchéances célèbres.
Les idées étant les signes des choses, et les mots étant les signes des idées, le langage a dû nécessairement décroître en élégance et en pureté, à mesure que le génie a déserté les saines traditions du beau. L’écrivain, n’ayant plus interrogé que des règles arbitraires et une vérité incomplète, a erré dans le vague et dans la confusion. Le talent a dû surtout cesser de féconder le talent, de le maintenir à son niveau. Prenez, par exemple, le mordant satirique de Némésis ; il a flagellé les puissances et les scandales, et ses invectives mesurées passaient au loin de mains en mains. Pourquoi cette verve piquante, se vouant au repos, n’a-t-elle pas eu produit, pour la remplacer, un autre ardent vengeur de la morale publique ? Il est permis d’attribuer cette stérilité au scepticisme du poète. Et les iambes qui s’échappaient, avec des formes neuves, d’une poitrine forte aussi, et d’une croyante impétuosité, pourquoi sont-ils demeurés isolés parmi les poésies généralement plus pâles de l’auteur ? Ne sont-ce pas les négligences, les basses métaphores dont ses premiers vers sont déparés, qui ont entraîné l’auteur loin de sa première inspiration, dans les ouvrages qu’il a donnés depuis, et qui, à force d’abandon, ont fini par amoindrir singulièrement son éloquence.
Les œuvres dont le feu sacré est un feu étranger, ou bien qui sortent du moule hâtées, inachevées, ne portent pas en elles la puissance de l’enfantement, de la conservation.
Il a fallu, aux Littérateurs de ce siècle qui se sont fourvoyés, un jugement superficiel, pour ne pas se rendre compte de l’art tel que la société le voulait. Qu’il s’identifiât avec les activités qui travaillaient l’époque, il le devait ; mais se croire tout permis parce qu’il avait la possibilité de vagabonder dans des régions sans limites, c’était folie. Un peu de réflexion aurait pourtant appris que la Littérature, en épousant le romantique, ne faisait que retourner à la naïveté, au naturel, à la magnificence des peintures de la Bible ; à la simplicité primitive des peuples non encore corrompus ; sans pour cela se priver des secours procurés par les modèles des grandes écoles. Ce qui a surnagé des plus anciens monuments lyriques de la Grèce et de Rome ; les élégies de Grégoire de Nazianze ; une foule de ballades et de légendes du Moyen Âge ; les vers de Métastase, de Klopstock, et de vingt autres sommités, renferment des cris de l’âme que ne surpasse pas en douceur le pathétique des meilleurs poètes de ce temps.
C’est par cette vigilance sur elles-mêmes que les lettres seraient retournées à l’idéal, au lieu d’avoir été ténébreuses dans le fond, exagérées ou chétives dans la forme, comme la chose s’est accomplie pour beaucoup. Qu’elles nous eussent assidûment ramenés aux solides affections du foyer domestique, aux empressements de l’amitié, aux combats bien étudiés des passions humaines, aux cultes de la patrie, de l’honneur, les lettres ne se seraient point énervées, affaissées.
Le respect du beau est aussi inséparable de l’art que le génie est inséparable du goût, pour arriver à la confection d’un écrit irréprochable.
Si le génie est une aptitude naturelle qui nous fait exceller dans un certain genre, le goût est un sentiment exquis des beautés soit de l’art, soit de la nature. Le génie invente, le goût discerne. Point d’incontestable supériorité pour les travaux de l’artiste, sans l’action commune de ces deux guides de la pensée. Homère, Virgile, Dante, Milton, Camoens, ont reçu chacun un esprit agité par cette influence céleste qu’on appelle génie : ôtez-leur le goût, et vous n’aurez jamais lu, parmi les mille ornements de leurs poèmes, le discours de Priam à Achille, la mort de Didon, les terreurs de l’enfer, l’apostrophe formidable de Satan au Soleil, les menaces d’Adamastor à Vasco de Gama.
Que si vous nous citiez Shakespeare, dont le mâle génie inculte a dessiné des tableaux éloquents ou suaves, vous n’effaceriez pas pour cela les nombreuses trivialités, les pitoyables morceaux qui précèdent ou qui suivent, dans ses drames, les passages d’une rare inspiration.
Remontez plus haut, prenez la Pharsale, où tant de fécondité déborde ; la boursouflure et le clinquant en détériorent l’abondance et les palpitantes descriptions.
L’arbitraire, pris pour base par certains littérateurs, les a donc conduits hors des limites du goût, sans l’aide duquel le génie s’égare. Puis sont venues les sollicitations de l’égoïsme, les suggestions de l’orgueil, qui n’ont pas moins contribué à appesantir les ailes de la pensée créatrice. La politique a été une fois encore une mauvaise conseillère pour la Littérature. La première s’est fait de la seconde un instrument de réussite, et l’on sait que malheureusement la politique, excluant l’art, a placé trop souvent sa propre idole sur l’autel de la patrie. L’union de ces deux puissances est nécessaire sans doute, aujourd’hui plus que jamais ; mais ce ne doit être que pour s’entraider noblement, et non pour que la littérature, qui a d’ailleurs sa vie à part, soit jamais absorbée ou esclave.
Or il n’est caché pour personne que l’idéologie, que la mauvaise foi ont été les Égéries de bien des hommes d’État, de bien des publicistes. À la libre-pensée cependant le défi de rien édifier de durable, et surtout de parvenir à cette harmonieuse simplification de l’unité, sans laquelle le fonctionnement normal des diverses puissances est impossible.
La politique [6] ayant assis son despotisme sur les lettres, les écrivains se sont trouvés fatalement à la merci des chefs de parti. Il y a eu des abstentions ; mais les hommes-liges que la rémunération enchaîne n’ont pas manqué. Les camps distincts s’attaquant les uns les autres, sans autre vue particulière que leur intérêt propre, il s’en est suivi des bouleversements, des mêlées, le chaos.
C’est ainsi que le monde politico-littéraire a fait gémir la vertu au spectacle de ses mauvais exemples ; vénalité des consciences, utopies creuses ou incendiaires artificieusement répandues, audacieux systèmes échafaudés à plaisir et soutenus avec la ténacité du cynisme, altération de l’histoire, aucune honte n’a fait défaut à ce pandémonium d’avidités. Et vous auriez espéré que la grande littérature ne déserterait pas un milieu où tant d’outrages l’environnaient et la déshonoraient ?
La presse et la tribune, qui auraient dû réellement être le champ de bataille des intelligences, le Sinaï de la justice pour tous et pour chacun, n’ont guère été que l’arène des ambitions et des habiletés. Elles n’ont produit, faute de désintéressement, qu’une lumière terne, un jour douteux où le siècle a marché à tâtons.
Ces aberrations de la politique ont tellement atteint la littérature, que l’une de leurs fatales conséquences a été celle de substituer la ligue des médiocrités et du savoir-faire à l’intègre prépotence du génie. Cette influence a envahi un terrain excessif ; elle menace de nous éloigner jusqu’à la mesquinerie.
À la même origine se rattachent cette critique partiale, ces dénigrements systématiques, ces éloges de camaraderie, espèce de mot d’ordre donné, selon le drapeau auquel l’examinateur appartient.
Une fois la dignité de leur ministère ainsi sacrifiée, la cupidité ne pouvait qu’animer les privilégiés de la publicité. Amateurs d’une vie luxueuse et dissipée, ils ont fui la gravité qui fournit la substance des livres bien pensés et soigneusement écrits, pour le vulgaire terre-à-terre des œuvres faciles, ou bien des drames les plus échevelés. Élucubrateurs chétifs des plus hideux sujets de ce monde, ils sont peu soucieux de vivre au-delà du tombeau, pourvu qu’ils se procurent l’or nécessaire à leur sybaritisme : matérialisant la pure essence de la pensée, ils l’exploitent comme un objet de commerce et font marchandise de leur déplorable fécondité.
Vous l’avez pensé, nous touchons à la question des romans. C’est en effet le tour de cette grave matière, sur laquelle notre franche opinion n’a rien à dissimuler. C’est carrément que nous le déclarons, on a grossièrement abusé de ce genre littéraire, respectable d’ailleurs, autant que les autres genres, pourvu qu’on ne s’y établisse point en manœuvres de la pensée, en professeurs de dissolution, de sophismes et de perturbation morale.
Combien de ces histoires fictives, mais ayant trait aux réalités de l’existence, n’ont-elles pas laissé sur la grande voie de la publicité leur fétide sillon de boue, au risque d’être balayé demain, après avoir exhalé son miasme méphitique ? Combien n’est-il pas de ces immondices de la plume qui infectent encore l’atmosphère des esprits, et qui disparaîtront dans la fosse avec leurs producteurs ? Il existe même des romans infernalement beaux, qui vivront par conséquent, parce que c’est un incontestable talent qui les a mis au jour ; mais pour le sage, à toute œuvre impure, fût-elle un enfantement du génie, réprobation ; car tout ce qui salit le cœur, tout ce qui souille l’âme est sorti de l’égout et n’a droit qu’à l’égout.
Et on a cependant repu le public de ces puérilités dégradantes, de ces descriptions corrosives, quand il avait droit à de fortifiantes publications. Et cette immoralité a été au comble ; on a échangé des monceaux d’or contre des compositions romanesques qui flattaient les penchants illicites, qui semaient de fatales doctrines, et l’on n’a pas songé à se procurer des travaux consciencieux dont l’exécution pouvait ne pas moins captiver dans la forme et rester pure dans le fond. Ce reproche incombe particulièrement à certains grands journaux qui, pour avoir prôné la diffusion des lumières, n’en ont pas moins largement contribué à infecter la France d’écrits licencieux et corrupteurs, en préjudiciant d’autant aux livres durables et utiles, gardiens des bonnes mœurs.
Qu’elles nous le disent, certaines feuilles puissantes de Paris et d’ailleurs, quelle a été cette pâture quotidienne d’ignobles feuilletons distribués soir et matin à tout un public avide ? Est-il moins constant que les propriétaires de ces organes de publicité sont devenus, par la faim du lucre, les dépravateurs des esprits et du bon goût littéraire, qu’il n’est démontré, à l’endroit des auteurs, qu’ils se sont avilis dans les fonctions grassement rémunérées d’un pitoyable ministère ?
Nous ne rechercherons pas les noms des romanciers d’élite, qui méritent l’estime du public ; il nous suffira de rendre collectivement hommage à ces hommes de lettres aimés des lecteurs, qui ne se sont servis de la parole que pour la pensée et de la pensée que pour le bien et pour la vertu. Pour ces moralistes intègres, pour ces peintres respectueux de la vérité, à qui les tableaux de la création ont partout annoncé leur auteur, et qui n’ont crayonné les passions que pour les corriger, nous avons des fleurs à pleines mains. Ils ont enrichi la langue et compati aux angoisses de l’âme qui souffre ; ils ont cherché dans l’anatomie du cœur humain les fibres qui répondent aux sentiments généreux, pour les faire vibrer à nos oreilles : quant aux fibres agitées par les inclinations abjectes, ils les ont violemment arrachées, en les démêlant, et les ont jetées au courant orageux des fleuves.
Nous reconnaissons donc un ample choix de romans, dans le demi-siècle qui vient de s’écouler, dignes de figurer dans nos bibliothèques et de nous instruire pendant nos veilles.
Mais pour ces élucubrations de la fatuité, pour ces alignements de l’amour-propre, pour ces saturnales du dévergondage intéressé, du talent sans pudeur, nous les livrons au ridicule ou à la honte qui leur a donné naissance. Nous poursuivons surtout de toute la véhémence de notre indignation, ces représentations de la débauche, exploits repoussants des bas-fonds de nos villes ; ces orgies éblouissantes des boudoirs, raffinement déhonté du vice ; pour ces exhibitions excitantes et cyniques sans une voix immense dont la réprobation en domine le tumulte, en marque la dégradation au fer chaud, nous n’avons que les gémonies. Que nous voulez-vous, obscènes narrateurs, avec cet amas de turpitudes, où vous vous plaisez comme en un jardin de délices ? Apologistes du dérèglement, puisque c’est le louer que de le copier avec tant de complaisance ; au sortir de cette pourriture où trempent vos pieds, le Ciel vous jugera avec plus de rigueur qu’il ne le fera de vos personnages hideux, parfois malheureusement existants, et qui peut-être ne sont assez souvent que vous-mêmes.
Le roman donne la main à l’art dramatique, dont l’étude, de nos jours, est sujette aux mêmes remarques que le genre littéraire qui précède. La scène française au XIXe siècle, aimons à le constater d’abord, sans rivaliser avec l’âge de Louis XIV, est riche néanmoins de tragédies, de comédies, de drames aussi fortement conçus qu’habilement conduits. Elle a su corriger les mœurs en riant, et placer une leçon extraordinaire dans une action grande et tragique. Elle a glorifié de beaux souvenirs nationaux, exalté les grands sentiments, vengé les sévérités méconnues de la morale.
Raynouard et Lemercier, dans leurs tragédies, le premier surtout dans les Templiers, le second dans Agamemnon, ont des pages nombreuses frappées à l’enclume de Corneille. Les comédies d’Andrieux sont pleines de piquant et de gentillesse. Casimir Delavigne s’est placé à côté de Racine, après Voltaire. Hugo a déployé sur la scène la fougue de son génie, il a sans doute dépassé le but, méconnu le beau, sacrifié parfois la morale, et par là il est notablement coupable ; mais il a vivement ému, et la facture brisée de ses vers est un progrès à elle seule. Ponsard a le mérite d’une sage économie dans ses plans. Augier, Méry, Musset, pétillent d’esprit comique et rappellent heureusement Molière et Marivaux. Nous ne poursuivrons pas plus loin cette analyse, qui suffit pour démontrer que la comédie contemporaine palpite de sémillance, de délicatesse, d’originalité, et que la tragédie a eu de la hardiesse, du sentiment, une grâce élevée.
Quant aux trois unités, nous estimons que leur violation est une conséquence de l’essor littéraire du siècle ; il ne faut qu’en prévenir l’exagération. Le drame, innovation qui découle du même principe, ne demande, pour être toujours recommandable, que d’avoir été écrit en vue d’un public comme il faut. C’est l’abandon de ce précepte, commun d’ailleurs à toutes les bonnes compositions littéraires, qui a laissé passer tant de poèmes dramatiques où les convenances sont regrettablement sacrifiées.
Feuilletons maintenant, en effet, les répertoires avec plus d’attention : ils nous fournissent quantité de pièces que nous blâmons. Prenant la contrepartie du siècle de Louis XIV, où l’on avait mis en action presque entièrement des héros et des rois, nos auteurs de drames, ont, dans la même proportion, recueilli leurs personnages dans les plus viles pages de l’histoire ou dans les plus boueux carrefours. La foule est toujours facile à passionner, on est assuré de l’attirer là où les spectacles auront le plus de prise sur les organes des sensations. Est-ce qu’à Paris les théâtres de deuxième ordre où l’on représente des drames échevelés ne sont pas autrement suivis que le Théâtre Français, où la tradition est restée plus pure ?
Que penser de cette parole assez commune des directeurs de bien des scènes : Noire préoccupation à nous, c’est de remplir la caisse. S’il arrive que le souci des auteurs soit de grossir leur bourse, à quoi donc se trouvera réduit l’art dramatique ? Et ne sera-ce pas déclarer que la lyre du théâtre est un instrument d’airain, où frémissent uniquement pour de l’or les plus frénétiques passions ou le comique odieux de bas étage ?
N’est-ce pas ce dévergondage dramatique qui, enflammant la verve satirique de l’auteur des Iambes, lui a inspiré la pièce mordante, impétueuse, qui a pour titre Melpomène, et dont voici le début :
Ô fille d’Euripide, ô belle fille antique,
Ô Muse, qu’as-tu fait de ta blanche tunique ?
Prêtresse du saint temple, oh ! que sont devenus
Les ornements sacrés qui couvraient tes pieds nus ?
Tu les as échangés contre les haillons sales ;
Tes beaux pieds sont tombés dans la fange des halles,
Et ta bouche oubliant l’idiome de miel
Qu’elle semblait puiser dans les concerts du ciel,
Ta bouche, aux passions des hommes descendue,
S’abandonne aux jurons de la fille perdue.
C’en est fait aujourd’hui de la beauté de l’art...
Que sont-ils cependant ces hommes qui trafiquent ainsi du ministère auguste de l’intelligence ? Quel est leur rôle au sein de l’humanité ? Demandez-le aux infortunés qu’ils ont arrachés aux douceurs du devoir ; à ceux dont ils ont décharmé la vie ; à ceux qu’ils ont livrés aux tortures de la désespérance.
Le théâtre et le roman ont converti l’amour en une passion d’une saison, et peut-être d’un soleil. C’est un absolu mépris jeté sur le sentiment dont devrait être permanente la réciproque durée entre l’homme et la femme, ce mouvement de l’âme étant le premier lien de la famille, et par conséquent de la société. Oui, elle a été conspuée, cette poésie des cœurs sensibles, cette chaste allégresse des temps primitifs, ce sujet purement chanté par la harpe des trouvères. L’amour qui n’a point de racines dans l’esprit, qu’est-il sinon un instinct sauvage et un brutal penchant ?
On a cru découvrir une excuse à l’altération du roman honnête, aux frénétiques licences du drame, en prétendant que la Littérature étant désormais popularisée, on écrivait aussi à la portée de l’échoppe, où l’on s’avise peu des préceptes aristotéliques. C’est une capitale injure à l’idéal, dont ne décident que les supériorités. Le vulgaire se repaîtra avidement des péripéties d’une représentation à soubresauts ; des pages d’un écrit brillanté ou rempli de scènes de débauches et d’assassinats ; nous ne le contestons pas, bien que nous ignorions à quoi ces émotions lui profitent ; mais ce qu’on ne prouvera point, c’est qu’un laboureur, un artisan n’admirent une œuvre réalisée par le triple concours du talent, du goût, de la vertu. Non seulement cette création sera accueillie par le commun des hommes, mais encore elle les transportera, le beau ne laissant personne d’indifférent en présence de son royal éclat.
Que la muse pénètre donc dans la cabane la plus enfumée, il le faut ; mais nous ne souffrirons point, ô contempteurs des principes impérissables, que, la séparant du nuage diaphane où sa sublimité veut être bénie, vous salissiez dans la fange la sublime blancheur de ses pieds.
Il a été fait de la noblesse du style un incroyable bon marché. Ce dédain de l’élocution n’a été égalé, en tant que blessant le code de l’art d’écrire, que par la bouffissure et par la verbosité : négliger l’élégance de la phrase, c’est ne pas sentir juste, ne pas penser fidèlement ; enfler le discours, ce n’est pas éclairer, c’est éblouir. L’intempérance de mots accuse une imagination vagabonde, peu sûre d’elle-même, peu pourvue de science : l’invention soutenue par l’érudition découpe toujours avec bonheur l’expression sur l’idée.
C’est avec un étonnement grandissant de plus en plus que l’observateur examine, de nos jours, un double phénomène, unique dans les annales du monde, dans l’ordre des spéculations intellectuelles ; je veux dire les prodigieuses facultés de l’esprit échues à notre âge, et la déviation de ces dons naturels dont la route devait être le grand et le beau, dans les voies tortueuses du caprice, de la fatuité, de l’orgueil humain. Ces aptitudes magnifiques étaient procurées à nos temps par les aspirations qui les travaillaient à la suite d’un siècle d’incrédulité dont la conséquence avait été des perturbations sans pareilles. Un rare avantage encore, c’était la science ayant largement étendu son domaine. Étrange contradiction ! le siècle, au lieu de féconder cette vitalité psychique par le spiritualisme chrétien, s’est jeté dans les bras du doute, qui, agent le plus actif de la négation, a paralysé l’éloquence. De leur côté, les découvertes scientifiques, loin d’échauffer l’enthousiasme, n’ont paru solliciter cette souveraine des âmes que pour donner à ses créations les proportions bornées d’une usine, le niveau d’un chemin de fer. Et pourtant, à quelle hauteur ne serait pas monté le génie littéraire, s’il eût constamment employé ses ressources conformément aux lois de la vraie sagesse, de la révélation ! Établissons ce fait par un coup d’œil sur les écrits philosophiques ou didactiques des contemporains.
Jamais l’entendement humain a-t-il lancé dans la carrière de plus vaillants athlètes ? Jamais les combats de la discussion attirèrent-ils une assistance plus compacte ? Jamais les couronnes furent-elles plus vaillamment disputées ? Ces luttes éclatantes ont rendu l’univers attentif.
Qu’ils se produisent aux tribunes de nos facultés, dans les chaires de nos temples, dans la polémique des journaux, dans les traités publiés en volumes, les noms des concurrents sont assez connus pour qu’il soit inutile de les énumérer. Dans le nombre, qui est considérable, tous ont déployé un talent incontestable, plusieurs ont révélé le large coup d’aile du génie. La différence de distinction et de mérite, d’influence salutaire ou maligne, de persévérance dans la ligne droite de la vérité ou de fuite dans le labyrinthe de l’erreur, n’a tenu qu’au degré de foi et d’humilité de chacun. La foi met en communication avec la lumière infaillible, Dieu ; l’humilité préserve de la présomption, idolâtrie de soi, qui substitue l’être fini à l’être sans limites. Privé de ce double flambeau qui dissipe ses ténèbres, l’homme, si supérieur qu’il se rencontre d’ailleurs, s’égare par une fuite éternelle ; et l’orateur et l’écrivain finissent par ne plus trouver sur leur lèvre ou sous leur plume que le langage du penseur ordinaire. S’ils ont encore des échappées d’inspiration, ce n’est plus que l’éclat de la foudre sous un ciel gris et morne, après le tumulte de la tempête, ou bien cette réminiscence de ce qu’on a été, de ce qu’on pourrait être ; Satan se souvenant des cieux.
Il importe d’indiquer nettement la part de la doctrine elle-même et la part afférente à l’élocution dans les travaux des psychologues, des moralistes, des dissertateurs, des coloristes métaphysiques du 19e siècle.
Voyez-vous ce groupe imposant de notabilités intellectuelles ? La dignité est peinte sur leurs mâles visages. Ce sont de hardis travailleurs, dont la journée a été bien remplie ; jamais il ne leur est arrivé de se dire : J’ai perdu un jour. En traversant le flot qui circule sur nos places publiques, ils ne craignent point qu’un regard de feu tombe sur eux pour leur reprocher une suggestion qui a fait le tourment, le supplice, la perte d’un cœur, d’une existence. Qu’ils lèvent les yeux au ciel, ils ne sont point accusés d’en avoir méconnu les préceptes divins.
Ils ont, ces champions du bien seul, recherché, défendu sincèrement la vérité ; ils en ont honoré le pontificat. Ils peuvent s’endormir dans la tombe que nul n’évite ; ils y seront gardés par le respect qu’ils ont pratiqué pour leurs semblables, par leur culte assidu de tous les généreux amours.
Portez à présent le regard sur ce point opposé ; une autre réunion y campe : les disputeurs qui la composent se drapent avec suffisance du manteau flottant des panthéistes, de la toge aux plis multipliés du scepticisme. Braves de la jactance, esclaves de leur sens privé, ils n’ont pas réfléchi à ce qu’il y a de méprisant pour l’humanité à venir lui faire l’apologie de théories qui n’ont pas leur source et leur sanction dans les manifestations du Verbe. L’homme qui ne parle qu’en son nom n’est qu’un superbe indigne d’être écouté. Munis d’un fragment de vérité dont ils ont affublé leurs systèmes, comme un lambeau de pourpre jeté sur l’épaule d’un mendiant, les sophistes ont ainsi, sur leur autorité individuelle, audacieux plagiaires, renouvelé, préconisé toutes les mièvreries de la vanité, toutes les indigences de la négation, toutes les turpitudes de l’incrédulité.
L’air frondeur ou hypocritement composé de leur physionomie accuse des cyniques. De la vertu, ils n’en ont guère connu que le nom. S’ils l’ont pratiquée quelquefois, il y a eu dans leur conduite plus d’ostentation que de véritable zèle : l’égoïsme est la pierre de touche de leurs actions, et pour réussir, la contradiction chez eux va de concert arec l’adresse.
La vérité est une ; l’erreur multiple à l’infini. Ne demandez donc point l’unité à ce pandémonium de passions mesquines et d’intérêts ardents. L’avidité les réunît, mais leurs idées divergent perpétuellement. Les plus sincères, les plus fatigués d’investigations chimériques, pour obtenir quelque stabilité à leurs pitoyables utopies, s’aventurent dans la frêle croyance de je ne sais quelle perfectibilité indéfinie ; algue marine qu’ils embrassent dans leur naufrage, comme une branche de salut, et qui ne les déçoit un instant que pour les laisser choir sans retour au fond des noirs abîmes. Cette perfectibilité, qui est la résultante suprême des folies accumulées du philosophisme, ne se présente à nous que semblable à un rêve délirant. Si cette apothéose de la matière prévalait un jour, les déceptions qu’il renferme, ôtant au monte le principe vivifiant qui l’échauffe, la société s’éloignerait bientôt de sa marche régulière, pour se bouleverser et se disloquer dans les convulsions.
Dans le cercle de ces notabilités de l’erreur, se trouvent quelques-uns de ces astres dont la vérité alluma autrefois le foyer, et qui, altérant de degré en degré la pureté de leur éclat, ont fait en eux un mélange adultère de clarté divine et de flamme impure, de manière à ne présenter dans leurs rayons qu’une splendeur transformée, lueur quelquefois sinistre, et jamais flambeau capable de nous éclairer dans la nuit, si nous y errons.
Quant au style, qu’il s’agisse des apologistes du Christianisme ou de ses contradicteurs, nous le constaterons que son affaiblissement dans les fuyards de la doctrine sans mélange, dont nous venons de parler, une fois qu’ils ont eu déserté son domaine ; ensuite le complément de richesse auquel ils ont renoncé en se mettant résolument au service des vaines théories. Cela posé, nous abordons dans son aspect général l’ordre et le mouvement mis dans les discours.
C’est une variété frappante que les formes dont tant d’auteurs ont revêtu leurs sentiments et leurs idées. Il en est qui arrondissent avec une rare perfection la phrase académique. D’autres ont fréquemment recours à des figures hardies. Ceux-ci ne montant pas jusqu’à l’idéal, peignent soigneusement leurs périodes, qui restent cependant, malgré leur étiquette et leur recherche, mattes et décolorées. Ceux-là, renouvelant le laconisme de Tacite, expriment considérablement de choses dans peu de paroles. Plusieurs sculptent leurs alinéas ainsi que des bas-reliefs.
La culture du langage se rencontre même tellement magique dans quelques écrivains, qu’il est besoin d’une forte tête pour démêler les sophismes cachés dans ce luxe de faconde. Mais il est des pages, dans les auteurs les plus sains, dont la logique serrée vous étreint comme la main d’un géant qui cramponnerait un nain. Enfin certains traits des mêmes valeurs étincellent de toute la splendeur de la vérité, et ces traits nous frappent de même que les feux du soleil.
On sent bien que nous n’envisageons que les productions d’élite, et que nous laissons là sous la réprobation qui précède ou qui suit, dans cet aperçu, les déclamations, les divagations, les longueurs, les excentricités littéraires de tous les genres.
Un de ces vaillants de la pensée, ange d’abord, homme plus tard, Homère de la discussion chrétienne à son début, blasphémateur dans la suite des justices qu’il avait vengées, et déshonorant sa fin par un prodige d’orgueil, Lamennais, en un mot, à ne le prendre que dans ceux de ces discours universellement loués, s’exprime avec un bonheur indicible, avec une perfection presqu’inimitable.
Qu’il affirme ou qu’il réfute ; qu’il exalte ou qu’il flétrisse ; qu’il estompe une physionomie ou qu’il profile un caractère ; qu’il retrace de suaves émotions ou des transports animés ; qu’il dessine enfin les aspects de la nature : il interprète chaque objet avec une économie admirablement précise, une corrélation merveilleuse. La diction qui lui obéit, va, vient, s’enlève, descend, remonte encore pour planer à son gré dans la sphère mesurée par son regard d’aigle. Son argument ressemble à un arc dont les flèches atteignent où le veut la main qui les décoche. Ce jouteur impétueux terrasse un adversaire et le cloue à terre sous son pied triomphant. Si c’est au contraire un être aimé de son âme qui se présente, elle le couvre de lis et l’enchante de ses tendres paroles. Dans tous les tableaux de ce peintre éminent, les lignes s’allongent, se replient avec une correction irréprochable. La lumière et les ombres s’y assortissent savamment. Qu’il ait enfin un frais paysage à dessiner, quelque scène lugubre à reproduire, il emprunte à la pelouse son velours et son émail ; à la tourmente son fracas et son horreur.
Les éloges justement décernés aux écrivains qui ont consacré leurs travaux aux abstractions philosophiques, ont été également mérités par la pléiade des historiens. Le burin de Clio, saisi par eux, a vivement gravé sur des tablettes durables, et les fastes anciens et tes fastes modernes. Plusieurs de ces messagers des siècles ont dignement servi les institutions de leur pays. L’éloquence d’Hérodote et de Plutarque a vécu de nouveau dans leurs récits.
Quel est cependant le nombre des historiens contemporains dont la narration soit un texte inattaquable ? Ce nombre nous paraît borné, et si nous avons beaucoup à louer sous le rapport du style, il nous reste une foule de restrictions à opposer à l’esprit, à la bonne foi de la plupart de nos Tite-Lives actuels. Ici, comme dans les autres branches littéraires, le scepticisme et les appétences du siècle ont fait sentir leur action. La politique a poussé ses pernicieuses suggestions jusqu’au sanctuaire où ont coutume de se recueillir les graves annalistes. Combien n’en est-il pas qui ont émis sciemment des faits inexacts, des opinions hasardées, des commentaires captieux ? La soif de parvenir se substituant à l’impartialité, à la hauteur des vues ; l’esprit de faction et de secte, au patriotisme ; l’histoire a été écrite plus d’une fois comme un roman, ou bien elle a affiché le fatalisme, ce qui équivaut à la négation de la Providence intervenant dans les évènements humains. Quelle plus criante lésion aux lois immuables de la vérité ? Éluder la justice suprême dans les mouvements de l’humanité, n’est-ce pas mettre de côté le libre arbitre de l’homme, et partant ériger en système le droit de la force sur la force du droit ; la raison de l’habileté sur la raison ou le mérite de la vertu ? D’un autre côté, où donc un historien a-t-il trouvé qu’il pût à son gré, sans être passible des rigueurs d’En-Haut, aligner des réunions de mots sonores ; brillant tissu de faussetés et d’exactitudes ; prodiguer des outrages immérités à de nobles personnages, ou des flatteries excessives au profit d’hommes tarés, d’une cabale, d’un parti ? L’historiographe est un trompeur s’il n’est un sage incorruptible, signalant sans aggravation comme sans merci, les faits qui ont réjoui ou fait gémir les cœurs honnêtes dans chaque époque. Aux individualités saillantes qui défilent devant lui, qu’il distribue la récompense ou qu’il imprime le stigmate ; le laurier du patriotisme, de la solide gloire, donc, aux valeurs intègres ; le signe des traîtres et la désaffection des peuples à l’infamie qui ne recula devant aucune honte pour s’élever ; au coupable qui se déshonora par la bassesse ou par le crime.
Oui, oui, pour le narrateur vraiment exemplaire, au-dessus des jugements d’ici-bas, au-dessus des pouvoirs, au-dessus des généraux, des ministres et des rois, il y a une autorité prépondérante ; il y a la Providence, il y a Dieu.
Ainsi, des couronnes à Charlemagne, à Louis IX, à Suger, à Sully, à Colbert, à Du Guesclin, à Turenne, à D’Assas, à l’Hôpital, à Fénelon, à Bridaine, à l’abbé de l’Épée, à Monthion ; la marque des condamnés à Pierre de Labrosse, au connétable de Bourbon, à Isabeau de Bavière, au Régent, à Dubois, à Voltaire, à Robespierre, à Talleyrand.
Quel que puisse être le talent ou le succès des méchants, dégradation ou apothéose, il n’y a pas d’autre alternative pour les grandes mémoires historiques. La moralité de cette inexorable sentence ne découle-t-elle pas de ce qu’il n’y a pas de milieu possible entre le vrai et le faux ; entre l’honorabilité et l’impudence ; entre la sincérité et la dissimulation ; entre la loyauté et la félonie ; entre la foi et l’incrédulité.
Que l’activité humaine ait réalisé dans nos temps de prodigieux phénomènes dans l’ordre des perfectionnements physiques, c’est un fait que la folie seule contesterait. Mais de progrès matériels qui demeurent impuissants pour améliorer le bien-être de tous, qu’at-on à faire après tout ? Quelle prospérité fictive que celle qui n’a pas concouru à rendre meilleure la condition de chacun, et qui peut-être a contribué à la désorganisation morale qui nous afflige ? Les cieux fouillés dans tous les sens par l’astronomie et lui révélant des planètes jusqu’ici insoupçonnées ; la lithographie, la photographie, la galvanoplastie, le télégraphe, les bateaux à vapeur, l’hélice, inventés ; l’air atmosphérique employé à la locomotion ; les applications surprenantes de l’électricité dont une entre autres rapproche instantanément les deux hémisphères ; le gaz hydrogène tiré de diverses substances pour servir magnifiquement à l’éclairage des bazars, des palais et des cités ; les voies ferrées sillonnant le sol des deux mondes ; les navires aériens, peut-être à la veille de trouver une utilité à la découverte des aérostats ; de colossales usines amoncelant les produits manufacturés avec une célérité uniquement comparable à la perfection des appareils ; voilà sans doute pour la mécanique, pour la navigation, pour l’industrie., pour les arts usuels, de puissantes raisons de s’enorgueillir. Les sciences exactes et naturelles se lèvent aussi pour annoncer leur triomphe, et il leur suffit en effet de prononcer le nom de quelques capacités de ce domaine, Cuvier, Ampère Arago, Orfila, Dupuytren, Champollion, pour mettre à jour leurs conquêtes et constater leur éclat.
Et nous aussi, loin de nier une seule de ses prérogatives, nous battons des mains pour applaudir ces étonnants résultats. Nous ne déplorons que l’absence d’un seul progrès, le progrès souverain, celui sans lequel les autres ne sont rien et les civilisations périclitent : nous voulons dire les croyances et les bonnes mœurs florissantes ; le beau qui est inséparable de l’honnête, en honneur dans les œuvres de littérature et d’art.
Il y a quelques années à peine, un écrit marqué au coin du talent ne passait jamais inaperçu ; quel homme de lettres dans l’obscurité, mais dont le front sera étincelant d’inspiration, osera maintenant se promettre de trouver sa place au soleil au milieu de ces favoris exclusifs de la littérature parisienne, et de ce public blasé que le cri de la foudre n’arrache même plus à sa torpeur ?
N’est-ce pas que l’explication de ce déplorable état du monde intellectuel se trouve dans l’attiédissement des ardeurs de la pensée, ardeurs dont la source est ailleurs qu’ici-bas ? N-est-ce pas que l’esprit a cédé le pas à la matière, l’éloquence au verbiage, la poésie à la médiocrité des conceptions ?
La poésie, avons-nous dit ? Elle s’est envolée, la noble fille du ciel, elle a fui d’au milieu de nous, méconnue qu’elle a été, lorsque des élus impurs de son divin sacerdoce l’ont conviée à leurs saturnales ! Si tout est décoloré, blafard, chétif dans les compositions artistiques, c’est que la grande inspiratrice des œuvres élevées ne souffle plus dans nos seins pour les échauffer. Les beaux vers surtout sont rares, et quand il s’en présente, on ne les sent pas, on ne les lit pas : nous restons insensibles au feu de l’enthousiasme.
Ah ! répétons-le, crions-le bien haut ; si les derniers venus des créateurs rythmiques chantent sans être écoutés comme autrefois, c’est que les Lettres ont été livrées au caprice, aux fioritures, au sensualisme, à la spéculation ; elles n’ont été pour beaucoup, honte sacrilège ! qu’un objet de commerce ; et pour tout ou partie de ces raisons manifestes, les rois de la lyre eux-mêmes ont perdu le secret de leurs émouvants concerts, en désertant le trépied où ils avaient été les interprètes de la langue des séraphins.
Encore une fois, rien n’avait été refusé, dès le principe, au dix-neuvième siècle, pour qu’il s’élevât, sous le rapport des lettres et des arts, à la hauteur des siècles de Périclès, d’Auguste, de Léon X, de Louis XIV. Qui sait même si notre âge n’aurait pas surpassé ces époques magnifiques, par les enfantements de la pensée, sans les causes qui ont comprimé son généreux élan ? « Cet élan supérieur de la pensée, dit l’abbé Gerbet, cet effort qu’elle fait pour revêtir des formes plus brillantes, c’est la poésie. L’âme est intelligence et sentiment : dans la poésie, l’intelligence, soit qu’elle remonte des images aux idées, soit qu’elle descende des idées aux images, ne se traîne pas dans les circuits du raisonnement ; elle s’élance par intuition, et l’intuition, c’est le vol de la pensée. Le sentiment s’élève et s’agrandit dans la même proportion, et alors s’exerce cette puissance qui caractérise la poésie, cette puissance créatrice, que le nom même de poète atteste, et qui construit avec les éléments du monde réel un monde idéal. Le monde actuel est sa matière ; mais elle essaie de le reproduire sous une forme dont elle porte le type en elle, et qui est comme le reflet d’un monde supérieur. Nous sommes habituellement en rapport avec beaucoup de choses dont nous ne comprenons pas le sens, qui sont pour nous sans âme et sans voix. Dans la poésie, l’âme se dégage de ces perceptions muettes, lourdes et ternes, qui l’embarrassent et l’appesantissent. Comme le cygne qui sort des eaux, elle a secoué ses ailes chargées de gouttes froides et pesantes, et elle plane dans une région où tout lui parle, tout lui répond, tout est vie pour elle.....
« La poésie est à la fois un supplément aux autres arts, et leur complément suprême. Séparée d’eux, elle les remplace à quelque degré ; unie à eux, elles les anime et les élève.....
« La poésie est une glorification de la pensée, qui est la partie supérieure de notre nature, comme les autres arts sont une glorification de ce qui est supérieur ; ils doivent donc s’unir à elle pour la servir. La musique est sa voix, la peinture avec les arts qui s’y rattachent est son écriture, l’architecture est sa maison, ou plutôt la poésie est une âme dont les autres arts sont les corps, elle est une idée dont ils sont les mots. »
La primauté de la littérature, dont la poésie est la plus haute expression, et son action sur les autres arts, se trouve donc ainsi établie, aussi bien que sa correspondance avec les plus nobles besoins de l’âme.
De cette conclusion découlent, pour la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique, une dépendance qui a dû rigoureusement nous priver de bien des richesses, comme aussi borner l’éclat de plusieurs de telles qui nous sont échues. Delaroche, Decamps, Horace Vernet, Delacroix, Ingres, Flandrin et d’autres sont assurément ces princes de la palette ; David d’Angers, Bosio, Pradier, Nieuwerkerke et leurs émules, sont sans contredit de hardis fouilleurs de marbre ; Rossini, Meyerbeer, Félicien David, Halévy, et leurs concurrents, ont incontestablement porté bien loin la science du rapport et de l’accord des sons ; mais ces génies ont-ils doté leur siècle de tout ce qu’il espérait des intelligences sublimes que ses flancs avaient portées ? Nous ne le pensons pas. Oui, ils ont composé des pages dont la vie sera revendiquée par l’avenir ; ils ont communiqué le mouvement, l’énergie, la grâce, à leurs dessins, à leurs figures, au vol impétueux ou léger de leurs notes ; mais Palestrina, Lulli et vingt autres devanciers n’ont pas été détrônés ; Raphaël, Michel-Ange et leurs nobles puînés excèdent encore de toute la tête les coloristes et les sculpteurs contemporains.
Phénomène bien digne de remarque : tant que la littérature s’est maintenue dans les régions éthérées de l’idéal, les arts, ses tributaires, ont tendu à monter avec son essor. Dès qu’elle a eu bridé son vol, les aptitudes libérales, en satellites obéissants, ont comme elle ralenti leur transport.
Sous quelle atteinte mortelle a succombé cette vitalité artistique qui nous a fui ? Sous les coups de l’indifférence en matière de religion, de tout temps immolatrice du génie et du goût.
Désenchantées par les désastres de la Terreur ; fatiguées par les bouillonnements belliqueux de l’Empire, les générations du moment soupirèrent pour le règne de l’idée, qui répond, quand on le veut, à toutes les activités humaines. La littérature, fécondée par ce grand et nouveau souffle, eut dès Lors des accents qui surprirent des larmes dans toutes les paupières, des saisissements dans tous les cœurs. Contenus par le discernement et la mesure dont rien ne se passe ici-bas ; soutenus par une foi robuste sans laquelle il n’est aucune perfection, ces élans du langage eussent évité ce qu’ils ont trop souvent d’abrupt et de négligé, et les prodiges de la parole eussent accompli des prodiges de bien-être moral. Les sciences proprement dites, les sciences d’application, l’industrie, la fortune publique, poursuivant leur carrière sous cette divine tutelle, n’eussent rien sacrifié des avantages qu’elles ont acquis, et les esprits ne se seraient point rétrécis, comme nous les voyons, dans un matérialisme qui effraie.
Mais, s’éloignant de ce but respectable qui était le leur, les lettres se sont enfoncées dans la nuit de la confusion : c’est le néologisme, c’est l’idéologie, ce sont les calculs de l’intérêt, les passions mesquines on abjectes, qui les ont ainsi précipitées dans les ténébreux détours de ce labyrinthe où les arts ont été entraînés avec elles.
Sans insister plus longuement sur les causes qui ont produit ces déviations déplorables, nos déductions se trouvent pleinement justifiées par ce que nous voyons depuis les troubles de 1848. Une réaction immense s’accomplit ; il y a eu un moment table rase, et pas un esprit sublimé ne s’est révélé pour être le Moïse de ce peuple transplanté dans le désert des évènements ; les intelligences mêmes qui avaient brillé dans la période précédente, ne se montrent sur la nouvelle scène qu’hésitants et amoindris. Il y a plus, du moment que la politique dont on avait tant abusé est contenue par des mesures sévères, juste punition de ses intempérances et de ses mesquineries, la littérature ne se sent plus assez virile pour continuer seule et hautement sa mission glorieuse. C’est ainsi, mon Dieu, que pâlissent, dans la débilité et l’impuissance, les œuvres de l’esprit qui ne viennent pas au jour par vous et pour vous !
Les réactions des auteurs contre les lois fondamentales de l’éloquence les ont peu à peu dépourvus de la qualité suprême du discours, celle qui nous émeut. En lisant un poème, en écoutant un orateur, nous n’attendons pas seulement qu’il nous plaise, qu’il nous instruise, mais encore qu’il nous touche. Les impressions qui nous arrachent des larmes ne nous viennent ni par les jeux de mots, ni par une phraséologie quelconque ; nous les recevons par l’action du pathétique qui nous ébranle jusqu’au fond de nous-même. C’est assez indiquer que l’éloquence est inséparable de la dignité, aussi bien que d’une certaine tristesse, la vie étant mêlée de tant d’afflictions. Quelle que soit la fortune d’un homme, quelle que soit sa condition, il est encore, il est toujours ici-bas orphelin, exilé.
La mélancolie qui a exprimé des sentiments si tendres, de si profondes douleurs, dans les plus excellentes pages de Lamartine, d’Hugo, de Lamennais, n’est-elle pas maintenant une aménité presque étrangère aux productions littéraires ? C’était pourtant la première, l’heureuse inspiratrice de la vraie littérature de ce siècle, la littérature que nous pourrions appeler du cœur, comme nous nommons le christianisme la religion de l’esprit.
La mélancolie ! c’est la pure essence d’En-Haut, qui, sous des formes délicates, avec une voix de miel, console en versant des pleurs et soutient par des paroles doucement désolées. Elle sourit aux infortunés qu’elle visite dans l’isolement. Elle écarte de leur lèvre la coupe brûlante de l’accablement, pour les abreuver au calice parfumé de l’espérance. Aux déshérités du repos, elle procure le calme de la résignation. Elle recouvre une tombe de verdure et de fleurs, et reçoit dans ses bras le pauvre délaissé pour être sa compagne et sa sœur.
La parole humaine est un mouvement de l’âme tendant à la rapprocher de Dieu, sa dernière fin ; la littérature, qui est la parole humaine cultivée, est donc un soupir, une aspiration vers une félicité inconnue au monde.
C’est ce que nous trouvons dans les plus beaux écrits de tous les temps. Ne remontons qu’au Moyen Âge : les lettres et les arts, alors assez souvent empreints de rudesse et d’incorrection, nous charment cependant par le fond de mélancolie qui les caractérise. Les poèmes, les légendes, les travaux en prose de ces époques de loi, la majesté sombre mais aérienne des cathédrales gothiques, nous impressionnent tristement, mais avec un prestige qui assoupit notre fièvre et nous fait délicieusement rêver. La Renaissance, en renouvelant la plastique grecque, nous initia à l’élégance de la ligne droite, à la magnificence simple et correcte de son architecture ; mais elle détourna notre imagination des prestiges de l’art idéalisé par le Christianisme, des grâces austères et délicates qu’aima le génie de nos aïeux. Sans vouloir déprimer les attraits de l’art antique, nous croyons qu’il est plus propre à captiver les sens qu’à élever l’esprit. L’âme angoissée ne préfère-t-elle pas cacher sa peine sous les voûtes sombres et élancées de Notre-Dame que dans la nef resplendissante et arrondie de la Madeleine ?
Ôtez la mélancolie aux conceptions de Pascal, de Racine, de Bossuet ; que de pages inimitables que nous ne posséderons pas. Voltaire lui-même, cet illustre railleur de tant de vérités augustes, n’a pu s’empêcher de s’attrister dans les passages de ses écrits où il se montre vraiment éloquent.
Et l’école de Byron, et celle de Saint-Simon et des autres rêveurs ou utopistes modernes, assez peu spiritualistes, comme on sait, quelle part n’ont-elles pas faite à la tristesse ! Elle s’est, comme à leur insu, glissée dans les discours de ces remueurs d’idées. Elle a plus fait ; lorsque dans ces têtes inquiètes et cherchant la vérité partout où elle n’est pas, elle a cessé d’être attendrissement, elle est devenue désespoir et délire.
Si les lettres, depuis vingt-cinq ans, sont allées comme un soleil dont les feux s’amortiraient dans l’espace, des causes diverses qui ont produit cet effet, ne séparez pas la politique. Cet arbitre du droit public, ici dominé par des tendances odieuses, là ne comprenant pas les fidélités sans servilisme ; presque toujours ne considérant que le côté matériel des affaires, n’a rien, ou presque rien su tirer d’utile des influences de la pensée, ou bien n’a dirigé ces influences que pour détruire. Depuis 1830 surtout, le faux romantisme s’est mis en campagne ; sorti de l’insurrection, il a parcouru tous les cercles de la licence, et finalement, l’anarchie des idées a produit l’anarchie dans la rue. Les désordres et la sédition ont été contenus, subjugués ; mais la perturbation qui demeure dans les esprits, à propos des principes, sauvegarde éternelle du bien-être et des droits de tous, qui la maîtrisera ?
La politique, ainsi oublieuse des desseins providentiels dont elle espère en vain s’affranchir, consomma donc son œuvre d’asservissement sur la Littérature : celle-ci fut avilie de 1830 à 1848, en subissant les volontés de l’égoïsme, en s’abandonnant aux suggestions des ambitions et des sophistes. De là l’éviction d’auteurs de mérite, au profit d’auteurs moins estimables. De là le talent honnête, mais pauvre, condamné à l’impuissance, à l’obscurité. De là le découragement de hardis champions qui, abreuvés de dégoûts, ont abandonné l’arène où ils luttaient sans profit contre la félonie et la ligue des avidités.
Ô poignante conséquence de tant d’immolations injustes, de tant d’habiletés cyniques ! nous avons vu des génies problématiques regorger de richesses, produit de compositions médiocres ou scandaleuses, et de belles intelligences s’étioler dans l’oubli, mourir de misère, de désespoir, à quelques centaines de pas souvent des demeures princières des burgraves de la plume, ne rougissant ni de leur accaparement despotique de débouchés pour leurs écrits, ni de leurs gains énormes autant qu’illicites.
À ces aberrations et à ces iniques privilèges se rattache encore le monopole de Paris sur les œuvres de la pensée : une poignée de littérateurs s’étant arrogé, dans cet éblouissant carrefour du monde, la part du lion, cette grande cité a été seule à décerner des lettres de noblesse à l’esprit et au talent ; les provinces ont dû servir en terres-liges l’orgueilleux souverain. Vous avez compris ces nobles seigneurs et maîtres de la littérature ; vive la liberté de la parole, et toutes les libertés qu’on voudra, mais vive l’arbitraire qui permet à nos publications de nous verser une pluie d’or, à nous autres demi-dieux de l’intelligence, dont les travaux ont le privilège d’être imposés au public, de par nous, et sans aucune sanction du reste de la France.
N’élevez pas la voix pour protester en votre nom, hommes de lettres isolés, qui avez à tout prix honoré la sainteté de votre profession ; ce n’est pas sur vous que tombent nos reproches : nous vous invoquons plutôt comme l’exception confirmant la règle que nous avons déduite.
Et vous, écrivains, penseurs, érudits, artistes, éloignés du vaste centre des absorptions, que n’avez-vous crié de toute la véhémence de votre indignation contre la condition d’ilotes qui vous était infligée ? Que ne vous serriez-vous par groupes de cités, de manière à former des agrégations imposantes, et à forcer à compter avec l’opinion, avec la valeur qui vous distingue, cette métropole superbe, qui s’arroge tous les avantages, ne vous comptant pour rien, alors qu’en bonne logique, elle ne doit se présenter que la première entre ses égales.
Quelle sera la part de l’éditeur, dans cette énumération de griefs de la raison publique contre la débauche des conceptions littéraires ? Ici se présente une question de haute moralité qui demanderait, pour être examinée convenablement, plus d’espace que nous n’en avons. Le littérateur est un ouvrier de la pensée ; déplorable sera le sort qui lui est réservé, si l’homme qui publie ou vend ses livres est simplement un industriel. Qui que ce soit deviendra propre à débiter une denrée, un objet ordinaire de commerce, mais l’éditeur n’être qu’un vulgaire marchand, un spéculateur avant tout, cela me révolte à ne pouvoir m’exprimer ! Supposez-le en effet sans conviction, sans lumières suffisantes, traitant le labeur de l’esprit comme un objet manufacturé ; quel étrange propagateur vous aurez donné à l’art de penser et d’écrire, art divin, nous a dit Platon, qu’il ne faut employer qu’à célébrer les louanges de Dieu et celles des hommes vertueux, à inspirer l’horreur du vice et l’amour de la vertu ?
L’éditeur indigne de sa profession sera l’usurier du talent encore peu répandu, quand il n’en sera pas le meurtrier. Il sera le truchement de toutes les turpitudes écrites, de toutes les médiocrités en vogue, au lieu d’être le défenseur du vrai et du beau ; le canal des pures richesses littéraires allant délecter le public et le rendre meilleur. L’éditeur a sans doute besoin de prudence et même de sévérité pour les œuvres qui lui sont offertes, mais combien n’est-il pas blâmable lorsque, par des répulsions injustes, il met la mort dans l’âme à des auteurs consciencieux, qu’ils débutent ou non dans la carrière ? Puis, qui calculera les ravages moraux auxquels donne la main cet intermédiaire inévitable entre l’homme de lettres et les citoyens, si s’assurant des gains par la vente d’ouvrages empoisonnés, il court à la curée avec ce désastreux bagage ? N’existe-t-il pas un mot sali de machiavélisme, à son endroit, dans cet adage souvent répété : L’éditeur ne doit pas savoir lire.
Hommes de lettres, il est bien démontré qu’au sein de notre civilisation avancée, mais non éclairée suffisamment des lumières d’En-Haut, les seules qui ne sont pas trompeuses, vous pouvez considérablement pour le salut ou pour le malheur des peuples ; inspirés par la vanité, par l’indifférence en matière de foi, vous serez des torches funèbres accompagnant au tombeau un âge que vous aurez tué en le privant de l’air qui fait vivre. Le monde, tel que les erreurs nous l’ont fait, n’écartera les ténèbres de la mort qui l’environnent qu’aux radieuses clartés communiquées par la révélation ; aux poèmes, aux discours que l’austère vertu ne désavouera point. La vérité, cet aliment des âmes, et qui semble si peu occuper le plus grand nombre, qu’est-elle devenue ? Et sans ce mur de soutènement, il est pourtant démontré que le terre-plein de l’existence s’éboule ; que, pour l’affermir, les machines et les trésors sont impuissants.
Cette fuite de la vérité a été sentie par plusieurs de ceux mêmes qui avaient concouru à la proscrire ; ils se sont aperçus du vide qui existait, et ils ont eu recours à des rêves humains pour combler l’abîme ; inutiles efforts : le rationaliste s’est mis à l’œuvre, mais avec aussi peu de succès que l’ingénieur qui aurait à remplir avec un filet le bassin infini des mers. Ils ont erré, les malheureux oracles, d’abstractions en abstractions, du panthéisme à l’idéalisme, du spinosisme à l’éclectisme, de l’empirisme au stoïcisme, du mutualisme à l’empirisme ; et toutes ces vieilles erreurs rajeunies n’ont fait que montrer aux insensés la profondeur du gouffre où ils sont arrivés, sans qu’il leur reste même assez de force pour revenir sur leurs pas, alors qu’ils chancellent ou qu’ils se précipitent eux-mêmes dans le gouffre qu’ils ont creusé, saisis par un suprême vertige.
Une société sans art est une société qui décline. Or, écoutez le langage d’une société dont le mérite littéraire, sinon de croyance, ne saurait être suspect ; nous parlons de la Revue de Paris, qui a terminé en ces termes son compte rendu des Beaux-Arts pour l’exposition universelle : « Cette exposition universelle, par l’impitoyable leçon qu’elle donne aux artistes, doit leur prouver que la religion de leur culte est morte désormais. Il faut réunir tous nos efforts, concentrer toutes nos vigueurs, appeler toute notre énergie, tout notre amour du beau, du vrai et du bien, pour créer l’art moderne, l’art vivant, l’art significatif. Les éléments sont autour de nous, il ne s’agit que de les voir : de les comprendre, de les rassembler, et alors, notre génération aura la gloire de promulguer la nouvelle Genèse artistique. »
Les moyens pour régénérer les créations artistiques invoqués par la Revue de Paris ne sont pas les nôtres ; mais ce n’est pas ce qui nous occupe ici : il nous suffit du témoignage de cette publication importante à l’appui de notre propre assertion sur le marasme des productions de l’esprit, et sur le besoin d’une rénovation. Envers et contre la théorie des sophistes et des sceptiques, la série entière des siècles écoulés nous crie que ce renouvellement ne peut s’effectuer que par un retour sérieux à la vérité du Verbe, en dehors duquel il n’exista jamais de palingénésie.
Oui, oui, les générations présentes, saturées par le doute, ont oublié la leçon d’hier, sont incertaines de demain, et ne vivent qu’au jour le jour. La littérature, cette expression vivante de l’état social, se traîne plutôt qu’elle ne marche. L’âme reste comme étrangère an festin de la vie. L’honneur, ce culte chevaleresque de nos pères, n’est qu’un souvenir du passé. La seule providence à laquelle on semble croire désormais, c’est la providence de l’or : tel est, sous des dehors splendides, le fonds du siècle où nous vivons.
La seule énergie qui n’ait rien perdu d’elle-même au milieu de nous, c’est la valeur militaire. Les récents prodiges auxquels nos braves viennent de nous faire assister en Orient ôtent à ce sujet toute possibilité à la contestation. Faut-il néanmoins nous endormir sur la foi de cette vertu héréditaire, qui suppose le génie et la force à ceux qui tiennent le commandement, aussi bien que la protection du Ciel, contre laquelle toutes les armées de la terre demeurent sans force aucune ? L’histoire est là pour nous prévenir que l’audace guerrière survit à toutes les vigueurs d’une nation, mais non pas éternellement.
Ce qui est constant toutefois, malgré ses déviations, c’est qu’en réveillant ses heureuses facultés assoupies, elle restera toujours la reine des nations : que le génie littéraire chrétien se fasse encore entendre d’elle, et elle retrouvera toutes ses nobles ardeurs attiédies. – Concluons.
La merveilleuse prospérité des arts mécaniques dont nous sommes témoins est illusoire sans le règne florissant de la pensée, suprématie régularisatrice, qui est aux états ce qu’est le moteur à un assemblage de ressorts, ce qu’est la soupape à la vapeur. Elle n’a qu’un mode d’agir, celui qui moralise l’homme et qui honore Dieu.
L’orgueil de l’homme s’est agité dans tous les sens, et après la fièvre ardente de ses défis, de ses entreprises déçues, il regarde aux quatre vents pour les interroger, et il ne découvre à l’horizon que des vapeurs bizarres ou des nuées menaçantes, images des nébulosités, des inquiétudes mal dissimulées de sa conscience.
Le vulgaire utilise le calme qui l’environne et ne semble pas soupçonner ce qui pourrait le troubler.
Des ambitieux, des maniaques, de petits esprits rêvent d’asseoir l’avenir sur la bascule des systèmes, sur la chimère des habiletés, activités infécondes et paralysées dans leurs mouvements par la débilité des actes purement humains, par l’échelle bornée des calculs de notre seule raison.
Des indifférents s’abreuvent à la coupe des satisfactions que leur procure l’or par eux adoré ; ils asservissent l’esprit aux sens, l’esprit dont la vie fut la force du passé, qui devrait être la vigueur du présent, qui reste encore l’unique espoir de l’avenir.
Ainsi que la chimie a décomposé nouvellement des substances sans nombre, les sophistes ont porté, par une téméraire analyse, la perturbation dans les faits premiers, dans les principes ; mais si de son côté la nature est un vaste laboratoire qui recompose sans fin et supplée à nos consommations par une création perpétuelle, il n’en est pas ainsi pour les notions qui font base : chacun d’eux est une unité, une synthèse ; les jeter dans l’urne aléatoire, c’est en séparer les parties sans espoir de nouvelle adhésion.
Ainsi la littérature et les arts, plus haut placés que les préjugés, que la politique, que la spéculation, sont la dépendance du beau, inséparable du bien, l’un et l’autre constituant l’idéal. Ces grandeurs de la pensée languissent, sont en souffrance, en péril. Leur inefficacité, n’élevant plus l’âme, laisse péricliter le corps. Il faut donc que la littérature et les arts se retrempent dans cette jeunesse inaltérable qui est Dieu et la vertu qui en émane, si les générations présentes veulent encore être abritées par la main suprême qui conserve les peuples et leur dispense tous les biens.
Vous donc, auteurs qui n’avez écrit que pour nier, pour corrompre, vous êtes de mauvais citoyens ; – le fer chaud !
Vous qui, retraçant les évènements de nos discordes civiles, avez pallié les crimes, justifié la félonie, insulté l’équité, glorifié l’anarchie, vous êtes des empiriques ; – le fer chaud !
Vous qui vous êtes prosternés devant tous les dieux supérieurs et inférieurs de la licence, de l’orgueil : – le fer chaud !
Vous qui n’avez eu dans le cœur que le semblant et non l’amour du bien, vous êtes des roués et des habiles : – la suspicion et l’oubli !
Vous, au contraire, écrivains d’élite, zélateurs de tous les généreux sentiments, que vous reposiez glorieux dans la tombe ; que le découragement vous ait écarté de la lice ; que vous y fassiez encore l’œuvre du ciel ; soyez bénis et glorifiés ! Nobles tuteurs des peuples, levez-vous comme un seul homme, devant les nations indécises, et d’une commune voix rendez-les aux énergies qui les conservent et les font heureuses. Encouragez le développement de l’industrie, l’expansion de la fortune publique ; mais proclamez-en aussi l’insuffisance pour le repos général, si les croyances ne sont pas restaurées.
Debout ! debout ! pontifes de l’intelligence ! Criez, ne cessez point ; élevez la voix comme les accents de la trompette ; et qu’à vos saintes clameurs nos regards se reportent En-Haut, où nous retrouverons la route que nous avons perdue !
Adrien PÉLADAN.
Paru dans La France littéraire,
artistique, scientifique en 1856.
[1] Sans acception de ses erreurs.
[2] Jérémie.
[3] Vivia, du poète boulanger, est une pièce en trois actes, représentée au Théâtre-Français, il y a quelques années ; pleine de charme el de beaux vers, elle sera reprise en des temps moins sceptiques.
[4] Nous faisons nos réserves pour une partie des pièces vraiment immorales de plusieurs de ces auteurs.
[5] On a beaucoup disputé, il y a quelques années, sur les dénominations de classique et de romantique. Il était pourtant facile de s’entendre, les deux appellations ne s’excluant nullement l’une l’autre, mais répondant à deux ordres de faits désormais appelés à former un tout. – Par classique, il faut entendre le respect des préceptes invariables de l’art d’écrire. – Par romantique, on veut désigner le point suprême du pittoresque. L’alliance de ce double principe rejette donc la marche trop compassée des mots comme insuffisante aux vives aspirations du siècle, et prévient les écarts du néologisme et du mauvais goût. – Une bonne définition eût aplani la difficulté tant controversée.
[6] Nous n’avons pas besoin de déclarer ici que nous ne traitons la question que sous le point de vue exclusivement littéraire.